Perspectives et vérité dans la narration: les propositions cachées

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Perspectives et vérité dans la narration: les propositions cachées
Perspectives et vérité dans la narration: les propositions cachées
Marc DOMINICY
Fabienne MARTIN
Laboratoire de Linguistique Textuelle et de Pragmatique Cognitive
Université Libre de Bruxelles
2
1.
Sur une intuition de Leo Spitzer
Dans sa célèbre étude sur Bubu de Montparnasse (1928), qu’il considérera plus tard
comme exemplaire de sa démarche herméneutique (1970: 54-57), Leo Spitzer soutient que, par
un usage marqué des connecteurs1 à cause de, parce que, puisque et car, Charles-Louis
Philippe crée un effet de « motivation pseudo-objective », lui-même révélateur d’une vision du
monde — une Weltanschauung — à la fois ironique et résignée. Considérons, afin de mieux
illustrer cette thèse, trois des nombreux extraits sur lesquels s’appuie Spitzer:
(1)
Les réveils de midi sont lourds et poisseux comme la vie de la veille avec l’amour,
l’alcool et le sommeil. On éprouve un sentiment de déchéance à cause des réveils
d’autrefois où les idées étaient si claires qu’on eût dit que le sommeil les avait
lavées.
(Bubu68)
(2)
Le peuple, à cause de l’anniversaire de sa délivrance, laisse ses filles danser en
liberté.
(Bubu40)
(3)
C’est ainsi que Pierre rencontra Berthe, le soir du quinze juillet. Il souriait à
cause de sa gentillesse et de ses bandeaux.
(Bubu31)
À propos de (1), Spitzer (1928: 168-169; 1970: 54) note que la locution « parlée » à cause de
« suggère une causalité inattendue » — quoique présentée comme « évidente »
(selbstverständlich) — « là où n’importe qui verrait seulement une coïncidence ». Dans (2), il
décèle (1928: 172-173; 1970: 55) un procédé « ironique » par lequel l’écrivain, « reprenant à
son compte le langage et les habitudes d’un locuteur ordinaire », invoque une explication ou
une justification causale qui soumet le monde aux régularités d’un « ordre fallacieux »
(Pseudo-Ordnung). Enfin, (3) lui paraît imposer une sorte de nécessité artificielle — comme
si la gentillesse de Berthe et ses bandeaux devaient, de manière inéluctable et « évidente »
(selbstverständlich), faire sourire son partenaire masculin (1928: 172).
Il y aurait beaucoup à dire sur cette analyse, où de brillantes intuitions côtoient des
jugements inspirés par une théorie du langage et par une philosophie de l’esprit aujourd’hui
désuètes2. Pour ce qui touche à la problématique dont nous voulons traiter ici, nous aurons à
affronter deux questions principales, d’ailleurs intimement liées. La première porte sur la
nature même des contenus décrits par Spitzer; la seconde concerne, plus classiquement,
l’ancrage énonciatif de ces contenus.
1.1.
Les propositions cachées
Quoique Spitzer ait certainement eu tort de ne reconnaître aucun substrat objectif aux
relations causales établies dans les exemples (1-3), il a bien senti que de telles connections
revêtent, au plan cognitif, un caractère abrupt qui tient à ce qu’elles unissent de manière
directe, sans chaînons intermédiaires, des fragments de réalité par trop distants (1928:
169-171). Dans l’extrait (1), les réveils d’autrefois, que le sujet de conscience a vécus, ont
1
Bien qu’elle ne puisse être considérée comme un coordonnant ou un subordonnant syntaxique, la locution
prépositionnelle à cause de devrait être intégrée, de même que à cause que, à toute étude sémantique et
pragmatique des connecteurs de cause et de justification.
2
Parmi les apports dont il faudrait tenir compte dans une relecture actuelle, on mentionnera évidemment
l’abondante littérature consacrée aux connecteurs et les multiples recherches sur le point de vue, mais aussi toutes
les discussions philosophiques déclenchées par la distinction wittgensteinienne entre « causes » et « raisons ». Sur
ce dernier point, voir Wittgenstein (1961, 1965, 1971, 1985, 1989-94), Davidson (1993) et Kistler (1999).
3
produit — causalement — une représentation conceptuelle qui figure, sous une forme ou sous
une autre, dans sa mémoire sémantico-encyclopédique, et une trace d’expérience désormais
inscrite dans sa mémoire épisodique3. Au moment où il éprouve et conceptualise l’expérience
de son réveil présent, le sujet de conscience se souvient de son expérience passée, tout en la
revivant par la même occasion; autrement dit, l’expérience présente et sa conceptualisation
activent — causalement — un certain contenu conceptuel (de la mémoire sémanticoencyclopédique) et la trace d’expérience (inscrite en mémoire épisodique) qui est associée à ce
contenu. Le sentiment de déchéance, qui est une « émotion secondaire » au sens de Damasio
(1995), naît — causalement — de ce que l’expérience rappelée et revécue contraste
brutalement avec l’expérience que le sujet de conscience éprouve et conceptualise in situ. La
compression causale ainsi obtenue n’est guère moindre dans (2), où l’emploi de la description
définie l’anniversaire de sa délivrance dilate, en quelque sorte, le lien causal en amont: la
« délivrance » que constitue la prise de la Bastille produit — causalement — la fête
anniversaire du 14 juillet, dont le retour périodique produit — causalement — des
comportements et attitudes qui, au bout du compte, produisent — causalement — la liberté
que le peuple accorde exceptionnellement à ses filles. Enfin, dans (3), le comportement de
Berthe produit — causalement — une évaluation dans le chef de Pierre (qui la trouve
« gentille »); le bandeau de Berthe produit — causalement — une expérience perceptuelle chez
Pierre; cette évaluation et cette expérience perceptuelle produisent — causalement — le
sourire de Pierre, sans qu’il soit exclu que l’expérience perceptuelle soit l’un des facteurs qui
produisent — causalement— l’évaluation.
Nous ne nous dissimulons pas le caractère risqué de cette rapide esquisse. Elle nous
aidera, cependant, à mieux circonscrire l’objet de notre enquête. Quittons un instant Bubu de
Montparnasse et Charles-Louis Philippe, pour imaginer que Berthe et Pierre aient échangé, en
tant que locuteurs réels, les énoncés qui suivent:
(4) (a) BERTHE
(b) PIERRE
— Pourquoi souris-tu?
— À cause de ton bandeau.
Si, en accord avec ce que nous venons d’affirmer, on décèle dans (4b) un effet de compression
causale, on fera l’hypothèse (cf. Martin 2003) que l’énoncé de Pierre véhicule un certain
contenu, qui pourrait recevoir la forme d’une proposition — par exemple: « Le bandeau de
Berthe cause directement le sourire de Pierre ». Il faut se demander, alors, si cette proposition
appartient, ou non, aux conditions qui doivent être remplies pour que l’énoncé de Pierre soit
vrai. La réponse ne fait guère de doute: même si nous ne doutons pas un instant que le lien
causal soit indirect, nous n’en considérerons pas moins l’énoncé de Pierre comme vrai.
Autrement dit, la proposition « Le bandeau de Berthe cause directement le sourire de Pierre »
ne relève, dans (4b), ni du contenu asserté, ni du contenu présupposé. S’agit-il alors d’une
implicature conversationnelle? Cette solution nous contraindrait à admettre que le locuteur
— Pierre, en l’occurrence — puisse se livrer à une annulation des plus étranges:
(4) (b’)
# — À cause de ton bandeau. Mais je ne veux pas dire par là que ton bandeau cause
directement mon sourire.
Il n’est pas concevable, non plus, qu’il s’agisse d’une implicature conventionnelle; car si la
non-annulabilité de la proposition plaide en faveur de son origine conventionnelle (attachée à
un lexème ou à une construction particulière), il reste que son explicitation s’avère tout aussi
3
Sur la différence entre mémoire sémantico-encyclopédique et mémoire épisodique, voir Tulving (1972, 1983),
Wheeler et al. (1997). Pour une exploitation de cette distinction dans l’analyse littéraire, voir Dominicy (2002a).
4
bizarre que son annulation. On comparera, à cet effet, (4b’’) avec un discours où une
implicature conventionnelle se voit explicitée par après.
(4) (b’’)
#
(5) (a)
(b)
— À cause de ton bandeau. Ton bandeau cause directement mon sourire.
— Si tu as une voiture, tu peux venir me chercher à la gare?
— J’ai une voiture, mais j’habite en banlieue. Ça [= le fait que j’habite en banlieue]
m’empêche d’aller te chercher.
Nous soutiendrons, par conséquent, que l’énoncé (4b) véhicule (comme avancé dans
Martin 2003) une « proposition cachée » qui relève d’un « dire sans vouloir dire », distinct à la
fois de l’illocutoire (asserté ou présupposé) et du perlocutoire (conventionnellement ou
conversationnellement implicité). En termes plus généraux, l’hypothèse défendue est que les
énoncés qui contiennent des « items de la classe fermée » au sens de Talmy (1988) — c’est-àdire des lexèmes grammaticaux ou certaines constructions syntaxiques — véhiculent souvent
des propositions cachées. Ainsi, pour reprendre un exemple dont nous avons déjà traité
ailleurs (Martin & Dominicy 2001a, 2001b), l’usage de au travers de se révèle acceptable ou
inacceptable dans (6) selon que la proposition cachée « Un obstacle, physique ou
psychologique, s’oppose à mon mouvement » se trouve, ou non, vérifiée; et, de nouveau,
l’annulation ou l’explicitation apparaîtraient des plus étranges:
(6)
(6’)
#
(6’’)
#
Je voyage au travers des paysages (désolés/riants) de l’Italie.
Je voyage au travers des paysages de l’Italie. Mais je ne veux pas dire par là qu’un
obstacle physique/psychologique s’oppose à mon mouvement.
Je voyage au travers des paysages de l’Italie. Un obstacle physique/psychologique
s’oppose à mon mouvement.
On pourrait nous objecter ici qu’en (6), l’adjonction de l’adjectif désolés expliciterait, d’une
façon ou d’une autre, la proposition cachée. Mais si d’aucuns tendent à juger l’emploi de
désolés plus « naturel » que celui de riants, cela proviendra, en l’occurrence, d’une hypothèse
par défaut, qui veut que, pour un voyageur normal, le caractère désolé d’un paysage constitue
un obstacle psychologique au mouvement, tandis que son caractère riant joue, au contraire, le
rôle d’un incitant. Le fait que l’on puisse imaginer une interprétation où le locuteur se déplace
« au travers » des paysages de l’Italie malgré leur caractère riant — parce que, tel un héros de
roman gothique, il ne désire plus contempler que la désolation — montre qu’on ne saurait
confondre la proposition cachée, que l’énoncé véhicule dans tous les cas de figure, avec les
hypothèses par défaut qui enrichissent cette proposition à l’intérieur d’un contexte donné4.
1.2.
Conscience et point de vue
Selon toute vraisemblance (cf. Martin 2003), le « dire sans vouloir dire » relève, dans
un usage naïf, d’un traitement « non-conscient »; ce qui le distinguerait de l’illocutoire et du
perlocutoire. En optant pour tel ou tel item de la classe fermée, le locuteur produit un énoncé
qui véhicule telle ou telle proposition cachée; ceci n’implique pas qu’il prenne conscience de
cette proposition cachée, mais seulement qu’il adopte, vis-à-vis du fragment de réalité dont il
4
Nous recourons ici à la notion générale d’« enrichissement » telle qu’elle l’ont définie Sperber & Wilson (1989:
275-288); en ce sens, la proposition cachée constitue un « schéma d’hypothèse » dont l’enrichissement va être
guidé par une recherche de pertinence maximale. Martin (2003) étudie la pertinence des propositions cachées en
se situant dans le cadre théorique développé par Merin (1999).
5
traite, une certaine perspective qui devrait déterminer, pour une part, ce que l’on appelle
traditionnellement son « point de vue ». L’interprétant, quant à lui, peut reconnaître cette
perspective sans prendre conscience, non plus, de la proposition cachée. On comprend ainsi la
difficulté que l’un et l’autre éprouveraient à expliciter cette composante du contenu, même
s’ils se montrent parfaitement capables de la créer ou de l’exploiter. Cependant, rien
n’interdit, dans le principe, que la proposition cachée fasse l’objet d’un traitement conscient5,
pour autant que le sujet ait développé les aptitudes métalinguistiques nécessaires à cet égard, et
qu’il ait intérêt à recourir à pareille stratégie — dans la mesure où il obtiendra, par cette voie
plus coûteuse, des effets cognitifs additionnels.
Considérons, à titre d’exemple, un romancier qui produit des énoncés de fiction; et
supposons, pour ne pas compliquer les choses, que nous nous trouvions dans le cas simple où
l’auteur et le narrateur se confondent. Nous admettrons, avec Searle (1982), que cet auteur
« feint » d’asserter, de présupposer et d’impliciter (conventionnellement ou
conversationnellement)6. Quel traitement est-il alors susceptible d’appliquer aux propositions
cachées éventuellement véhiculées par ses énoncés? En simplifiant à l’extrême, on pourrait
dire que la réponse variera, en première instance, selon que la perspective exprimée par ces
propositions cachées s’intègre au point de vue de l’auteur, ou à celui de l’un ou l’autre
personnage. Il est concevable que l’auteur adopte, vis-à-vis du monde qu’il « feint » de
décrire, une certaine perspective, sans que la proposition cachée qui y correspond fasse l’objet,
chez lui, d’un traitement conscient. Les choses sont différentes, en revanche, si la perspective
en question s’intègre au point de vue de l’un ou l’autre personnage. Le monde fictionnel
possède alors pour caractéristique de renfermer un personnage qui adopte la perspective en
question; de sorte que la proposition cachée constitue maintenant le contenu d’un état mental
(en principe inconscient) que l’auteur attribue à ce personnage. Si la vérité narrative exige que
le monde fictionnel soit tel que le personnage considéré entretienne bel et bien l’état mental en
cause, cela signifie que, parmi les propositions qui doivent être vraies7, se trouve une métaproposition P’ de la forme « Le personnage X entretient l’état mental E dont le contenu est la
proposition cachée P ». Si, de surcroît, nous allons jusqu’à supposer l’auteur conscient de tout
ce qui doit être vrai dans le monde fictionnel, nous en conclurons que tant la méta-proposition
P’ que la proposition cachée P font nécessairement l’objet d’un traitement conscient dans le
chef de l’auteur.
Afin d’illustrer ce développement théorique, nous allons analyser très brièvement les
deux extraits narratifs qui suivent:
(7)
Si lui était mort, on eût ainsi apporté la petite châsse au travers de la plaine, même un
dimanche.
(La Varende, cité par Spang-Hanssen 1963: 231)
(8)
Chacun pour son propre compte se lança au travers de la vaste Amérique.
(PetJP59)
Spang-Hanssen (1963: 231) mentionne l’exemple (7) afin d’établir que, parfois, « au travers
de s’emploie sans qu’il y ait obstacle ». Mais comme nous l’avons déjà noté ailleurs (Martin
5
Pour Silverstein (2001), le contenu sémantique des particules et des prépositions fait l’objet, dans son intégralité,
d’un traitement inconscient. Cette affirmation paraît excessive: elle entraîne, en effet, que le locuteur ne prendrait
pas conscience de certaines conditions de vérité (cf. Martin 2003).
6
En termes techniques, on dira que l’auteur, parce qu’il « feint » d’agir illocutoirement et perlocutoirement, ne
prétend pas à la vérité, mais nous montre ce qui devrait être vrai si, ne « feignant » pas, il accomplissait ses actes
illocutoires et perlocutoires avec succès et sans défaut.
7
Plus précisément: parmi les propositions qui devraient être vraies si, ne « feignant » pas, l’auteur accomplissait
ses actes illocutoires et perlocutoires avec succès et sans défaut.
6
& Dominicy 2001a: 213), l’adjonction de même un dimanche permet d’enrichir la proposition
cachée « Un obstacle, physique ou psychologique, s’oppose au mouvement », en suggérant
que, pour apporter la châsse, il eût fallu traverser une longue plaine, et s’engager ainsi dans un
déplacement dont la durée aurait perturbé les offices du dimanche. De manière comparable,
Jacques Laurent, dans son pamphlet Paul et Jean-Paul, nous représente Sartre et Bourget
s’apprêtant à parcourir un pays que ni l’un ni l’autre n’apprécient; l’adjectif vaste enrichit, de
nouveau, la proposition cachée, en suggérant que la vastitude de l’Amérique rend leur voyage
physiquement et psychologiquement difficile. Si nous appliquons à l’extrait (8) le
raisonnement que nous avons mené dans le paragraphe précédent, nous aboutissons aux deux
solutions qui suivent8:
(8’)
Jacques Laurent entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée
(enrichie) « La vastitude de l’Amérique est un obstacle, physique ou psychologique,
qui s’oppose au mouvement de Paul (resp. de Jean-Paul) ». Il n’est pas nécessaire
que cette proposition cachée fasse l’objet d’un traitement conscient de la part de
Jacques Laurent.
(8’’)(a)
Paul (resp. Jean-Paul) entretient un état mental E dont le contenu est la proposition
cachée (enrichie) « La vastitude de l’Amérique est un obstacle, physique ou
psychologique, qui s’oppose à mon mouvement ». Il n’est pas nécessaire que cette
proposition cachée fasse l’objet d’un traitement conscient de la part de Paul (resp. de
Jean-Paul).
Jacques Laurent entretient un état mental E’ dont le contenu est la méta-proposition
(enrichie) « Paul (resp. Jean-Paul) entretient un état mental E dont le contenu est la
proposition cachée (enrichie) « La vastitude de l’Amérique est un obstacle, physique
ou psychologique, qui s’oppose à mon mouvement » ». Cette méta-proposition,
ainsi que la proposition cachée, font l’objet d’un traitement conscient de la part de
Jacques Laurent.
(b)
Cette analyse économique pourrait néanmoins se révéler par trop réductrice. Pour
parvenir, en l’occurrence, à la conclusion que Jacques Laurent soumet à un traitement
conscient tant la méta-proposition que la proposition cachée, il nous a fallu faire l’hypothèse
que l’auteur est conscient de tout ce qui doit être vrai dans le monde fictionnel. Leo Spitzer,
quand il se penche sur Bubu de Montparnasse, se montre beaucoup plus hésitant — ou
beaucoup plus nuancé. Par la « motivation pseudo-objective », Charles-Louis Philippe nous
livrerait une vision (une Weltanschauung) de « ce monde qui fonctionne de travers sous une
apparence de rigueur et de logique objective »; mais il manifesterait aussi « une sympathie
résignée, à moitié critique, à moitié compréhensive, pour les erreurs nécessaires, les efforts
gauches de ces individus interlopes qu’écrasent des forces sociales inexorables » (1970: 56).
En outre, Spitzer affirme que le conglomérat d’états mentaux, ou de dispositions mentales,
qu’il a ainsi caractérisé — et qu’il nomme plaisamment « mens Philippina » — est
« ineffable » (1970: 56-57). Spitzer nous semble donc envisager un troisième cas de figure, où
l’auteur « partagerait », en quelque sorte, les propositions cachées avec ses personnages, sans
que ces contenus leur soient prêtés, dans son chef, par la voie d’une attribution consciente et
exprimable au moyen d’une méta-proposition. En d’autres termes, Charles-Louis Philippe
8
Nous négligeons ici un cas de figure plus complexe, où la proposition cachée non-enrichie serait attribuée au
personnage (qui, en quelque sorte, éprouverait le sentiment qu’un obstacle, physique ou psychologique, s’oppose
à son mouvement), et où l’auteur se verrait attribuer la proposition cachée enrichie (il « saurait » alors que
l’obstacle en cause n’est autre que la vastitude de l’Amérique). On peut s’interroger sur le niveau de conscience
qu’une telle mise en scène « polyphonique » exige dans le chef de l’auteur.
7
entrerait, vis-à-vis de ses personnages, dans un rapport qui relèverait davantage de l’empathie
que de l’ironie distanciée9.
De toute évidence, les choix que la critique opérera en la matière détermineront les
jugements éthiques et esthétiques portés sur l’œuvre et sur l’artiste. Si, dans Bubu de
Montparnasse, les propositions cachées sont attribuées au seul auteur, celui-ci offrira une
image peu flatteuse, faite de cynisme ou de naïveté selon le traitement, conscient ou nonconscient, qu’il est censé appliquer à ces contenus. Par contre, en attribuant ces mêmes
propositions cachées aux seuls personnages, et en supposant l’auteur responsable et conscient
de telles attributions, on le mue en un moraliste à la fois sévère et désabusé. La troisième voie,
que Spitzer aurait certainement privilégiée — il parle, au sujet de Charles-Louis Philippe, d’un
« esprit de contemplation » (1970: 56) — autorise une synthèse subtile d’exigence morale et de
compréhension. Parallèlement, le pouvoir reconnu au romancier oscillera entre une incapacité
éthique ou esthétique, une omnipotence presque « divine », et un statut mixte, fréquemment
revendiqué par les écrivains, où la vie mentale des personnages en vient à guider le parcours
narratif et le détail de l’expression. Spitzer (1928: 197-207) décèle ainsi, chez Charles-Louis
Philippe, l’alliance « contradictoire » d’une ironie qui voudrait « dominer la vie » et d’un
fatalisme « apologétique » fondé sur la solidarité énonciative de l’auteur et de ses personnages.
2.
Le génitif et la cause dans Le Guépard
Dans la seconde partie de cet article, nous allons appliquer les outils d’analyse que
nous venons de mettre en place au roman de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, Il Gattopardo
(« Le Guépard »), en confrontant chaque fois la version originale à la belle traduction qu’en a
procurée Fanette Pézard. Nous étudierons plus particulièrement les propositions cachées que
véhiculent certains types d’énoncés renfermant soit une construction génitivale avec la
préposition de (en français) ou di (en italien), soit une construction causale avec la préposition
par (en français) ou da (en italien). Nous procéderons, pour ce faire, en plusieurs étapes.
Après avoir caractérisé les deux classes de constructions qui nous intéressent, nous
examinerons l’alternance entre di et da dans quelques passages du roman. À cette occasion,
nous montrerons que la perspective exprimée par une proposition cachée, initialement
attribuable à l’auteur en vertu d’une hypothèse par défaut, peut non seulement s’intégrer
ensuite au point de vue du personnage principal (don Fabrice, prince Salina), mais aussi faire
l’objet, en d’autres endroits du texte, d’un traitement conscient dans l’esprit de ce même
personnage. L’écriture de Lampedusa manifeste, dès lors, une forme d’empathie plus
complexe que celle rencontrée dans Bubu de Montparnasse, puisque l’auteur et son
personnage, loin de ne « partager » que des propositions cachées, peuvent aussi prendre
conscience, « en commun », de ces contenus — et donc, du regard qu’ils ont jeté d’une
manière d’abord non-consciente sur la Sicile et le Risorgimento10.
9
Cette empathie pourrait constituer, de la part de l’auteur, une forme élaborée de « simulation » par laquelle il
épouserait la perspective de son personnage sur le monde (Proust 2000).
10
L’histoire littéraire nous apprend que Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, a puisé la matière du roman dans
sa relation personnelle, mêlée d’amour et de haine, à la Sicile, et dans le souvenir de son arrière-grand-père
paternel, Giulio di Lampedusa. Sur le plan énonciatif et cognitif, certains anachronismes délibérés proviennent de
ce que des contenus faisant l’objet d’une prise de conscience dans le chef du seul auteur sont intégrés tels quels à
la narration; voir Gatt121 = Gué95 (avions et supersoniques); Gatt134 = Gué105 (le lapsus freudien); Gatt139 =
Gué109 (la question du Mezzogiorno); Gatt140 = Gué110 (les snobs et le bacille de Koch); Gatt167 = Gué130
(la poussette dans Le cuirassé Potemkine d’Eisenstein); Gatt223 = Gué173 (autobus et banlieues); Gatt264 =
Gué203 (la bombe atomique); Gatt277 = Gué214 (chemises noires fascistes et chemises rouges communistes);
Gatt313 = Gué239 (tranchées de 14-18).
8
2.1.
Génitif de matière, génitif de partie et génitif d’ajout
Nous allons reprendre ici une typologie des constructions génitivales en de qui s’appuie
sur les résultats d’une recherche plus vaste et toujours en cours (Martin 2002a,b,c,d; Martin &
Dominicy 2002), et qui porte, notamment, sur l’alternance entre les prépositions françaises de
et par à l’intérieur des structures « SN1 est PP de/par SN2 », où « PP » est une forme
participiale11. Pour le domaine qui nous concerne aujourd’hui, nous devons envisager trois
catégories de génitifs verbaux: le génitif « de matière », le génitif « de partie » et le génitif
« d’ajout ».
Le génitif de matière, illustré par les exemples sous (9):
(9) (a)
(b)
(c)
(d)
(e)
(f)
(g)
La plage est inondée de pétrole/papillons
La ville est baignée de lumière(s)
Le toast est tartiné de confiture/myrtilles
Le champ est parsemé de lavande/fleurs
La statue est éclaboussée de lichen(s)/taches
Le jardin est ombragé de verdure/cyprès
Le village est bordé de campagne/rivières
relie, par la relation « RM/C », l’état d’une matière à l’état du contenant de cette matière. Le
syntagme SN2 introduit par de réfère à la matière et le syntagme sujet SN1 dénote le
contenant. Ce génitif se caractérise par deux propriétés. Tout d’abord, la tête nominale de
SN2 est soit un terme de masse, soit un terme comptable au pluriel. Ensuite, SN2 ne peut
prendre la forme « un/les N » sans que l’énoncé produise un effet d’incomplétude12:
(10) (a)
(b)
(c)
(d)
(e)
(f)
(g)
et??
et??
et??
et??
et??
et??
et??
La plage est inondée d’un pétrole/des papillons
La ville est baignée d’une lumière/des lumières
Le toast est tartiné d’une confiture/des myrtilles
Le champ est parsemé d’une lavande/des fleurs
La statue est éclaboussée d’un lichen/des taches/des lichens
Le jardin est ombragé d’une verdure/des cyprès
Le village est bordé d’une campagne/des rivières
Le génitif obéit aux mêmes contraintes dans la construction (11), où il suit un adjectif dénotant
une qualité « aspectuelle » comme la couleur13:
(11) (a)
(b) et??
Le plafond est noir de crasse/mouches
Le plafond est noir d’une crasse/des mouches
Le génitif de partie relie, par la relation « RP/T », l’état d’une partie à l’état du tout qui
renferme cette partie. Le syntagme SN2 introduit par de réfère à la partie et le syntagme sujet
11
Martin (2002a,b,c,d) rejette l’idée traditionnelle qui veut que le génitif soit toujours complément de nom (en
surface ou à quelque niveau « profond » de l’analyse grammaticale). Pour une discussion historique et théorique
de ce problème, voir Calboli (1972).
12
Dans ce qui suit, la notation « et?? » sera préfixée aux exemples que les sujets tendent spontanément à
compléter d’un modifieur (adjectif, proposition relative,…) lors des tests d’acceptabilité. Ainsi, pour (10a):
(i)
La plage est inondée d’un pétrole brunâtre
(ii)
La plage est inondée des papillons apportés par la tornade
13
Dans ce travail, nous utiliserons les termes « aspect » et « aspectuel » avec la valeur qui leur est donnée en
théorie de la perception (cf. par exemple Searle 1985: 71-73).
9
SN1 dénote le tout. Avec ce génitif, le syntagme SN2 peut prendre la forme « un N » sans
produire aucun effet d’incomplétude, pourvu que N soit un terme comptable:
(12) (a)
(b)
(c)
(d)
La statue est éclaboussée d’une tache
Le jardin est ombragé d’un cyprès
Le village est bordé d’une rivière
Le biscuit est fourré d’une amande
Mais même si N est un terme comptable, l’incomplétude demeure quand le syntagme SN2
reçoit la forme « le/la/les N »:
(13)(a)
(b)
(c)
(d)
et??
et??
et??
et??
La statue est éclaboussée de la tache/des taches
Le jardin est ombragé du cyprès/des cyprès
Le village est bordé de la rivière/des rivières
Le biscuit est fourré de l’amande/des amandes
Le génitif d’ajout échappe, quant à lui, à cette dernière contrainte parce qu’il relie, à
l’état d’un tout, l’état d’une partie qui se révèle « détachable »:
(14) (a)
(b)
(c)
(d)
Le lit est surmonté d’un baldaquin/du baldaquin
La cour de l’édifice est prolongée d’une avenue/de l’avenue/des avenues
Son bureau est couvert d’un drapeau/du drapeau/des drapeaux
Pierre est flanqué d’un policier/du policier/des policiers
Pour des raisons techniques dont le détail se trouve exposé ailleurs (Martin 2002c,d),
nous assignerons aux phrases (9a) et (14a), par exemple, les formes logiques qui suivent14:
14
La forme logique donnée sous (9’a) doit se lire: « il existe un état s, un état s’, une entité x, tels que: (i) s est un
état inondant; (ii) le thème de s est l’entité x; (iii) s’ est un état inondé; (iv) le thème de s’ est la plage; (v) s
entretient avec s’ la relation « RM/C »; (vi) l’entité x est du pétrole ». Il en va de même, mutatis mutandis, pour
(14’a). Martin (2002c,d) montre qu’il faut analyser le complément au génitif de (9’a) comme un « argument
incorporé » au sens de Van Geenhoven (1998). Pour des raisons de convenance notationnelle, nous avons
remplacé les relations « RC/M » et « RT/P » utilisées dans Martin (2002c,d) par leurs inverses « RM/C » et « RP/T ».
10
(9’) (a)
SN1 est PP de SN2
La plage est inondée de pétrole
∃s∃s’∃x[Inondant(s) ∧ Thème(s,x) ∧ Inondé(s’) ∧ Thème(s’,la_plage) ∧ RM/C(s,s’) ∧
Pétrole(x)]
(14’)(a)
SN1 est PP de SN2
Le lit est surmonté du baldaquin
∃s∃s’[Surmontant(s) ∧ Thème(s,le_baldaquin) ∧ Surmonté(s’) ∧ Thème(s’,le_lit) ∧
RP/T(s,s’)]
2.2.
Cause « interne » et cause « externe »
Qu’il soit de matière, de partie ou d’ajout, le génitif verbal que nous venons de décrire
entre fréquemment en concurrence avec le « complément d’agent » en par. Ainsi, nombre des
exemples qui sont ressentis comme incomplets, parce que le syntagme SN2 appartenant à un
génitif de matière ou de partie prend la forme « le/la/les N », redeviennent entièrement
normaux lorsque par se substitue à de:
(15)(a)
(a’)
(b)
(b’)
(e)
(e’)
(f)
(f’)
(g)
(g’)
et??
et??
et??
et??
et??
La plage est inondée du pétrole/des papillons
La plage est inondée par le pétrole/par les papillons
La ville est baignée de la lumière/des lumières
La ville est baignée par la lumière/par les lumières
La statue est éclaboussée du lichen/de la tache/des taches/des lichens
La statue est éclaboussée par le lichen/par la tache/par les taches/par les lichens
Le jardin est ombragé de la verdure/du cyprès/des cyprès
Le jardin est ombragé par la verdure/par le cyprès/par les cyprès
Le village est bordé de la campagne/de la rivière/des rivières
Le village est bordé par la campagne/par la rivière/par les rivières
L’alternance est encore plus immédiate avec le génitif d’ajout, même si certains participes y
restent rétifs:
(14’)(a)
(a’)
(b)
(b’)
(c)
(c’)
Le lit est surmonté d’un baldaquin/du baldaquin
Le lit est surmonté par un baldaquin/par le baldaquin
La cour de l’édifice est prolongée d’une avenue/de l’avenue/des avenues
La cour de l’édifice est prolongée par une avenue/par l’avenue/par les avenues
Son bureau est couvert d’un drapeau/du drapeau/des drapeaux
Son bureau est couvert par un drapeau/par le drapeau/par les drapeaux
Ce phénomène a pu faire croire que la préposition de introduisait, elle aussi, un
« complément d’agent » (cf. notamment Togeby 1983, Gaatone 1998, Gaatone 2000)15. À une
15
Cette idée a déjà été remise en question par Shapira (1986). Martin (2002c,d) avance de nouveaux arguments,
et rapproche les génitifs étudiés ici des compléments en de que Boons, Guillet & Leclère (1976) ont étudiés à
travers l’alternance entre (i) et (ii):
(i)
Le jardin fourmille d’abeilles
(ii)
Les abeilles fourmillent dans le jardin
Sur les données correspondantes de l’anglais, voir Dowty (2000).
11
telle analyse, on opposera les exemples sous (16), où le génitif se combine à un « complément
d’agent »16:
(16) (a)
(b)
(c)
(d)
(e)
(f)
(g)
(h)
(i)
(j)
(k)
(l)
La plage a été inondée de pétrole/papillons par la tempête
La ville est baignée de lumière par le soleil
Le toast a été tartiné de confiture/myrtilles par le majordome
Le champ a été parsemé de lavande/fleurs par les paysans
La statue a été éclaboussée de lichen(s)/taches par le vent du Nord
Le jardin a été ombragé de verdure/d’un cyprès par l’architecte
Le village a été bordé de campagne/d’une rivière par le paysagiste
Le biscuit a été fourré de crème/d’une amande par le pâtissier
Le lit a été surmonté d’un baldaquin par le décorateur
La cour de l’édifice a été prolongée d’une avenue par Louis XIV
Son bureau a été couvert de boue/d’un drapeau par les assaillants
Pierre a été flanqué d’un policier par le Ministère de l’Intérieur
Par ailleurs, le « complément d’agent » qui concurrence le génitif dans les exemples (15-14’)
ne peut se rencontrer avec le « complément d’agent » des exemples (16):
(17)
* La plage a été inondée par le pétrole/les papillons par la tempête
(18)
* Le lit a été surmonté par un baldaquin par le décorateur
Pour rendre compte de ces données, nous supposerons que les compléments en par
servent ici à exprimer une « cause », qui peut être « interne » ou « externe ». Selon nous, si
deux états s1 (d’une entité x) et s2 (d’une entité y) entretiennent une relation de causalité de s1
à s2, ils s’intègrent, respectivement, dans une série S1 et une série S2 d’états au moins
possibles (de x et de y, respectivement); S1 et S2 satisfont, de surcroît, à une contrainte en
vertu de laquelle, à toute variation de x dans S1, correspond une variation corrélative de y dans
S2. S’il y a causalité « interne », comme dans la phrase (15a’):
(15) (a’)
La plage est inondée par le pétrole
l’état « causant » s (ici, l’état du pétrole) est relié à l’état « causé » s’ (ici, l’état de la plage) par
un rapport, noté « RA », d’agrégation (qui recouvrira, selon les cas, une inclusion, une
intersection ou un voisinage). La forme logique assignée à (15a’) se présentera donc comme
suit17:
(15’)(a’)
SN1 est PP par SN2
(causalité « interne »)
La plage est inondée par le pétrole
∃s∃s’[Inondant(s) ∧ Thème(s,le_pétrole) ∧ Inondé(s’) ∧ Thème(s’,la_plage) ∧
RA(s,s’) ∧ Cause(s,s’)]
16
Pour ne pas allonger indûment notre exposé, nous négligerons souvent les différences entre les diverses lectures
du passif (passif statif, passif d’état, passif processif); pour une discussion de ce problème, voir Muller (2000) et
Martin (2002b).
17
Comme nous le montrerons plus loin (cf. note 28), l’exemple (15a’) est très vraisemblablement ambigu. Pour
simplifier notre exposé, nous négligerons provisoirement la lecture à causalité « externe » de telles phrases; cette
lecture est fréquemment déclenchée par un passif à valeur processive.
12
S’il y a causalité « externe », comme dans la phrase (16a):
(16)(a)
La plage est inondée de pétrole par la tempête
l’état « causant » s’’ (ici, l’état de la tempête) et l’état « causé » s (ici, l’état du pétrole) ne sont
pas reliés par la relation « RA »; par contre, la relation génitivale « RM/C » relie l’état s, en tant
qu’état d’une matière, à l’état s’ de l’entité contenante (ici, la plage) que dénote le SN1 sujet.
Il en va de même, mutatis mutandis, pour les cas où la relation génitivale « RP/T » relie l’état s,
en tant qu’état d’une partie, à l’état s’ du tout que dénote le SN1 sujet.
La forme logique assignée à (16a) se présentera donc comme suit18:
(16’)(a)
SN1 est PP de SN2 par SN3
(causalité « externe »)
La plage est inondée de pétrole par la tempête
∃s∃s’∃s’’∃x∃P[Inondant(s) ∧ Thème(s,x) ∧ Inondé(s’) ∧ Thème(s’,la_plage) ∧
P(s’’) ∧ Thème(s’’,la_tempête) ∧ RM/C(s,s’) ∧ Pétrole(x) ∧ Cause(s’’,s)]
Les différences entre les trois formes logiques (9’a), (15’a’) et (16’a) peuvent être
symbolisées à l’aide d’une représentation graphique:
(9’)(a)
génitif sans cause « externe »:
RM/C ou RP/T
s
→
s’
de
(15’)(a’)
cause « interne »:
RA & CAUSE
s
→
s’
par
(16’)(a)
génitif avec cause « externe »:
CAUSE
s’’
→
par
RM/C ou RP/T
s
→
s’
de
Tout en étant proche des relations « RM/C » et « RP/T » encodées par le génitif, le rapport
« RA » d’agrégation ne saurait se confondre avec elles. Dans les constructions génitivales
étudiées, l’entité à laquelle réfère le complément introduit par de, et l’état s de cette entité, sont
conceptuellement subordonnés à l’entité dénotée par le SN1 sujet, et à l’état s’ de cette entité;
l’ensemble formant une « Gestalt » où s entre (comme une matière, une partie ou un ajout)
dans la composition de s’. Par contre, l’entité que dénote le complément introduit au moyen
du par de la « cause interne », et l’état s de cette entité, conservent une autonomie qui interdit
qu’une telle dépendance conceptuelle puisse s’instaurer, quoique s et s’ constituent, ensemble,
un agrégat qui se construit par le biais d’une inclusion, d’une intersection ou d’un voisinage.
Cette différence explique les contraintes variables qui pèsent sur l’emploi des déterminants
18
La forme logique donnée sous (16’a) exprime le fait que l’état « causant » s’’ possède une propriété qui reste
indéterminée. En effet, la phrase n’indique pas quelle est la nature précise de la tempête en question; elle se
borne à attribuer une efficacité causale à l’état de cette tempête.
13
après les prépositions de ou par (cf. Martin 2002c,d); et elle se laisse bien capter,
intuitivement, par le trio d’exemples qui suit:
(19) (a)
(b)
(c) et??
À vendre: terrain bordé d’arbres
À vendre: terrain bordé par des arbres
À vendre: terrain bordé des arbres
Même s’il ne suscite pas le même sentiment d’incomplétude que (19c), l’énoncé (19b) est,
pour le moins, stylistiquement maladroit. La source de ce phénomène gît, en partie, dans le
fait que la préposition par interdit qu’une dépendance conceptuelle subordonne, à l’intérieur
d’une « Gestalt », les arbres au terrain (cf. Martin 2002b,d). Si on replace les trois énoncés
listés sous (19) dans le contexte ordinaire des offres immobilières, on peut mesurer l’impact
que leurs propriétés sémantiques respectives exerceront auprès d’un interprétant naïf. Alors
que (19c) paraîtra simplement fautif, (19b) se révèlera nettement moins efficace que (19a) en
tant que petite annonce qui devrait allécher l’éventuel acquéreur. Celui-ci tendra, toutes
choses égales par ailleurs, à traduire en termes « réalistes » la dépendance conceptuelle
marquée par le génitif de (19a): il s’imaginera, entre autres choses, que les arbres sont plantés
sur le terrain en question, ou qu’on ne pourrait procéder à leur abattage en vue d’un nouvel
aménagement, etc. Corrélativement, ce même lecteur soupçonnera, s’il est confronté à (19b)
sans plus de précisions, que les arbres se situent hors du terrain, ou que leur présence future
n’est guère assurée, etc. On voit ainsi, grâce à ces exemples, comment la dépendance ou
l’autonomie conceptuelle sont enrichies, dans la communication quotidienne, sous l’effet
d’hypothèses par défaut qu’active une recherche spontanée de pertinence maximale.
Notre analyse, telle que formalisée en (16’a), prédit que, dans les structures examinées,
la causalité « externe » ne s’établira jamais directement, sans l’entremise d’un état
intermédiaire s qui constitue une des matières de s’, une partie de s’, ou un ajout à s’. Par
conséquent, le complément au génitif apparaît, selon le verbe et/ou la cause « externe » pris(e)
en considération19, comme un argument nécessairement explicité (20) ou comme un argument
nécessairement sous-entendu (21):
(20) (a)
(a’)
(b)
(b’)
(c)
(c’)
(d)
(d’)
(e)
(e’)
(f)
(f’)
(g)
(g’)
(21) (a)
19
???
*
?*
*
*
?*
*
La salle est baignée de lumière par le projecteur
La salle est baignée par le projecteur
Le champ a été parsemé de lavande/fleurs par les paysans
Le champ a été parsemé par les paysans
Le jardin a été ombragé de verdure/d’un cyprès par l’architecte
Le jardin a été ombragé par l’architecte
Le village a été bordé de campagne/d’une rivière par le paysagiste
Le village a été bordé par le paysagiste
Le lit a été surmonté d’un baldaquin par le décorateur
Le lit a été surmonté par le décorateur
Son bureau a été couvert de boue/d’un drapeau par son ordonnance
Son bureau a été couvert par son ordonnance
Pierre a été flanqué d’un policier par le Ministère de l’Intérieur
Pierre a été flanqué par le Ministère de l’Intérieur
La plage a été inondée [d’une/d’entité(s) inondante(s)] par la tempête
Afin d’illustrer le rôle que peut jouer ici la nature de la cause « externe », on comparera (20c-20c’) à (i-i’):
(i)
La cour est ombragée d’un voile bleu par le mur d’enceinte
(i’)
La cour est ombragée par le mur d’enceinte
Voir aussi les exemples discutés en note 28.
14
(b)
(c)
(d)
(e)
(f)
(g)
Le toast a été tartiné [d’une/d’entité(s) tartinante(s)] par le majordome
La statue a été éclaboussée [d’une/d’entité(s) éclaboussante(s)] par le vent du Nord
Le biscuit a été fourré [d’une/d’entité(s) fourrante(s)] par le pâtissier
La cour de l’édifice a été prolongée [d’une/d’entité(s) prolongeante(s)] par Louis
XIV
La patte a été baguée [d’une/d’entité(s) baguante(s)] par l’ornithologue
Ce territoire a été peuplé [d’une/d’entité(s) peuplante(s)] par les Tsars
On notera, d’autre part, qu’il n’existe aucune relation simple entre la typologie que
nous venons d’introduire et le fait que l’entité à laquelle réfère le complément en de ou en par
revête, ou non, un caractère « agentif », en fonction du caractère respectivement intentionnel
ou non-intentionnel des variations qui l’affectent. En affirmant cela, nous rejoignons
implicitement Davidson (1993), pour qui le statut d’agent que l’on reconnaît à une entité peut
se maintenir alors que le comportement attribué par la phrase à cette entité n’est pas
intentionnel sous la description qui en est ainsi fournie20. Nous illustrerons cette hypothèse par
la batterie d’exemples qui suit:
(22) (a) Génitif non-agentif
Nos plages sont inondées de pétrole
(b) Génitif agentif
Nos plages sont inondées de touristes
(c) Cause « interne » non-agentive
Nos plages sont inondées par le pétrole
(d) Cause « interne » agentive
Nos plages sont inondées par les touristes
(e) Génitif implicite (non-agentif par défaut) + Cause « externe » non-agentive
Nos plages ont été inondées par la tempête
(f) Génitif implicite (non-agentif par défaut) + Cause « externe » agentive
Nos plages ont été inondées par les autorités militaires
(g) Génitif non-agentif + Cause « externe » non-agentive
Nos plages ont été inondées de pétrole par la tempête
(h) Génitif non-agentif + Cause « externe » agentive
Nos plages ont été inondées de pétrole par les autorités militaires
(i) Génitif agentif + Cause « externe » non-agentive
Nos plages ont été inondées de touristes par le boom économique
(j) Génitif agentif + Cause « externe » agentive
Nos plages ont été inondées de touristes par les compagnies de charters
Les variations d’états qui affectent le pétrole, la tempête, ou le boom économique, ne sont
évidemment pas intentionnelles. En (22b,d,i,j), les faits et gestes des touristes sont
intentionnels, même si lesdits touristes n’entendent pas, en l’occurrence, inonder les plages (en
principe, ils préféreraient s’y trouver seuls). Dans les exemples (22f,h,j), les autorités
militaires et les compagnies de charters agissent pour satisfaire certaines intentions; mais il
demeure possible que les autorités militaires aient provoqué l’inondation par maladresse, et
que les compagnies de charters aient commis l’erreur de concentrer tous les touristes sur les
plages en question.
20
À ce sujet, voir Martin (2002e). Il faut donc dissocier l’une de l’autre les deux composantes que recouvre la
notion traditionnelle de « complément d’agent »: le statut d’« argument externe » qu’on doit assigner à un tel
complément; et l’éventuelle agentivité de l’entité à laquelle il réfère. Une fois cette dissociation opérée, rien ne
nous empêche plus de reconnaître des « génitifs agentifs ».
15
2.3.
La concurrence di/da et l’agentivité
Nous ferons ici l’hypothèse que, dans les constructions analogues de l’italien, di
marque le génitif, et da la cause, « interne » ou « externe »21. Mais à la différence de ce que
l’on observe en français, le choix de la cause « interne » au détriment du génitif semble
obligatoire dès lors qu’il y a agentivité (c’est-à-dire: dès lors que l’entité dénotée par le
complément agit pour satisfaire certaines intentions, même si son comportement n’est pas
intentionnel sous la description fournie par la phrase). À titre d’illustration, nous allons
comparer les exemples (23) et (24) aux traductions françaises qui en ont été offertes:
(23) (a)
(b)
(24) (a)
(b)
21
[…] accompagnavano un pollo arrosto venuto fuori dal carniere di don Fabrizio con i
soavissimi « muffoletti » cosparsi di farina cruda che don Ciccio aveva portato con
sé […].
(Gatt127)
[…] ils mangèrent un poulet rôti, tiré de la gibecière de don Fabrice, en
l’accompagnant de délicieux muffoletti parsemés de farine crue, apportés par don
Ciccio.
(Gué100)
Le stanze dell’Amministrazione erano ancora deserte, silenziosamente
illuminate dal sole attraverso le persiane chiuse. Benché fosse quello il luogo della
villa ne quale si compissero le maggiori frivolità, il suo aspetto era di austerità
pacata. Dalle pareti a calce si riflettevano sul pavimento, tirato a cera, gli enormi
quadri rappresentanti i feudi di casa Salina: spiccanti a colori vivaci dentro le cornici
nere e oro si vedeva Salina, l’isola delle montagne gemelle, attorniate da un mare
tutto trine di spuma, sul quale galere imbanderiate caracollavano; Querceta con le
sue case basse attorno alla tozza Chiesa Madre verso la quale procedevano gruppi di
pellegrini azzurrognoli; Ragattisi stretto fra le gole dei monti; Argivocale minuscolo
nella smisuratezza della pianura frumentaria cosparsa da contadini operosi […].
(Gatt44)
Les bureaux de l’intendance étaient encore déserts, éclairés silencieusement par
le soleil qui pénétrait à travers les persiennes closes. Les activités qui se déroulaient
là étaient les plus vaines de la villa, mais les lieux n’en étaient pas moins d’une
paisible austérité. Le plancher ciré reflétait les murs passés à la chaux et les lourds
tableaux qui y étaient suspendus. Entre les cadres noirs [sic: noir et or], les fiefs
appartenant aux Salina se détachaient, peints en couleurs vives: Salina, l’île aux
montagnes jumelles entourées par la dentelle écumante d’une mer où caracolaient
des galères pavoisées; Querceta, avec ses maisons basses groupées autour de l’église
[trapue] vers laquelle s’avançaient des groupes de pélerins bleuâtres; Ragattisi, terrée
Cette hypothèse (formulée pour la première fois dans Martin & Dominicy 2002) apparaît confusément chez De
Boer (1926: 68-71, 76-78), qui décèle un « génitif » dans (i), un « instrumental » en de dans (ii), un
« instrumental » en par dans (iii) et un « ablatif » en par dans (iv):
(i)
Le camp était entouré de palissades
(ii)
Le camp avait été entouré par nous de palissades
(iii) La Cour des Miracles était enclose par l’ancien mur de l’enceinte
(iv) La porte avait été ouverte par le vent
Quoique De Boer ne se prononce pas clairement sur le statut du complément en par de l’exemple (ii), sa
distinction entre l’« instrumental » de (iii) et l’« ablatif » de (iv) semble recouvrir, pour ce qui concerne les entités
non-agentives du moins, notre dichotomie de la cause « interne » et de la cause « externe ». Contre l’idée —
traditionnelle (cf. par exemple Beszterda et al. 1998: 30, Okon 1991: 352) — que le complément avec de (ou
avec di en italien) est « instrumental » dans (ii), on peut invoquer des structures telles que:
(v)
Le camp avait été entouré (par nous) de palissades avec des planches récupérées sur le terrain vague
qui montrent que l’« instrumentalité » de l’entité à laquelle réfère le complément en de/di ne relève pas du niveau
sémantique, mais d’une exploitation pragmatique de l’encyclopédie.
16
dans une gorge montagneuse; Argivocale, minuscule dans une plaine à blé
démesurée, parsemée de paysans au travail […]
(Gué37)
Contrairement à son analogue français parsemé, qui ne se combine pas avec la cause
« interne »:
(25)
* Le champ est parsemé par des fleurs
le participe cosparso admet tant le génitif en di que la cause « interne » en da. Dans l’extrait
(23), la « farine crue » ne saurait être un agent; par ailleurs, l’emploi d’un terme de masse nondéterminé interdit de toute manière la cause « interne »:
(23’)(a)
(b)
* […] i soavissimi « muffoletti » cosparsi da farina cruda […]
* […] de délicieux muffoletti parsemés par farine crue […]
Mais à la différence du français par, l’italien da peut introduire un terme comptable nondéterminé mis au pluriel:
(24)(a)
[…] una pianura frumentaria cosparsa da contadini operosi […]
L’extrait (24) va nous aider à mieux apercevoir en quoi l’usage de l’une ou l’autre
construction met en jeu des propositions cachées dont tout laisse croire, en première instance,
qu’elles n’influent aucunement sur la vérité narrative.
Ce passage, qui succède à une transition ponctuée par un espace blanc, décrit les
tableaux où se trouvent peintes les possessions passées et présentes des princes Salina. Par
conséquent, l’image d’Argivocale avec sa plaine à blé est « parsemée » d’images de paysans
— donc d’entités évidemment non-agentives. Cependant, l’ensemble que forment toutes ces
images renvoie lui-même à une plaine véritable que parsème une foule, alors agentive, de
véritables paysans — même si ces derniers ne s’attachent pas à parsemer la plaine, mais à
vaquer à leurs occupations. L’usage de da crée, de la sorte, un dynamisme qui s’harmonise à
d’autres indications — comme les galères caracolantes ou les pélerins en mouvement. En
écrivant parsemée de, Fanette Pézard a brouillé cet effet, que nous rendrions, quant à nous, au
moyen d’une version à peine moins littérale:
(24) (b’)
[…] une plaine à blé démesurée, parcourue de paysans au travail […]
De manière comparable, il nous semble qu’un autre des choix opérés par la traductrice
souffre du même défaut:
(26) (a)
(b)
[…] le montagne gemelle, attorniate da un mare tutto trine di spuma, sul quale galere
imbanderiate caracollavano […]
[…] les montagnes jumelles entourées par la dentelle écumante d’une mer où
caracolaient des galères pavoisées […]
Dans (26a), la préposition da s’utilise parce que la notation tutto trine di spuma —
littéralement, « tout entière dentelles d’écume » — permet que la mer se voie dotée d’un
dynamisme agentif que la version française ne restitue pas. D’une part, le recours au singulier
(dentelle pour trine, pluriel de trina) atténue et uniformise les variations qui affectent une mer
17
agitée — comme si l’écume se situait toujours au même endroit, au lieu de se distribuer au gré
des vagues22. D’autre part, la construction adoptée transforme la proposition qui suit en une
relative restrictive:
(26’)(a)
(b) et??
[…] le montagne gemelle, attorniate da un mare tutto trine di spuma […]
[…] les montagnes jumelles entourées par la dentelle écumante d’une mer […]
De nouveau, nous opterions pour une approximation plus fidèle:
(26) (b’)
[…] les montagnes jumelles entourées par une mer aux dentelles écumantes, où
caracolaient des galères pavoisées […]
Le procédé d’écriture que nous avons ainsi répéré s’avère plus frappant, encore, dans
cet autre passage du roman:
(27)(a)
(b)
Quando egli [il Principe] entrò in sala da pranzo tutti erano già riuniti, la
Principessa soltanto seduta, gli altri in piedi dietro alle loro sedie. E davanti al suo
posto, fiancheggiati da una colonna di piatti, si slargavano i fianchi argentei
dell’enorme zuppiera col coperchio sormontato dal Gattopardo danzante. Il principe
scodellava lui stesso la minestra, fatica grata, simbolo delle mansioni altrici del
pater familias.
(Gatt30)
Tout le monde était déjà là quand il [le Prince] entra dans la salle à manger; la
Princesse seule était assise, les autres restaient debout. Devant le couvert du Prince,
parmi un cortège de plats, s’élargissaient les flancs d’argent d’une énorme soupière
au couvercle surmonté du Guépard dansant. Le Prince servait lui-même la soupe,
agréable devoir, symbole des attributions nourricières du pater familias.
(Gué25)
Fanette Pézard a traduit l’expression fiancheggiati da una colonna di piatti (littéralement,
« *flanqués par un cortège de plats ») au moyen du syntagme prépositionnel parmi un cortège
de plats; à la différence de son équivalent italien, flanqué ne se combine en effet pas avec la
« cause interne »:
(28)
* Pierre est flanqué par un policier
Mais on perd, du coup, l’effet d’agentivité que produit, en italien, l’usage de da. Or, l’extrait
(27) se situe à l’intérieur d’un épisode — typographiquement isolé par des espaces blancs —
où Lampedusa, décrivant le rituel des repas dans la maison Salina, note un peu plus tard que
« les yeux bleus du Prince, à demi fermés, fixaient ses enfants un à un et les rendaient muets
de crainte » (Gatt30; Gué26). Par conséquent, l’énorme soupière et le cortège de plats qui la
flanque fonctionnent comme une métaphore de la famille princière et de son ordre rigide; de
sorte que les plats, qui renvoient à des êtres humains, se muent en des entités agentives.
D’autre part, la soupière elle-même porte un couvercle que surmonte la figure héraldique du
« Guépard dansant ». Si le caractère défini du SN il Gattopardo danzante imposait, de toute
manière, l’emploi de da en italien, la version française aurait pu conserver, quant à elle, la
« cause interne ». Car on sait (cf. Martin 2002d) que le participe surmonté se combine
22
Nous attribuons d’autant plus facilement de l’agentivité à des entités non-humaines que leur mouvement dans
l’espace s’avère plus imprévisible et moins régulier; comparer la « danse » des feuilles soulevées par le vent avec
la chute monotone d’une cascade.
18
d’autant mieux à la « cause interne » en par que les entités concernées entrent dans un rapport
« RA » qui n’implique pas une dépendance conceptuelle:
(29)(a)
(b)
?? Le lit est surmonté par des oreillers
Le lit est surmonté par un baldaquin
De nouveau, cette composante sémantique possède une indéniable pertinence en contexte: si la
soupière correspond, métaphoriquement, au corps de don Fabrice, le couvercle en devient la
tête; et la figure héraldique apparaît comme une espèce de coiffe ou de couronne à forte
saillance perceptuelle, et qui est conceptualisée de manière autonome. Il nous semble, dès
lors, que (27b’) rendrait mieux l’original italien:
(27) (b’)
[…] Devant le couvert du Prince, avec un cortège de plats à ses flancs, s’élargissait
une énorme soupière d’argent au couvercle surmonté par le Guépard dansant. […]
Dans les exemples que nous avons commentés jusqu’ici, des entités inanimées (des
images de paysans, l’image d’une mer, une soupière et des plats) sont vues comme agentives;
ce mode d’appréhension définit une perspective particulière qui se laissera exprimer par des
propositions cachées. Les objets décrits se réduisent, en termes strictement vériconditionnels,
à la représentation, picturale ou métaphorique, de certains agents (des paysans au travail, la
mer aux vagues écumantes, la famille Salina groupée autour de la table). La perception
« agentive » de ces entités n’incombe qu’à l’observateur, quel qu’il soit. On pourrait croire, en
première instance, que la perspective ainsi caractérisée s’intègre au point de vue du seul
auteur. Il en résulterait que, dans ces exemples, les propositions cachées n’exerceraient aucune
influence sur les conditions de la vérité narrative. Mais si l’on replace l’extrait (24) dans son
contexte, on constate immédiatement qu’il s’avérerait périlleux de s’arrêter à une telle
conclusion. Lisons, en effet, la fin du paragraphe et son enchaînement avec le paragraphe qui
suit:
(30) (a)
(b)
E di già alcuni di quei feudi tanto festori nei quadri avevano preso il volo e
permanevano soltanto nelle tele variopinte e nei nomi. Altri sembravano quelle
rondini settembrine ancor presenti ma di già radunate stridenti sugli alberi, pronte a
partire. Ma ve ne erano tanti; sembrava non potessero mai finire.
Malgrado ciò, la sensazione provata dal Principe entrando nel propio studio fu,
come sempre, sgradevole.
(Gatt45)
Déjà, quelques-uns de ces fiefs si joyeux sur les tableaux avaient pris leur vol, ne
laissant en souvenir que leur nom et ces toiles bariolées. D’autres ressemblaient aux
hirondelles de septembre encore présentes mais déjà réunies à grands cris sur les
toits [sic: réunies sur les arbres, poussant des cris stridents], prêtes à partir. Bah, il y
en avait tant… on avait l’impression qu’on n’en verrait jamais la fin.
Malgré cela, le Prince éprouva, comme d’habitude, en entrant dans son bureau
une impression désagréable.
(Gué37)
Pour saisir la portée de ces lignes, il convient de se reporter au début de (24). Puisque
les bureaux sont encore déserts, le point de vue perceptuel qui garantit l’accès à la scène
décrite se voit attribué, par défaut, à un sujet de conscience quelconque, qui recouvre
n’importe quel observateur potentiel. L’apparition d’un contenu épistémique — quant à la
vanité des activités qu’abritent les bureaux — invite ensuite à fondre dans une même instance
énonciative le porteur du point de vue perceptuel et l’auteur-narrateur 23. Tant qu’on en
23
Sur la distinction entre l’accès perceptuel et l’accès épistémique, et sur les mécanismes par défaut qui président
19
demeure à ce niveau, l’on peut rattacher l’agentivité (non-vériconditionnelle) des entités
peintes à l’activité mentale de l’auteur, dont l’imagination ne doit pas être prise en compte
dans la caractérisation de la vérité narrative: en soi, la manière dont l’auteur pense le monde
fictionnel n’appartient pas à ce monde fictionnel. Mais la fin du paragraphe nous livre un
contenu épistémique qui se situe, de toute évidence, dans l’esprit des Salina eux-mêmes, et du
Prince en particulier; ce contenu rassurant s’oppose d’ailleurs à l’impression désagréable
qu’éprouve le Prince lorsqu’il entre dans son bureau. Par voie de conséquence, l’ensemble du
passage se laisse réinterpréter de telle sorte que le contenu épistémique initial reflète
maintenant le mépris, teinté de dégoût, que don Fabrice réserve aux travaux d’intendance.
Corollairement, le dynamisme agentif des tableaux peut désormais habiter l’imagination du
Prince. Mais s’il en va ainsi, les notations que nous avons analysées traitent bel et bien de la
réalité décrite, dans la mesure où les états mentaux des protagonistes constituent, pour une part
importante, le sujet même d’un roman.
Si nous la reformulons à l’intérieur du cadre théorique précédemment esquissé, notre
analyse revient à soutenir que l’hypothèse (31), adoptée par défaut dans un premier temps,
cédera ensuite la place soit à l’hypothèse (32), soit à l’hypothèse (33)24:
(31)
Lampedusa entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée
« Ces paysans sont des agents ». Il n’est pas nécessaire que cette proposition cachée
fasse l’objet d’un traitement conscient de la part de Lampedusa.
(32)(a)
Le Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Ces
paysans sont des agents ». Il n’est pas nécessaire que cette proposition cachée fasse
l’objet d’un traitement conscient de la part du Prince.
Lampedusa entretient un état mental E’ dont le contenu est la méta-proposition « Le
Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Ces
paysans sont des agents » ». Cette méta-proposition, ainsi que la proposition cachée,
font l’objet d’un traitement conscient de la part de Lampedusa.
(b)
(33)
Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la
proposition cachée « Ces paysans sont des agents ». Il n’est pas nécessaire que cette
proposition cachée fasse l’objet d’un traitement conscient de la part de Lampedusa
ou du Prince.
Il est clair que (33) capte beaucoup mieux que (32) l’identification extrême qui s’observe, dans
ce cas précis, entre l’auteur et son personnage principal.
aux attributions de point de vue, voir Vogeleer (1994).
24
La proposition cachée « Ces paysans sont des agents » capte le fait que l’expérience perceptuelle
correspondante implique deux catégorisations simultanées: les images de paysans sont vues comme des paysans
qui sont vus, en même temps, comme des entités agentives « au travail ». Rien n’empêche que, dans d’autres
circonstances, de véritables paysans soient vus comme des entités non-agentives. Nous reviendrons sur ce point
dans notre conclusion.
20
2.4.
Les contraintes aspectuelles
Dans les formes logiques que nous nous sommes données:
(9’) (a)
SN1 est PP de SN2
La plage est inondée de pétrole
∃s∃s’∃x[Inondant(s) ∧ Thème(s,x) ∧ Inondé(s’) ∧ Thème(s’,la_plage) ∧ RM/C(s,s’) ∧
Pétrole(x)]
(15’)(a’)
SN1 est PP par SN2
(causalité « interne »)
La plage est inondée par le pétrole
∃s∃s’[Inondant(s) ∧ Thème(s,le_pétrole) ∧ Inondé(s’) ∧ Thème(s’,la_plage) ∧
RA(s,s’) ∧ Cause(s,s’)]
(16’)(a)
SN1 est PP de SN2 par SN3
(causalité « externe »)
La plage est inondée de pétrole par la tempête
∃s∃s’∃s’’∃x∃P[Inondant(s) ∧ Thème(s,x) ∧ Inondé(s’) ∧ Thème(s’,la_plage) ∧
P(s’’) ∧ Thème(s’’,la_tempête) ∧ RM/C(s,s’) ∧ Pétrole(x) ∧ Cause(s’’,s)]
l’état s’ de l’entité dénotée par le SN1 sujet, et l’état s de l’entité à laquelle réfère le SN2
complément en de (au génitif) ou en par (avec la « cause interne »), constituent les arguments
respectifs de deux prédicats (ici, « Inondant( ) » et « Inondé( ) »); en outre, s entretient avec s’
l’une des relations génitivales « RM/C» et « RP/T » ou la relation « RA ». La batterie d’exemples
(34) nous montre que cela entraîne des conséquences spécifiques dans les contextes où
interviennent les qualités aspectuelles des entités perçues:
(34) (a)
(a’)
(a’’)
(b)
(b’)
(b’’)
(c)
(c’)
(c’’)
*
*
??
??
Les plafonds sont noircis par la suie
Les plafonds sont noircis de suie (par l’incendie)
Les plafonds sont noirs de suie
Les plafonds sont noircis par les flammes rougeoyantes
Les plafonds sont noircis de flammes rougeoyantes (par l’incendie)
Les plafonds sont noirs de flammes rougeoyantes
Les plafonds sont rougis par les flammes rougeoyantes
Les plafonds sont rougis de flammes rougeoyantes (par l’incendie)
Les plafonds sont rouges de flammes rougeoyantes
Malgré leur caractère assez peu naturel en dehors d’un usage littéraire 25, les phrases
(34c’) et (34c’’) s’avèrent nettement plus acceptables que (34b’) et (34b’’), où le problème naît
de ce que l’aspect des flammes n’est pas inclus dans l’aspect des plafonds. Il ne suffit donc
pas, pour utiliser le génitif dans pareil cas, qu’une entité soit « noircissante » (ou
« rougissante ») et l’autre « noircie » (ou « rougie »); encore faut-il qu’elles soient toutes deux
noires (ou rouges), et que la « noirceur noircissante » (ou la « rougeur rougissante ») se trouve
aspectuellement incluse dans la « noirceur noircie » (ou la « rougeur rougie »)26.
25
La bizarrerie de ces exemples tient à ce qu’ils allient une prédication stative (sont rougis/rouges) à une
prédication processive (rougeoyer).
26
Cette particularité distingue le génitif que nous étudions ici de la construction (i’) — où, selon Englebert (1992:
73-74), la préposition de marquerait « le point de vue ». On a surtout souligné l’affinité entre (i’) et la possession
21
À chaque fois, la version avec par ne crée aucune difficulté. Cependant, le fait qu’une
cause « externe » — par l’incendie — se laisse ajouter dans (34a’) et (34c’) nous fait
soupçonner que la préposition par de (34a) et (34c) pourrait marquer la cause « interne »,
tandis qu’elle marquerait la cause « externe » dans (34b). La série (35) nous aidera à préciser
et à nuancer cette hypothèse:
(35) (a)
(b)
(c)
(d)
(a’)
(b’)
(c’)
(d’)
(a’’)
(b’’)
(c’’)
(d’’)
La cour est ombragée par un mur/une palissade
??* La cour est ombragée d’un mur/d’une palissade
La cour est ombragée d’un voile bleu par un mur/une palissade
??* La cour a été ombragée d’un mur/d’une palissade par le peintre
La cour est ombragée par un sombre mur/une sombre palissade
? La cour est ombragée d’un sombre mur/d’une sombre palissade
La cour est ombragée d’un voile bleu par un sombre mur/une sombre palissade
? La cour a été ombragée d’un sombre mur/d’une sombre palissade par le peintre
La cour est ombragée par ce mur blanc qu’éclaire le soleil
??* La cour est ombragée de ce mur blanc qu’éclaire le soleil
La cour est ombragée d’un voile bleu par ce mur blanc qu’éclaire le soleil
??* La cour a été ombragée de ce mur blanc qu’éclaire le soleil par le peintre
(35b’) se révèle plus acceptable que (35b) parce que l’adjonction de l’adjectif sombre
aide à ce que s’établisse, entre l’état de l’entité ombrageante et celui de l’entité ombragée,
l’inclusion aspectuelle qui faisait défaut. Pour la même raison, je ne puis prononcer (35b’’)
tout en désignant à quelqu’un le mur qui ombrage une cour que ni lui ni moi ne saurions voir;
car l’état de l’entité ombrageante et celui de l’entité ombragée ne rentrent plus dans le rapport
d’inclusion aspectuelle exigé par de tels contextes. On observe les mêmes écarts
d’acceptabilité entre (35d,d’’) et (35d’)27.
De nouveau, les exemples avec par n’exhibent aucune différence de cet ordre. Si l’on
peut admettre que par marque la cause « externe » dans (35a) et (35a’’), (35a’) nous confronte
à un problème plus délicat. Le fait que (35b’) et (35c’) sont d’une acceptabilité presque égale
— alors que (35b) et (35b’’) contrastent nettement avec (35c) et (35c’’) — indique, à notre
sens, que (35a’) oscille entre deux interprétations: l’une avec causalité « interne », (35a’) se
rangeant alors au côté de (35b’,d’); l’autre avec causalité « externe », (35a’) se rangeant alors
au côté de (35c’). Pour que l’interprétation à causalité « interne » soit possible, il faut, en
principe, qu’une harmonie aspectuelle vienne s’ajouter à la relation d’agrégation. Dans (35a)
et (35a’’), l’agrégation (par voisinage) de la cour et du mur s’accompagne d’une absence
d’harmonie aspectuelle, ou d’une dysharmonie aspectuelle, qui rend la lecture à causalité
« interne » peu vraisemblable, voire impossible.
inaliénable (cf. Frei 1939, Fillmore 1968, Siloni 2002). Mais si ce paramètre contribue effectivement à opposer
les deux structures, comme en témoigne la paire (ii-ii’), on n’a pas commenté, à notre connaissance, le contraste
entre (iii) et (iii’):
(i)
Le mur est noir de suie
(i’)
Marie est noire de cheveux
(ii) * Le mur a la suie noire
(ii’) Marie a les cheveux noirs
(iii) Le mur est noirci de suie/par la suie
(iii’) * Marie est noircie de cheveux/par les cheveux/par ses cheveux
27
La phrase (35c’’), qui s’aligne sur (35c) et (35c’), peut produire un effet curieux, dans la mesure où les deux
notations de couleur qui s’y combinent ne sauraient refléter, l’une et l’autre, le point de vue d’un observateur qui,
in situ, accéderait à la scène décrite par une voie perceptuelle: pour interpréter (35c’’), il faut supposer que l’une,
au moins, de ces notations procède de l’accès épistémique en vertu duquel le locuteur « sait » (mais ne voit pas in
situ) que l’entité en question a telle ou telle couleur.
22
Autrement dit, le génitif et la cause « interne » semblent bien obéir à des contraintes
spécifiques dans les contextes de perception. Le génitif impose que la qualité aspectuelle de
l’état s (de l’entité à laquelle réfère le SN2 complément) soit incluse, à l’intérieur d’une
« Gestalt », dans celle de l’état s’ (de l’entité dénotée par le SN1 sujet). La cause « interne »
impose que les qualités aspectuelles de s et s’ s’harmonisent à l’intérieur d’un tout formé par
agrégation. La cause « externe », quant à elle, tolère la compatibilité aspectuelle des trois
entités concernées, mais elle interdit qu’un rapport d’inclusion ou d’harmonie aspectuelle
s’instaure entre l’état s’’ (de l’entité dénotée par le SN3 complément en par) et l’état s’ (de
l’entité dénotée par le SN1 sujet)28.
Il Gattopardo nous fournit, de nouveau, un exemple qui illustre à merveille la portée
littéraire de ce phénomène:
(36) (a)
(b)
Intorno ondeggiava la campagna funerea, gialla di stoppie, nera di restucce bruciate;
il lamento delle cicale riempiva il cielo; era come il rantolo della Sicilia arsa che alla
fine di agosto aspetta invano la pioggia.
(Gatt70)
Aux alentours, la campagne funèbre ondoyait, jaune de chaume et noire de barbes
d’épis calcinés.
La lamentation des cigales emplissait le ciel; on aurait dit le râle de la Sicile
brûlée qui, à la fin d’août, attend vainement la pluie.
(Gué55)
(36) décrit la campagne sicilienne à la fin du mois d’août 1860. Les tiges coupées qui
subsistent après la moisson ne recouvrent donc pas le sol d’un jaune continu; et leur couleur se
mêle au noir des barbes d’épis calcinés. Pour rendre le syntagme gialla di stoppie
(littéralement, « jaune de chaumes »), la traductrice a choisi le singulier massif chaume, alors
que le recours au pluriel massif chaumes aurait permis de maintenir le parallélisme entre les
deux génitifs. D’après tous les locuteurs francophones que nous avons interrogés, l’expression
jaune de chaume tend à suggérer, sauf indication contraire, que la couleur des champs est
uniforme. Par contre, la version au pluriel favorise — sauf indication contraire, de nouveau —
28
L’analyse que vous venons d’esquisser a pour conséquence principale que des énoncés comme (i-i’) sont très
vraisemblablement ambigus entre une lecture à causalité « interne » (cf. ii-ii’) et une lecture à causalité « externe »
(cf. iii-iii’):
(i)
La plage est inondée par le pétrole
(i’)
La ville est baignée par la lumière
(ii)
La plage a été inondée de pétrole par la tempête
(ii’) La ville est baignée de lumière par le soleil
(iii) La plage a été inondée d’une pellicule brune par le pétrole qui s’échappait de l’épave
(iii’) La ville est baignée d’un voile d’or par la lumière du soleil
La raison en est que le pétrole, mais aussi la lumière, peuvent être affectés d’un dynamisme qui les fait passer de
l’état s’’ de la cause « externe » à l’état s de la cause « interne » (sur le mouvement « fictif » de la lumière, voir
Talmy 1996, Martin & Dominicy 2001b). La lecture « externe » est nettement favorisée par un passif processif;
mais comme le montrent (i’) ou les exemples (35a, 35a’’), il ne s’agit pas là d’une condition nécessaire. Par
ailleurs, l’inacceptabilité de (iv) et (iv’):
(iv) ??? La salle est baignée par le projecteur
(iv’) * La salle est baignée par l’éclairagiste
s’explique par la conjonction de deux contraintes liées au participe baigné. L’interprétation à causalité « interne »
est exclue parce qu’un projecteur ou un éclairagiste ne peut se voir affecté d’un dynamisme qui le ferait passer de
s’’ à s; l’interprétation à causalité « externe » se trouve bloquée parce que l’explicitation du génitif s’avère
impérative quand la cause « externe » ne saurait exhiber un tel dynamisme (cf. note 19). Si (iv) est meilleur que
(iv’), cela tient dans doute au fait que le SN le projecteur se laisse plus facilement interpréter en termes
métonymiques (« la lumière du projecteur »).
23
une structure aspectuelle formée de surfaces ou de lignes dispersées; rappelons-nous le rôle
joué, en (24a), par le pluriel trine (« dentelles ») 29.
Comme dans l’extrait (24), le contenu perceptuel et la perspective restitués par le texte
semblent devoir être attribués, en première instance, à un sujet de conscience confondu avec
l’auteur — celui-ci étant responsable des évaluations épistémiques qui entourent les notations
de couleur. On obtiendrait donc, dans l’approche que nous défendons:
(37)
Lampedusa entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le
jaune et noir des chaumes et des barbes d’épis calcinés est inclus dans l’aspect jauninoirci de la campagne ». Il n’est pas nécessaire que cette proposition cachée fasse
l’objet d’un traitement conscient de la part de Lampedusa.
Mais cette hypothèse par défaut se voit remise en question à presque deux cents pages
de distance:
(38) (a)
(b)
Quella tonalità solare, quel variegare di brillii e di ombre fecero tuttavia dolere
il cuore di don Fabrizio, che se ne stava nero e rigido nel vano di una porta: in quella
sala eminentemente patrizia gli venivano in mente immagini campagnole: il timbro
cromatico era quello degli sterminati seminai attorno a Donnafugata, estatici,
imploranti clemenza sotto la tirannia del sole: anche in questa sala, come nei feudi a
metà agosto, il raccolto era stato compiuto da tempo, immagazzinato altrove e, come
là, ne rimaneva soltanto il ricordo nel colore delle stoppie, arse d’altronde e inutili.
Il valzer le cui note traversavano l’aria calda gli sembrava solo una stilizzazione di
quell’incessante passaggio dei venti che arpeggiano il propio lutto sulle superficie
assetate, ieri, oggi, domani, sempre, sempre, sempre.
(Gatt263-264)
Cette tonalité solaire, ces chatoiements d’ombres et de lueurs firent à leur tour
[sic: pourtant] souffrir don Fabrice, qui se tenait, noir et raide, sur le seuil [sic: dans
l’embrasure d’une porte]. Devant ce décor, éminemment patricien, des images
campagnardes lui venaient à l’esprit: il retrouvait le chromatisme des chaumes qui
s’étendent à l’infini autour de Donnafugata, extatiques, implorant la clémence d’un
ciel sans pitié. Dans cette salle, comme dans les fiefs à la mi-août, la récolte avait
été faite depuis longtemps, et engrangée ailleurs; il ne restait, ici comme là-bas, que
son souvenir, cette couleur de chaume brûlé et inutile. Les valses, dont les notes
traversaient l’air chaud, lui semblaient la stylisation du passage incessant des vents
en deuil jouant de la harpe sur la plaine assoiffée, hier, aujourd’hui, demain,
toujours, toujours.
(Gué203)
Ce passage se situe à l’intérieur du long épisode du bal (novembre 1862), que beaucoup
connaissent par le film de Visconti. Une nouvelle fois, Fanette Pézard a substitué le singulier
chaume au pluriel stoppie — avec la particularité supplémentaire que ce dernier terme, défini
dans la version italienne, devient indéfini en français. On perd ainsi un effet crucial, qui tient
au contraste entre la couleur uniforme et pleine des champs avant la récolte, et la couleur plus
29
Grâce au moteur de recherche « Google », nous avons pu vérifier sur Internet que le syntagme giallo/a/i/e di
stoppie est d’usage pour décrire les champs moissonnés de la Sicile ou de la Sardaigne (voir aussi note 34). On
trouve le singulier stoppia chez Pirandello:
Nella notte chiara splendevano limpide le stelle maggiori; la luna accendeva sul mare una
fervida fascia d’argento; dai vasti piani gialli di stoppia si levava tremulo il canto dei grilli, come un
fitto, continuo scampanellio.
(Scia, chapitre III)
mais, dans ce cas, le caractère fragmenté des chaumes s’efface devant une fusion chromatique créée par
l’ambiance d’une nuit éclairée d’étoiles, et par la lumière de la lune, qui couvre aussi la mer d’un « ruban
argenté ».
24
faible et plus fragmentaire des chaumes laissés par la moisson30. De surcroît, le texte français
ne reprend pas le connecteur d’altronde « d’ailleurs », qui vient confirmer la dynamique
argumentative de ce contraste (Ducrot et al. 1980). Nous proposerions, pour notre part, de
traduire comme suit:
(38) (b’)
Dans cette salle, comme dans les fiefs à la mi-août, la récolte avait été faite depuis
longtemps, et engrangée ailleurs; il n’en restait ici, comme là-bas, que le souvenir,
dans la couleur des chaumes — d’ailleurs brûlés et inutiles.
On comprend, dès lors, pourquoi le connecteur tuttavia « pourtant » — que la
traductrice n’a pas identifié — apparaît au début de l’extrait. Le décor du paragraphe
précédent est fait d’un or « usé » (consunto), « pâle comme les cheveux de certaines fillettes du
Nord», qui se détache sur un fond plus sombre. Cette propriété aspectuelle est interprétée,
dans les termes positifs d’une « pudeur […] qui montre sa beauté et fait oublier sa valeur », par
un sujet de conscience indéterminé qu’on identifiera d’abord à l’auteur. Avec le passage à la
ligne, l’évaluation — qui s’effectue désormais dans l’esprit du Prince (le discours indirect libre
nous l’indique) — devient dysphorique, et le souvenir du paysage traversé en août 1860
remplace les cheveux par les chaumes, et le fond sombre par la brûlure des tiges et des épis.
Un peu plus loin encore (Gatt265; Gué204), les habits noirs des danseurs rappellent au Prince
ces corneilles « funèbres » contre lesquelles le chien Bendicò aboyait dans la désolation de
l’été 1860 (Gatt69; Gué54-55). Autrement dit, un basculement opère: le point de vue
perceptuel d’un sujet de conscience quelconque, présent in situ et identifiable à l’auteur par
défaut, s’efface devant le point de vue, plus complexe, du Prince, où la scène perçue in situ se
voit associer des contenus épistémiques qui réactivent une expérience de perception inscrite
dans la mémoire épisodique. Cette lecture nous contraint, bien sûr, à revenir sur notre
hypothèse initiale, et à attribuer à don Fabrice les contenus perceptuels et épistémiques de
l’extrait (36), ainsi que la perspective et la proposition cachée qui s’y trouvent véhiculées.
L’hypothèse (37) doit donc céder la place à (39) ou à (40):
(39) (a)
(b)
(40)
Le Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le
jaune et noir des chaumes et des barbes d’épis calcinés est inclus dans l’aspect jauninoirci de la campagne ». Il n’est pas nécessaire que cette proposition cachée fasse
l’objet d’un traitement conscient de la part du Prince.
Lampedusa entretient un état mental E’ dont le contenu est la méta-proposition « Le
Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le
jaune et noir des chaumes et des barbes d’épis calcinés est inclus dans l’aspect jauninoirci de la campagne » ». Cette méta-proposition, ainsi que la proposition cachée,
font l’objet d’un traitement conscient de la part de Lampedusa.
Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la
proposition cachée « Le jaune et noir des chaumes et des barbes d’épis calcinés est
inclus dans l’aspect jauni-noirci de la campagne ». Il n’est pas nécessaire que cette
proposition cachée fasse l’objet d’un traitement conscient de la part de Lampedusa
ou du Prince.
Mais il y a plus. Si don Fabrice prend alors conscience de ce que la couleur de la terre
sicilienne au mois d’août est aussi celle des décors où survit, pour peu de temps encore, l’éclat
30
Il nous semble peu opportun de désigner au moyen de l’expression française chaumes les champs que l’original
italien nomme seminai (pluriel de seminàio, littéralement « champ semé »); nous préférerions parler de champs
moissonnés.
25
« pudique » de la noblesse, cela signifie qu’il faut lui attribuer, en même temps qu’à l’auteur,
une proposition très complexe qui fait l’objet, chez l’autre et chez l’autre, d’un traitement
nécessairement conscient:
(41)
« La couleur de la terre Sicilienne au mois d’août — faite du jaune et du noir des
chaumes et des barbes d’épis calcinés, et de l’aspect jauni-noirci de la campagne —
est celle du décor où se déroule le bal»
Il nous paraît donc envisageable qu’à ce stade de la narration, l’auteur fasse parvenir à la
conscience du Prince une proposition cachée dont il était lui-même déjà conscient:
(40’)
Le Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le
jaune et noir des chaumes et des barbes d’épis calcinés est inclus dans l’aspect jauninoirci de la campagne ». Cette proposition cachée faisait auparavant l’objet d’un
traitement conscient de la part du seul Lampedusa, et elle fait maintenant l’objet
d’un traitement conscient de la part du Prince.
ou — autre option — que l’un et l’autre en arrivent à un rapport empathique où, « en
commun », ils appliquent un traitement conscient à une proposition cachée qu’ils avaient
d’abord traitée de manière non-consciente:
(40’’)
Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la
proposition cachée « Le jaune et noir des chaumes et des barbes d’épis calcinés est
inclus dans l’aspect jauni-noirci de la campagne ». Cette proposition cachée faisait
auparavant l’objet d’un traitement non-conscient de la part de Lampedusa et du
Prince, et elle fait maintenant l’objet d’un traitement conscient de la part de
Lampedusa et du Prince.
Une fois que nous avons dégagé la valeur symbolique de cette configuration
aspectuelle, trois autres passages du roman acquièrent une pertinence toute particulière:
(42) (a)
(b)
(43) (a)
(b)
Nel fondo una Flora chiazzata di lichene giallo-nero esibiva rassegnata i suoi vezzi
piú che secolari; dai lati due panche sostenevano cuscini trapunti ravvoltolati,
anch’essi di marmo grigio; ed in un angolo l’oro di un albero di gaggía intrometteva
la propria allegria intempestiva. Da ogni zolla emanava la sensazione di un desiderio
di bellezza presta fiaccato dalla pigrizia.
(Gatt21-22)
Au fond, une Flore de marbre gris, éclaboussée de lichen jaune et noir, exhibait avec
résignation des appas plus que séculaires; de chaque côté, deux bancs supportaient
des coussins brodés et enroulés, taillés dans le même marbre. Dans un coin, la tache
d’or d’une cassie jetait une note d’allégresse intempestive. De chaque motte de terre
semblait germer un désir de beauté, tôt fané par la paresse.
(Gué19)
Malgrado ciò, la sensazione provata dal Principe entrando nel propio studio fu,
come sempre, sgradevole. Nel centro della stanza torregiava una scrivania con
diecine di cassetti, nicchie, incavi, ripostigli e piani ribaltabili: la sua mole di legno
giallo a intarsi neri era scavata e truccata come un palcoscenico, piena di trappole, di
piani scorrevoli, di accorgimenti di segretezza que nessuno sapeva piú far funzionare
tranne i ladri.
(Gatt45)
Malgré cela, le Prince éprouva, comme d’habitude, en entrant dans son bureau
une impression désagréable. Au centre de la pièce trônait un secrétaire avec des
26
dizaines de tiroirs, de niches, de casiers, de cachettes, de tablettes culbutantes: sa
masse de bois jaune à inscrustations noires était creusée et truquée comme une scène
de théâtre, pleine de trappes, de plans à glissières, de dispositifs secrets que personne
ne savait plus faire fonctionner, sauf les voleurs.
(Gué37-38)
(44) (a)
(b)
Angelica giunse alle sei di sera, in bianco e rosa; le soffici treccie nere ombreggiate
da una grande paglia ancora estiva sulla quale grappoli d’uva artificiali e spighe
dorate evocavano discrete i vigneti di Gibildolce ed i granai di Settesoli. (Gatt167)
Angélique arriva à six heures du soir, vêtue de blanc et de rose; ses épaisses tresses
noires étaient ombragées par un grand chapeau de paille encore estival, sur lequel
des grappes de raisin artificiel et des épis dorés évoquaient discrètement les
vignobles de Gibildolce et les greniers de Settesoli.
(Gué130)
(42) nous ramène en mai 1860: le Prince descend dans le jardin où, un mois
auparavant, on a découvert le cadavre mutilé et nauséabond d’un jeune soldat. La statue de
Flore, taillée dans un marbre gris, porte des éclaboussures dont l’aspect jaune et noir est celui
du lichen qui la macule çà et là. Mais, contrairement à la traduction française, le texte italien
ne mentionne le marbre et sa qualité aspectuelle que plus tard, à propos des bancs et de leurs
coussins sculptés. Ce décalage assure au mélange du jaune et du noir une saillance confirmée,
ensuite, par un geste apparemment anodin du Prince qui, au milieu de la méditation où l’a
plongé le souvenir du mort, gratte les pieds de la Flore pour en enlever un peu de lichen
(Gatt24; Gué20). Dans cette scène très courte, la couleur prototypique de la terre sicilienne
recouvre autre chose — un marbre gris qui signifie peut-être « un désir de beauté, tôt fané par
la paresse », en même temps que la vague nostalgie d’une antiquité mythique31. Mais rien
n’indique que, dès ce moment, l’auteur ou le personnage prennent conscience de ce contenu
symbolique.
(43) s’ouvre par le changement de paragraphe que nous avons commenté quand nous
avons traité de l’extrait (24). Le point de vue perceptuel et épistémique de don Fabrice lui fait
considérer le secrétaire jaune et noir comme un tissu de pièges que les voleurs seuls savent
encore éviter et exploiter. L’instant d’après, le Prince reçoit don Ciccio Ferarra, le comptable
à « l’âme rapace et pleine d’illusions d’un libéral », puis ce Russo, aux « yeux avides sous un
front sans remords », qui le vole éhontément et qui tente, en sous-main, d’acheter le fief
d’Argivocale (Gatt46-49; Gué38-40). Le meuble devient ainsi, avec ses teintes mêlées, le
symbole de la Sicile elle-même, livrée à des profiteurs qui annoncent, par leur astuce cynique,
la figure de don Calogero Sedàra32. Fait symptomatique, c’est ce dernier qui, au moment du
bal (extrait 38), réveillera chez le Prince le souvenir des corneilles, quand il appréciera en
termes monétaires la décoration toute dorée de la salle où évoluent les danseurs aux habits
noirs (Gatt264; Gué204). Si don Fabrice prend nécessairement conscience de l’évaluation
épistémique qu’il applique au secrétaire jaune et noir, rien n’indique, de nouveau, que le
contenu symbolique de ces couleurs mêlées lui apparaisse à cet instant.
Venons-en alors à (44). Quoique le participe ombreggiato et son analogue français
ombragé puissent se combiner avec le génitif comme avec la cause (« interne » ou « externe »),
l’emploi de di ou de se revèlerait parfaitement incongru dans ce cas:
(44’)(a)
31
??? […] le soffici treccie nere ombreggiate di una grande paglia ancora estiva […]
Voir, par exemple, le passage où don Fabrice et Tumeo marchent dans les traces des chasseurs antiques
(Gatt125; Gué98-99).
32
On regrettera d’autant plus, au vu de ces observations, que la traductrice ait omis de reprendre, en (24b), la
couleur noir et or des encadrements.
27
(b)
??? […] ses épaisses tresses noires étaient ombragées d’un grand chapeau de paille
encore estival […]
Le chapeau de paille ne saurait apparaître comme la partie d’un tout qui serait constitué des
tresses noires. A fortiori, aucune inclusion aspectuelle ne saurait s’instaurer entre ces deux
ingrédients. En raison de leur voisinage, ils sont susceptibles de former un agrégat; mais
comme il s’agit d’« appendices »33 périphériques par rapport à la tête ou au visage, leur
regroupement fournit une figure incomplète; et leurs composantes aspectuelles ne
s’harmonisent pas en un aspect unitaire34. Dans notre cadre théorique, cette observation se
laisse capter, en première instance, par l’une des hypothèses (45), (46) ou (47):
(45)
Lampedusa entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le
jaune du chapeau et le noir des tresses se jouxtent sans d’harmoniser ». Il n’est pas
nécessaire que cette proposition cachée fasse l’objet d’un traitement conscient de la
part de Lampedusa.
(46) (a)
Le Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le
jaune du chapeau et le noir des tresses se jouxtent sans s’harmoniser ». Il n’est pas
nécessaire que cette proposition cachée fasse l’objet d’un traitement conscient de la
part du Prince.
Lampedusa entretient un état mental E’ dont le contenu est la méta-proposition « Le
Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le
jaune du chapeau et le noir des tresses se jouxtent sans s’harmoniser » ». Cette métaproposition, ainsi que la proposition cachée, font l’objet d’un traitement conscient de
la part de Lampedusa.
(b)
(47)
Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la
proposition cachée « Le jaune du chapeau et le noir des tresses se jouxtent sans
s’harmoniser ». Il n’est pas nécessaire que cette proposition cachée fasse l’objet
d’un traitement conscient de la part de Lampedusa ou du Prince.
L’absence d’une quelconque harmonie aspectuelle plaide en faveur de l’idée que la
préposition da/par de (44) marque la cause « externe »; mais, à l’inverse, le fait que le chapeau
et les tresses se jouxtent nous incite à envisager une interprétation plus complexe, où la cause
« interne » se maintiendrait malgré une violation des contraintes aspectuelles précédemment
dégagées. Le choix de la cause « externe » autorise une rationalisation assez immédiate: le
33
Sur la notion d’« appendice », voir Chisholm (1990). Lorsque nous sommes confrontés au canard/lapin
— exemple favori de Wittgenstein (1961) — nous voyons un lapin si nous traitons les deux excroissances
appariées comme des appendices (des oreilles); dans le cas contraire, nous voyons un bec, et donc un canard.
34
L’analyse que nous appliquons aux exemples (36) et (44) nous semble confirmée par l’attestation suivante,
empruntée au roman Cenere de Grazia Deledda:
(a)
La corriera attraversava le tancas selvaggie, gialle di stoppie e di sole ardente, qua e là ombreggiate
da macchie di olivastri e di querciuoli.
(Cen, partie II, chapitre VII)
(b)
La voiture de poste traversait les tancas sauvages, étendues jaunes couvertes de chaume et de soleil
brûlant, tachetées çà et là par les ombres des oliviers sauvages et des jeunes chênes.
(Br202)
Comme chez Lampedusa, nous sommes à la fin du mois d’août. Les tancas (terrains enclos des campagnes
sardes) prennent alors la couleur jaune des chaumes et du soleil brûlant; en renonçant à traduire littéralement le
tour génitival gialle di stoppie e di sole ardente, la version française brouille l’inclusion du jaune (des chaumes et
du soleil) dans l’aspect jauni des terrains. Vient ensuite, dans la même phrase, une construction où la préposition
da/par pourrait céder la place à di/de. Le fond jaune des tancas, et la couleur des arbres qui les ombragent çà et
là, forment un agrégat; le contraste de leurs qualités aspectuelles respectives se résout dans l’harmonie d’un aspect
« tacheté » — ce que la traductrice a bien rendu.
28
sujet de perception aperçoit, d’un seul regard, le chapeau de paille et une partie, au moins, des
surfaces que ce même chapeau ombrage; les cheveux noirs d’Angélique, qui se situent parmi
ces surfaces, perdent de leur éclat parce qu’ils sont ombragés. En revanche, l’alliance difficile
de la causalité « interne » et de la dysharmonie aspectuelle ouvre la voie à une lecture
symbolique où le jaune du chapeau et le noir des tresses fonctionnent comme des qualités et
des entités qui, tout en se jouxtant, n’arrivent pas à s’harmoniser — où, donc, un conflit se
noue entre deux valeurs dont le contenu précis resterait à déterminer. On comprendrait mieux,
dans pareille éventualité, que Lampedusa ait isolé, à l’intérieur d’une zone ombragée qui
recouvre tout ou partie de la tête, les tresses de couleur noire plutôt que la peau blanche du
visage, du front, de la nuque,…, comme on s’y serait attendu. Les tresses, loin de renvoyer
métonymiquement à l’ensemble de la tête, s’offrent au sujet de perception avec leurs qualités
propres, de teinte mais aussi d’épaisseur; et c’est leur rapport problématique au chapeau de
paille jaune qu’il convient d’interpréter.
Pour aller plus loin, il nous faut replacer (44) dans son contexte narratif. L’extrait se
rapporte à la première visite qu’Angélique fait, vers octobre 1860, à la famille Salina en tant
que récente fiancée de Tancrède Falconeri. Le contraste entre le jaune du chapeau et de ses
épis dorés, et le noir des tresses, nous renvoie d’abord — et de manière explicite — à la
succession inéluctable de l’été et de l’automne. Mais, comme précédemment, il reflète aussi
les états mentaux du Prince Salina. Celui-ci n’est pas insensible au charme d’Angélique — et,
notamment, à « la masse de ses cheveux couleur de nuit, enroulés en vagues suaves » (Gatt96;
Gué76), au « parfum » et à « l’onde nocturne [de ses] cheveux » (Gatt265, 270; Gué204, 208).
Mais à voir le chapeau de paille, il ne peut que revivre le dégoût qui a failli l’envahir au
moment où don Calogero Sedàra, le père d’Angélique, lui annonçait, avec « une vulgarité
ignare », que les terres de Settesoli et de Gibildolce formeraient la dot de la jeune fille
(Gatt158; Gué123-124). En d’autres termes, la dysharmonie aspectuelle qui se laisse déceler
in situ évoque des contenus épistémiques axiologiquement opposés et les expériences
perceptuelles, inscrites dans la mémoire épisodique, qui se trouvent liées à ces contenus. Dans
cette optique, l’adjonction de discrete « discrètement » obéit moins à un souci d’adéquation
descriptive qu’à une volonté de garantir la cohérence émotive du paragraphe: en effet,
quelques lignes plus loin, don Fabrice cède tout entier à l’affection sensuelle qu’il éprouve
pour Angélique35. Mais il reste qu’on ne sait trop à qui attribuer cette adjonction: à l’auteur
seul, qui ferait alors preuve d’une ironie distanciée? ou aussi au Prince, qui surmonterait
consciemment son aversion pour la vulgarité des Sedàra? Rien ne nous autorise, par ailleurs, à
affirmer qu’à ce stade, le Prince Salina établisse quelque rapport entre son expérience présente
et les différentes valeurs symboliques que peut revêtir l’alliance, harmonieuse ou conflictuelle,
du jaune et du noir.
Quoi qu’il en soit, de telles observations nous poussent, logiquement, à écarter
l’hypothèse (45), et à remplacer (47) par (47’):
(47’)
Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la
proposition cachée « Le jaune du chapeau et le noir des tresses se jouxtent sans
s’harmoniser ». Cette proposition cachée fait l’objet d’un traitement conscient de la
part de Lampedusa et du Prince.
Nous opterons pour (46) ou pour (47’) en fonction de l’ancrage énonciatif que nous
reconnaîtrons à discrete « discrètement »: dans le chef de Lampedusa, uniquement (46); ou
dans le chef de l’auteur et de son personnage (47’).
35
À l’instant même de sa mort, don Fabrice voit apparaître une figure féminine qui porte un chapeau de paille
(Gatt297; Gué228).
29
Les passages que nous venons de commenter nous aident à prendre une pleine mesure
des variations axiologiques qui peuvent affecter certaines notations perceptuelles. Le jaune,
couleur euphorique des récoltes à moissonner, devient symbole de mort quand l’esprit du
Prince l’associe à l’or et aux champs de blé dont s’emparent, peu à peu, les nouveaux riches;
l’aspect plus dispersé et plus éteint que ce même jaune revêt sous l’espèce des chaumes coupés
apparaît, selon les contextes, comme un signe de décadence ou comme la revendication d’une
noble « pudeur ». Le noir « funèbre » des corneilles, et des barbes d’épis calcinés, habille en
d’autres endroits les hommes élégants — dont le Prince; et c’est aussi le trait aspectuel le plus
saillant dans la trouble beauté d’Angélique. À l’intérieur de cet espace complexe, beaucoup
des effets de perspective liés aux propositions cachées semblent, comme les valeurs
symboliques attachées à telle ou telle caractéristique aspectuelle, faire d’abord l’objet d’un
traitement non-conscient — dans l’esprit du personnage, certainement; dans l’esprit de
l’auteur, peut-être. Mais le roman de Lampedusa se singularise par le fait remarquable que,
durant l’épisode du bal, les perspectives et les symboles surgissent ou resurgissent dans la
conscience du Prince — quand il découvre l’analogie de la terre sicilienne et des décors
princiers (extrait 38); — quand don Calogero lui rappelle, par sa réflexion malvenue, les
corneilles d’août 1860, mais aussi tous les profiteurs du Risorgimento et (qui sait?) le
secrétaire jaune et or (Gatt264; Gué204); — quand, une dernière fois, il appuie son menton sur
les cheveux noirs d’Angélique (Gatt270; Gué208). Il n’est pas interdit de croire que, sur ce
point, les états mentaux des princes Salina et Lampedusa ont suivi des itinéraires parfois très
proches.
3.
Pour conclure
Tous les extraits pertinents que nous avons empruntés à Lampedusa se situent dans un
contexte où le sujet de conscience — quel qu’il soit — accède à une scène par la perception, et
« voit » certaines entités « comme » possédant telle ou telle propriété. Il est en effet question
de:
(48)(a)
(b)
(c)
« voir » les images de paysans « comme » de véritables paysans et « comme » des
agents;
« voir » le jaune et noir des chaumes et des barbes d’épis calcinés « comme » inclus
dans l’aspect jauni-noirci de la campagne;
« voir » le jaune du chapeau et le noir des tresses « comme » des aspects qui se
jouxtent sans s’harmoniser.
Wittgenstein, on le sait, s’est vigoureusement insurgé contre l’idée selon laquelle « voir »
quelque chose « comme… » reviendrait à « voir » quelque chose, et à juger ensuite que ce
quelque chose appartient à telle ou telle catégorie36. Par exemple, « voir » des images de
paysans « comme » de véritables paysans et « comme » des entités agentives ne consiste pas à
« voir » ces images et à juger ensuite qu’elles appartiennent à la catégorie des paysans et à
celle des entités agentives. Il s’agit plutôt d’une manière de « voir » tout court, qui se
distinguera de la manière dont un dessinateur pourra « voir » tout court, lui aussi, ces mêmes
figurations graphiques. En faisant l’hypothèse que le sujet de conscience entretient un état
mental E dont le contenu est une proposition cachée, nous n’entendons pas nous opposer — ni
nous rallier, d’ailleurs — à Wittgenstein. L’auteur ou son personnage « voit » des images de
paysans « comme » des paysans et « comme » des entités agentives; il est concevable que, dans
36
Voir Wittgenstein (1961, 1971, 1985, 1989-94). Sur ce thème, on pourra consulter Livet (2000) et Monnoyer
(2002).
30
la réalité ou dans le monde de la fiction, ce sujet de conscience « voie » tout court, et d’une
certaine manière, les objets en cause. Mais nous ne lui assignons l’état mental E qu’à partir du
moment où a été produit un énoncé dont la forme linguistique véhicule la proposition cachée.
En d’autres termes, le langage ne réduplique pas l’expérience perceptuelle; il en fournit une
représentation, dont certaines composantes, au moins, peuvent être soumises à un traitement
non-conscient. Il reste qu’une proposition cachée, même traitée de manière non-consciente,
doit constituer le contenu d’un état E, entretenu par l’auteur ou par le personnage, puisqu’elle
parviendra parfois à sa conscience en un autre endroit du texte.
Dans deux recherches antérieures (Martin & Dominicy 2001a, 2001b), nous nous
sommes interrogés, en usant d’une terminologie moins précise, sur le statut (vériconditionnel
ou non-vériconditionnel) que revêtent les assignations d’états mentaux véhiculées par le choix
de tel ou tel item appartenant à la classe fermée. Nous avons envisagé, à cette occasion, une
option théorique extrême — inspirée de Dennett (1990) — qui consisterait à dénier tout
impact vériconditionnel à ces assignations d’états mentaux. Pareille position nous paraît
tenable pour ce qui touche à un secteur de la conversation ordinaire: si un locuteur produit un
énoncé qui véhicule une proposition cachée P, la méta-proposition P’ de la forme « Le locuteur
entretient l’état mental E dont le contenu est la proposition cachée P » ne figure pas parmi les
conditions de vérité de l’énoncé37. Il en va tout autrement, par contre, dans la narration, où
l’auteur attribue souvent à l’un ou l’autre de ses personnages des états mentaux portant sur des
propositions cachées. Nous pouvons comprendre, en ce sens, que certaines composantes
sémantiques du langage s’avèrent, dans un échange quotidien, à la fois non-vériconditionnelles
et néanmoins « réalistes ». Pour dire les choses brutalement, les états mentaux que le locuteur
s’auto-assigne par le biais du « dire sans vouloir dire » passent, grâce à la fiction, d’une
« réalité » soustraite à la dimension vériconditionnelle vers une « réalité » qui n’est plus
dissociable de la vérité narrative. Le principal enjeu philosophique de notre enquête tient alors
en une seule question: lorsqu’un locuteur ordinaire use du « dire sans vouloir dire » afin
d’attribuer des états mentaux à d’autres sujets de conscience, ses énoncés s’alignent-t-il sur les
auto-attributions, ou se rangent-t-il au côté des attributions fictionnelles? Le sens commun,
que Dennett s’attache à combattre, veut que ces énoncés participent des deux: aussi
« réalistes » que les auto-attributions, ils prétendent, pour ce qui concerne les attributions à
autrui d’états mentaux, à la vérité que les énoncés fictionnels tenteraient d’atteindre si, ne
« feignant » pas, leur auteur accomplissait ses actes illocutoires et perlocutoires avec succès et
sans défaut.
Quelle que soit l’issue de ces débats ontologiques, il demeurera que les énoncés qui
véhiculent, par le biais du « dire sans vouloir dire », la perspective du locuteur sur le monde
peuvent être vrais quand bien même ni ce locuteur, ni aucun autre individu ne saisit, de
manière consciente ou non-consciente, les propositions cachées. Cette situation banale
s’observe lorsque le locuteur — par exemple, s’il n’est pas natif et/ou n’a pas atteint l’âge
adulte — ne maîtrise que partiellement les dimensions non-vériconditionnelles des expressions
qu’il utilise, et que, par ailleurs, aucun autre individu ne peut, en raison de son arrière-plan
épistémique, se voir attribuer des états mentaux qui prennent les propositions cachées pour
contenu. L’existence d’une perspective dans le chef du locuteur n’exige donc pas qu’une
37
La situation se complique lorsque l’énoncé combine une auto-attribution véhiculée par une proposition cachée à
une auto-attribution que le locuteur explicite à l’aide d’un prédicat psychologique. Dans des exemples tels que
(i-ii):
(i)
Je suis gênée par son cadeau
(ii)
Je suis gênée de son cadeau
le choix de la préposition détermine une perspective qui permet une identification fine de l’état mental que le
locuteur s’auto-attribue. Pour une discussion de ce problème, voir Martin (2002a), Martin & Dominicy (2001b).
31
intention communicative correspondante soit (consciemment ou non-consciemment)
entretenue par ce locuteur. En ce sens, les propositions cachées fonctionnent davantage sur le
mode des « stimuli sociaux » (cf. Mead 1963) que sur le mode des messages inter-individuels:
même si la perspective ne s’incarne pas dans un état mental (réel ou supposé) du locuteur,
celui-ci peut néanmoins la porter en tant que « sujet social »; les propositions cachées qui
captent cette perspective expriment alors une « posture sociale ».
Par ailleurs, les propositions cachées sont susceptibles de définir un « style » (une
attitude, un ethos), aussi bien dans l’échange quotidien que dans les textes littéraires. Mais le
style n’émerge qu’une fois certaines conditions remplies. Les effets cognitifs déclenchés par
les propositions cachées doivent se renforcer les uns les autres, et entrer en résonance avec les
propositions illocutoirement explicitées ou perlocutoirement implicitées par le discours. Sans
cela, l’art verbal ne dépasse pas le stade de l’imitation non motivée, du jeu, ou de la trouvaille
expressive. Plus le savoir-faire (le know how) du locuteur ou de l’auteur est développé, plus
celui-ci peut appliquer, consciemment ou non-consciemment, des perspectives déterminées au
monde qu’il décrit, et aboutir ainsi à ce stade d’interaction constructive entre les niveaux
vériconditionnel et non-vériconditionnel qui constitue authentiquement un style.
L’on peut sans doute lire les romans de Charles-Louis Philippe ou de Lampedusa en ne
réservant aucun traitement — conscient ou non-conscient — à de nombreuses propositions
cachées. Appliquée de manière systématique à Bubu de Montparnasse, cette stratégie ne
laisserait subsister que peu de choses, tant l’intrigue s’avère prévisible et stéréotypée.
Soucieux de « poétiser » les faits et gestes de ses personnages, Charles-Louis Philippe recourt
massivement à l’évocation « indirecte » (Dominicy 2002b), où la description d’un monde
particulier sert, avant tout, à susciter une interprétation symbolique qui explore les secteurs
sémantico-encyclopédiques et épisodiques de la mémoire à long terme. En comparaison, Le
Guépard recèle une matière tellement riche, et tellement étrangère à notre existence commune,
qu’elle autorise un parcours à la fois historique et pittoresque de l’univers décrit38. Cela n’a
pourtant pas empêché que le préfacier du roman, Giorgio Bassani, y voie de la « vraie poésie »
écrite par un « poète lyrique ».
Si la « poésie » de Lampedusa s’avère beaucoup plus difficile à cerner — et plus
profonde, aussi — que celle de Charles-Louis Philippe, leurs œuvres exhibent des
caractéristiques convergentes. Dans les deux cas, le « dire sans vouloir dire » est surdéterminé,
et exploité afin qu’il interagisse avec la trame narrative de manière à susciter le plus grand
nombre possible d’effets de sens. De surcroît, ce « dire sans vouloir dire » va parfois jusqu’à
prendre le pas sur les actes illocutoires et perlocutoires que l’auteur « feint » d’accomplir, dans
la mesure où ces derniers livrent surtout des indices à partir desquels doit se reconstruire
« l’idée » qui assure la cohésion entre toutes les propositions cachées. Il s’ensuit une mise en
scène exacerbée du langage — que Spitzer aurait appelée Stilsprache — dans laquelle le
lecteur est incité, par l’opacité apparente des formes linguistiques elles-mêmes, à mobiliser au
maximum sa capacité à interpréter, consciemment ou non-consciemment, les propositions
cachées du texte. Cette démarche place au premier plan la récurrence de certains items
appartenant à la classe fermée et le retour périodique de certaines notations perceptuelles ou de
certains contenus, créant de la sorte un réseau de parallélismes qui se décèle progressivement,
par relectures successives. Cependant, les ressemblances s’arrêtent là. Charles-Louis Philippe
adopte volontiers une impassibilité « homérique » pour narrer une épopée où les vies
personnelles des différents protagonistes se fondent en un destin attendu. À l’inverse, le
38
Le chapitre 5, où Lampedusa nous raconte comment le père Pirrone arrange un prototypique « mariage à la
sicilienne », fait une part très ténue aux phénomènes qui nous ont intéressés ici; le Prince Salina en est d’ailleurs
totalement absent, sauf comme thème de conversation et, à titre anecdotique, dans la chute finale.
32
lyrisme du Guépard procède d’une focalisation quasiment narcissique sur les états mentaux de
don Fabrice; mais en cernant la perspective du Prince Salina à l’aide du « dire sans vouloir
dire », Lampedusa permet que le lecteur, lorsqu’il s’essaie à comprendre ce personnage si
lointain, puisse retrouver ses propres souvenirs et réactiver les traces de ses expériences
passées.
33
Références
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Scia = Scialle nero; http://www.classicitaliani.it/pirandel/novelle/01_001.htm.
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