La charge émotive du travail infirmier
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La charge émotive du travail infirmier
4 E C O N F É R E N C E I N T E R N A T I O N A L E ANGELO SOARES, PH.D. PROFESSEUR ASSOCIÉ C INBIOSE -UQAM* CONFÉRENCIER La charge émotive du travail infirmier C e sont là des faits d’une extrême fréquentation future du commerce ou de banalité, que tout le monde con- l’agence en sera sûrement affectée. Par naît. Mais ce n’est pas parce qu’ils contre, un sourire et une attitude accueilsont banals qu’ils n’existent pas ». lante produiront du réconfort, le sentiment Par cette troublante citation du d’être reconnu. Il s’agit là d’un véritable philosophe Michel Foucault, M. Soares produit du travail de l’employé dans le nous introduit à la dimension émotive du secteur des services. travail. Dimension ambiguë et pourtant Ainsi, selon M. Soares, « la dimenlourde de conséquences sur la santé psy- sion émotive faisant partie de la tâche, chologique des travailleurs du secteur de les employeurs peuvent exercer un conla santé et des sertrôle sur les activices sociaux. vités émotives des Depuis longLa performance émotive au employés à travers temps, nous savons la formation et la travail n’est pas tant de mesurer, gérer et apsupervision. » Le précier les aspects perfectionnement et recevoir les émotions de physiques et cognile coaching dans tifs du travail : l’efl’autre que de contrôler ses l’approche à la fort musculaire, la clientèle, les cours propres émotions. dextérité, les ré« Comment réponflexes, la discrimidre au téléphone », nation perceptuelle, les règles de courla précision, les connaissances, la mé- toisie, l’entraînement à l’écoute empathimoire, l’analyse, la prise de décision, la que, les procédures de plaintes sur la créativité, etc. qualité du service en sont des exemples Plusieurs pensaient que recevoir et parmi tant d’autres. gérer la détresse des autres, être fréquemLA PERFORMANCE ment exposé à la misère humaine constiDANS LES ÉMOTIONS tuaient l’aspect émotif du travail. Que les L’employé doit donc posséder des risques à la santé psychologique des travailleurs en relation d’aide se compre- qualifications émotives pour accomplir naient dans l’écart entre leur capacité sa tâche. Il développe la capacité de taire d’agir, les demandes et les besoins de ses propres sentiments pour adopter l’atleurs clientèles et leur désir d’accomplis- titude et l’expression faciale appropriées. Par exemple, sourire même si on n’en a sement professionnel. Mais qu’en est-il vraiment de la di- pas envie ou encore garder une attitude mension émotive du travail ? Angelo sévère même si on voudrait pouffer de Soares nous propose un angle différent rire. C’est en quelque sorte savoir jouer la qui pourrait bien ouvrir des horizons comédie ou la drame selon les circonsnouveaux à la prévention de la détresse tances et de jouer juste. La performance émotive au travail psychologique au travail. n’est pas tant de recevoir les émotions de L’EFFET DU TRAVAILLEUR l’autre que de contrôler ses propres émoSUR SON CLIENT tions ; de jouer un personnage de façon Le travailleur, par son attitude et son convaincante, ne de pas émettre vers expression faciale, produit un état émo- l’autre ce qu’on ressent vraiment pour tionnel chez son client dans la rencontre créer une image publique favorable à la en face à face ou dans l’échange verbal de poursuite de l’objectif de service. Cette personne à personne. Nous avons tous performance émotive du travailleur est une expérience, à titre de client, d’une un des aspects du professionnalisme. Elle rencontre avec un commis bourru ou peu est partie intégrante de son rôle et est avenant. Nous ressentons alors une émo- valorisée comme telle. tion qui peut aller de la stupeur à l’indiPour savoir comment les travailleurs gnation parfois même à la colère. Notre ressentent le poids du travail émotif, « EM to SOL BL U O du P R ÈME à la SO BL O N TIO TION PR LU COMPTE RENDU PAR MARIE JOSÉE ROBITAILLE a s s t s a s CET ARTICLE RÉSUME LA CONFÉRENCE DU SOURIRE AUX LARMES : LE TRAVAIL ÉMOTIF DES INFIRMIÈRES PRONONCÉE PAR ANGELO SOARES EN OCTOBRE DERNIER LORS DE LA 4 E CONFÉRENCE INTERNATIONALE SUR LA SANTÉ AU TRAVAIL DES TRAVAILLEURS DE LA SANTÉ (CIST). IL TRAITAIT ALORS DE LA DIMENSION ÉMOTIVE DE LA TÂCHE DU PERSONNEL INFIRMIER ET DE L’EFFET DE L’APPAUVRISSEMENT DE LA QUALITÉ DE LA RELATION AVEC LE CLIENT. 10 • OBJECTIF PRÉVENTION • VOL. 23 – NO 2 – 2000 Angelo Soares a mené sion d’être là pour « En dedans de moi, je sens leur douleur. J’ai envie de nombreuses entresoigner les machines, vues auprès d’infirpas les gens…», nous d’éclater à pleurer, mais je ne peux pas. J’ai d’autres choses mières, de médecins, a-t-on déjà rapporté, à faire. Alors, j’arrive chez moi et je pleure. Quand tu as de coiffeurs, de peret le transfert de tâquelqu’un pour en parler, ça va. Mais si tu n’as personne… » sonnel de la restauches de plus en plus ration, d’agents funénombreuses aux fa« Il vient d’apprendre qu’il va mourir et tu as cinq minutes raires, de policiers, de milles et aux proches à lui donner parce que tu dois t’occuper d’autres patients. On chauffeurs d’autobus du client coupe enest de plus en plus bousculé, avec moins de ressources pour en core davantage la et de réceptionnistes. Selon lui, il semble y possibilité du contact faire plus. Il faut penser juste aux priorités, aux urgences. » avoir un effet pervers thérapeutique et, par Propos d’infirmières recueillis par Angelo Soares du point de vue psyle fait même, le sens chologique et ce, pardu travail. ticulièrement dans notre secteur en raison trouve pas un exutoire dans ou hors du UN MALAISE PROFOND de la nature de la clientèle qu’on y sert. milieu de travail. On voit ici poindre la Malgré tout, l’infirmière, par déforsurcharge émotive. LES COÛTS DE mation professionnelle, dans des interacLA PERFORMANCE LE BESOIN D’INTERACTION tions de plus en plus saccadées et brèves, AVEC LE CLIENT Être aux prises avec des émotions tentera de produire l’émotion chez le En examinant le travail des infir- client. Elle y parvient de moins en moins contradictoires, taire ce qu’on pense ou ce qu’on ressent vraiment, vivre une émo- mières, le professeur Soares constate que ou ne sera plus là pour constater le résultion et en démontrer une autre sont des la dimension émotive du travail est choi- tat de son travail émotif. Après un effort performances qui peuvent s’avérer péril- sie et très valorisée par elles. Le plaisir de contrôle de ses sentiments, d’ajusteleuses pour l’identité personnelle. D’après du métier, mais aussi la souffrance parti- ment de son expression, elle constate plusieurs chercheurs, la dissonance émo- culière, c’est l’interaction avec le client l’impossibilité de récolter les bénéfices et tive et sa conséquence, l’impression de ne en besoin pour produire une émotion la satisfaction du travail bien fait, puisplus être vrai, de ne plus être authen- thérapeutique : acceptation, réconfort, sant antidote à l’aliénation. espoir, consolation, paix, foi en la guéritique, sont en lien avec la dépression. On comprend ainsi davantage le maUne autre conséquence possible est son ou au contraire, combativité et déter- laise profond et actuel de la profession, la fusion des identités personnelle et mination face à la maladie, révolte et la fatigue et les craintes d’atteinte de leur professionnelle. Le travailleur devient estime de soi. santé psychologique chez les infirmières. Ce que Angelo Soares nomme la mac- Elles sont coincées entre les exigences son personnage et n’en décroche plus. Il utilise son habileté à dépersonnaliser ses donalisation (de la chaîne de restauration émotives de leur travail et les risques asinteractions pour bloquer l’émotion véri- bien connue MacDonald) du travail in- sociés (sentiment d’inauthenticité, détable, prioriser le contexte et l’image pro- firmier appauvrit le contenu qualitatif de pression, fusion d’identité, surcharge fessionnelle, créer un fossé entre son cœur la relation avec le client. La fragmentation émotive…) et les obstacles à produire ce et sa tâche, s’effacer comme personne et la standardisation des tâches, le con- travail ou à en voir les résultats. Beautrôle rigide du temps accordé à chacune coup d’efforts non récompensés. ◆ réelle. Jusqu’à se perdre de vue… Les sentiments réprimés ou endigués d’elles, privent les infirmières d’une par* CINBIOSE, Centre pour l’étude des interactions au bénéfice du rôle ne cessent pas d’exister tie importante du contenu de production biologiques entre la santé et l’environnement, pour autant. Ils peuvent envahir l’hori- émotive de leur travail. L’utilisation in- Université du Québec à Montréal (site Internet : zon émotionnel du travailleur s’il ne tense de la technologie «…j’ai l’impres- http://www.unites.uqam.ca/cinbiose/) VOL. 23 – NO 2 – 2000 • OBJECTIF PRÉVENTION • 11