Petit papa Noël - Les escales littéraires de Sofitel

Transcription

Petit papa Noël - Les escales littéraires de Sofitel
Petit papa Noël
ÉRIC NEUHOFF
Sofitel Golfe d'Ajaccio Thalassa sea & spa
ERIC NEUHOFF
2
PETIT PAPA NOëL
Il avait bien aimé les araucarias. Il y en avait deux. Ils se
dressaient au milieu de la pelouse. Leurs branches vertes
ondulaient dans la brise. Elles se découpaient sur la mer. On
aurait dit un tableau. Quel peintre aurait pu signer ce paysage ?
Ses notions en la matière étaient trop minces pour qu'il pût
apporter une réponse. Au bar, il dégustait une bière à la
châtaigne qui n'avait pas tellement le goût de châtaigne. Une voile
de bateau triangulaire ombrageait la terrasse. À la table voisine,
un monsieur qui ressemblait à Bernard Frank lisait Saint-Simon
en Pléiade. Il avait toujours eu la manie de vérifier ce qu'on lisait
autour de lui. La difficulté consistait à déchiffrer le titre. Il fallait
agir avec le maximum de discrétion. Bientôt, avec les iPad, ce
genre d'exercice ne serait plus possible. Ça n'était pas encore la
pleine saison. L'hôtel était à moitié vide. L'hiver avait été, oui,
pourri. Les derniers mois lui avaient paru interminables. Pluie et
froid sur Paris. Il avait besoin de soleil. À cette époque, où fallait-il
aller ? Il se décida pour la Corse. C'est Raphaële qui avait eu
l'idée. Elle ne connaissait pas l'île. Lui, était venu il y a des
années, pour un mariage, à Propriano, plus au Sud. Le couple
s'était séparé, depuis. Il n'avait plus de
3
ERIC NEUHOFF
nouvelles d'eux.
Raphaële s'était occupée de tout, des réservations, des billets.
Elle avait épluché les guides, coché les meilleures adresses
d'Ajaccio. Elle s'était préparée pour ce séjour comme un général
planifie une bataille. Dans l'avion, ils avaient rigolé. Le vol avait du
retard, mais au moment de l'atterrissage l'hôtesse avait annoncé
dans son micro : "Il est quatorze heures trente". Il consulta sa
montre. Elle indiquait presque seize heures. Quand les gens
s'étaient-ils mis à s'exprimer comme des chefs de gare ?
Le taxi longea la côte. Ils virent des parasols, des matelas
pneumatiques, des snacks. Il y avait beaucoup de vert dans la
campagne. Le chauffeur leur dit qu'il était tombé des cordes.
Un dernier virage : c'était là. La Peugeot s'arrêta sous une
marquise. Un bagagiste s'empara de leurs valises. Ils prirent
l'ascenseur. Le garçon d'étage leur montra un tas de choses
inutiles. Ils firent semblant de l'écouter, un peu comme on pense à
autre chose quand le steward vous indique les
4
PETIT PAPA NOëL
consignes de sécurité avant le décollage. Raphaële se jeta sur le
lit avec une telle force qu'elle rebondit au moins une fois. Il
actionna la climatisation. Il faisait ça en douce. Il savait
pertinemment que dès qu'elle s'en apercevrait, Raphaële
couperait l'appareil. Au début, c'était leur seul point de désaccord.
La chambre donnait sur des rochers. La nuit, on entendait le
chant des grenouilles. Où se cachaient-elles ?
Il avait été attiré par elle avant même de la rencontrer, en
entendant parler d'elle par des amis qui la connaissaient.
Raphaële. La belle Raphaële. L'année dernière, quelqu'un s'était
décidé à les inviter ensemble à dîner. Ils ne s'étaient plus quittés.
Raphaële avait parlé du Vénézuela. Il ne se souvenait plus au
juste, mais il avait dit que les romanciers sud-américains lui
tombaient des mains. Elle n'avait pas protesté. Des bracelets en
argent s'agitaient sur ses poignets. Elle avait une façon bien à elle
de passer une main dans ses cheveux. Soudain, elle s'était
penchée vers lui et avait lancé : "C'est idiot ce que vous dîtes". Il
sut qu'ils étaient faits pour s'entendre.
5
ERIC NEUHOFF
Elle habitait rive droite, dans une rue proche de l'Elysée. Il vivait
dans le VIe arrondissement. Ils traversaient la Seine avec des
battements de cœur. Elle avait l'air si innocente, malgré tous ses
divorces. Elle était toujours en retard, portait des foulards et des
manteaux de fourrure. Adore, adore le champagne rosé. Elle avait
trafiqué les bulletins scolaires de ses enfants pour qu'ils soient
admis dans de prestigieuses écoles de commerce. Il n'était qu'un
petit architecte français.
Raphaële se matérialisa soudain. Elle était en peignoir. Il
l'accompagna à la piscine. Raphaële nageait avec ses lunettes
noires qui lui couvraient la moitié du visage. Elle traversait le
bassin en une brasse nonchalante, en tournant le cou de tous les
côtés, comme une starlette qui vérifie que les photographes sont
là en train de la mitrailler. Sur le transat d'en face, une femme
blonde imitait le vol d'un oiseau avec ses bras (on aurait dit qu'ils
étaient en caoutchouc). Elle n'avait pas la tête de quelqu'un
capable de faire ça. C'était une de ces blondes interchangeables,
internationales. Il s'accouda à la balustrade
6
PETIT PAPA NOëL
pour contempler l'horizon qui disparaissait dans une brume de
chaleur. Dans la baie, un Zodiac décrivait un demi-cercle avant
d'atteindre le ponton. Au loin, la montagne était surmontée de
neige. Un petit lézard vert courut sur le carrelage. Raphaële fit la
sieste au soleil. Le bain lui avait laissé une poussière de sel sur la
peau.
La veille, Raphaële avait voulu se rendre aux îles Sanguinaires.
Le taxi s'était arrêté avant, sur une plage avec une paillote. Le
type leur apprit que la maison sur la pointe était celle de
Tinorosse. Tinorosse ? Raphaële ne comprenait pas. Les Corses
ne prononcent pas les i. Le taxi évoquait le chanteur de "Petit
papa Noël". D'après lui, la veuve occupait toujours l'endroit, qui
semblait vaguement à l'abandon. La loueuse de chaises longues
n'était pas du même avis. La femme de Tino Rossi était morte
depuis longtemps. Le mystère demeura entier. Durant le
déjeuner, il dévora les poissons, descendit presque à lui seul la
bouteille. Un couple de Hollandais leur demanda de les prendre
en photo. Le garçon leur conseilla de
7
ERIC NEUHOFF
ne pas se baigner à cause des méduses. La veille, déjà,
Raphaële s'était fait piquer dans une crique déserte dont on leur
avait dit de ne pas révéler le nom à l'extérieur. Il s'agissait d'une
enclave dans un parc naturel. Il y avait des tentes, des jacuzzi en
plein air, un restaurant où on leur servit un vin blanc local. La
Méditerranée n'avait pas encore ce bleu intense qu'elle arbore en
été. Une houle venait du large. Les nuages se montraient avec
timidité. L'eau était à, quoi, seize, dix-sept degrés. Dans le sable,
Raphaële avançait vite, de son pas de grenadier.
Un soir, ils dînèrent dans Ajaccio. L'établissement ne répondait
pas au téléphone. La méthode consistait à laisser un message.
Raphaële boudait. Elle pensait à autre chose. Il ne lisait rien dans
ses yeux. Quand elle s'y mettait, elle avait le don de gâcher les
plaisirs les plus simples. Cela ne l'empêchait pas de plaisanter
avec le patron. Il avait un catogan, inutile d'en dire plus. Elle
souriait, maintenant. Il connaissait ce sourire. Il le connaissait par
cœur. À l'hôtel, elle s'était couchée la première.
- Je n'ai pas envie de discuter.
8
PETIT PAPA NOëL
Son ton était catégorique. Elle se tourna dans le lit, en serrant son
oreiller entre ses bras. Ses épaules nues brillaient un peu. Il
prononça des phrases dont les syllabes se chevauchaient. Il avait
la bouche tellement sèche que les mots restaient coincés dans sa
gorge. Il devait faire un effort pour articuler.
- Laisse-moi dormir, veux-tu.
Il posa la main sur son ventre. Elle le repoussa. De longues
minutes s'écoulèrent dans le silence. Il entendait la respiration de
Raphaële. Il avait essayé de regarder la télévision. Ils diffusaient
un reportage sur les ovni. Il éteignit. Raphaële faisait semblant de
dormir. L'espace d'une seconde, il eut envie de tirer les draps, de
la foutre dehors. Mais non. À Paris, les choses se seraient
déroulées autrement. Qui était-elle ? Qui était cette femme ? Il
avait l'impression d'être dans une chambre avec une inconnue à
qui il aurait offert un verre en boîte.
Il ne ferma pas l'œil. Quelle heure était-il ? Le sommier grinça
lorsqu'il se leva avec précaution, prit une vodka dans le minibar. Il
n'y avait pas de glaçons. Il fit coulisser doucement la porte-
9
ERIC NEUHOFF
fenêtre, s'installa sur un des transats en teck. Un livre traînait sur
la petite table. Il le reprit à l'endroit où il l'avait abandonné. Il avait
corné la page 74, où le héros s'achetait des chemises sur
mesures dans une boutique de Madison Avenue. Il essaya de lire
avec une lampe de poche. Cela ne dura pas. Il referma le volume.
Il régla le transat en position presque horizontale. Les étoiles
étaient très haut dans le ciel. Les grenouilles se livraient à un
concours de l'eurovision. Il but la vodka à même le goulot de la
mignonnette. Avant, Raphaële serait venue le voir tout de suite.
Elle lui aurait demandé ce qui n'allait pas. Ils auraient parlé, se
seraient embrassés. Tout aurait recommencé à zéro. Cela faisait
des semaines qu'ils ne s'étaient pas embrassés. Mais personne
ne bougeait à l'intérieur. Raphaële ne s'accroupirait pas à côté de
lui. Il ne l'entendrait pas chuchoter des mots de réconfort. Il se
sentait vaguement ridicule. L'hôtel était loin du centre et il n'avait
pas loué de voiture. Il aurait bien allumé une cigarette, mais il
avait arrêté de fumer depuis dix ans. Il savait qu'il n'y avait rien à
comprendre. Raphaële serait toujours une menteuse, une garce
et une menteuse. Au début, ces mensonges l'avaient amusé car
ils concernaient les autres.
10
PETIT PAPA NOëL
Il aurait bien dû prévoir qu'un jour ce serait son tour. Bien. Très
bien. On en était là. Une veine battait sur sa tempe.
Après ce qui s'était passé ce soir, il redouta la journée du
lendemain. A l'aube, il prit soin de ne pas réveiller Raphaële. Le
réceptionniste lui appela un taxi. Il restait des places dans le
premier vol pour Paris. Là-bas, le G7 le déposa aux
Deux-Magots. Les croissants venaient d'être livrés. Le kiosque à
journaux était en train d'ouvrir.
Dans l'ensemble, la Corse ne lui avait pas déplu. La prochaine
fois, il irait avec sa femme.
11

Documents pareils