Séquence n°01

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Séquence n°01
►SEQUENCE 1 : Le Bonheur ?
Objet d’étude :
Argumentation : convaincre, persuader, délibérer
La fable, le dialogue, le conte philosophique…
La Question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème à nos jours.
Problématique : Quelle stratégie argumentative les auteurs choisissent-ils
pour faire réfléchir le lecteur ?
Lectures Analytiques
1. La Fontaine - « La Mort et le Bûcheron », Fables (1668)
2. La Fontaine - « Le Savetier et le Financier », Fables (1678)
3. Diderot - Le Neveu de Rameau (1762 – 1773)
4. Voltaire - Candide : extrait du Chapitre XXX (1759)
Lectures Complémentaires

Sur le genre de la fable
A. La Fontaine - « La Mort et le Malheureux », Fables (1668)
B. La Fontaine - Commentaire placé entre « la Mort et le Malheureux » et « La Mort et
le Bûcheron », Fables (1668)
C. Esope - « La Mort et le vieillard », Fables (VIème s. av JC)
D. Gotlib - « La Fontaine, revu et corrigé » dans Rubrique-à-Brac (1970)

Sur la question du Bonheur chez les Philosophes des Lumières
E. Article « Bonheur » de l’Encyclopédie (1751)
F. Voltaire - Le Fanatisme ou Mahomet, extrait de l’acte I scène 1 (1736)
G. Voltaire - Traité sur la Tolérance (1763)
H. Voltaire - Histoire d’un Bon Bramin (1759)
Lecture Cursive
Voltaire, Candide (1759)
Autres activités :
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Séquence 1 : Le Bonheur ?
Lectures analytiques : 1. La Fontaine, « La Mort et le Bûcheron » (Fables)
2. La Fontaine, « Le Savetier et le Financier » (Fables)
Texte 1
La Mort et le Bûcheron
Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
5 Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur :
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
10 Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort ; elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
15 « C’est, dit-il, afin de m’aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère. »
illustration de Gustave Doré
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,
20 C’est la devise des hommes.
La Fontaine, Fables (I, 16) – 1668
Texte 2
Le savetier et le financier
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Un Savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était merveilles de le voir,
Merveilles de l'ouïr ; il faisait des passages,
Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor.
C'était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l'éveillait,
Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
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En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : Or çà, sire Grégoire,
40
Que gagnez-vous par an ? - Par an ? Ma foi, Monsieur,
Dit avec un ton de rieur,
Le gaillard Savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n'entasse guère
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Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
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J'attrape le bout de l'année :
Chaque jour amène son pain.
- Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
- Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours ;
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(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,)
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chommer ; on nous ruine en Fêtes.
L'une fait tort à l'autre ; et Monsieur le Curé
De quelque nouveau Saint charge toujours son prône.
Le Financier riant de sa naïveté
Lui dit : Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.
Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait depuis plus de cent ans
Produit pour l'usage des gens.
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L'argent et sa joie à la fois.
Plus de chant ; il perdit la voix
Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis,
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l'oeil au guet ; Et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l'argent : A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus !
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.
La Fontaine, Fables (VIII,2) – 1678
Séquence 1 : Le Bonheur ?
Lectures analytiques :
3. Diderot, Le Neveu de Rameau (extrait)
4. Voltaire, Candide (Chapitre XXX)
Texte 3
Le Neveu de Rameau est un dialogue entre Lui (le neveu de Rameau) qui soutient que pour être heureux il faut « Boire
de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes ; se reposer dans des lits bien mollets. » et Moi, un
philosophe qui soutient les idées des Lumières.
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MOI : Ils usent tout. Leur âme s'hébète. L'ennui s'en empare. Celui qui leur ôterait la vie, au
milieu de leur abondance accablante, les servirait. C'est qu'ils ne connaissent du bonheur que la
partie qui s'émousse le plus vite. Je ne méprise pas les plaisirs des sens. J'ai un palais aussi, et il
est flatté d'un mets délicat, ou d'un vin délicieux. J'ai un coeur et des yeux ; et j'aime à voir une
jolie femme. J'aime à sentir sous ma main la fermeté et là rondeur de sa gorge ; à presser ses
lèvres des miennes ; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer entre ses bras.
Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît
pas. Mais je ne vous dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir secouru le
malheureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture
agréable ; une promenade avec un homme ou une femme chère à mon cœur ; passé quelques
heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état ; dit à
celle que j'aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon col. Je
connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C'est un sublime
ouvrage que Mahomet ; j'aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas. Un homme de ma
connaissance s'était réfugié à Carthagène. C'était un cadet de famille, dans un pays où la coutume
transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son
père et sa mère, trop faciles, de tout ce qu'ils possédaient, les avait expulsés de leur château, et
que les bons vieillards languissaient indigents, dans une petite ville de la province. Que fait alors
ce cadet qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la fortune au loin, il leur envoie des
secours ; il se hâte d'arranger ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère dans
leur domicile. Il marie ses soeurs. Ah, mon cher Rameau ; cet homme regardait cet intervalle,
comme le plus heureux de sa vie. C'est les larmes aux yeux qu'il m'en parlait : et moi, je sens en
vous faisant ce récit, mon coeur se troubler de joie, et le plaisir me couper la parole.
LUI : Vous êtes des êtres bien singuliers !
MOI : Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n'imaginez pas qu'on s'est élevé au-dessus du
sort, et qu'il est impossible d'être malheureux, à l'abri de deux belles actions, telles que celle-ci.
LUI : Voilà une espèce de félicité avec laquelle j'aurai de la peine à me familiariser, car on la
rencontre rarement. Mais à votre compte, il faudrait donc être d'honnêtes gens ?
MOI : Pour être heureux ? Assurément.
Diderot, Le Neveu de Rameau, 1762 - 1773
Texte 4 : En revenant de la ferme du Turc, Candide fait quelques réflexions et discute avec Pangloss et Martin
du moyen de trouver le Bonheur.
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Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. Vous avez raison, dit Pangloss ;
car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il
travaillât ; ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. Travaillons sans raisonner, dit
Martin, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable.
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents.
La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une
excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère
Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et
Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur
des mondes possibles ; car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups
de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à
l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup
d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne
mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit, répondit Candide, mais
il faut cultiver notre jardin. »
Voltaire, Candide (Chapitre XXX), 1759
Séquence 1 : Le Bonheur ?
Lectures complémentaires : A. La Fontaine, « La Mort et le Malheureux » (Fables)
B. La Fontaine, commentaire sur les fables 15 et 16
C. Esope, « Le Vieillard et la Mort » (Fables)
D. Gotlib, « La Fontaine, revu et corrigé »
Texte A
Texte B
La Mort et le Malheureux
Ce sujet a été traité d’une autre façon par Ésope, comme la
Fable suivante le fera voir. Je composai celle-ci pour une
raison qui me contraignait de rendre la chose ainsi générale.
Mais quelqu’un me fit connaître que j’eusse beaucoup mieux
fait de suivre mon original, et que je laissais passer un des
plus beaux traits qui fût dans Ésope. Cela m’obligea d’y
avoir recours. Nous ne saurions aller plus avant que les
Anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire
de les bien suivre. Je joins toutefois ma Fable à celle
d’Ésope ; non que la mienne le mérite ; mais à cause du mot
de Mécénas, que j’y fais entrer, et qui est si beau et si à
propos que je n’ai pas cru le devoir omettre.
Un Malheureux appelait tous les jours
La Mort à son secours.
« Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle. »
La Mort crut en venant l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
« Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô Mort ; ô Mort, retire-toi. »
Mécénas1 fut un galant homme :
Il a dit quelque part : « Qu’on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content. »
Ne viens jamais, ô Mort ; on t’en dit tout autant.
La Fontaine, Fables (I, 15) - 1668
La Fontaine, commentaire situé entre
« La Mort et le Malheureux » et « La Mort et le Bûcheron »
Mécénas1 : Mécène (Caius Cilnius Maecenas) était un chevalier romain
de grande naissance étrusque, ami personnel d'Auguste. Il protégea les
arts et les lettres. Il s'entoura de Virgile, de Properce et d'Horace.
Texte C : Voici le texte d’Esope (auteur grec du VIIème – VIème s. av JC, fondateur du genre de la fable) évoqué ci-dessus.
Le Vieillard et la Mort
Un jour un vieillard ayant coupé du bois, le chargea sur son dos. Il avait un long trajet à faire. Fatigué par la marche, il
déposa son fardeau et il appela la Mort. La Mort parut et lui demanda pour quel motif il l’appelait. Le vieillard répondit :
« C’est pour que tu me soulèves mon fardeau… »
Cette fable montre que tous les hommes sont attachés à l’existence, même s’ils ont une vie misérable.
Document D : Voici l’extrait d’une réécrtiure de la falble du Savetier et du Financier par Marcel Gotlib (1970)
Séquence 1 : Le Bonheur ?
Lectures complémentaires : E. article « Bonheur », L’Encyclopédie
F. Voltaire, Le Fanatisme ou Mahomet
G. Voltaire, Traité sur la Tolérance
Texte E : Avec l’Encyclopédie, les philosophes des Lumières cherchent à rendre accessibles toutes les connaissances.
Bonheur se prend ici pour un état, une situation telle qu’on en désirerait la durée sans changement ; et en
cela le bonheur est différent du plaisir, qui n’est qu’un sentiment agréable, mais court et passager, et qui ne peut
jamais être un état. La douleur aurait bien plutôt le privilège d’en pouvoir être un. […]
Les hommes se réunissent encore sur la nature du bonheur. Ils conviennent tous qu’il est le même que le
plaisir, ou du moins qu’il doit au plaisir ce qu’il a de plus piquant et de plus délicieux. Un bonheur que le plaisir
n’anime point par intervalles, et sur lequel il ne verse pas ses faveurs, est moins un vrai bonheur qu’un état et
une situation tranquilles : c’est un triste bonheur que celui-là. Si l’on nous laisse dans une indolence paresseuse,
où notre activité n’ait rien à saisir, nous ne pouvons être heureux. Pour remplir nos désirs, il faut nous tirer de
cet assoupissement où nous languissons ; il faut faire couler la joie jusqu’au plus intime de notre cœur, l’animer
par des sentiments agréables, l’agiter par de douces secousses, lui imprimer des mouvements délicieux,
l’enivrer des transports d’une volupté pure, que rien ne puisse altérer. Mais la condition humaine ne comporte
point un tel état : tous les moments de notre vie ne peuvent être filés par les plaisirs. L’état le plus délicieux a
beaucoup d’intervalles languissants. Après que la première vivacité du sentiment s’est éteinte, le mieux qui
puisse lui arriver, c’est de devenir un état tranquille. Notre bonheur le plus parfait dans cette vie, n’est donc,
comme nous l’avons dit au commencement de cet article, qu’un état tranquille, semé çà et là de quelques
plaisirs qui en égayent le fond.
Article « Bonheur », extrait de l’Encyclopédie écrit par les Philosophes des Lumières, 1751
Texte F : Le Fanatisme ou Mahomet est une tragédie de Voltaire écrite en 1736 dans laquelle l’auteur dénonce, à travers
le personnage de Mahomet, chef de guerre rusé et cruel, le fanatisme, l’intégrisme religieux de l’islam et, par analogie,
l'intolérance de l'Église catholique et les crimes commis au nom du Christ.
Zopire.
La paix avec ce traître ! Ah ! Peuple sans courage,
n'en attendez jamais qu'un horrible esclavage :
allez, portez en pompe, et servez à genoux
l'idole dont le poids va vous écraser tous.
Moi, je garde à ce fourbe une haine éternelle ;
de mon coeur ulcéré la plaie est trop cruelle :
lui-même a contre moi trop de ressentiments.
Le cruel fit périr ma femme et mes enfants :
et moi, jusqu'en son camp j'ai porté le carnage ;
la mort de son fils même honora mon courage.
Les flambeaux de la haine entre nous allumés
jamais des mains du temps ne seront consumés.
Mahomet ou le Fanatisme de Voltaire, Acte I scène 1 (1736)
Texte G : Marc-Antoine Calas se suicide mais des soupçons entourent l’événement : de famille protestante il voulait se
convertir au catholicisme, on accuse son père Jean de l’avoir tué. Ce dernier clame son innocence, il sera pourtant
torturé, roué, étranglé et brûlé. Pierre Calas, son deuxième fils, demande à Voltaire de l’aider à réhabiliter la mémoire
de son père. En 1765, Voltaire réussit à faire réviser le procès et à obtenir un arrêt qui déclarait Jean Calas innocent.
« Il semble que quand il s'agit d'un parricide et de livrer un père de famille au plus affreux supplice, le
jugement devrait être unanime, parce que les preuves d'un crime si inouï devraient être d'une évidence sensible
à tout le monde : le moindre doute dans un cas pareil doit suffire pour faire trembler un juge qui va signer un
arrêt de mort. La faiblesse de notre raison et l'insuffisance de nos lois se font sentir tous les jours ; mais dans
quelle occasion en découvre-t-on mieux la misère que quand la prépondérance d'une seule voix fait rouer un
citoyen ? Il fallait, dans Athènes, cinquante voix au-delà de la moitié pour oser prononcer un jugement de mort.
Qu'en résulte-t-il ? Ce que nous savons très inutilement, que les Grecs étaient plus sages et plus humains que
nous. »
Voltaire, Traité sur la Tolérance, à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763)
Séquence 1 : Le Bonheur ?
Lecture complémentaire : H. Voltaire, Histoire d’un bon Bramin
Texte H : Voltaire, Histoire d’un bon Bramin
Je rencontrai dans mes voyages un vieux bramin, homme fort sage, plein d'esprit, et très savant ; de
plus, il était riche, et, partant, il en était plus sage encore : car, ne manquant de rien, il n'avait besoin de tromper
personne. Sa famille était très bien gouvernée par trois belles femmes qui s'étudiaient à lui plaire ; et, quand il
ne s'amusait pas avec ses femmes, il s'occupait à philosopher.
Près de sa maison, qui était belle, ornée et accompagnée de jardins charmants, demeurait une vieille
Indienne, bigote, imbécile, et assez pauvre.
Le bramin me dit un jour : « Je voudrais n'être jamais né. » Je lui demandai pourquoi. Il me répondit : «
J'étudie depuis quarante ans, ce sont quarante années de perdues ; j'enseigne les autres, et j'ignore tout : cet état
porte dans mon âme tant d'humiliation et de dégoût que la vie m'est insupportable. Je suis né, je vis dans le
temps, et je ne sais pas ce que c'est que le temps ; je me trouve dans un point entre deux éternités, comme disent
nos sages, et je n'ai nulle idée de l'éternité. Je suis composé de matière ; je pense, je n'ai jamais pu m'instruire de
ce qui produit la pensée ; j'ignore si mon tendement est en moi une simple faculté, comme celle de marcher de
digérer, et si je pense avec ma tête comme je prends avec mes mains. Non seulement le principe de ma pensée
m'est inconnu, mais le principe de mes mouvements m'est également caché : je ne sais pourquoi j'existe
Cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces points : il faut répondre ; je n'ai rien de bon à dire ;
je parle beaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même après avoir parlé.
« C'est bien pis quand on me demande si Brama a été produit par Vitsnou ou s'ils sont tous deux éternels.
Dieu m'est témoin que je n'en sais pas un mot, et il y paraît bien à mes réponses. « Ah! mon révérend père, me
dit-on, apprenez-nous comment le mal inonde toute la terre. » Je suis aussi en peine que ceux qui me font cette
question : je leur dis quelquefois que tout est le mieux du monde ; mais ceux qui ont été ruinés et mutilés à la
guerre n'en croient rien, ni moi non plus ; je me retire chez moi accablé de - ma curiosité et de mon ignorance.
Je lis nos anciens livres, et ils redoublent mes ténèbres. je parle à mes compagnons : les uns me répondent qu'il
faut jouir de la vie, et se moquer des hommes ; les autres croient savoir quelque chose, et se perdent dans des
idées extravagantes ; tout augmente le sentiment douloureux que j'éprouve. Je suis prêt quelquefois de tomber
dans le désespoir, quand je songe qu'après toutes mes recherches je ne sais ni d'où je viens, ni ce que je suis ni
où j'irai, ni ce que je deviendrai. »
L'état de ce bon homme me fit une vraie peine : personne n'était ni plus raisonnable ni de meilleure foi
que lui. Je conçus que plus il avait de lumières dans son entendement et de sensibilité dans son coeur, plus il
était malheureux.
Je vis le même jour la vieille femme qui demeurait dans son voisinage : je lui demandai si elle avait
jamais été affligée de ne savoir pas comment son âme était faite. Elle ne comprit seulement pas ma question :
elle n'avait jamais réfléchi un seul moment de sa vie sur un seul des points qui tourmentaient le bramin ; elle
croyait aux métamorphoses de Vitsnou de tout son coeur, et pourvu qu'elle pût avoir quelquefois de l'eau du
Gange pour se laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes.
Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins à mon philosophe, et je lui dis : « N'êtes-vous pas
honteux d'être malheureux, dans le temps qu'à votre porte il y a un vieil automate qui ne pense à rien, et qui vit
content ? - Vous avez raison, me répondit-il ; je me suis dit cent fois que je serais heureux si j'étais aussi sot que
ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d'un tel bonheur.»
Cette réponse de mon bramin me fit une plus grande impression que tout le reste ; je m'examinai moimême, et je vis qu'en effet je n'aurais pas voulu être heureux à condition d'être imbécile.
Je proposai la chose à des philosophes, et ils furent de mon avis. « Il y a pourtant, disais-je, une furieuse
contradiction dans cette façon de penser : car enfin de quoi s'agit-il ? D'être heureux. Qu'importe d'avoir de
l'esprit ou d'être sot ? Il y a bien plus : ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs d'être contents ; ceux
qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner. Il est donc clair, disais-je, qu'il faudrait choisir de n'avoir
pas le sens commun, pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-être. » Tout le monde fut de mon avis,
et cependant je ne trouvai personne qui voulût accepter le marché de devenir imbécile pour devenir content. De
là je conclus que, si nous faisons cas du bonheur, nous faisons encore plus de cas de la raison.
Mais, après y avoir réfléchi, il paraît que de préférer la raison à la félicité, c'est être très insensé.
Comment donc cette contradiction peut-elle s'expliquer ? Comme toutes les autres. Il y a là de quoi parler
beaucoup.
Voltaire, Histoire d’un bon Bramin (1759)