Extension du domaine
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Extension du domaine
Paolo Ippolito « Génération Houellebecq » : exhibition outrancière de l’abîme intime Je déclare sur l’honneur avoir mené à bien le présent travail par mes propres moyens. Le croquis de Michel Houellebecq (en couverture) a été réalisé par Madame Laurence Theisen d’après la page de garde du site officiel de l’auteur www.houellebecq.info. 2 Par Paolo IPPOLITO Candidat au professorat au Lycée Technique d’Esch-sur-Alzette « Génération Houellebecq » : exhibition outrancière de l’abîme intime Travail de candidature - Littérature française - 2001-2002 3 RÉSUMÉ C haque rentrée littéraire a connu ces dernières années son lot de romans impudiques, toujours plus crus, toujours plus brutaux dans lesquels leurs auteurs investissent un langage de sang et de sexe. Nous avons voulu étudier un certain nombre d’auteurs d’une soi-disant « nouvelle génération », pour reprendre le titre d’une récente collection des Editions J’ai lu. L’écriture de ces auteurs que nous avons regroupés autour de celui qu’une certaine partie de la critique considère comme le chef de file d’une « nouvelle tendance », à savoir Michel Houellebecq - se caractérise par une propension au déploiement du domaine de l’intime. Notre recherche, qui a porté sur Virginie Despentes, Chimo, Lorette Nobécourt, Catherine Millet et Michel Houellebecq, a eu pour but d’interroger leur inclination pour une littérature sans fard où une omniprésence du corps et un langage cru constituent les ressorts essentiels. Que signale ce foisonnement de livres dont l’exhibition de l’intime (du corps et de la sexualité) est la clef de voûte ? La perspective de cette recherche a été essentiellement comparatiste ; nous avons exploité les différents ouvrages à travers un prisme socio-métaphysique. Nous avons montré que cette littérature provoque des réflexions plus élevées que son propos purement descriptif en matière sexuelle (et soi-disant racoleur) ; elle impose une réflexion sociologique sur le « suicide occidental » et ébranle l’unité métaphysique de la personne et du corps. Ce pôle d’écrivains peut être rattaché aux réalistes/naturalistes du XIXe siècle de par sa volonté de dire l’homme et le monde à travers le thème physiologique et de l’utiliser comme « figure privilégiée des déviances, du désordre social et de la finitude humaine » (Cabanès). Dans un siècle marqué par la question de l’individualité, il n’est pas étonnant que le corps soit devenu un enjeu littéraire majeur. Le refus du suggestif, le déferlement du hard et du gore, cette volonté de (se) « salir » et de (se) détruire, de « noircir et se noircir » (selon la devise célinienne), constitue un cri dénonçant une civilisation dans laquelle le « principe d’humanité » fait naufrage. Les liens sociaux s’effritent. Le respect de l’autre et l’amour sont absents de ces mondes dépeints en gris anthracite. Le corps humain est présenté comme simple matériau, somme de ses organes, la sexualité est mécanique, dépersonnalisée, alignement de performances sans émotions ; le tout minorant ainsi le fait que l’homme est le produit d’une histoire individuelle. Notre corpus signale la 4 désacralisation du corps, et partant, la chute de l’humanité, la perte de foi en l’homme. Plus que jamais, dans une société atomisée, le sentiment de vide et de ne pas se sentir exister devient douloureux; l’homme est une « particule » parmi les « particules ». C’est d’un pessimisme terrifiant, celui du vide existentiel, de l’oubli, de la solitude et de la mort, dont rend compte notre corpus. Plutôt que des « écrivain[s] à la mode » (Sébastien Le Fol), plus qu’un simple phénomène passager, la « nouvelle tendance » met en question (depuis près de dix ans !) avec rage les principes de base de la société occidentale, la conception traditionnelle de la nature humaine et ses valeurs morales. 5 6 ABRÉVIATIONS UTILISÉES EDL (dans les notes de bas de page) Extension du domaine de la lutte Extension (dans le texte) PE (dans les notes de bas de page) Les Particules élémentaires Les Particules (dans le texte) PF Plateforme LVSCM La Vie sexuelle de Catherine M. TdP La Tyrannie du plaisir 7 8 Je révélerai le véritable visage de l’humanité, sa violence (…), son érotisme, son exaltation et puis ses énigmes, ses machines, son pouvoir et sa mort. Wei Hui Zhou, Shanghai Baby. 9 10 INTRODUCTION 11 12 n 1997, les éditions J’ai lu créent une collection qui rassemble un nombre E important de romans appartenant à une même « tendance ». Celle-ci s’imposerait avec un anti-conformisme tel que la maison d’édition évoque un « véritable phénomène littéraire », mettant en avant la grande diversité et la fécondité prodigieuse d’un mouvement naissant. Voici ce que nous pouvons lire sur une page récente du site internet J’ai lu : « Désormais aussi médiatique qu'irréfutable après la parution des Particules élémentaires [roman de Michel Houellebecq paru en 1998], une nouvelle génération d'écrivains apparaît en littérature et s'impose. »1 La création de collections regroupant des auteurs sensiblement de la même génération, chez les deux éditeurs généralistes que sont J’ai lu et Pocket2, est significative d’une prise de conscience : l’apparition d’une nouvelle génération d’écrivains est assez importante pour faire l’objet d’une collection à part entière. Ce sont certains auteurs publiés dans ces collections – et souvent controversés – qui feront l’objet du présent travail. La polémique autour de la « nouvelle tendance » Choquants, scandaleux, indécents, obscènes, licencieux, lubriques, pornographiques, tendancieux, équivoques : une kyrielle d’adjectifs se pressent sous les plumes des critiques pour qualifier certains récits parus durant la dernière décennie. Les dernières rentrées littéraires en France nous ont apporté leurs lots de romans jugés scabreux voire indécents, objets de toutes les polémiques. Citons pêle-mêle Baise-moi (Florent-Massot, 1994) de Virginie Despentes, Extension du domaine de la lutte (Maurice Nadeau, 1994) de Michel 1 Site www.jailu.com. Dans Le Monde du 8 octobre 1999, il est écrit que « pour Marion Mazauric, directrice littéraire de J’ai lu, c’est Michel Houellebecq qui a « secoué » le monde de l’édition et permis de renouveler le paysage littéraire français. » (GRANGERAY, Émilie, article intitulé « J’ai lu et Pocket misent sur des collections regroupant de jeunes auteurs ») 2 En 1999, Pocket lance la collection « Nouvelle Voix » avec, entre autres, Christine Angot et Vincent de Swarte. 13 Houellebecq, Truismes (POL, 1996) de Marie Darrieussecq, Histoire d’amour (Verticales/Le Seuil, 1998) de Régis Jauffret ou encore Viande (Grasset, 1999), le premier roman de la jeune Claire Legendre. Frédéric Badré, dans le quotidien Le Monde3, annonce et salue l’avènement d’une « nouvelle génération » qui émerge avec force. Il voit en Michel Houellebecq, Marie Darrieussecq et Iegor Gran (Ipso facto, POL, 1998) les meilleurs représentants d’ « une nouvelle tendance en littérature ». Cette tendance se caractériserait – globalement – par une absence totale d’illusion et un élan anti-conformiste. Badré souligne également la radicalité des livres appartenant à cette tendance, radicalité qui reposerait sur le choix de sujets sensibles ainsi que sur une réalité commune observable : cette tendance décrit « ce que tout le monde voit autour de lui ». Les auteurs auxquels Badré se réfère jettent un regard littéralement clinique sur le réel. La nouvelle tendance se voudrait4 « postnaturaliste ». Les romans auxquels il est fait allusion entendent dévoiler. Très directs, très explicites, voire « très agressifs » et « très violents », ces romans ne se soucieraient guère de psychologie ; pour ces auteurs, le monde ne serait pas fait pour aboutir à un beau livre. Selon Badré, les auteurs de cette nouvelle tendance auraient compris que la beauté ne peut plus être représentée car elle ne serait plus existante. Mais les louanges ont rapidement fait place aux anathèmes les plus implacables, et l’article de Frédéric Badré a suscité de nombreux remous dans la république des lettres, à tel point qu’il n’est pas exagéré de parler de véritable joute littéraire. Philippe di Folco 5 voit en Badré une victime (consentante) du « marketing malin des programmes éditoriaux » des grandes maisons d’édition. Pour Di Folco, ce qui se vend bien ne fait pas forcément figure d’événement littéraire : « ce qui se vend aujourd’hui ne prépare en rien l’édification de courants littéraires mais participe de la pure esbroufe ». Il dénonce le business autour du livre et le fait que l’art ne soit pas le souci majeur des super-entreprises éditoriales. Marc 3 « Une nouvelle tendance en littérature », Le Monde, 3 octobre 1998. Au début de son article, Badré dénonce les « professionnels du jugement artistique » (les critiques), qui « recensent les livres que chaque "saison littéraire" voit surgir en abondance, avec une indifférence de plus en plus visible ». Il déplore les « faibles opinions purement subjectives » et les « bavardages » de l’actuelle critique, incapable de sortir de son apathie lorsqu’un phénomène nouveau surgit. 4 Nous utilisons le conditionnel étant donné que nous ne pouvons qualifier ce courant d’école : il n’y a ni maître ni disciples, ni doctrine affichée ou théorisée par écrit. Nous ne pouvons pas non plus parler de cercle littéraire : les auteurs se connaissent, avec une grande probabilité, mais, ils n’ont pas créé de soirées littéraires. 5 Di FOLCO, Philippe, « Résister, encore et toujours », Le Monde, 10 octobre 1998. 14 Petit quant à lui, ardent défenseur de l’imaginaire en littérature6, voit dans l’entreprise de Badré une « récupération de la "Houellebecqmania" ambiante ». Il reproche à Badré, « porte-parole autoproclamé de la "nouvelle tendance" », d’avoir exercé son style dans le constat attristé de l’état de la critique et de faire de la « nouvelle génération », finalement, des écrivains « maudits », victimes des critiques incompétents. Acerbe, il ajoute qu’il faudrait se demander ce qui conduit la « société du consensus mou » à organiser la promotion de « produits culturels ultraviolents, hard-crade-destroy, scatologiques ». Dans un autre article7, Petit évoque le « coup de bluff médiatique et commercial » autour de « non-livres prétentieux et ridicules » qui s’ajoutent « à la pile déjà haute des sousCéline, sous-Duras et sous-Violette Leduc ». En fait, Houellebecq ne ferait que rappeler les vieux démons d’un pessimisme facile. L’auteur de l’article énonce de façon caustique certaines tendances : les minimalistes, les misérabilistes, les nombrilistes, les ultra-violents avant de conclure à un « un bouillon de culture favorable à la prolifération de l’antipoésie et de l’antifiction » et à un « kitsch », à un véritable « vide intellectuel ». Inquiet, le romancier et essayiste regrette que tout ce qui a trait aux mythes, aux légendes et au fantastique en littérature soit déprécié au profit du réalisme8. Les livres et leurs auteurs que Petit a dans son collimateur devraient leur succès uniquement à la surface médiaticocommerciale mise à leur disposition. Pour Michel Guénaire9, Michel Houellebecq incarne l’école « qui veut abolir le rêve », une école d’« une littérature d’observation têtue ». Il se demande si toutes les misères du monde méritent d’être représentées dans « une observation obsédante » en prenant à témoin Albert Camus et sa beauté d’écriture. 6 PETIT, Marc, « "Nouvelle tendance", vieux démons », Le Monde, 10 octobre 1998. Marc Petit est membre de la « Nouvelle Fiction », un courant littéraire apparu au début des années 90. La « Nouvelle Fiction » est un cercle littéraire qui regroupe une dizaine d’auteurs français qui veulent relancer la création littéraire en la greffant sur l’imaginaire collectif. Ces auteurs sont opposés aussi bien aux recherches formelles et intellectuelles du Nouveau Roman qu’aux trivialités d’un réalisme terre à terre. Voir à ce sujet le dossier du magazine Ecrire aujourd’hui, n°28, mars-avril 1995. 7 PETIT, Marc, « Le refus de l’imaginaire », Le Monde, 4 février 1999. 8 C’est ce qu’il exprime avec beaucoup d’humeur, d’ironie et de railleries acérées dans un libelle intitulé Eloge de la fiction, paru chez Fayard en 1999. Ce livre se veut la réponse au livre de Christophe Donner, Contre l’imagination, paru chez le même éditeur l’année précédente. Petit y fustige « la sainte alliance du minimalisme, du misérabilisme et du nombrilisme qui menace de réduire le paysage du roman français à un champ de ruines » (quatrième de couverture). 9 GUENAIRE, Michel, « Beauté cou coupé », Le Monde, 4 février 1999. 15 D’après Guénaire, « les apôtres de la nouvelle misère du monde sont […] les derniers héritiers des tenants du veau d’or du matérialisme […]. Le « nouveau roman » voulut […] tuer le personnage. Le "nouveau nouveau roman" peut bien vouloir tuer son compagnon de tous les romans du monde, la beauté ». Citons encore les titres d’autres articles tout aussi véhéments que celui de Guénaire. Henri Raczymow10, après avoir qualifié – ironiquement – l’article de Badré de manifeste, écrit : « Il [Badré] nous dit que l’ordure en littérature, sinon la littérature comme ordure, est la seule qui soit à même aujourd’hui de rendre compte du monde tel qu’il est ». La revue Perpendiculaire intitule un important article collectif « Houellebecq et l’ère du flou »11 dans lequel est déploré le fait que tout ouvrage où affleure l’ordure puisse être qualifié de « célinien ». Le flou inhiberait, selon eux, notre univers référentiel. Les auteurs de cet article exigent d’un auteur digne de ce nom qu’il maîtrise « sa longitude morale » et « sa latitude esthétique ». D’autres, comme Guillaume Bigot et François Devoucoux du Buysson, crient carrément à la « tartufferie »12. Le 11 février 1999, Christophe Donner, auteur d’un livre intitulé Contre l’imagination (Fayard, 1998), s’empresse de revenir sur les propos de Marc Petit et Michel Guénaire en leur reprochant leur parti pris et leur emportement à l'encontre des auteurs qu’ils vilipendent13 en raison de leur propension à une « évacuation de l’imaginaire au profit de la seule immédiateté de la tripe et des nerfs »14. Selon Donner, la vertu première de la littérature serait de « dire les choses », « les transmettre », de « raconter la vie » et « l’essentiel »15. Nous avons évoqué la « joute littéraire » engagée autour de la « nouvelle tendance » ; mieux, l’on se croirait revenu – toutes proportions gardées – à l’époque des querelles 10 RACZYMOW, Henri, « De l’ordure en littérature », Le Monde, 10 octobre 1998. 11 « Houellebecq et l’ère du flou », par la revue Perpendiculaire, Le Monde, 10 octobre 1998. Texte cosigné par Nicolas BOURRIAUD, Christophe DUCHATELET, Jean-Yves JOUANNAIS, Christophe KIHM, Jacques-François MARCHANDISE, Laurent QUINTREAU, tous membres du comité de rédaction de la revue. 12 BIGOT, Guillaume et François DEVOUCOUX du BUYSSON, « Sex nihilo », Le Monde, 3 mai 2001. 13 DONNER, Christophe, « L’aveuglement des esthètes », Le Monde, 11 février 1999. 14 « "Nouvelle tendance", vieux démons », Le Monde, 10 octobre 1998. 15 DONNER, Christophe, Contre l’imagination, Paris, Fayard, 1999, pp. 24 et 40. 16 littéraires capables d’enflammer les esprits. Pensons à la bataille d’Hernani, aux scandales des Fleurs du mal ou de Madame Bovary. Il y a événement littéraire et cela ne peut être que réjouissant : les divergences littéraires capables de soulever des passions furent rares ces derniers temps. La parution, à l’automne 1998, des Particules élémentaires de Michel Houellebecq a suscité des réactions d’une ardeur particulière : la vie littéraire française s’est enflammée et le monde des lettres a montré qu’il était capable de se mobiliser pour des idées et des questions d’esthétiques. Le livre de Michel Houellebecq a fait office de catalyseur, cela a été un scandale au sens étymologique du terme16. Michel Houellebecq : « écrivain de la souffrance ordinaire » Cela dit, qui est cet auteur que Marc Petit se plaît à qualifier d’ « Abominable Homme des Lettres »17 et dont les livres constituent le terreau de toute une polémique ? Michel Houellebecq est né le 26 février 1958 à La Réunion d’un père guide de haute montagne et d’une mère anesthésiste. Il est abandonné par ses parents à sa grand-mère paternelle. Il est lycéen à Meaux pendant sept ans et fréquente une classe préparatoire scientifique. En 1980, il devient ingénieur agronome, mais connaît une période de chômage. Il se marie, devient père d’un fils en 1981. Il divorce l’année suivante. Dépressif, il fait plusieurs séjours en milieu psychiatrique. Il met trois ans à remonter la pente, puis occupe un poste d'ingénieur informatique à l'Assemblée nationale. Il se remarie en 1998. Il habite aujourd'hui sur l’île de Bere, au sud-ouest de l’Irlande. En 1991, il publie un essai sur Lovecraft, l’année suivante, un recueil de poèmes : La Poursuite du bonheur. En 1994, il publie Extension du domaine de la lutte. En 1996, paraît son deuxième recueil de poèmes : Le Sens du combat (prix de Flore). En 1998, il commence à être vraiment connu avec Les Particules élémentaires (prix Novembre). Renaissance, son dernier recueil de poèmes paraît en 1999. La même année, il coadapte pour le cinéma Extension du domaine de la lutte avec Philippe Harel. Il est aussi chanteur ; il a sorti un album en 2000, Présence humaine. En 2001, il publie son dernier roman : Plateforme. Les points de vue sont très 16 Gr. skandalon : « obstacle, pierre d'achoppement » (Le Petit Robert). C’est sans doute pour cette raison qu’Alain WAGNER a titré deux de ses articles de la façon suivante : « Michel Houellebecq, ou celui par qui le scandale arrive » (Luxemburger Wort, 17 et 24 février 2000) et « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (publication refusée par le LW au moment de la rédaction de ce travail ; nous sommes en possession d’un exemplaire privé de l’article). 17 PETIT, Marc, L’éloge de la fiction, Fayard, 1999, p. 45. 17 partagés sur son œuvre. Voici par exemple ce qu'on peut lire sur le site des « Amis de Michel Houellebecq » (« AMH ») : « Michel Houellebecq a changé ma vie. Il est une sorte de prophète. Il est doué de la capacité très rare de percevoir le monde avec un niveau de sensibilité sans égal. Et il a un talent qui lui permet de nous retransmettre ses perceptions. Voilà ce que certains ont du mal à accepter. Ils ne veulent pas qu’on leur dise le monde tel qu’il est, ni la souffrance de tout être humain écartelé entre ses aspirations et la réalité. »18 Or la souffrance et l’amertume constituent les clefs de voûte de son œuvre. Les prémisses de son univers désenchanté se trouvent déjà dans un essai sur Lovecraft : « la vie est douloureuse et décevante », le monde serait basé sur « [un] principe de réalité, [un] principe de plaisir, [la] compétitivité, [le] challenge permanent, [le] sexe et [les] placements… pas de quoi entonner des alléluias »19. Sa poésie aussi est émaillée de considérations amères : « Je n’ai à partager que de vagues souffrances / Des regrets, des échecs, une expérience du vide »20. Lui-même se qualifie d’ailleurs d’ « écrivain de la souffrance ordinaire »21. Pour le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, « l’amertume » (1994) serait l’état mental qui caractériserait le mieux l’époque. S’opposant à Michelle Levy, la présidente de l’ « AMH », d'aucuns estiment que Michel Houellebecq est un médiocre écrivain sans génie, dont la seule force est de parler d'une manière très crue pour faire croire à un nouveau naturalisme littéraire. Un autre site a été mis en ligne par l' « Association des Ennemis des Amis de Michel Houellebecq » qui se veut un site modéré, sans réactions affectives exacerbées et sans sectarisme idolâtre dont fait preuve, il faut l’avouer, l’« AMH ». L’auteur des Particules élémentaires a eu l’occasion de s’exprimer sur le statut de « chef de file » qu’une partie de la presse a bien voulu lui attribuer. De nature peu loquace et mal à l’aise lors d’interviews, il se montre, sur ce point, relativement évasif : « Ŕ Avez-vous le sentiment de représenter, comme on l’a dit, une "nouvelle tendance" ? 18 http://michelhouellebecq.est-ici.org/ (les propos sont de Michelle Levy). 19 HOUELLEBECQ, Michel, H. P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, Paris, J’ai lu, 1999, pp. 13 et 17. 20 HOUELLEBECQ, Michel, Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, Paris, Flammarion, 1997, p. 77. 21 GUIOU, Dominique, « L’écrivain de la souffrance ordinaire », Le Figaro, 17 septembre 2001. 18 Ŕ C’est la fonction de la critique de chercher des tendances, et peut-être classer aide-t-il à penser. Du coup, on se retrouve à côté d’auteurs qu’on ne connaît pas, qu’on n’a pas lu, mais pourquoi pas ? Il se passe quand même quelque chose. »22 L’auteur des Particules est donc considéré, un peu malgré lui, comme le « chef de file » d’une nouvelle génération d’écrivains, laquelle exprime le monde d’aujourd’hui tel qu’elle le perçoit. Et ce constat est celui d’un monde plutôt triste. Cette littérature a été attachée à la tradition réaliste et naturaliste parce qu’elle se veut sans fard, parce qu’elle recourt souvent à l’outrance et au déploiement du domaine de l’intime. Nous avons déjà évoqué Michel Houellebecq, Marie Darrieussecq et Iegor Gran, citons encore Virginie Despentes, Arnaud Viviant, Vincent Ravalec, Lorette Nobécourt, Chimo, Catherine Cusset, Régis Jauffret, Régis Clinquart, Nelly Arcan, etc. Cette affinité de plume a entre autres été relevée par Bernard Pivot : « J’ai pris beaucoup de plaisir à lire Houellebecq, un peu moins […] Virginie Despentes, même si je reconnais qu’il y a un style, un ton nouveau. »23 Les « écrivains-exhibitionnistes » A ce stade, il convient de remarquer que l’objet de ce travail n’est pas de considérer la « nouvelle tendance » et le « phénomène Houellebecq » à la lumière des impératifs d’une logique marchande et de la sécheresse actuelle du monde de l’édition (exploitation du prétendu créneau « nouvelle génération »). Il serait d’ailleurs déplacé et sans portée, dans un tel travail, de reprocher à ces auteurs de sacrifier – pour des raisons économiques et le goût du lucre – à une quelconque « mode de l’outrance ». Nous nous associons à Alain Wagner pour dire qu’ « il n’appartient pas au lecteur de se faire le censeur de la conscience du romancier »24. Prenons en considération l’œuvre et rien qu’elle. Cela dit, nous ne pouvons pas ne pas enregistrer l’émergence de ce nouveau pôle « que cela plaise ou non »25, de cette présence d’auteurs et de livres, de cette foultitude de 22 « Houellebecq : "Tout cela a été très fatigant" », propos recueillis par Antoine de Gaudemar, Libération, 19 novembre 1998. 23 « Les adieux de Bernard Pivot, "interprète de la curiosité publique" », Le Monde, 30 juin 2001 (propos recueillis par Alain SALLES). 24 WAGNER, Alain, « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (refusé pour publication). 25 BADRE, Frédéric, « Une nouvelle tendance en littérature », Le Monde, 3 octobre 1998. 19 romans désireux de nous livrer une vérité toute crue, sans faux semblant et sans ménagement26. En vertu du malaise qu’elle suscite auprès du lecteur, cette tendance mérite que l’on daigne s’y intéresser. Le but de ce travail est d’en rendre compte. Et c’est sans doute la franchise d’une littérature sans gênes langagières qu’apprécie une partie des jeunes lecteurs qui ont littéralement érigé Extension du domaine de la lutte, le premier roman de Michel Houellebecq, en « livre culte »27. Les auteurs que la critique fait graviter tels des satellites autour du pôle Houellebecq partagent avec lui, nous l’avons déjà évoqué, un intérêt d’entomologiste pour le réel, mais accordent aussi une place importante au corps « dans tous ses états ». Ils ne participent guère de cette conception élégante et subtile qui rallie en général tous les suffrages chez les représentants du bon goût. Loin d’eux le mode sensible du feutré cachant les réalités du corps sous une dentelle de métaphores ou d’euphémismes. La « nouvelle tendance » tend à s’exprimer sans fioritures, voire avec désinvolture, et pour ce faire, elle choisit le plus souvent l’espace du roman. Un roman – ou plus généralement un livre – est le théâtre des tensions qui existent entre un monde et un auteur. Et « nos » romanciers s’imprègnent de ce qui les entoure comme de ce qui les constitue : les événements de la vie, les gens, la société en général, mais aussi et surtout le corps dans toutes ses manifestations physiques, ses forces, ses violences, son agressivité et essentiellement ses fragilités28. Le fait d’exposer, en cette fin de siècle et de millénaire, le corps dans un registre hyperbolique, le fait de montrer la « mise à mort » de l’intime et de l’intimité, a valu aux écrivains « nouvelle tendance » d’être taxés d’« écrivains-exhibitionnistes »29. Marc Petit utilise cette expression en 1999 et les récentes publications ne font visiblement que la corroborer30. La nouvelle tendance persiste et signe. Le corps est souvent représenté 26 Reprocher à un écrivain de « voir les choses belles ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou sinistres, c’est lui reprocher d’être conformé de telle ou telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre », écrit Maupassant dans sa « préface » à Pierre et Jean intitulée « Roman » (Pocket, 1998, p. 38). 27 ASSHEUER, Thomas, „Sex und Kapitalismus“, Die Zeit, 16/1999. Notons au passage que des adaptations théâtrales d’Extension du domaine de la lutte et des Particules élémentaires ont eu lieu en Allemagne en fin d’année 2000, dans une mise en scène de Frank Castorf (Spiegel du 17.11.2000 et 1.12.2000). 28 En ce qui concerne l’art, nous renvoyons au beau livre suivant : ARDENNE, Paul, L’image corps : figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Regard, 2001. 29 « Le refus de l’imaginaire », Le Monde, 4 février 1999. Sylvie CHAYETTE et Malène Duretz utilisent la même expression dans un article intitulé « De l’art ou du cochon », Le Monde, 8 juin 2001. 30 CASTILLON, Claire, Le Grenier (Paris, éd. Anne Carrière, 2000) ; JAUFFRET, Régis, Autobiographie ; (Paris, Verticales/Le Seuil, 2000) ; ARCAN, Nelly, Putain (Paris, Seuil, 2001), etc. A l’heure où le présent 20 jusqu’à l’excès, la chair est « exposée », « exhibée » dans une représentation brute de mise à l’étal ; le récent livre de Claire Legendre s’intitule d’ailleurs Viande ! Une partie importante des romans qui se publient ces dernières années – et qui se réclament de la littérature générale et « officielle » (entendons hors des circuits de genres dits mineurs, comme la littérature érotique ou pornographie) – sont de plus en plus impudiques, de plus en plus brutaux dans leur inclination à sonder les plus infimes méandres inavoués de l’homme. Certains écrivains vont très loin dans l’exhibition de l’intimité : le corps est traité crûment, froidement ; il est maltraité par les autres, par soi-même ou par la maladie ; il est souvent considéré comme simple conglomérat de tissus et d’organes. Etant donné le nombre important de ce type de romans, il conviendrait presque de parler de fait, de norme, plutôt que de simple phénomène. Méthodologie, problématique et plan Dans le corpus que nous nous proposons d’étudier se retrouvent des auteurs que les éditions J’ai lu regroupent dans la collection « Nouvelle génération », mais aussi des auteurs qui ne sont pas attaché à un groupe déterminé. Parmi les auteurs faisant partie de la collection des éditions J’ai lu, il y a Michel Houellebecq (Extension du domaine de la lutte, 1994 ; Les Particules élémentaires, 1998 ; Plateforme, 2001), Virginie Despentes (Baise-moi, 1994 ; Les Chiennes savantes, 1996 ; Les jolies choses, 1998) et Lorette Nobécourt (La Démangeaison, 1994). Ensuite, nous avons choisi un auteur (anonyme31) et peu connu, publié chez Pocket : Chimo (Lila dit ça, 1996 ; J’ai peur, 1997). Pour finir, nous avons sélectionné La Vie sexuelle de Catherine M. (2001) de Catherine Millet (directrice de rédaction d’Art Press), récit qui semble littéralement entériner la « nouvelle tendance » exhibitionniste qui fait l’objet de cette étude. D’autres textes pourront occasionnellement alimenter l’analyse, à titre de textes d’appoint ou d’appuis comparatifs. Nous n’avons en rien voulu prétendre à une exhaustivité, le temps et la place impartis à ce travail ne le permettaient pas. Il s’agit d’un échantillonnage et, à ce titre, ce travail peut être considéré comme une amorce à un travail de plus large envergure. Il ne s’agit pas ici d’expliquer et de commenter chaque récit dans ses nuances les plus infimes. Au lieu de travail prenait fin, un essai est paru qui traite précisément des auteurs qui nous intéressent : AUTHIER, Christian, Le Nouvel Ordre sexuel, Paris, Bartillat, février 2002. 31 Auteur peu connu qui a publié deux livres sous pseudonyme. D’aucuns pensent qu’il s’agit de Vincent Ravalec, auteur en 1997 du roman Nostalgie de la magie noire (Flammarion)… 21 poursuivre dans toutes leurs nuances l’analyse de textes particuliers, nous pratiquerons une coupe synchronique qui va de 1994 à 2001 : nous rapprocherons un certain nombre de livres qui thématisent le corps, l’excès et l’outrance. Il s’agira de reconnaître certains motifs communs et, d’un livre à l’autre, de repérer des constantes. Il convient de noter également que nous avons eu le « souci » de neutralité morale, étant donné le choix des auteurs de représenter sans pudeur et sans ménagement le corps et la sexualité. Nous nous sommes efforcé de placer entre parenthèses la personnalité complexe de Michel Houellebecq ainsi que sa position quant à certains sujets comme le tourisme sexuel, le racisme ou l’islam. Seul comptera l’écrivain. Concernant les œuvres, nous avons tenté d’échapper à une logique simplificatrice du pour ou contre (qui est légion dans la presse et les médias) et avons opté pour une démarche plus nuancée. Nous n’avons pas voulu verser soit dans un affolement moral, une condamnation, soit dans une quelconque dévotion ou exaltation : l’analyse et la description de l’impudique se voudra neutre et participera de la constatation d’un fait littéraire. Ce « souci » participe d’une attitude d’ouverture essentielle dans l’appréhension d’un travail de recherche. A travers l’étude des textes qui viennent d’être évoqués, nous tenterons de dégager les raisons profondes d’un recours – de la part d’un grand nombre d’auteurs sensiblement de la même génération – à une création littéraire qui revendique l’outrance. Pourquoi cette inclination à écrire des romans impudiques et brutaux ? Pourquoi s’adonner à une littérature sans fard où une omniprésence du corps (de la sexualité, de pulsions) et un langage cru constituent les ressorts essentiels ? Pourquoi exhiber le pire ? Que signale ce genre d’écriture « hyperréaliste » ? En outre, si nous admettons qu’un certain réalisme renvoie à la sociologie32, tout compte fait, le « post-naturalisme » dont parle Badré ne viset-il pas une mise en doute de la société, et, partant, de l’homme ? Après avoir interrogé cette tendance à la lumière de l’histoire littéraire – et plus spécifiquement par rapport à la fin du XIXe siècle –, nous établirons un rapport entre cette tendance en littérature et ce que nous appellerons l’anthropologie au sens large. Pour ce faire, nous dégagerons les liens qui peuvent subsister lors de la confrontation entre corps et 32 La critique sociologique affirme que dans la création artistique, un individu n’est pas seul concerné, mais que l’œuvre est l’expression d’une conscience collective dont l’artiste participe avec plus d’intensité que la majorité des individus. Cette recherche consiste à élucider les liens qui unissent créateur et société, œuvre d’art et structures mentales. (Cf. cours de Madame Colas-Blaise, « La critique littéraire comme recherche », Cunlux, 1994/95). Nous renvoyons aussi à l’ouvrage collectif intitulé Introduction aux études littéraires, Méthodes du texte, chapitre XIX : « Sociocritique », Paris, Duculot, 1987, pp. 288-315. 22 socialité. Cette approche sociologique appellera, nous le verrons, des considérations métaphysiques centrées sur le corps et « l’humanité de l’homme ». Nous espérons ainsi mettre en évidence la façon dont le corps fait signe, la façon dont il est, pour l’homme, le véhicule construisant un rapport à la société, au monde et à ses semblables. 23 24 Partie I : LE CORPS ET LE RÉEL Quelle que soit la quantité de mensonges, de faux souvenirs et de rêves dont on s’entoure au long d’une vie, c’est toujours le même corps qu’on retrouve, au matin, dans l’éprouvante expérience du réveil ; le corps est sans miracle. Michel Houellebecq, Renaissance, Flammarion, quatrième de couverture. 25 26 ous l’avons déjà évoqué en introduction : les auteurs qui nous intéressent N bannissent tout impressionnisme de leurs écrits. Soucieux de ne pas s’adonner au suggestif, ils dissèquent et représentent une réalité brute. A travers une écriture sans concessions, ils narrent les aventures inquiétantes, violentes ou piteuses et font du corps le « personnage principal »33. Loin d’être glorieux, beau, éloquent ou lyrique, il est cru, anatomique, organique. Les regards des auteurs sur lui sont ceux d’entomologistes ! Le « corps réel » est leur obsession ! Nos écrivains méritent-ils pour autant l’épithète de « post-naturalistes » ? A) Une tendance « post-naturaliste » ? La volonté affichée de tout dire, de tout « dévoiler » a valu aux auteurs qui nous intéressent ici d’être qualifiés de « post-réalistes », de « post-naturalistes », certains critiques faisant évidemment le rapprochement avec le courant réaliste/naturaliste du XIXe siècle. Comme leurs prédécesseurs, « nos » auteurs s’attachent à donner une description – description qui est fonction de leur interprétation34 – minutieuse des choses physiques, accordant comme avait pu le faire un Zola35, une prééminence aux instincts de ses 33 ARGAN, Catherine, « Mon corps, ce héros », Lire, septembre 2001. 34 Tous les romanciers du réel se sont posé la question de la représentation, de son exactitude. Une des critiques les plus habituelles faites à leurs œuvres est celle de l’inexactitude. Champfleury ou Zola se sont défendus d’être des machines enregistreuses capables de répéter le réel sans transformation. Nous renvoyons à l’anthologie de textes théoriques que Colette Becker propose dans son livre (BECKER, Colette, Lire le réalisme et le naturalisme, Paris, Nathan Université, 2000, pp. 149-180) et notamment à un texte de Champfleury repris dans Le Réalisme (1857) ainsi qu’à la célèbre lettre de Zola à Antony Valabrègue sur la « théorie des écrans » (18 août 1864) où il défend l’idée qu’ « une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament » (idée qu’il formulera telle quelle en 1865). 35 Pensons aux pulsions exacerbées dans Nana (1880), La Joie de vivre (1883-1884) ou encore La Bête humaine (1889-1890). 27 personnages. Ceux que nous rencontrons dans notre corpus sont eux aussi ordinaires, ce sont des quidams, simples voire médiocres (même si chez un auteur comme Houellebecq les personnages sont issus de la bourgeoisie ; en cela il est proche d’un Balzac également). Nos récits sont ancrés dans une géographie urbaine et dans une époque précise (la fin du XXe, le début du XXIe siècle). L’ancrage des récits dans le réel et leur authentification sont aussi réalisés par le renvoi à une réalité sociologique. Dans J’ai peur, Chimo nous dépeint les bas-fonds de la banlieue parisienne. Extension du domaine de la lutte se veut, entre autres, une peinture du monde de l’entreprise. Dans Les Chiennes savantes, Virginie Despentes nous plonge dans le milieu de la pègre lyonnaise. La « nouvelle tendance » entend, comme les réalistes/naturalistes du XIXe siècle, ne pas éviter des sujets tabous, dire toute la vérité sur les hommes et la société. Il faut que tout écrit « montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier »36. Dans un article sur Zola et L’Assommoir (1877), Huysmans affirme qu’il s’agit de mettre en scène « des êtres en chair et en os »37. Michel Houellebecq conseille, lui, de « frapper là où ça compte » : « Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de l’indifférence, de la frustration, de l’absence d’amour. Soyez abjects, vous serez vrais. »38 Houellebecq pense que décrire la vie comme une idylle reviendrait à fausser la réalité. Dans son essai sur Lovecraft il écrit que la mission de tout écrivain est d’apporter « un nouvel "éclairage" » sur la vie, et ce, à partir de faits sur lesquels il n’a absolument pas le choix : « sexe, argent, religion, technologie, idéologie, répartition des richesses… un bon romancier ne doit rien ignorer »39. Pour lui, le roman doit fouiller, sans ménagement, les plaies du corps social moribond. A cet égard, son deuxième roman, Les particules élémentaires, semble procéder d'une démarche plus « scientifique », disons sociologique, qu'esthétique. A l’orée du IIIe millénaire, nous le verrons, son bilan et ses perspectives semblent pour le moins pessimistes. 36 Préface de Germinie Lacerteux (1865) des Goncourt citée par Colette Becker, op. cit., p. 152. 37 Cité par Colette Becker, op. cit., p. 28. 38 Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 33. 39 H. P. Lovecraft, op. cit., p. 61. 28 Chimo, quant à lui, dans un livre passé inaperçu, rejoint (par personnage interposé) ce que dit Michel Houellebecq dans Rester vivant. Voici ce que confie le personnage Dominique à Chimo : « Tu es jeune, tu as pas encore eu le temps d’avoir peur. […] tu verras, ça vient tout doucement la peur comme une fissure sur un mur blanc, la colle des enfants te tombe des yeux goutte à goutte, tu vois les choses véritables et alors pardon. […] par moments tu marches sur un parquet de verre et le gouffre en dessous c’est affreux. Tu veux écrire des vrais livres ? Alors petit faut pas souvent lever la tête vers le ciel, faut au contraire plonger tes yeux vers le contrebas. Toutes les saloperies tu les as en toi, alors s’il te plaît faut pas craindre de les regarder et de les toucher. Sinon tu pisseras du sirop tiède comme les copains. […] Moi je te montre tout. Le dedans et le dehors. Le tien comme le mien. Ce que personne a osé te montrer. Je te retourne même ta peau. Tiens je vais te dire : tu regardes passer les foules dans la rue, chacun a son grain. Son sac à dos, sa poche kangourou. Son petit coin de merde ou de sang pour lui seul. C’est dur à croire mais c’est la vérité. […] Nous sommes les à part, les vrais normaux, ceux qui observent le monde dans le bon sens. Ni Dieu ni Cendrillon, ni connerie semblable. Juste ça là autour, ce que tu vois. Rien d’autre. Mais certains jours, Chimo, qu’est-ce qu’il est dur le bon chemin. »40 Dominique conseille à Chimo, jeune écrivain (et dont nous lisons le livre-témoignage), de plonger « [s]es yeux vers le contrebas ». Or dans toutes nos œuvres, ainsi que nous le verrons, règne cette attirance vers le bas. On affuble souvent les parutions récentes de l’adjectif « vulgaire », assimilant le réalisme de ces écritures à des grossièretés relevant d’une attention portée aux bas instincts de l’homme et aux côtés vils de la société. Lorsqu’en 1857, Madame Bovary fut condamné, puis Les Fleurs du Mal, il fut question de « réalisme grossier et offensant pour la pudeur », de « délits d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs »41. Le jugement dépréciatif « C’est réaliste ! » ainsi que l’expression « C’est du Zola ! » est appliqué volontiers à notre corpus ; d’ailleurs nombre d’écrivains et critiques se plaignent « du trop de réalité »42. 40 CHIMO, J’ai peur, Pocket, 1999, pp. 142-143. Dominique est en quelque sorte le « mentor » de Chimo et, qui plus est, un petit escroc lucide. 41 Cité par Colette Becker, op. cit., p. 31. 42 Titre d’un livre d’Annie Le Brun, Annie, Du trop de réalité, Paris, Stock, 2000. 29 Colette Becker, dans son livre déjà cité, tente de définir le réalisme et insiste sur le fait que le terme désigne à la fois une longue tradition d’imitation de la réalité et un mouvement littéraire. Il n’est pas inutile de rappeler ici cette polysémie. D’une part, le terme réalisme désigne à la fois une longue tradition d’ « imitation » de la réalité (mimésis) et d’attention portée au monde, définie comme art de l’ « illusion » par Platon dans le livre X de La République. Cette tradition s’est poursuivie dans la littérature occidentale de ses débuts à nos jours. Les lecteurs recherchent des « histoires vécues », des « biographies » (ou ce qui prétend être histoire vécue, vraie)43. D’autre part, le terme désigne un mouvement littéraire, Le Réalisme, qui s’est développé en France après la révolution de 1848 (essentiellement en réaction contre le Romantisme) et jusque vers 1865, en étroite liaison avec le mouvement pictural portant la même dénomination44. Colette Becker distingue clairement les caractéristiques de la tradition réaliste du XIXe siècle, caractéristiques à la lumière desquelles nous pouvons appréhender les textes de la « nouvelle génération » de la fin du XXe siècle45. Se fondant sur des articles théoriques de Champfleury (Le Réalisme, 1857) ainsi que sur les réflexions de Duranty (recensées dans la revue Réalisme, novembre 1856 à mars 1857), la spécialiste de Zola – que nous paraphrasons par la suite – retient, au sujet de la littérature réaliste, les points suivants46 : Il s’agit d’une littérature qui privilégie le présent et qui conteste la Tradition, l’Institution. Elle inscrit les œuvres dans une réalité très proche, voire contemporaine. Elle s’intéresse au corps de l’homme et à son âme, à sa médiocrité et à ses faiblesses. Il fut reproché aux auteurs réalistes de faire, au lieu d’une œuvre d’art, un traité technique 43 Catherine Millet, rappelons-le, publie La Vie sexuelle de Catherine M., (Paris, Seuil, 2001) ; Annie Ernaux publie un texte qui se veut un journal intime, Se perdre (Gallimard, 2001) ; Régis Jauffret titre l’un de ses romans Autobiographie (Paris, Verticales/Seuil, 2000), récit « picaresque » d’un débauché pédophile et meurtrier ; l’inconfort est assuré… 44 45 BECKER, Colette, op. cit., pp. 28-32. Il convient de noter que le terme de réaliste désignait déjà au XIXe siècle les auteurs d’un courant nouveau : « le titre de réaliste serait imposé à tout homme de la nouvelle génération » (Champfleury, « Du réalisme, lettre à Mme Sand », in L’Artiste, 2 septembre 1855, repris dans Le Réalisme, 1857 ; cité par Colette Becker, op. cit., p. 40). 46 BECKER, Colette, op. cit., pp. 33-36. 30 ou médical, un « roman physiologique » (le terme est utilisé par Gustave Vapereau à propos de Fanny d’Ernest Feydeau (Année littéraire, 1858))47. Elle se caractérise par la compréhension des mécanismes humains et sociaux et accorde une prédilection pour le genre romanesque. Elle ne va pas, souvent, sans l’idée d’une transformation possible de la société, d’un progrès à réaliser48. Elle retrouverait un regain de force dans les périodes de crise, de bouillonnement intellectuel, politique, social, dans les moments, aussi, de la conquête de la science. Elle refuse toujours de faire de l’écrivain un simple enregistreur. Baudelaire affirme dans L’Art romantique (13 mars 1859) que le principal mérite de Balzac est « d’être visionnaire et visionnaire passionné ». Champfleury ainsi que Zola mettront l’accent sur l’interprétation de la nature par chaque romancier. Elle ne participe pas d’une théorie, mais d’une attitude : sincérité, sérieux, honnêteté49. Si le réaliste accorde une importance particulière à des sujets réputés triviaux, vulgaires ou grossiers, il ne le fait pas par provocation, par goût du scandale, mais pour satisfaire à la vérité, pour dire tout le réel. Mais on l’accuse d’immoralité, on le censure, on le condamne. Même si aujourd’hui, au nom de la liberté d’expression qu’il est de bon ton de respecter, on ne censure guère plus. L’anathème ne manque toutefois pas d’être jeté sur certains livres50. Le souci du vrai affleure explicitement sous les plumes de deux auteurs de notre corpus. Soucieux d’une posture auto-réflexive, l’auteur-narrateur d’Extension du domaine de la lutte, dans une intervention que l’on pourrait qualifier de méta-textuelle (le terme utilisé 47 Michel Houellebecq, de formation scientifique, apprécie particulièrement l’insertion d’extraits scientifiques dans ses romans. Dans Extension du domaine de la lutte, il insère des fictions animalières (EDL, Paris, éd. J’ai lu, 1997, pp. 9 et 124). Dans Les Particules, les références à la mécanique quantique et à la biogénétique émaillent tout le roman (Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, pp. 113, 194, 332, 336, etc.). 48 Émettons une réserve. Ce point n’est pas véritablement applicable à notre corpus. En effet, les livres qui le constituent se caractérisent par leur défaitisme. Certes, dans Les Particules, Houellebecq propose une alternative à une société agonisante, mais la perspective de l’eugénisme ne s’avère pas plus rassurante pour l’humanité… 49 Pour Jean-René Van Der Plaetsen (« Une hargne de boxeur », Le Figaro, 31 août 2001), Houellebecq fait preuve, dans ses romans, d’une « incroyable et pathétique franchise ». 50 Notons pour l’anecdote qu’en 2001, une chaîne d’hypermarchés de grande renommée a enlevé de ses rayons le livre de Catherine Millet… 31 par Brulotte), précise qu’il entend rendre compte de ce qui se passe « sous nos yeux »51. Dans le prologue des Particules élémentaires, le narrateur avertit le lecteur que « [l]e livre est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle […] en des temps malheureux et troublés »52, avant de procéder à la peinture de la société contemporaine (post-soixantehuitarde) avec « le même recul qu’un paléontologue à la recherche de fossiles »53. De ce fait, le livre se veut une chronique relatant des faits soi-disant authentiques de l’ « ancien règne ». Dans l’émission télévisée Campus diffusée le 7 septembre 2001 sur France 2, l’auteur de Plateforme se veut observateur de la société : « J’observe… », confie-t-il à Guillaume Durand. Cette attitude d’observateur objectif et distant est celle précisément du narrateur de son dernier roman, qui déclare : « Le déploiement du monde, je le constate ; procédant empiriquement, en toute bonne foi, je le constate ; je ne peux rien faire d’autre que le constater »54. Michel, le narrateur, observe, sans que rien ne le dérange, à tel point qu’Alain Wagner voit en lui un « Meursault de la mondialisation »55 (« de la mondialisation » parce que le narrateur, quoique passif (voire absent), sera à l’origine de la création de clubs s’appuyant sur le tourisme sexuel ; la « délocalisation » aura lieu en Thaïlande et à Cuba). Dans Lila dit ça, l’auteur-narrateur, prenant le lecteur à témoin, intervient fréquemment dans son récit pour rappeler la véracité de son texte. Voici quelques extraits afin d’étayer notre propos : « Elle me le dit comme ça justement, j’invente pas un mot. » « […] j’enregistre Lila qui cause » « […] depuis que Lila m’a parlé la première fois, c’était pour la séance de toboggan, il y a une digue qui s’est cassée là-dedans en moi, ça oui la nuit suivante j’ai réalisé que je 51 HOUELLEBECQ, Michel, Extension du domaine de la lutte, Paris, éd. J’ai lu, 1999 [1994], p. 16. Voir aussi page 42. Par la suite nous utiliserons l’abréviation EDL. 52 HOUELLEBECQ, Michel, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 13. Par la suite nous utiliserons l’abréviation PE. 53 « Michel Houellebecq, ou celui par qui le scandale arrive », LW, 17 et 24 février 2000. 54 HOUELLEBECQ, Michel, Plateforme, Flammarion, Paris, 2001, p. 295. Par la suite nous utiliserons l’abréviation PF. Ajoutons qu’à la fin du roman (p. 366), le narrateur entame une posture autoréflexive sur le livre qui vient de s’écrire. 55 « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (publication refusée par le LW au moment de la rédaction de ce travail). 32 peux l’écrire facile, que c’est pas la peine de me figurer dans la tête des vampires ou je sais pas quoi, que Lila est là, elle me regarde et elle raconte ses trucs dans sa manière à elle avec ses yeux à quoi on cache rien. »56 Lila, la fille aux « yeux de transparence »57 dit le monde tel qu’il est, elle évite les détours du langage et s’exprime dans une franchise où se mêle l’effronterie et l’innocence. Catherine Millet, quant à elle, indique que son livre est un « récit ». Elle introduit ainsi une possibilité de véridicité dans son « discours », le dictionnaire Robert proposant à l’entrée récit la définition de « relation orale ou écrite (de faits vrais ou imaginaires) »58. Dans un article consacré à La Vie sexuelle de Catherine M., Michel Crépu souligne « l’impératif de véracité maximale »59 de ce récit « dérangeant ». Philippe Dagen, qui considère cette réapparition de la réalité en art et en littérature comme « salutaire », parle lui de « réalisme minutieux »60. Nadeije L. Dagen, historienne d’art, indique que « son écriture enregistre »61. Avec Becker nous ne pouvons que citer, pour mémoire, la devise de Danton que Stendhal place en épigraphe de son roman Le Rouge et le Noir62 : « La vérité, l’âpre vérité ». Stendhal affirme de même dans la Vie de Henry Brulard : « être vrai et simplement vrai, il n’y a que cela qui tienne ». Selon lui, le vrai est à considérer sous tous ses aspects, sans aucune discrimination, sans aucune complaisance. Souvenons-nous du fameux chapitre dix-neuf de la deuxième partie du Rouge et le Noir : « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le 56 CHIMO, Lila dit ça, Paris, Plon, 1996, pp. 21, 29, 70. Voir aussi, pour le méta-textuel les pages 12, 14, 26, 27, 28, 43, 68, 69, 72, 97, 102, 120, 139, 161 et 164. Nous soulignons. 57 Ibid., p. 19. 58 Et renvoyant aux synonymes exposé, histoire, narration, rapport. 59 CREPU, Michel, « Catherine Millet l’impudique », L’Express, 14 avril 2001. 60 DAGEN, Philippe, « L’intimité mise à nu par les artistes mêmes », Le Monde, 7 avril 2001. 61 ARGAND, Catherine, « Le corps, lieu des plus folles angoisses », entretien avec Nadeije Laneyrie Dagen, Lire, septembre 2001. 62 Roman sous-titré « Chronique de 1830 », rappelons-le. 33 bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. »63 Cette volonté, de la part des réalistes du XIXe, de ne pas fermer les yeux sur la fange, d’étreindre jusqu’aux plus répugnantes réalités, d’être attentif aussi bien à l’individu, à son entourage, mais aussi à l’interaction de celui-ci et de son milieu social est aussi celle d’un Michel Houellebecq. Il s’agit de dépasser, nous le verrons par la suite, la simple description de la société pour en démonter les mécanismes, pour en sonder les mœurs et les valeurs. L’auteur de Rester vivant invite à « mettre le doigt sur la plaie » et à « appuye[r] bien fort » : « […] votre mission la plus profonde est de creuser vers le Vrai. Vous êtes le fossoyeur, et vous êtes le cadavre. Vous êtes le corps de la société. »64 Dans une interview donnée à l’issue de la parution des Particules en 1998, il défend l’idée selon laquelle un roman doit « rendre compte, constituer un témoignage sur la situation mentale de l'être humain au moment où le livre a été écrit […] »65, situation mentale forcément tributaire du contexte social. Contre les tenants de l'écriture pour l'écriture, il revendique le droit de penser et d'écrire le monde tel qu'il le perçoit 66, sans tamiser la lumière crue, blanche et parfois blessante qui inonde ses pages. Au XIXe siècle, le terme réalisme en arrive à évoquer généralement une représentation scrupuleuse, voire triviale de la réalité. La place donnée au corps, à la sensation qui prend le pas sur le sentiment, paraît souvent excessive, voire scandaleuse. Aussi le mot réalisme a-t-il alors très souvent des connotations péjoratives, et signifie-t-il grossièreté, vulgarité, obscénité. Il n’en est pas autrement aujourd’hui. « L’époque est réaliste, vériste, matérialiste. D’Ulysse, nous ignorons s’il souffrait d’énurésie, s’il dormait avec ses chaussettes et comment il disait « vagin ». Eh bien, si Homère nous racontait son histoire 63 Cité par Colette Becker, op. cit., pp. 45-46. 64 Rester vivant, op. cit., p. 33. 65 Interview parue dans Lire, propos recueillis par Catherine Argand, septembre 1998 (version Internet). 66 Pierre Courcelles indique que Les Particules élémentaires est « l’un des romans possibles du réel d’aujourd’hui » (« Lire Houellebecq », Regards, janvier 1999, version en ligne sur www.regards.fr). Concernant le réalisme et les notions d’ « interprétation » et de « personnalité », voir l’avant-dernier point retenu par Colette Becker et que nous avons reproduit ci-dessus. 34 aujourd’hui, il nous préciserait tout cela. », écrit Catherine Argand dans un article qui alterne humour et sérieux67. Les reproches adressés à l’encontre du réalisme – mépris de la forme, désir de dire toute « la vérité, rien que la vérité »68 – s’adresseront avec encore plus de violence au naturalisme, qui lui est légèrement postérieur et dont Zola fut le chef de file et le théoricien. Un tournant a lieu dans l’histoire littéraire avec la parution de Germinie Lacerteux des frères Goncourt en 1865. Encore plus que par le passé, le roman doit être une analyse du monde contemporain. Avant de citer Emile Zola qui exprimait son enthousiasme pour ce roman, résumons sommairement le roman des Goncourt. Germinie Lacerteux est l’histoire d’une servante menant une double vie : domestique-modèle le jour, elle est dévoyée la nuit. Les Goncourt peignent le petit peuple, ses mœurs et ses lieux de plaisir. Germinie connaît une déchéance physiologique et morale dont l’issue finale sera la mort. Mais lisons ce que Zola écrit en 1865 : « Il y a sans doute une relation intime entre l’homme moderne, tel que l’a fait une civilisation avancée, et ce roman du ruisseau, aux senteurs âcres et fortes. Cette littérature est un des produits de notre société, qu’un éréthisme nerveux secoue sans cesse. […] nous vivons dans la fièvre, et nous nous plaisons à fouiller les plaies, à descendre toujours plus bas, avides de connaître le cadavre du cœur humain. Tout souffre, tout se plaint dans les ouvrages du temps ; […] l’être se déchire lui-même et se montre dans sa nudité. MM. de Goncourt ont écrit pour les hommes de nos jours […]. »69 Zola défend donc la méthode contenue dans ce roman (que Louis Ulbach qualifie de « littérature putride »70) : « fouiller en pleine nature humaine », ne rien « voiler du cadavre humain », « s’intéresser à nos plus petites particularités », autant d’expressions qui sont applicables à notre corpus. Nous l’avons déjà évoqué à plusieurs reprises, le naturalisme a été violemment contesté en son temps, en raison de sa complaisance pour la vulgarité et l’obscénité ou son absence prétendue de style. Les romanciers naturalistes alléguaient que les basses classes ou le 67 ARGAN, Catherine, « Mon corps, ce héros », Lire, septembre 2001. 68 Pierre et Jean, op. cit., p. 38. 69 « Germinie Lacerteux par MM. Edmond et Jules Goncourt », in Le Salut public de Lyon, 24 février 1865, recueilli dans Mes Haines, 1866 ; cité par Colette Becker, op. cit., pp. 158-160. Nous soulignons. 70 Cité par Colette Becker, op. cit., p. 72. 35 corps (la bête humaine !71) avaient droit au roman. C’est la raison pour laquelle l’adjectif « naturaliste » servait – et sert toujours – à désigner toute production de l’esprit qui se complaît dans la description de choses sordides, grossières et souvent dans celle des plus écœurantes platitudes. « Ils s’attachent, nous dit Colette Becker, aux points de tension, aux moments de déséquilibre, aux risques de rupture, aux ruptures, aux fêlures, que ce soit dans la société ou dans l’individu. »72 Les personnages de Chimo, par exemple, habitent en banlieue, font l’expérience de la vie en cité ; ils évoquent entre autres les tournantes (viols collectifs), le sida, la prostitution, dans un monde obscur et laid : « Les arbres ils sont tout comme nous, plantés là comme des objets sans savoir pourquoi, comme nous sans bouger […] ; beau c’est autre chose qu’ici »73. Les personnages de Virginie Despentes connaissent quant à elles des conditions de vie extrêmes : marginalité sociale, délinquance irréversible, viols et violences… Les naturalistes ne restent donc pas à la surface. Ils dévoilent, font tomber les masques, « fouillent en pleine chair humaine »74. Rappelons que le titre du livre de Lorette Nobécourt est La Démangeaison75. La narratrice de ce livre, dans l’urgence d’une « pensée qu’il faut tordre », se dit « penchée sur l’abîme »76. Songeons aux tares et aux pulsions exacerbées des personnages de La Fortune des Rougon, de La Bête humaine, de L’Assommoir, de Nana ou encore de Germinal. Les personnages des romans naturalistes sont accablés par le poids des déterminismes, la maladie, l’hérédité, la dégénérescence, qui amènent à une accentuation monstrueuse mais intéressante de l’humanité : le suicide, la folie, le crime (déterminés par la société et les conditions sociales). Sans trop entrer dans les détails pour l’instant, indiquons que la narratrice de La Démangeaison, qui souffre d’être « abominablement [elle]-même », est atteinte d’une maladie de peau (« la haine à fleur de peau dénoncée par mon corps », s’écrie-t-elle à un moment77). Les personnages principaux des romans de Michel Houellebecq, quant à eux, font l’expérience de profondes 71 Dans Truismes, la fable impitoyable sur notre part d’animalité, Marie Darrieussecq raconte l’histoire de la métamorphose d’une femme en truie. Patrick Kechichian, dans Le Monde du 6 septembre 1996, titre d’ailleurs son article : « La bête humaine ». 72 BECKER, Colette, op. cit., p. 88. 73 Lila dit ça, op. cit., p. 74 sq. 74 BECKER, Colette, op. cit., p. 87. 75 Ici aussi, dès l’incipit, la narratrice entend « tout dire »… (Lorette Nobécourt, La Démangeaison, Paris, J’ai lu, 1998, p. 11) 76 La Démangeaison, op. cit., pp. 11 et 13. 77 Ibid., p. 20. 36 dépressions dues aux conditions de vie imposées par l’individualisme contemporain (Michel d’Extension souffre d’une péricardite et surtout de troubles psychologiques ; il sera admis dans un asile). Répétons-le, les réalistes/naturalistes furent sans cesse accusés de produire une littérature immorale, voire pornographique, de se complaire dans un pessimisme outrancier. Qui mieux que Zola pourrions-nous citer pour répondre à ces accusations ? Voici ce qu’il dit dans un texte qu’il consacre à Germinie Lacerteux et que nous avons déjà eu l’occasion de citer : « [...] Un roman n’est-il pas la peinture de la vie, et ce pauvre corps est-il si damnable pour qu’on ne s’occupe pas de lui ? Il joue un tel rôle dans les affaires de ce monde, qu’on peut bien lui donner quelque attention, surtout lorsqu’il mène une âme à sa perte, lorsqu’il est le nœud même du drame. »78 « Les naturalistes privilégient l’étude des marges du sain, les dégénérescences, la folie, les névroses, ils traquent l’hérédité, ce qui se passe sous la peau », nous dit Colette Becker79. Corollairement au progrès scientifique, le naturalisme est aussi, ainsi que le rappelle Becker, la littérature du développement du capitalisme, de l’industrialisation, du monde ouvrier, de l’essor des grandes villes, de l’exode rural. Pour Houellebecq (qui est un lecteur de Renan), le XXe siècle est marqué par une ontologie matérialiste et représente « le triomphe d'une explication scientifique du monde »80. Dans Les Particules, il touche d’ailleurs à des domaines aussi divers que sont les sciences (physique quantique en biologie), la philosophie, la sociologie, la sexualité, la littérature, la poésie, la politique, etc. Dans notre société actuelle, la situation n’est guère différente de celle qu’a pu connaître Emile Zola de par les mutations d’ordre scientifique et social. En effet, aux yeux de l’écrivain et journaliste Jean-Claude Guillebaud, nous serions assiégés aujourd’hui par trois révolutions : une révolution économique, une révolution numérique et une révolution génétique. Cette triple révolution exigerait une redéfinition du « principe d’humanité »81. Voici ce qu’il écrit en quatrième de couverture de son dernier essai : 78 « Germinie Lacerteux par MM. Edmond et Jules Goncourt », in Le Salut public de Lyon, 24 février 1865, recueilli dans Mes Haines, 1866 ; cité par Colette Becker, op. cit., p. 160. 79 Op. cit., p. 75. 80 Interview parue dans Lire, propos recueillis par Catherine Argand, septembre 1998 (version en ligne). 81 GUILLEBAUD, Jean-Claude, Le Principe d’humanité, Paris, Seuil, septembre 2001. 37 « De la course aux biotechnologies aux vertiges du cyberespace, des manipulations génétiques aux tentations eugénistes, de la marchandisation du monde à la chosification de la vie, la même question, obsédante, se trouve posée jour après jour. Celle-ci : saurons-nous encore définir Ŕ et défendre Ŕ l’irréductible humanité de l’homme ? » Nous pouvons avancer, sans tomber dans l’extrapolation, que l’objectif des auteurs réalistes/naturalistes (et « postnaturalistes ») est de mettre en question la société et les hommes et femmes qui la composent à travers leurs œuvres82. Or la question que soulève un Michel Houellebecq avec par exemple ses Particules élémentaires n’est-elle pas précisément de savoir si la survie d’une société comme la nôtre est encore souhaitable ? Les œuvres de notre corpus ne porteraient-elle pas, en germe, les inquiétudes les plus profondes de notre civilisation actuelle ? Mais avant d’approfondir ces interrogations, autorisons-nous un bref aparté sur le style, étant donné que celui-ci se trouve aujourd’hui (comme au temps de Zola) « chargé de matière organique »… 82 Saisissons l’occasion d’ouvrir une parenthèse afin d’évoquer le genre dit « mineur » du polar (avec lequel Despentes a des affinités) auquel Le Magazine littéraire de juin 1996 (nº 344) accorde un dossier. Despentes figure non loin d'autres noms d'auteurs plus connus comme Didier Daeninckx ou Jean-Claude Izzo. Certaines finalités communes entre ce genre (polar ou roman noir) et le roman dit « réaliste » ou « naturaliste » peuvent être dégagées. D'après Dantec, le polar tout comme le roman noir n'aurait rien à voir avec une littérature d' « évasion » ou de « divertissement ». Le polar serait, selon le journaliste Jean-Pierre Deloux, « une chronique de la noirceur des jours ». Ce genre chercherait, tout comme le roman dit « réaliste » ou « naturaliste », à provoquer une « instabilité, un dé-rangement profond de notre rapport au réel », à créer « un "malaise" durable » afin de « modifier le plus intensément possible » la perception que nous avons du monde. Une de ses finalités serait de « modifier » la conscience du lecteur. Provenant de « l'irruption de la vie, du chaos des rêves du sexe, du fric, du pouvoir, du crime et de la corruption », le roman noir n’existerait pas pour dorloter le lecteur, mais pour lui dire que « le crime est à la base du fonctionnement de la société humaine, [...] et que c'est avec cela qu'il faut se dépatouiller à l'ère des mégapoles de la société industrielle », « à l'ère du cyberspace et de la dissémination des technologies de destruction, de la manipulation génétique ou médiatique, de la désagrégation post-industrielle et post-urbaine, [...] des snuffmovies interactifs disponibles en kit sur Internet, [...] donc tout ce qui compose déjà le quotidien du XXI e siècle ». 38 B) Considérations stylistiques Champfleury, dans une « lettre à M. Ampère », prône un « refus du style » et une « naïveté » de l’écriture : « […] ce qu’on pourchasse aujourd’hui sous le nom de réalisme [...], l’art simple, l’art qui consiste à prendre des idées sans "les faire danser sur la phrase", comme disait JeanPaul Richter, l’art qui se fait modeste, l’art qui dédaigne les vains ornements du style, l’art qui creuse et qui cherche la nature comme les ouvriers cherchent l’eau dans un puits artésien, cet art qui est une utile réaction contre les faiseurs de ronsardisme, […] cet art trouve partout dans les gazettes, les revues, parmi les beaux esprits, les délicats, les maniérés, les faiseurs de mots, les chercheurs d’épithètes, les architectes en antithèses, des adversaires […] obstinés […]. »83 Duranty, autre théoricien-romancier comme Champfleury, ne dit pas autre chose dans la revue Réalisme (dont il est l’un des fondateurs) en prônant un style le plus plat possible. Cela dit, relevons, sans nous y attarder, qu’à l’intérieur du mouvement, les divergences furent nombreuses. Flaubert, au contraire de Champfleury, accordait une grande importance à la beauté, à l’Art. Dans la célèbre lettre du 16 janvier 1852 qu’il adresse à Louise Colet, il dit rêver d’« un livre sur rien […], qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style »84. Au sujet des auteurs de notre corpus, Badré relève dans son article que « leur forme romanesque [est] sans esthétisme ». Les écrivains qu’il évoque auraient compris que la beauté ne peut plus être représentée car elle n’est plus existante : « le style, la finesse, la subtilité, dans le néant, à quoi bon ? »85. Michel Houellebecq ainsi que nos autres auteurs faisant fi de toute pudibonderie ont souvent dû essuyer les attaques les plus acerbes sur ce point, attaques qui portaient sur la pauvreté et la sécheresse de leur langue. Il leur est souvent reproché d’écrire dans une forme brute, réaliste (et naturaliste), platement ostentatoire (ostentation qui atteint un point culminant avec le récit de la vie sexuelle détaillée – et étalée – de « Catherine M. »). 83 « Lettre à M. Ampère touchant la poésie populaire », in Revue de Paris, 15 novembre 1853, repris dans Le Réalisme, 1857 ; citée par Colette Becker, op. cit., p. 60. 84 Cité par Colette Becker, op. cit., « Anthologie », p. 170. 85 BADRE, Frédéric, « Une nouvelle tendance en littérature », Le Monde, 3 octobre 1998. 39 D’aucuns, dans une comparaison flatteuse, ont relevé chez les personnages de Houellebecq une nonchalance et une torpeur morale proches de l’attitude d’un Meursault86. Houellebecq pratiquerait « l’écriture blanche » et ses récits seraient écrits avec une « absence idéale de style » (Barthes)… Quoiqu’il en soit, il faut relever que ses phrases sont nettes, calmement ordonnées87 et que sa langue est dépouillée. Dans Extension, il annonce refuser les effets, préférer les phrases courtes, les termes inexpressifs et se limiter à retranscrire les faits. Voici ce qu’il écrit au début de son premier roman : « Mon propos n’est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. […] Il est des auteurs qui font servir leur talent à la description délicate de différents états d’âme, traits de caractère, etc. On ne me comptera pas parmi ceux-là. […]. Pour atteindre le but […] que je me propose, il me faudra au contraire élaguer. Simplifier. Détruire un par un une foule de détails. J’y serai d’ailleurs aidé par le simple jeu du mouvement historique. »88 D’emblée, dans ce roman, Houellebecq revendique donc une écriture qui ne cherche pas à « enchanter ». Son style – que l’on qualifie, peut-être un peu hâtivement, de fade – est axé sur l’évocation des choses concrètes, évocation faite en des termes précis, parfois pseudotechniques. Il est aussi axé sur un langage conforme au milieu social des personnages et sur la vérité des dialogues. La presse, lorsqu’elle fustige l’auteur de Plateforme, a tendance à se montrer péremptoire et aboutit souvent à une allégation, somme toute peu nuancée, du genre « Houellebecq n’est pas Céline »… Alain Wagner a déjà eu l’occasion de s’exprimer (brièvement) au sujet du style de Michel Houellebecq ; citons-le pour la pertinence de son propos : « […] le regard froid que l’auteur pose sur le monde ne saurait être verbalisé par un style différent du sien, et il serait aberrant de le juger selon les critères d’une esthétique qui n’est pas la sienne. Bien au contraire : l’harmonie entre la forme et le fond est totale, 86 Alain Wagner (voir plus haut) ou encore Bernard Frank dans Le Nouvel Observateur, n°1926, du 4 au 10 octobre 2001, p. 126. 87 Et souvent crues ; mais aussi d’un humour sarcastique. Dans EDL, prenant pour cible la société de consommation, Houellebecq narre l’histoire d’un « cadre moyen » qui perd sa voiture ; or « avouer qu’on a perdu sa voiture, c’est pratiquement se rayer du corps social » (op. cit., p. 9). Indiquons, par pur « vice étymologique » que sarcasme vient du grec sarkasmos, de sarkazein : « mordre la chair (sarkos) » (Le Petit Robert). 88 EDL, op. cit., p. 16. 40 ce qui rend la narration terriblement efficace. Le roman se lit d’un bout à l’autre […] le lecteur n’échappe pas à une espèce de sombre fascination. »89 De ce point de vue, il convient de ne pas réduire l’écriture de Houellebecq à ce que Roland Barthes appelle l’écrivance, à savoir « le style de celui qui refuse de poser le problème de l’énonciation, et qui croit qu’écrire, c’est simplement enchaîner des énoncés »90 et que l’on retrouve dans les écrits scientifiques ou sociologiques ; nous pouvons dire que pour l’auteur de Rester vivant le langage n’est pas qu’un instrument. Il est certain que la façon dont on promène le « miroir stendhalien » est essentielle en littérature, mais l’étude stylistique d’un auteur (qui n’est pas l’objectif du présent travail) se veut rigoureuse et complexe faute de quoi le jugement relève simplement d’une appréciation personnelle, d’un goût propre. Michel Houellebecq, comme tout écrivain, possède son « tempérament » (pour utiliser un terme cher à Zola), sa personnalité. D’ailleurs, Roland Barthes, dans Le Degré zéro de l’écriture, ne dit-il pas du style qu’il est la part privée, « biologique » de l’écrivain ? A défaut de pouvoir faire une analyse stylistique et rhétorique de notre corpus, nous pourrons, tout au plus dégager une technique d’écriture très actuelle et qui est celle du « Skaz »91. Le terme « Skaz » est un mot russe difficilement traduisible par un seul mot français. Il aurait été lancé par les formalistes russes et pourrait être traduit par « bavardage », « parlerie » ou « tchache ». Le « Skaz » est un monologue écrit en style parlé. Il désigne un genre de récit, écrit à la première personne, qui possède les caractères de la langue parlée plus que ceux de la langue écrite et qui est adressé directement au lecteur. Cette technique donne au lecteur un sentiment d’ « authenticité ». Ce procédé permet de caractériser un personnage à travers son langage particulier92. Les personnages paraissent ainsi véridiques ; c’est le « réalisme subjectif », qui a pour but de créer un effet de « réalité vécue » ainsi qu’un effet de confidence. Extension du domaine de la lutte, le 89 « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (publication refusée par le LW au moment de la rédaction de ce travail). 90 91 BARTHES, Roland et Maurice Nadeau, Sur la littérature, PUG, 1980, pp. 39-40. Voir le dossier rédigé par Louis Timbal-Duclaux, « Les techniques modernes du roman », in Ecrire aujourd’hui, n° 53, mai-juin 1999, pp. 11-27. 92 Cette façon de marquer une spécificité par un langage particulier était très prisée par les écrivains de la deuxième moitié du XIXe siècle. Nous renvoyons, de mémoire, à La Petite Roque ou au Petit Fût de Maupassant. 41 premier roman de Michel Houellebecq, peut être assimilé à une forme de « Skaz » ; contentons-nous de citer l’incipit : « Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un collègue de travail. On était une bonne trentaine, rien que des cadres moyens âgés de vingt-cinq à quarante ans. A un moment donné il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller. Elle a ôté son T-shirt, puis son soutien-gorge, puis sa jupe, tout ça en faisant des mines incroyables. Elle a encore tournoyé en petite culotte pendant quelques secondes, et puis elle a commencé à se resaper, ne voyant plus quoi faire d’autre. »93 Chimo utilise abondamment ce procédé dans ses deux romans94. Il recourt à un vocabulaire hétérogène (courant, familier, argotique), à une syntaxe aléatoire (répétitions, ellipses) ainsi qu’à une ponctuation très déstructurée (ponctuations expressives ( !?…) ou absence de ponctuation). Voici un exemple tiré de Lila dit ça pour illustrer notre propos : « Ma peau elle dit ma tante que c’est le paradis […] tu vois mes mains fines et blanches et douces quand je les mets l’une contre l’autre le bon Dieu il est content sur tout. »95 Dans ce passage, la fille qui parle ne semble pas faire de pauses là où une virgule devrait normalement se trouver. Cette absence de ponctuation vaut « effet de réel » pour un discours adressé directement, ponctué non au sens mais à l’oreille. Louis Timbal-Duclaux termine son article consacré au « Skaz » en insistant sur l’effet de dénonciation sociale que cette technique comprend : « le Skaz est là pour, par un contraste de langage, mettre en relief une opposition de vision du monde ». Cette technique constitue aussi le langage idéal pour dénoncer un malaise, traduire un « ras le bol » ou autres situations déplorables en rapport avec certains milieux sociaux. Les romans de Virginie Despentes, qui ne peuvent pas être associés à du « Skaz » parce qu’ils ne sont pas écrits à la première personne, témoignent toutefois aussi d’un souci d’authenticité. L’écriture foisonne d’argot, de parler des cités et d’entorses au bon goût grammatical (soulignons que cette écriture est toujours en adéquation avec les désirs viscéraux des personnages) : 93 EDL, op. cit., p. 5. Les mots en caractères droits correspondent à une intrusion du style parlé dans un discours par ailleurs relativement soutenu. Le style n’est pas relâché : c’est un mixte calculé, d’un style normé et d’expressions populaires actuelles pour faire plus « vrai ». 94 Son écriture fait beaucoup penser à celle d’un Romain Gary (Émile Ajar) dans La Vie devant soi. 95 Lila dit ça, op. cit., p. 9. 42 « Sa seule sœur. Est-ce que ça la glaçait pareil, entre les mains des hommes les voir devenir dingues juste en se déshabillant, est-ce que ça la glaçait pareil, se faire emporter par des désirs aussi puissants que dégradants ? »96 Voici, pour finir, d’autres exemples d’un style « hachuré », « syncopé » : « Il fait soleil très blanc, trop de lumière, brûle les yeux. » « Pauline sort du métro. Lumière blanche, laisse les choses grises et froides. Marchand de fleurs juste à côté, étalage bourré de couleurs, hors sujet. »97 Nous avons vu que les auteurs de la « mouvance » Houellebecq vivaient, comme les romanciers réalistes/naturalistes avant eux, dans une époque de « transition », de « mutation », de redéfinition des valeurs, de progrès des connaissances. Aux découvertes faites en physiologie se sont substituées celles faites en biogénétique ; la mondialisation et ses avatars ont remplacé les « soucis » liés aux débuts de l’industrialisation ; les drames et les tragédies de l’histoire qui s’y ajoutent entraînent dans leur sillage des réflexions sur la société et sur l’homme spécifiques à leur époque. C’est d’une crise de la société et des esprits que les uns comme les autres tentaient – et tentent – de rendre compte à travers des visions personnelles contenues dans des livres qui prennent leurs lecteurs « aux entrailles »98. C) Des récits « érographiques » Nous avons vu que nos auteurs doivent subir aujourd’hui des attaques similaires auxquelles durent faire face Zola et ses acolytes ; il leur fut notamment reproché de se complaire dans une certaine pornographie. Sans longuement nous adonner à un historique de la pornographie, mentionnons toutefois, à titre indicatif, l’histoire et l’étymologie du mot pornographie. Le terme fut forgé par Restif de La Bretonne sous la forme adjectivale en 1769 et il apparaît en 1842 comme substantif. Pornographie, vient du grec pornê 96 DESPENTES, Virginie, Les jolies choses, Paris, éd. J’ai lu, 2000, p. 202. 97 Respectivement : Baise-moi, Paris, éd. J’ai lu, p. 195 et Les jolies choses, op. cit., p. 177. 98 FLAUBERT, Gustave, Lettre à Louise Colet (24 avril 1852) ; cité par Colette Becker, op. cit., p. 163. 43 (prostituée) et de graphê (écriture) et vise « moins la sexualité que le discours qui se tient sur elle, l’image qui la présente, la symbolise, la sublime ou la dégrade, le regard qu’elle porte sur elle-même »99. L’article consacré à l’entrée « pornographie » dans l’Encyclopaedia Universalis propose un échantillonnage de définitions. L’auteur de l’article (Lapouge) cite un certain nombre d’auteurs, journalistes, et philosophes qui ont tenté de définir ce mot éminemment lourd de sens dans un numéro spécial de la revue Art Press International paru en janvier-février 1976100. En voici un rapide aperçu : Pierre Bourgeade : « De l’image érotique à l’image pornographique, la différence est objective : l’érotisme dévoile le sexe de la femme. La pornographie, l’intérieur du sexe. » Paul Otchakovsky-Laurens (éditeur) : « Même réalité au départ, traitement généralement neutralisant pour l’érotisme, traitement plus brutal et plus réaliste pour la pornographie. » Jacques Henric : « L’érotisme (au sens courant), c’est le règne de la dentelle, de la jarretelle, du vieux caleçon ; c’est l’allusif, le chuchotis, le triomphe du fétiche, de l’évocateur, le pas-dit, l’usine à fantasmes, le truqué, la vieillerie formelle, la prétention esthétisante, le message alambiqué, faux. La pornographie, c’est le contraire. Effet de décrassage assuré. » L’auteur de l’article, Gilles Lapouge, conclut à une certaine incapacité à définir une fois pour toutes cet « objet » qu’est la pornographie. Depuis qu’il y a des humains, la représentation écrite, dessinée ou parlée de l’acte sexuel est courante. Sans nous y attarder, indiquons qu’aux illustrations traditionnelles qui vont des peintures rupestres aux images sacrées, il faut ajouter la littérature pornographique du Moyen Âge, celle de la Renaissance (mais la notion contemporaine de « pornographie » ne s’appliquerait sans doute pas aux soties, aux farces ou aux outrances d’un Rabelais), celle des âges classique et moderne101. Selon Lapouge, la pornographie aurait connu une série de trois mutations radicales qui l’auraient transformée. Sa première mutation consisterait dans le fait qu’elle se soit 99 Entrée « pornographie » de l’Encycopaedia Universalis France S.A. (support cédérom). 100 Catherine Millet est directrice de rédaction à Art Press. 101 Nous renvoyons, pour de plus amples détails (historiques) sur l’érotisme (pris au sens large) et le plaisir, à l’essai de Jean-Claude Guillebaud, La Tyrannie du plaisir (Points-Seuil, 1999), et notamment à la deuxième partie intitulée « La mémoire perdue » (pp. 169-372). Pour une approche plus « mystique », nous renvoyons à Georges Bataille, notamment à un ouvrage qui date de 1957, L’Érotisme (in Œuvres complètes X, Paris, Gallimard, 1987) ainsi qu’aux Larmes d’Éros, qui date de 1961 (Pauvert-Fayard, 1961 ; rééd. 2001). Par la suite le titre La Tyrannie du plaisir sera abrégé en TdP. 44 « démocratisée ». La deuxième mutation tiendrait à ce que les ouvrages érotiques, qui jadis circulaient sous le manteau, dans l’ombre, ne soient plus « hors la loi » aujourd’hui. Également décisive, la troisième mutation de la pornographie s’est opérée par le fait qu’elle s’est donné un support privilégié, le cinéma. L’efficacité des ouvrages érotiques (suggestifs), leurs mérites, mais aussi le plaisir de leurs lecteurs naissaient d’un certain défi aux différents tabous dressés autour de la sexualité. Or de plus en plus aujourd’hui, les tabous s’estompent (pour ne pas dire qu’ils disparaissent) ; le péché, le défendu, la honte, la culpabilité ne fait plus sens dans une civilisation matérialiste. Les figures de la nudité, celles des organes sexuels et des formes les moins convenues de leurs accouplements (par exemple, l’échangisme chez Houellebecq ou les orgies chez Millet) ont cessé d’être diabolisés. Dans des ouvrages consacrés à l’évolution des mœurs, Gilles Lipovetsky (L’Ère du vide), Jean-Jacques Pauvert (De l’Infini au zéro) ou Jean-Claude Guillebaud (La Tyrannie du plaisir, Le Principe d’humanité) tirent le même constat : « Un extraordinaire tapage sexuel colonise aujourd’hui jusqu’au moindre recoin de la modernité démocratique. Plaisir promis ou exhibé, liberté affichée, préférences décrites, performances mesurées ou procédures enseignées à tout va : aucune société avant la nôtre n’avait consacré au plaisir autant d’éloquence discursive, aucune n’avait réservé à la sexualité une place aussi prépondérante dans ses propos, ses images et ses créations. […] mille convocations voluptueuses nous assiègent désormais, partout, sans relâche ni mesure. […] Voilà le sexe devenu le "bruit de fond" de notre vie quotidienne. […] Pour en dire quoi au juste ? »102 A l’heure du « porno chic » en publicité et souvent au nom de la liberté d’expression et de l’épanouissement personnel, les dossiers traitant du corps et du sexe sont légion dans les journaux et les magazines. Dans sa dernière « anthologie historique des lectures érotiques », Jean-Jacques Pauvert, qui immerge la littérature érotique dans la totalité du discours social des années 1985 à 2000, conclut que l’érotisme a perdu, ces quinze dernières années tout son pouvoir de subversion, au point de disparaître. Avant de présenter, pour chaque année, une série de textes érotiques (ou non érotiques), l’auteur propose un recensement très vaste de tout ce qui s’écrit sur l’érotisme (presse, Internet, études scientifiques, littérature). Pour lui, l’année 1988 constitue une année phare dans l’évolution de la permissivité en littérature. Il s’agit d’une année érotique pour la 102 TdP, op. cit., p. 16. 45 télévision, mais l’érotisme fleurit aussi dans la littérature officielle ; il est avoué, revendiqué. En effet, cette année-là, paraissent Le Boucher d’Alina Reyes (Seuil) et Les Vaisseaux du cœur de Benoîte Groult (Grasset). Pour l’anecdote, précisons que l’année 1988 est aussi l’année de Guesh Patty (Paris-Match du 22.01.88 titre « Sexy la nouvelle chanson ») et celle de Jean-Jacques Beineix avec avec son film 37° 2 le matin. Pauvert cite par exemple aussi la couverture de l’Express du 27 mai 1988, « Les nouvelles lois de l’amour », ainsi que la conclusion qui, en substance, dit que « le sexe [est] devenu un "objet" usuel, dépouillé ou presque de connotation morale ». En ce qui concerne le livre de Benoîte Groult, Pauvert dénonce l’« hyperréalisme gynécologique » ; le roman d’Alina Reyes, qui narre les émois d’une étudiante-caissière d’une boucherie pendant les vacances d’été ainsi que ses vertiges lubriques, constitue pour Pauvert « une apologie de la chair à l’état brut ». Il note aussi que pas un seul commentateur (tout organe de presse confondu) ne s’est déclaré confondu ou choqué, avant d’évoquer une « définitive rupture des barrières de la censure »103. Les exemples d’études et d’articles, qu’ils concernent la publicité, la musique, la médecine ou la littérature pourraient être multipliés. Citons, plus proche de nous, l’important dossier que Le Monde Interactif a consacré au « Corps mis à nu » et qui est paru le 24 septembre 2001. Sylvie Chayette et Malène Duretz par exemple évoquent une littérature actuelle dans laquelle l’intimité s’offre au tout-venant et où les descriptions sont « chirurgicales » (elles utilisent aussi, comme Pauvert, l’adjectif « gynécologiques ») ! Dans une certaine littérature actuelle, le corps serait souvent crûment dévoilé « tel un paysage, dans ses moindres détours et ressacs »104. Disons-le, le sexe insémine littéralement nos romans. Ces derniers offrent « un constat visuel pur », « un discours de pure dénotation », comme dirait Jacques Henric. Ils offrent à voir, ils constituent « un espace présentoir soumis à une lumière clinique ». Dans la « frontalité du constat visuel »105, ils entendent lever le doute et l’ambiguïté, alors que le sexe fait partie des choses occultes que nous nous devons de garder secrètes, alors qu’il constitue (comme les fonctions organiques) « les coulisses de la vie »106. Le topos de l'excès et de l'outrance revient partout dans nos textes, à tel point que les commentaires choisissant l'argumentation de l'abus et le reproche de l'obsession charnelle sont légion. 103 PAUVERT, Jean-Jacques, De l'infini au zéro, Anthologie historique des lectures érotiques, Paris, Stock, 2001, pp. 79-110. 104 CHAYETTE, Sylvie et Malène Duretz, « De l’art ou du cochon », Le Monde, 8 juin 2001. 105 HENRIC, Jacques, Légendes de Catherine M., Paris, Denoël, 2001, p. 146. 106 BRULOTTE, Gaëtan, Oeuvres de chair, L’Harmattan, P.U. Laval, 1998, p. 378. 46 Nous avons déjà eu l'occasion de citer Marc Petit qui dénonce la littérature dépravée des « jeunes Barbares postnaturalistes » qui se complaisent dans « l'immédiateté de la tripe et des nerfs »107. Le fait de décrire l'existence, et en particulier la sexualité, sous un angle complètement cru, dé-sublimé, mais aussi sous l'angle du mécanique et du violent, fait crier la majorité des commentateurs à une véritable « inflation érotique »108. Ce cri n'est pas sans rappeler les accusations proférées à l'encontre du Zola-pornographe109 au XIXe siècle110. Soulignons avec insistance que dans ce travail il ne s’agit en aucun cas de procéder à une tentative de distinction entre pornographie et érotisme. Il s’agit là d’une entreprise infinie et nombre d’exégètes – citons entre autres Jean-Jacques Pauvert et Pierre Bourgeade – se sont attelés à cette tâche académique qui consiste à définir ces termes. Nous ne prétendrons pas dire en quoi les livres de Chimo ou de Despentes sont plutôt pornographiques qu’érotiques ou l’inverse. C’est que ces deux notions sont à la fois enchevêtrées et flottantes, elles varient à mesure que passent les siècles, elles varient d’une culture à l’autre, d’une personne à l’autre. Aussi nous nous permettons de ne pas opposer les deux formes de mise en discours du sexe (érotisme/pornographie) traditionnelles, celle-ci constituant l’irrecevable, celle-là l’acceptable. Nous revendiquons donc la liberté de ne pas assumer cette distinction et emprunterons plutôt un néologisme forgé par Gaëtan Brulotte : « érographique »111. De ce fait, nous nous dégagerons de connotations restrictives et évacuerons la distinction subjective et souvent moralisante entre l’érotique et le pornographique. Les livres de notre corpus constituent donc « des œuvres de chair », des récits érographiques. 107 « "Nouvelle tendance", vieux démons », Le Monde, 10 octobre 1998. 108 LIPOVETSKY, Gilles, L'ère du vide, Folio essai, 2001, p. 43. 109 Toutes proportions gardées bien entendu, les acceptions des termes pornographe et pornographique étant mouvantes et évoluant avec les époques. Qui qualifierait aujourd'hui Madame Bovary ou même L'Assommoir d'œuvres pornograhiques ? 110 Marc Angenot revient longuement sur l'assimilation du naturalisme à la pornographie dans son livre Le cru et le faisandé; Sexe, discours social et littérature à la belle époque (Editions Labor, 1986). Il le fait notamment dans un chapitre intitulé « La "marée montante" de la pornographie » (pp. 53-68), empruntant ainsi une image qui est souvent revenue sous la plume des chroniqueurs et des observateurs sociaux de la deuxième moitié du XIXe siècle (il cite notamment La Prostitution d’un certain Dr. Reuss). 111 Œuvres de chair, op. cit., p. 6. 47 Que ce soient Marc Petit, Annie Le Brun (Du trop de réalité), Michel Crépu (La Confusion des lettres) ou Cécile Wajsbrot112, tous se trouvent consternés devant l'horreur du suggestif dont font montre notamment les nouveaux « naturalistes outranciers ». Or, au-delà de toute dissension relevant somme toute d'affinités littéraires et avant de stigmatiser péremptoirement la gratuité d’un certain abattage pornographique, il convient d'interroger objectivement une prose qui thématise le corps et qui, de plus, semble libérée du carcan de la pudeur. Jean-Claude Guillebaud prétend que « le trop-plein de mots trahit une inquiétude »113 ; à voir si notre corpus corrobore cette assertion… La « génération Houellebecq » ne compte pas dans ses rangs des théoriciens comme ont pu l’être Duranty, Champfleury ou Zola à leur époque. Aucune « théorie » – et c’est sans doute une raison pour laquelle cette tendance s’attire les foudres d’une partie de la critique – ne vient en quelque sorte « légitimer » cette écriture et il n’existe pas de véritable manifeste qui viendrait préciser les ambitions des soi-disant partisans d’un « exhibitionnisme généralisé »114. Toujours est-il que nous ne pouvons pas ne pas relever une même propension à sonder le réel et à utiliser le corps comme figure privilégiée pour « dire le monde ». Pour les auteurs de notre corpus, le roman ne cherche pas à sublimer l'existence. Ils ne s'efforcent pas de représenter les épisodes douloureux de la vie de façon poétique et ils ne souhaitent pas une édification morale du lecteur. Ils ne ressentent pas l'exigence esthétique ou éthique d'ajouter délicatement un peu de bon sens et de vertu là où règnent en réalité chaos et injustice115. A « l’ère de la transparence »116, et à travers une écriture plus crue 112 Cette dernière souhaite qu’un peu des « ténèbres du mystère vienne obscurcir enfin la lumière crue », car « le silence crée le secret, le mystère, et le mystère crée la littérature » (Pour la littérature, Zulma, 1999, resp. pp. 49 et 45). 113 114 TdP, op. cit., p. 17. REMY, Jacqueline, Jean-Sébastien Stehli, Denis Jeambar, Gilbert Charles, « Le triomphe du voyeurisme », L’Express, 3 mai 2001. 115 D’ailleurs « l’écriture ne soulage guère », écrit Houellebecq par personnage interposé dans EDL (op. cit., p. 16). Sur ce point, il se distingue de Chimo qui s’isole volontiers dans un vieux pavillon désaffecté pour écrire le réalité et ainsi se calmer presque physiologiquement : « comme une irritation une démangeaison que tu voudrais gratter pour la calmer » (Lila dit ça, op. cit., p. 29), mais aussi de Lorette Nobécourt qui nous livre le monologue d’un corps insurgé qui viole la loi du silence et exhibe le non-dit en étreignant le verbe (La Démangeaison, op. cit., pp. 66 sq.). 48 que celle de ses « prédécesseurs », la « génération Houellebecq » exprime ce souci du vrai surtout à travers le corps, ses manques, ses laideurs, ses disjonctions, à travers une matière carnée présentée sans concession aucune ou décrite de manière clinique. De ce point de vue, le discours érotique ou pornographique – nous dirons à partir de maintenant érographique – tel qu’il existe dans notre corpus, mérite interrogation, d’autant plus que nos auteurs prétendent s’inscrire dans la littérature « officielle ». Dans Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes, Jean-Louis Cabanès écrit que « dans la littérature dite réaliste ou naturaliste, les thèmes physiologiques ou pathologiques s’imposent de manière obsédante comme figure privilégiée de toutes les déviances, du désordre social, voire de la finitude humaine »117. Voyons si cette citation est applicable à notre corpus… 116 Notion utilisée lors d’une émission consacrée en partie à La Vie sexuelle de Catherine M. (l’auteur était présente). Il a même été question d’ « idéologie de la transparence ». L’émission « Concordance des temps », présentée par Jean-Noël Jeanneney et radio-diffusée sur France Culture le 11 novembre 2001, était intitulée « De La Garçonne à La Vie sexuelle de Catherine M. : les avatars de la pudeur ». En compagnie d’AlainGérard Slama, le journaliste rappelait comment la parution, en 1922, du livre La Garçonne de Victor Margueritte, auteur à succès et commandeur de la légion d’honneur, fut à l’origine d’un scandale. Dans l’article de L’Express du 3 mai 2001, il est question d’ « obsession de la transparence ». 117 CABANES, Jean-Louis, Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Klincksieck, 1991, p. 11 ; cité par Colette Becker, op. cit., p. 94. 49 50 Partie II : CORPS, SEXUALITÉ ET CIVITAS 51 52 D ans un article paru le 26 août 2001 dans Le Figaro et intitulé « Les nouveaux réalistes », Sébastien Lapaque énumère une « volée d’écrivains marqués par une lucidité inquiète, le goût du réalisme social et le souci d’explorer l’envers du décor » et fait de Houellebecq un chef de file potentiel. Le journaliste précise que ces écrivains ont su, chacun à sa manière, renouer avec l’ambition balzacienne : « dire les catastrophes sociales engendrées par la modification des mœurs ». Or nous avons évoqué en introduction et dans la première partie que la littérature qui fait l'objet de ce travail accorde une place importante à cette réalité, immédiate pour tout homme, qu’est le corps. L’unité de notre corpus est évidente : nous nous retrouvons dans une sorte de mise à nu de nous-mêmes, dans une « mise au plus nu », au plus secret du corps, là où il n’y a plus que matière charnelle, sang ou douleur. Les auteurs composant notre corpus font pour ainsi dire dans la surenchère de la chair et c’est naturellement que la sexualité y joue un rôle important. Il conviendra par la suite d'examiner nos romans à la lumière des liens entre corps, sexualité (au sens large) et socialité, car c’est une partie de l’histoire culturelle mais surtout sociale (en ce qui nous concerne) qui est sous-tendue par le rapport de l’homme au corps et à la sexualité. Nous verrons que le corps et la sexualité, considérés comme motifs, figurent dans la représentation qui nous en est donnée un certain désarroi social contemporain. A) Une société d’individualisation inédite S’il fallait choisir un livre du corpus autour duquel viendraient graviter tous les autres, ce serait le premier roman de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte. En effet, tous nos personnages, hormis ceux que l’on rencontre dans La Vie sexuelle de Catherine M.118, « luttent » clairement dans une société qu’ils n’aiment pas et qui les nie. Cette société serait la nôtre ; elle serait fondée sur le principe de la lutte et de 118 Peuvent-ils d’ailleurs être considérés comme tels ? 53 l’efficience ; une société sauvage qui entraînerait une remise en cause totale des rapports sociaux. 1. Le « procès de personnalisation » Il s’agit de la société contemporaine occidentale que Houellebecq nous dépeint au fil de ses trois romans, avec férocité et sarcasme. Mais c’est peut-être dans son deuxième roman, Les Particules élémentaires, que cette peinture est la plus acérée et son dessein le plus explicite : pointer du doigt les tares d’une société en perdition. Il utilise comme toile de fond la société post-soixante-huitarde pour la mise à nu des rapports humains et des sentiments ; il lance pour ainsi dire un coup de projecteur sociologisant sur le « champ » où se déploient ses personnages. C’est la société contemporaine, néo-libérale, la nôtre, que Houellebecq s’est attaché à décrire et cela, sans appel : il s’agit pour lui d’une période de déchéance et de troubles. Dans un langage que l’on retrouve déjà dans Extension du domaine de la lutte, Houellebecq traite de « l’époque post-moderne », époque à laquelle la science a fait table rase de la vision chrétienne du monde, favorisant ainsi l’émergence du rationalisme et de l’individualisme119. A travers les destins et les caractères contraires – racontés à la troisième personne – de deux demi-frères (Michel est chercheur et d’une froideur émotionnelle rare ; Bruno est agrégé de lettres et obsédé sexuel, un véritable désespéré de la recherche du plaisir), l’auteur nous présente une somme de la deuxième moitié du XXe siècle. La société décrite et nommément visée dans les romans de Houellebecq (elle l’est moins directement dans nos autres livres) correspond à celle dont parle le sociologue Gilles Lipovetsky dans son essai intitulé L’ère du vide, Essai sur l’individualisme contemporain. Dans cet essai, qui date déjà de 1983 (réédité en 1993 et enrichi d’une postface), il développe certains concepts qui se trouvent corroborés par l’évolution de notre société ces vingt dernières années. Nombre de ses concepts nous permettront de mettre en lumière certains aspects contenus dans les livres qui constituent notre corpus. Lipovetsky développe tout au long de son essai le concept de « procès de personnalisation », processus entamé dans les années 50-60 et toujours en cours dans notre société postmoderne. Il explore avant tout le « procès de personnalisation sauvage » qui serait porté par la volonté d’autonomie et de particularisation des groupes et individus : libération des 119 54 PE, op. cit., pp. 199-200. mœurs et sexualités, désir d’expression et d’épanouissement du moi, « c’est partout la recherche de l’identité propre et non plus de l’universalité qui motive les actions sociales et individuelles »120. Son travail repose sur l’ébranlement de la société, des mœurs, de l’individu contemporain de l’âge de la consommation de masse, « l’émergence d’un monde de socialisation et d’individualisation inédits ». D’après l’auteur, notre société serait avide d’identité, de différence, de détente et d’accomplissement personnel immédiat. Il s’agirait d’une société ayant substitué aux valeurs traditionnelles (comme la famille ou le travail) des valeurs hédonistes et permissives. Les événements de Mai 68 auraient servi de catalyseur à l’effritement des valeurs ; la négation de la transcendance et la remise en cause des principes éthiques traditionnels auraient peu à peu créé une société impitoyable dont les appétits terrestres – comme l’argent et le sexe – seraient devenus la loi suprême. C’est précisément l’époque de la libération des mœurs (et plus spécifiquement celle des mœurs sexuelles) – dont nous subissons toujours les avatars – que Houellebecq fustige ouvertement dans Les Particules. Bruno et Michel, deux demi-frères, sont confiés dès leur naissance à leur grand-mère respective. Nous sommes dans les années soixante et un mouvement de libération s'empare des mœurs. Leur mère, qui n’est pas vraiment prête à assumer sa maternité, voit dans leur éducation un obstacle à son épanouissement personnel. Elle préférera mener une vie hippie dans l’insouciance la plus complète. Bruno deviendra professeur de français, mais aussi obsédé sexuel, dépressif et alcoolique. Michel sera un grand chercheur en biologie, plus intéressé en fait par les aspects cellulaires de la reproduction que par leurs modalités affectives et érotiques. Sa vie sexuelle ne sera pas reluisante. Il se réfugiera dans les mondes abstraits de la physique quantique et de la biologie moléculaire. A travers ces deux vies dissolues, marquées par la solitude et la souffrance, Houellebecq dénonce les méfaits de l'individualisme contemporain. La dislocation des liens familiaux121 et plus généralement sociaux, la compétition économique et sexuelle causée par l'exacerbation du désir, l'effondrement des valeurs morales traditionnelles au profit d'un 120 L’Ère du vide, op. cit., pp. 9-24. 121 Quelques exemples : Michel, le personnage de Plateforme n’aimait pas son père, ce dont témoigne son détachement à l’annonce de son décès (incipit) ; pendant leur enfance et leur adolescence, Pauline et Claudine, dans Les jolies choses (de V. Despentes), sont en conflit avec leur père violent, misogyne, blessant et cruel (op. cit., pp. 68 sq.). Dans son effrayante confession, la narratrice de La Démangeaison (de L. Nobécourt) se dit mal-aimée par des parents incapables du moindre épanchement (op. cit., pp. 66 sq.). 55 hédonisme égoïste et narcissique, sont autant de manifestations de cet individualisme que l’auteur des Particules élémentaires désigne comme le mal absolu : « Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme d’un rêve communautaire, alors qu’il s’agissait en réalité d’un nouveau palier dans la montée historique de l’individualisme. Comme l’indique le beau mot de "ménage", le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires […]. Ce processus de destruction se poursuit de nos jours. »122 2. Le narcissisme contemporain Selon Lipovetsky, Narcisse symbolise le temps présent. Dans un chapitre intitulé « Narcisse ou la stratégie du vide »123, il parle de véritable « mutation anthropologique ». Déjà au début des années 80, au moment où apparaît dans toute sa force un capitalisme hédoniste et permissif, il pressent un nouveau stade de l’individualisme : « […] le narcissisme désigne le surgissement d’un profil inédit de l’individu dans ses rapports avec lui-même et son corps, avec autrui, le monde et le temps […] ». La société narcissique est bien capable de vivre sans idéal, sans appui transcendant (politique, religieux, moral). Elle vit au présent, dans l’instantanéité, au nom d’une nouvelle éthique permissive et hédoniste, elle-même encouragée par le culte du désir et de l’accomplissement immédiat (que met en avant entre autres la publicité). Cette société engendre forcément un sentiment de frustration et de ressentiment. Climat de concurrence exacerbé, éclatement de la cellule familiale, libéralisation des mœurs ; prise dans un tel engrenage, une société assujettie au principe d’efficience et de concurrence est condamnée à devenir le théâtre d’une « lutte » au sens darwinien du terme. Au début des Particules, le jeune Michel regarde une émission animalière à la télévision ; les images sont atroces. Voici ce qui nous est dit du jeune homme : 122 PE, op. cit., p. 144. 123 L’Ère du vide, op. cit., pp. 70 sq. 56 « Michel frémissait d’indignation, […] sentait se former en lui une conviction inébranlable : prise dans son ensemble la nature sauvage n’était rien d’autre qu’une répugnante saloperie ; prise dans son ensemble la nature sauvage justifiait une destruction totale, un holocauste universel Ŕ et la mission de l’homme sur la Terre était probablement d’accomplir cet holocauste. »124 La course effrénée au bien-être (maître-mot de la société contemporaine) crée des inégalités sans précédent. Le désir, manipulé par l’économisme, devient une appétence primaire qui fait fonctionner la société marchande selon les mêmes lois élémentaires que les sociétés animales125. Comme nous le verrons par la suite, dans notre corpus (et en particulier chez Virginie Despentes), c’est le corps et la sexualité (celle-ci dans sa forme la plus cruelle) qui figurent la part d’animalité de l’homme. Le narcissisme surgit donc de la désertion généralisée des valeurs et finalités sociales. Dans un monde devenu inhabitable, il ne reste à l’homme contemporain que le repli sur soi, le refuge autarcique et solipsiste. Ce repli sur soi est une constante dans tous les récits de notre corpus. Michel (de Plateforme), à la fin de son premier séjour en Thaïlande, se compare à un batracien qu’il croise dans l’allée qui mène à son bungalow. Il le pousse du pied sur la pelouse, lui permettant ainsi de survivre quelque temps supplémentaire, car « tôt ou tard, quelqu’un allait marcher sur lui sans faire attention ; sa colonne vertébrale se briserait, ses chairs écrasées se mêleraient au sable ». Comme le batracien, il avait vécu et il mourrait seul126. Pour le narrateur d’Extension, dépressif et introverti, la solitude atteint un degré tel qu’elle en devient « douloureusement tangible »127. Inutile de préciser 124 PE, op. cit., pp. 47-48. 125 C’est précisément cette « bestialité évoluée », celle de la vie sociale et politique que Marie Darrieussecq thématise dans son roman Truismes (P.O.L. Éd., 1996). Truismes est l’histoire d’une jeune femme, travaillant dans une parfumerie qui se mue peu à peu en truie pendant que le monde (au début du troisième millénaire) se décompose jusqu’à devenir une « porcherie ». Voici ce que l’auteur confie à une journaliste : « J’ai écrit ce livre en état de colère. Je n’aime pas la société dans laquelle je vis. Tout me révolte […] C’est une femme animale […] dans un monde bestial [et] totalement corrompu » (Perrot-Lanaud, Monique, « Darrieussecq : l’après-"Truismes" », www.france.diplomatie.fr, avril 1998). Dans ce livre, qui est « une fable sur l’ordre moral qui menace nos sociétés modernes » (Jérôme Garcin, « De l’art et du cochon », L’Express, 22 août 1996), Darrieussecq procède à un brouillage des fonctions et des attributs de chacun des deux règnes, humain et animal, dévoilant ainsi la veulerie et la violence en œuvre dans notre civilisation. Cette fable met à nu les liens inavouables de l’animalité, du corps et du désir. 126 PF, op. cit., p. 136. 127 EDL, op. cit., p. 9. 57 longuement que chez Houellebecq, les nombreuses scènes d’onanisme figurent de façon exacerbée ce repli sur soi (pensons à Bruno des Particules qui est le parangon de l’obsédé sexuel qui recourt fréquemment au plaisir solitaire). Lorette Nobécourt nous offre, quant à elle, un véritable monologue intérieur mené par une conscience acérée128, à fleur de peau. Le malaise dans la société n’a d’égal que le malaise du soi : « la haine à fleur de peau dénoncée par mon corps »129, comme le dit la narratrice de La Démangeaison. Dans tous nos récits, nous rencontrons des épaves humaines minées par la solitude dans une société qu’ils abhorrent. Le « héros » d’Extension, après son hospitalisation, s’adonne à une méditation dans le train Rouen-Paris : « Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m’écœure ; l’informatique me fait vomir. Tout mon travail d’informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ça n’a aucun sens.»130 Le jeune Chimo, qui habite la banlieue parisienne, émet souvent des considérations sur la vie dans les cités. Dans ces lieux oubliés, où « Dieu est absent », « tout le monde rêve […] de la roue de la fortune », dit-il avant d’ajouter, désabusé : « Y a rien qui va jamais, y a tout qui foire, c’est une vie en petits morceaux d’inutilité, t’as pas de projet même le matin pour le soir jamais de plan valable, quand tu te réveilles tu penses qu’à te rendormir, vivement la nuit qu’elle vienne […] »131. Telles des « particules » obéissant aux lois de la physique, tous nos personnages semblent suivre un parcours quasiment fixé d’avance. Les personnages contenus dans notre corpus sont bel et bien des « particules élémentaires » et tous donnent l’impression de se mouvoir dans un monde désinvesti de toute intersubjectivité, rendant ainsi compte de l’atomisation qui régit le fonctionnement de notre société. Au terme d’une réflexion sur les rapports sociaux, le narrateur d’Extension se demande ce qu’il faudrait faire de son temps libre. Il est d’avis qu’il est inutile de se consacrer au service d’autrui, car « au fond, autrui ne vous intéresse guère »132. Il appréhende les rencontres et connaît des difficultés à entrer en 128 Et « malheureuse »… Nous y reviendrons plus longuement en troisième partie. 129 La Démangeaison, op. cit., p. 20. 130 EDL, op. cit., p. 82. 131 Lila, op. cit., resp. pp. 111-112, 10 et 17. 132 EDL, op. cit., p. 12. 58 contact avec d’autres personnes. La rencontre qu’il doit avoir avec Catherine Lechardoy (du ministère de l’Agriculture) pour lui présenter un progiciel représente pour lui une épreuve pénible : « les êtres humains ont souvent à cœur de se singulariser par de subtiles et déplaisantes variations, défectuosités, traits de caractère et ainsi de suite Ŕ sans doute dans le but d’obliger leurs interlocuteurs à les traiter comme des individus à part entière »133. Le narrateur de Plateforme avoue volontiers être « de tempérament peu chaleureux [et avoir] échoué à [s]e faire de véritables amis »134. Au début de son premier séjour en Thaïlande, ne sachant trop que dire à Valérie au terme d’une excursion, il lui répond par des banalités. Dans la citation suivante transparaît tout le vide relationnel qui est le sien, vide mis crûment en relief par des considérations bassement sexuelles : « Sur le trajet du retour j’appris que Valérie était bretonne, et que ses parents avaient possédé une ferme dans le Trégorrois ; moi-même, je ne savais pas trop quoi lui dire. Elle avait l’air intelligente […]. J’appréciai sa voix douce, […] le mouvement de ses lèvres quand elle parlait ; elle devait avoir une bouche bien chaude, prompte à avaler le sperme d’un ami véritable. "C’était bien, cet après-midi…" dis-je finalement avec désespoir. Je m’étais trop éloigné des gens, j’avais vécu trop seul, je ne savais plus du tout comment m’y prendre. "Oh oui, c’était bien…" répondit-elle ; elle n’était pas exigeante, c’était vraiment une brave fille. Pourtant, dès l’arrivée de l’autocar à l’hôtel, je me précipitai vers le bar. »135 Le même personnage se lasse très vite de la présence des autres vacanciers et confie, avant de sombrer dans un rêve lubrique consolateur, « en avoir un peu marre des autres » (sans que le lecteur sache vraiment si le narrateur réfère aux autres vacanciers ou plus largement au genre humain)136. Chez Virginie Despentes, les personnages témoignent aussi d’une carence relationnelle certaine ; ils sont suspicieux, toujours aux aguets d’une imposture. Claudine, 133 Ibid., p. 21. 134 PF, op. cit., p. 33. 135 Ibid., p. 51. Nous soulignons. 136 Ibid., p. 90. Quelques pages auparavant, souffrant de promiscuité, il est incommodé en entendant un vacancier qui se trouve dans une chambre attenante à la sienne (p. 82). 59 la protagoniste du roman Les jolies choses, jeune femme en quête d’identité, se retranche derrière un comportement de méfiance pour se préserver des autres : « Comme tout un chacun, elle était calculatrice, égoïste, médisante, mesquine, jalouse, impostrice et menteuse. Mais, de façon atypique, elle assumait le tout, sans cynisme, avec un naturel assez désarmant pour la rendre inattaquable. »137 Quant à Chimo, dans l’une de ses nombreuses méditations (pour le moins désabusées) sur la société dans laquelle il vit, il se demande un soir « dans [s]on coin », au sujet de la télévision et d’Internet : « […] pourquoi ils veulent à tout prix qu’on se parle et qu’on se voie tous ? C’est le contraire qu’il faudrait, juste le contraire, chacun bâillonné dans son coin, raison que les hommes sont pourris, le dire même c’est insulter la pourriture, alors plus ils se rencontrent et ils se consultent et plus ça va mal, ils échangent que leurs saletés et la dose de chacun augmente. »138 Lipovetsky évoque cette transformation de la dimension intersubjective dans son essai, lorsqu’il écrit qu’ « après la désertion sociale des valeurs et institutions, la relation à l’Autre succombe au procès de désaffection »139. D’ailleurs, toute tendance à la sentimentalité est bannie de nos récits. Les personnages des Particules sont incapables de la moindre effusion de cœur et, au niveau de l’énonciation, Houellebecq recourt souvent à des digressions scientifiques afin de « court-circuiter », pour ainsi dire, tout sentimentalisme. Dans un passage des Particules où il est question des sévices que le jeune Bruno doit endurer à l’internat, le narrateur fait preuve d’un détachement de scientifique140 et ramène l’épisode, si émouvant en soi, à quelques lois élémentaires : « Les sociétés animales fonctionnent pratiquement toutes sur un système de dominance lié à la force relative de leurs membres. […] La brutalité et la domination, générales dans les sociétés animales, s’accompagnent déjà chez le chimpanzé (Pan troglodytes) 137 Les jolies choses, op. cit., p. 19. 138 J’ai peur, op. cit., p. 119. 139 L’Ère du vide, op. cit., p. 68. 140 Cette technique n’est pas sans rappeler Milan Kundera et la composition du roman polyphonique telle qu’il la décrit dans L’Art du roman. Ajoutons que dans H. P. Lovecraft, Houellebecq écrit être redevable à l’auteur fantastique qui a « fait exploser le cadre du récit traditionnel par l’utilisation systématique de termes et de concepts scientifiques » (J’ai lu, Paris, 1999, p. 7). 60 d’actes de cruauté gratuite accomplis à l’encontre de l’animal le plus faible. Cette tendance atteint son comble chez les sociétés humaines primitives, et dans les sociétés développées chez l’enfant et l’adolescent jeune. »141 Un autre passage, lors duquel le narrateur évoque la nostalgie avec laquelle Michel se souvient des jeux amoureux enfantins avec Annabelle (notamment à Pâques 1971), se trouve abruptement contrebalancé par une explication pseudo-scientifique sur la puberté féminine faite à grand renfort de termes scientifiques et froids : « Sa poitrine se dessinait légèrement sous son pull-over. Ce fut la dernière fois qu’il y eut des œufs en chocolat le jour de Pâques ; l’année suivante, ils étaient déjà trop âgés pour ces jeux. À partir de l’âge de treize ans, sous l’influence de la progestérone et de l’oestradiol sécrétés par les ovaires, les coussinets graisseux se déposent chez la jeune fille à la hauteur des seins et des fesses. »142 Lipovetsky ajoute que l'individu contemporain a pour but uniquement la recherche de son intérêt privé et que le rapport à soi supplante littéralement le rapport à l’autre. Le narrateur d’Extension réfléchit au libéralisme et à l’effacement progressif des relations humaines ; il n’hésite pas à établir un rapprochement entre informatique et société. Il se fonde pour cela sur une théorie élaborée par un de ses collègues informaticien : « Si les relations humaines deviennent progressivement impossibles, c’est bien entendu en raison de cette multiplication des degrés de liberté dont Jean-Yves Fréhaut se faisait le prophète enthousiaste. Lui-même n’avait connu, j’en ai la certitude, aucune liaison ; son état de liberté était extrême. […] la plupart des gens admettent vaguement que toute relation, en particulier toute relation humaine, se réduit à un échange d’informations […]. »143 Lipovetsky confirme dans son essai que dans notre société à l’individualisme exacerbé, « les idéaux et les valeurs publiques ne peuvent que décliner », et que « seule demeure la quête de l’ego et de son intérêt propre, l’extase de la libération "personnelle", l’obsession 141 PE, op. cit., p. 59. Le même procédé est appliqué à la page 76, lorsque le jeune Michel hésite à faire le premier pas et à toucher la ravissante Annabelle. 142 Ibid., p. 74. 143 EDL, op. cit., p. 43. 61 du corps et du sexe »144. Il est évident, de ce point de vue, que les rapports amoureux et sexuels s’en trouvent changés. Dans La Tyrannie du plaisir, Jean-Claude Guillebaud cite Georges Duby : « […] se sont effondrées sous nos yeux des armatures dressées depuis des siècles pour l’ordonnance des rapports entre les sexes. Des interdits se sont levés. Des corps se sont dénudés. On s’est accoutumé à ne plus rougir de certains propos. Des comportements, naguère soigneusement dissimulés, ont commencé de s’afficher […]. »145 3. Une société érotisée à l’excès La société contemporaine se trouve érotisée à l’excès (nous avons déjà indiqué que JeanJacques Pauvert dresse presque un catalogue exhaustif d’émissions et de parutions de journaux et de magazines sur le sexe) ; nous vivons dans une société qui est celle du « toutes voiles dehors », du « bas les masques ». Or Lipovetsky cite Richard Sennett qui écrit dans Les Tyrannies de l’intimité que « le port du masque est l’essence même de la civilité ». La société contemporaine s’ingénie au contraire à le faire choir, au nom d’un individualisme triomphant, mais aussi (et corrélativement) « destructeur ». Le sens des limites que semble bien perdre l’individu n’est-il pas justement ce qui définit l’individu comme personne et ce qui le distingue de la « bête » ? Cet état antisocial et inhumain, et pour tout dire cet avilissement de l’homme dans une société sauvage et narcissique, nos auteurs ont choisi de le figurer par le corps et la sexualité. Jacques Ruffié écrit dans Le Sexe et la mort que Mai 68 et la libéralisation des mœurs aurait conduit l’homme contemporain à considérer de plus en plus la sexualité comme fonction organique et non plus comme expérience profondément humaine et « culturelle ». Guillebaud insiste aussi sur ce phénomène qu’il considère d’ailleurs comme « une erreur de la "révolution sexuelle" » : « L’une de ces erreurs originelles fut sans doute d’avoir, dès le départ, assimilé la sexualité à une fonction, ce qui n’a jamais été le cas […] dans l’Histoire. L’idée de fonction introduisant celle de dysfonction et, donc, un projet de santé sexuelle impliquant, dans la foulée, l’évaluation quantitative et le concept de performances. Partant de là, on 144 L’Ère du vide, op. cit., p. 61. 145 TdP, op. cit., p. 150. 62 suggérait l’idée d’une norme non plus morale ou culturelle, mais physiologique et arithmétique […]. »146 Et l’écrivain-journaliste d’ajouter qu’aujourd’hui « il n’est plus question d’opposer le normal à l’anormal, le permis à l’interdit, le moral à l’immoral mais le dysfonctionnement ou bon fonctionnement organique ». Guillebaud se fonde, en ce qui concerne ce point, sur le fameux « rapport Kinsey », sorti en 1948. Il s’agissait d’une version libérale et anglosaxonne de l’utopie proposée par Wilhelm Reich147. Ce rapport proposait la première description objective (dépourvue de jugement de valeur) de la vie sexuelle réellement vécue par les Américains. Il possédait un seul critère : sa représentativité statistique. Il eut surtout une fonction de déculpabilisation individuelle et collective : « Rapportée à l’épreuve du nombre, associée au strict rationalisme, jaugée comme une fonction perfectible, la sexualité n’est plus ce continent obscur, effrayant et fascinant à la fois, qu’on évoquait en se signant. Elle devient une simple affaire de réussite-échec, de majorité-minorité, d’innovation-habitude, d’investissement-rendement, etc. » Au fond, selon Guillebaud, ce rapport « transpose […] à la sexualité, l’optimisme keynésien d’après-guerre. Le désir de consommation […] comme moteur principal de l’économie ; le désir tout court et l’espérance d’un plaisir parfait comme moteur de la vie en société : les deux se répondent », écrit-il avant d’ajouter qu’il nous faudra du temps « pour comprendre que la sexualité n’est pas une fonction, mais une culture ». Il évoque également la circonspection d’un Georges Bataille qui objecta à l’époque de la parution du rapport que toutes les courbes, tous les graphiques et toutes les statistiques étaient incapables d’appréhender « l’élément irréductible de l’activité sexuelle », cet « élément intime » qui, selon lui, « demeure insaisissable, étranger aux regards du dehors ». En fait, le rapport Kinsey marque pour Guillebaud le début d’une époque qui dure encore, « celle des sexologues, du plaisir fonctionnel et du devoir d’orgasme ; devoir à accomplir sous 146 Ibid., p. 151. 147 Psychanalyste autrichien mais aussi figure mythique en matière de sexualité pour les soixante-huitards. Reich imagine un optimisme ontologique : pour lui la sexualité est naturellement saine. Seules les aliénations sociales et les répressions de la société autoritaire font déraper la sexualité vers le pathologique. Selon lui, la répression, la régulation morale ou religieuse des besoins génitaux conduisent l’individu à la névrose, aux vices de toutes sortes, au ressentiment social : « l’individu sain, apte à la pleine satisfaction sexuelle, est capable d’autorégulation » ; ainsi le concept de morale devient inutile. Pour Guillebaud, cette thèse est candide et frise le ridicule. (TdP, op. cit., pp. 53 sq.). 63 peine de "dysfonctionnement" ». L’essayiste énonce aussi les effets « collatéraux » imprévus entraînés par la perception du sexuel inaugurée par le rapport Kinsey. Tout d’abord, le plaisir aurait été enfermé dans une logique de performance : à l’instar de la santé, la sexualité est – techniquement – améliorable à l’infini ; la hantise nouvelle ne serait plus celle du jugement moral mais de l’évaluation comparative. A ce premier imprévu serait attaché un autre effet qu’est la médicalisation-chosification de la sexualité. Le deuxième effet de la logique Kinsey serait d’avoir précipité l’individu contemporain dans « un angoissant labyrinthe mimétique ». Il évoque le paradoxe d’une modernité permissive et néanmoins malheureuse dont les désirs (non seulement sexuels) sont « branchés » sur les désirs des autres : nous aurions voulu chasser la pression du conformisme et aujourd’hui nous « rendrions les armes à une logique d’imitation ». Le troisième et dernier effet négatif serait une aggravation de la compétition. Nous serions rentrés dans une rivalité et une concurrence amoureuse sauvage telles qu’elles ne concèdent plus aucun répit. Cette compétition redoublerait à mesure que croît notre liberté et ne ferait que signaler la « sécheresse contemporaine ». Guillebaud emprunte cette expression à Jankélévitch qui assurait dans Le Dictionnaire de sexologie (Pauvert, 1962) que « [l’érotisme] accablant, suffocant n’est ni une cause ni une conséquence de la sécheresse contemporaine, il est cette sécheresse elle-même »148. Jankélévitch déplorerait le manque de « joie », de « sincérité » et de « conviction passionnée ». Lipovetsky avance, en substance, la même idée lorsqu’il parle de « l’inflation érotique actuelle »149. Pris dans un système où règne une concurrence sans répit en ce qui concerne les désirs, ainsi qu’une réelle « corvée » du plaisir (c’est ainsi que Guillebaud intitule le chapitre 5 de la partie 2 de son livre), l’homme contemporain ne peut pratiquement pas échapper au « domaine de la lutte » (en matière sexuelle). Dans son essai150, Guillebaud – qui analyse minutieusement la question du plaisir, du désir, de la morale sexuelle et de l’interdit dans notre société moderne – insiste sur ce phénomène social (et paradoxal) qui a voulu qu’en matière de plaisir, nous soyons passés de la libération et de la permission à l’injonction ; il se réfère pour cela à Jean Guitton : 148 TdP, op. cit., pp. 154 sq. 149 L’Ère du vide, op. cit., p. 43. 150 Le titre de cet essai a été choisi en référence à Les Lois où Platon fait l’éloge du plaisir en considérant néanmoins comme « faible et critiquable l’homme qui laisse le "tyran Eros" s’introniser dans son âme pour en gouverner, quotidiennement, tous les mouvements » (TdP, op. cit., p. 11). 64 « Une sexualité obligée ? Le philosophe Jean Guitton […] au début des années 70, disait redouter que la vie occidentale ne devînt, sous couvert de permissivité proclamée, une "immense corvée de plaisir". […] Le libre accès au plaisir a déjà cessé d’apparaître comme une simple libération pour devenir Ŕ aussi Ŕ une injonction constitutive de l’époque, une sommation de la bienséance moderne. »151 Cette injonction (entre autres véhiculée par la publicité), il faudrait dire cette « course effrénée à la consommation », entraîne une lutte sans frein et engendre son lot de frustrations (décelable surtout chez Houellebecq). Il y aura des gagnants et des perdants, le sexe étant devenu un « principe de différenciation narcissique »152. Dans La Tyrannie du plaisir, Guillebaud cite Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut153 qui ironisaient sur « la dérive fonctionnelle, médicale, normative et lugubrement gymnique du plaisir "moderne" ». Il souligne également le phénomène de « biologisation du sexuel ». Le plaisir deviendrait une pure affaire anatomique, marchande (nous reviendrons un peu plus loin sur cette notion) et sportive : « Il [le plaisir] est prestation, rassasiement ou performance. Tout à son ivresse devant tant de « possibles », l’individualisme contemporain a rétrogradé l’effusion voluptueuse au rang d’une prédation immédiate et sans avenir, c’est-à-dire une fonction corporelle forcément plus solitaire encore dans son principe que ne pourrait l’être le boire et le manger. »154 La perception toute fonctionnelle du corps et de la sexualité qu’évoquent Finkielkraut et Bruckner est doublée, notamment dans Plateforme de Michel Houellebecq, d’une appréhension en tout point anatomique et marchande. Alors que les « princes » de la séduction vont de conquête en conquête, d’autres sont voués à la frustration. Ce désir inassouvi est encore accru par la manière dont la société occidentale met en valeur la beauté physique. Or l’une des questions soulevées dans Plateforme n’est-elle pas de se demander si l’on est en droit de blâmer les perdants de cette lutte qui se tournent vers les 151 TdP, op. cit., pp. 135-136. 152 PE, op. cit., p. 200. C’est ce qu’affirme Bruno à Michel lors d’une de leurs nombreuses discussions. 153 BRUCKNER, Pascal et Alain Finkielkraut, Le Nouveau Désordre amoureux, Seuil, 1979. 154 TdP, op. cit., p. 475. Précisons que dans le film Baise-moi (drame réalisé par Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi en 2000), adapté du roman éponyme, les actrices ne cessent de s’alimenter quasiment tout au long du film, figurant ainsi une sorte d’instinct primaire, mais aussi la « solitude » de cette fonction corporelle. 65 paradis artificiels de l’amour vénal et des plaisirs tarifés ? La prolifération de la prostitution n’est-elle pas le corollaire d’un système qui voue de plus en plus d’individus au néant sentimental et sexuel ? Nous avons déjà vu que Michel Renault, le narrateur, suit pour le ministère de la Culture des dossiers d’art contemporain. A la mort de son père, il hérite d’une importante somme d’argent. Il part en voyage organisé en Thaïlande et rencontre Valérie, avec qui il se lie à son retour. La jeune femme travaille pour un tour opérateur, Nouvelles Frontières, comme assistante d’un « gagneur », Jean-Yves. Avec ce dernier, elle décide de quitter le groupe Aurore pour relever un important défi : rendre son dynamisme à la filiale Eldorador. Ils choisiront de créer des clubs, s’appuyant sur le tourisme sexuel, à Cuba et surtout en Thaïlande (Michel est aussi à l’origine de ce concept inédit et « novateur »). Il faut dire que deux versants de la sexualité apparaissent dans le roman : celui « heureux » du désir et de l’échange entre les amants, ainsi que celui que le narrateur (qui n’est autre que Michel Renault) annonce, dans un passage effrayant de lucidité, comme « l’avenir du monde », celui du tourisme sexuel. C’est ce versant qu’exploitent sans vergogne Jean-Yves et Valérie après avoir été aux Caraïbes pour observer ce qui se passait dans les clubs de vacances. Voilà la trame que Houellebecq utilise pour son analyse des comportements sociaux dans une société qui fait fi de toute morale au nom d’un hédonisme consumériste triomphant. Au moment de la création des nouveaux clubs, Michel se demande pourquoi les Occidentaux n’arrivent plus à coucher ensemble : « c’est peut-être lié au narcissisme, au sentiment d’individualité, au culte de la performance ». Le narrateur évoque le dépérissement de la sexualité en Occident (qu’il considère d’ailleurs comme un phénomène sociologique) en illustrant son propos par l’exemple vivant que constitue JeanYves qui est en train de vivre un divorce : « Non seulement il ne baisait plus, il n’avait plus le temps d’essayer, mais il n’en avait même plus envie, et c’était encore pire, il sentait cette déperdition de vie s’inscrire dans sa chair ». Le narrateur voit dans le « commerce » et la marchandisation du corps une « situation d’échange idéale »155 susceptible de procurer du contentement à tout le monde et de prévenir les frustrations les plus vives ; ainsi, par un cruel renversement des valeurs, il s’agirait d’une solution « éthique » à ses yeux... L’homme occidental étant devenu froid, rationnel et extrêmement conscient de son existence individuelle, il souhaite avant tout éviter aliénation et dépendance, alors qu’il est « impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins 155 66 PF, op. cit., pp. 250-252. temporaire d’un certain état de dépendance et de faiblesse ». Michel aboutit à la conclusion que la « professionnalisation de la sexualité en Occident est devenue inéluctable »156. Dans une défense et illustration de la marchandisation du corps, il avance que « les critères du choix sexuel » sont « exagérément simples » étant donné qu’ils se réduisent à la jeunesse et à la beauté physique et relèvent du principe élémentaire de la concurrence : « Européen aisé, je pouvais acquérir à moindre prix, dans d’autres pays, de la nourriture, des services et des femmes […] je ne voyais aucune raison de m’en priver. »157 Guillebaud évoque ce phénomène de la marchandisation du corps dans notre société occidentale contemporaine. Dans une chapitre intitulé « Au bonheur du capital » (partie I, chapitre 4), il insiste sur une contradiction (parmi d’autres) en vigueur dans notre société libérale : le grand mouvement de libération sexuelle des années 60 et 70 qui se voulait somme toute anti-bourgeois se trouve, par un singulier renversement de situation satisfaire les exigences et intérêts de la société capitaliste : « la libre consommation sexuelle, loin d’être préjudiciable au nouvel ordre établi, répond à ses exigences et satisfait ses intérêts »158. Plus spécifiquement, il évoque le tourisme sexuel et voit en lui une « délocalisation du désir » : « […] on est frappé par l’équivalence de plus en plus marquée entre l’approche contemporaine du plaisir (ou du désir) et le fonctionnement effectif de l’économie mondiale. […] Comme en matière industrielle, on voit surgir des marchés et s’exprimer de nouveaux besoins. Le tourisme sexuel correspond assez exactement à une "délocalisation" du désir ». Et l’écrivain-journaliste d’ajouter : « L’argent apparaît dorénavant comme un policier du désir infiniment plus brutal et plus injuste que toutes les morales de la terre. […] A partir du moment où il est opéré par le marché, le tri ancestral entre plaisirs permis ou défendus, désirs satisfaits ou frustrés, volupté accessible ou hors d’atteinte ne s’embarrasse plus de la moindre humanité, ni de la plus petite compassion. Le tri est brutal, sans nuances ni accommodements. On peut payer ou non. On est contraint de vendre son corps ou pas. On est jugé performant ou 156 Ibid., p. 254. 157 Ibid., pp. 307-308. 158 TdP, op. cit., pp. 110-133. 67 sans valeur. Plus d’espace de négociation, plus de souplesse ni de jeux au sens mécanique du terme. C’est-à-dire plus de culture amoureuse… » Le « discours érographique » d’un Houellebecq et d’une Catherine Millet par exemple est dépourvu de toute herméneutique : ce discours est centré sur un « corps-objet » et s’intéresse à l’évaluation des parties fonctionnelles, à la répétition des mêmes gestes et à l’inventaire de ces gestes. Le corps représenté est dépourvu de signes, il n’est aucunement suggestif ; il est ouvert à des contacts sériels erratiques et peut être considéré comme système d’organes fonctionnels dépourvus d’unité intérieure. La jouissance devient une « valeur » équivalente à une communication triviale et sans implication personnelle affective. Dans une telle société, caractérisée par la désertion sociale des valeurs et des institutions, dans une société soumise à une « inflation érotique » (qui, d’une part, figure l’ « avilissement de l’être humain au rang d’objet » et, d’autre part, « le sexe-machine » qui fait « disparaître les rapports de séduction dans une débauche répétitive et sans mystère »159), dans une société fondée sur le principe de la lutte, il ne faut pas s’étonner que les relations humaines deviennent progressivement impossibles, que l’intersubjectivité tende à s’amenuiser et que les frustrations deviennent légion. Dans une critique du libéralisme, Jean-Yves Fréhaut, un collègue de travail du narrateur d’Extension émet une théorie sur la civilisation et aboutit à l’assertion que « toute relation humaine se réduit à un échange d’informations » : « Si les relations humaines deviennent progressivement impossibles, c’est bien entendu en raison de cette multiplication des degrés de liberté dont Jean-Yves Fréhaut se faisait le prophète enthousiaste. Lui-même n’avait connu, j’en ai la certitude, aucune liaison ; son état de liberté était extrême. »160 B) Un désert d’amour et d’affects Dans une société où le rapport à l’autre devient malaisé ou crispé, il est évident que la sexualité subit également les avatars de l’individualisme contemporain occidental. Dans une société qui prétend casser tous les tabous, parler de tout en toute franchise selon un 159 L’Ère du vide, op. cit., p. 43. 160 EDL, op. cit., p. 43. 68 « détachement cool » (Lipovetsky), dans une société qui voue un véritable culte au corps, la sexualité se trouve véritablement objectivée. « La sexualité […] occupe maintenant une place banale et est davantage considérée comme fonction biologique que comme phénomène mental », écrit Jacques Ruffié dans son livre Le Sexe et la mort161. Il conclut à la banalisation de l’acte charnel après le événements de Mai 68 et la libéralisation des mœurs. La sexualité peut être considérée comme un « bien d’échange » ainsi que le suggère Houellebecq dans Plateforme. S’il est un aspect de l’évolution des mœurs dont rendent compte les ouvrages de notre corpus, c’est bien celui-ci : notre société occidentale dresse des barrières contre l’émotion et tient à l’écart toute intensité affective. Cette société parvient insidieusement, selon Lipovetsky, à « climatiser le sexe, l’expurger de toute tension émotionnelle » pour « parvenir à [un] état d’indifférence ». Il constate la « fin de la culture sentimentale, fin du happy end […] [le] surgissement d’une culture cool où chacun vit dans un bunker d’indifférence, à l’abri de ses passions et de celles des autres » 162. Cette fuite devant les signes de la sentimentalité, ce refus de considérer l’amour (fût-il physique) en tant que don de soi (mais aussi en tant que transport hors de soi), l’ « écrivain-sociologue » Michel Houellebecq l’évoque dans Plateforme : « Ils [les Occidentaux] ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s’acharner, ils n’arrivent plus à ressentir le sexe comme naturel. [...] Il est impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins temporaire d’un certain état de dépendance et de faiblesse. [...] Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits ; nous souhaitons avant tout éviter l’aliénation et la dépendance ; en outre, nous sommes obsédés par la santé et par l’hygiène : ce ne sont pas les conditions idéales pour faire l’amour »163. 161 RUFFIE, Jacques, « La sexualité dans l’humanité contemporaine » (chap. XI) in Le Sexe et la mort, Paris, Odile Jacob, 1986, p. 220. 162 L’Ère du vide, op. cit., p. 110. 163 PF, op. cit., p. 254. Dans ses romans, Houellebecq s’exprime (bien entendu par personnages interposés) sur l’amour, mais il choisit aussi de le faire dans ses poèmes. Voici ce qu’il écrit par exemple dans La Poursuite du Bonheur : « Ils mourront c’est certain un peu désabusés, / Sans illusions lyriques ; / Ils pratiqueront à fond l’art de se mépriser, / Ce sera mécanique.[…] / Ne craignez rien, amis, votre perte est minime / Nulle part l’amour n’existe. / C’est juste un jeu cruel dont vous êtes les victimes […]. » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., pp. 56-57). 69 Nous verrons que notre corpus offre un tableau sociologique de l’amour en Occident à l’extrême fin du XXe siècle, tableau qui se caractérise par un vide affectif généralisé ainsi que par une désublimation de la sexualité. 1. Obsolescence de la linea amoris Déconnectée du sentiment d’amour et de partage dont elle devrait être le prolongement, la sexualité se trouve moins que jamais intégrée à une expérience humaine profonde. D’ailleurs, le désarroi du discours amoureux occidental dont parle Guillebaud dans son essai164 est figuré par une rupture dans la linea amoris (voire une ignorance de celle-ci), rupture que nous retrouvons ponctuellement dans notre corpus. Ainsi que l’écrit Gaëtan Brulotte, « les rapports amoureux obéissent habituellement au code herméneutique : ils ont, en gros, la forme d’une proposition qui comporte une demande, des délais de réponse plus ou moins longs (des résistances) et une clôture (le consentement charnel) ». L’auteur résume cette linea amoris (dont le but est de régir les approches) à l’aide du schéma d’Aelius Donatus (commentaire sur Térence, IVe siècle) que voici : 1) Visus : le coup d’œil (le premier regard) ; 2) Allocutio : la question, le verbe (la conversation, la proposition) ; 3) Tactus : la caresse ; 4) Osculum : le baiser ; 5) Coïtus : le « don de mercy »165. Dès que les étapes sont brûlées, apparaît une situation irrévérencieuse et scandaleuse : une situation où les contacts intimes se produisent directement, sans médiation d’un quelconque formalisme. Brulotte, qui se fonde essentiellement sur des ouvrages antérieurs au XIXe siècle pour ses analyses de la posture « Aisance » (pp. 34-56), indique justement que l’érographie renseigne beaucoup sur les mœurs d’une époque quant à la linea amoris. Lorsque l’impatience l’emporte, la sexualité perd de sa gaine sociale et le « désir parodie les pratiques de duel », écrit-il. Une manière brutale de bousculer la linea amoris laisse 164 TdP, op. cit., p. 431. 165 Œuvres de chair, op. cit., pp. 34-56. 70 place à la brusquerie incivile du contact obscène et au viol d’un certain savoir-vivre qui règle les relations sexuelles – et sociales – entre les humains. Dans des récits qui transgressent la linea amoris et qui de ce fait introduisent un état brut et purement instinctif (« primitif ») du contact, le désir est sauvage parce que « sans histoire et sans forme déterminée ». Ce désir sauvage brise « la linéarité qu’il devrait suivre culturellement ». L’érographie, telle qu’elle figure dans notre corpus, présente une approche du désir autre que celle d’ « une culture de l’obstacle »166 : elle se définit dans la présence et l’instantanéité. Chez Millet et Despentes, l’acte sexuel (nous n’oserions utiliser l’expression d’amour physique) est rapide et sériel. La société dépeinte dans notre corpus est bien celle d’un hédonisme triomphant ; nous sommes en présence d’un certain « état des lieux » d’une société libérale et permissive qui a perdu toute notion de limites. Alors que la sociabilité exige des barrières, des règles qui seules peuvent protéger les individus les uns des autres, notre société a évolué vers une libéralisation sexuelle exacerbée (dont Mai 68 fut, pour Houellebecq, le catalyseur). Là où « règne l’obscénité de l’intimité, la communauté vivante vole en éclats et les rapports humains deviennent "destructeurs" »167, écrit Lipovetsky. Il ajoute que dans notre société intimiste où l’authenticité et la sincérité constituent des vertus cardinales, les individus, absorbés par leur moi intime, se trouveraient de plus en plus incapables de « jouer » des rôles sociaux. La libéralisation des mœurs a entraîné une certaine propension à l’assomption ostentatoire, envers et contre tout… et tous ! Citons à nouveau Lipovetsky, dont l’ouvrage nous a été d’une précieuse utilité : « Le narcissisme affaiblit la capacité de jouer avec la vie sociale […]. Plus les individus se libèrent des codes et coutumes en quête d’une vérité personnelle, et plus leurs relations deviennent "fratricides" et asociales »168. Bruno, l’un des personnages principaux des Particules, rencontre Christiane dans un jacuzzi (au Lieu du Changement) et, sans se connaître, ils se livrent à un rapport sexuel « anonyme »169. Loin de mettre la distance d’un balcon pour se conquérir (Roméo et Juliette), ils font connaissance dans la frénésie sexuelle la plus débridée. Dans Lila dit ça, la jeune fille demande tout de go au narrateur s’il n’a pas « envie de voir sa chatte »170… 166 Ibid., p. 45. 167 L’Ère du vide, op. cit., p. 93. 168 Ibid, p. 92. 169 PE, op. cit., pp. 169 sq. 170 Lila dit ça, op. cit., p. 11. Notons au passage que la tante de Lila incarne le dernier bastion d’un puritanisme récalcitrant contre l’évolution des mœurs quant à la permissivité ambiante. Dans un passage 71 Nous ne pouvons pas, aujourd’hui, appréhender amour et sexualité selon une quelconque « Carte du Tendre ». L’acte sexuel n’est pas reporté ou sublimé, il contribue rarement à bâtir une passion ; il est plutôt instinctuel, primitif, animal. 2. Houellebecq : la froide conceptualisation du corps et de la sexualité Le « héros » d’Extension, analyste-programmeur d’une trentaine d’années au bon statut social mais dépourvu de charme, mène une vie privée catastrophique : sa vie sexuelle est un désert, sa vie sentimentale un mirage. Depuis que sa femme Véronique l'a quitté, il n'arrive plus à s'intéresser à sa carrière, aux femmes. Tout devient pour lui matière à répulsion : les réunions de bureau, les déjeuners d'affaires, un pot de départ à la retraite... Cravates et minijupes deviennent les emblèmes de cette société – d’un « nouvel ordre social et sexuel » – où l'individu est évalué en fonction de l'efficacité économique et du pouvoir de séduction. Dépourvu de beauté (dans un monde qui ne cesse de mettre en valeur le physique), il n’a pas eu de relations sexuelles depuis son divorce d’avec Véronique. Il n’est pas ce qu’on appelle prosaïquement un « sexe-symbole » ni un « mâle désirable », et il en est conscient : « Aussi ai-je toujours senti, chez les femmes qui m’ouvraient leurs organes, comme une légère réticence ; au fond je ne représentais guère, pour elle, qu’un pis-aller »171. Pour un déplacement professionnel en province, « notre héros » fait équipe avec l'un de ses collègues, Raphaël Tisserand. Celui-ci ne pense qu'à draguer, mais n'obtient jamais le moindre succès car il est très laid et totalement dépourvu du charme qui pourrait le rendre attrayant malgré cela. En fait, Raphaël Tisserand est victime du système de valeurs en vigueur qui met l'accent sur les apparences et sur la performance. Il ne fait certes que croiser des femmes incapables de voir au-delà des apparences, mais lui-même s'obstine à appliquer des recettes qui, dans son cas, ne peuvent être qu'inopérantes : il drague les filles lourdement, en boîte, comme s'il avait un physique de play-boy. En réalité, Tisserand est un homme aliéné, ignorant de lui-même, et pour tout dire, piégé : il est désireux de s'intégrer au système, mais les valeurs de ce système impliquent qu'avec un physique tel que le sien, il ne puisse se faire aimer. Il ne comprend pas que le système dans d’une extrême crudité et drôle à la fois, la fillette veut « jouer un tour » à sa tante en lui racontant comment elle a été sodomisée par le diable (pp. 123 sq.). 171 72 EDL, op. cit., p. 15. lequel il est intégré économiquement implique la destruction de sa vie affective. Lors d’un dîner entre le narrateur et un certain Jean-Pierre Buvet, un ami prêtre, celui-ci vient à évoquer le sujet de la sexualité. Le prêtre est d’avis que « notre civilisation souffre d’épuisement vital » : « Nous avons besoin d’aventure et d’érotisme, car nous avons besoin de nous entendre répéter que la vie est merveilleuse et excitante ; et c’est bien entendu que nous en doutons un peu. »172 A la fin de la deuxième partie du roman, pour fêter Noël, le narrateur et Tisserand sortent en boîte « aux Sables » ; la discothèque s’appelle L’Escale. Rapidement, le narrateur remarque que l’endroit est peuplé de « chair fraîche ». Tisserand et lui se trouvent dans un état d’excitation et de nervosité important : « je commençais à avoir envie de vomir, et je bandais ; ça n’allait plus du tout ». Le narrateur remarque une fille qui ressemble à Véronique. Fébrile, il se rend aux toilettes, se fait vomir et se masturbe en pensant « bien sûr » à son ex-femme et aux vagins en général : « ça s’est calmé »… Il se lance ensuite dans une réflexion sur l’amour et la sexualité. Il convient de citer cet extrait : « Du point de vue amoureux Véronique appartenait, comme nous tous, à une génération sacrifiée. Elle avait certainement été capable d’amour ; elle aurait souhaité en être encore capable je lui rends ce témoignage ; mais cela n’était plus possible. Phénomène rare, artificiel et tardif, l’amour ne peut s’épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté de mœurs qui caractérise l’époque moderne. »173 L’amour comme innocence et comme capacité d’illusion, comme aptitude à résumer l’ensemble de l’autre sexe à un seul être aimé lui semble incompatible avec l’état d’esprit contemporain. Toute projection d’ordre sentimental et romanesque semble condamnée d’avance ; l’homme, au cours de son existence, deviendrait vite incapable d’amour et en vieillissant, il ne lui resterait plus que déception et ressentiment. Cette tare contemporaine de la relation malaisée à l’autre, le narrateur d’Extension en fait la douloureuse expérience dans une séquence du roman où il s’entretient avec Catherine Lechardoy (du Ministère de l’Agriculture). Lors de la conversation (qui est plutôt un monologue de la jeune femme), il s’égare dans une hallucination sexuelle qui ne fait que signaler un désarroi plus profond qui touche au relationnel et à l’affectif (séquence que 172 Ibid., pp. 31-32. 173 Ibid., pp. 110 sq. Nous soulignons. 73 Houellebecq, fidèle à lui-même, représente dans un style cru, comme pour mieux expliciter la détresse du personnage) : « Catherine Lechardoy et moi-même restâmes face à face. Un net silence s’ensuivit. Puis, découvrant une issue, elle se mit à parler de l’harmonisation des procédures de travail entre la société de services et le ministère Ŕ c’est-à-dire entre nous deux. Elle s’était encore rapprochée de moi Ŕ nos corps étaient séparés par un vide de trente centimètres, tout au plus. A un moment donné, d’un geste certainement involontaire, elle pressa légèrement entre ses doigts le revers de mon col de veste. Je n’éprouvais aucun désir pour Catherine Lechardoy ; je n’avais nullement envie de la troncher. Elle me regardait en souriant, elle buvait du Crémant, elle s’efforçait d’être courageuse ; pourtant, je le savais, elle avait tellement besoin d’être tronchée. Ce trou qu’elle avait au bas du ventre devait lui apparaître tellement inutile. Une bite, on peut toujours la sectionner ; mais comment oublier la vacuité d’un vagin ? Sa situation me semblait désespérée, et ma cravate commençait à me serrer légèrement. Après mon troisième verre j’ai failli lui proposer de partir ensemble, d’aller baiser dans un bureau ; sur le bureau ou sur la moquette, peu importe ; je me sentais prêt à accomplir les gestes nécessaires. Mais je me suis tu ; et au fond je pense qu’elle n’aurait pas accepté ; ou alors j’aurais d’abord dû enlacer sa taille, déclarer qu’elle était belle, frôler ses lèvres dans un tendre baiser. Décidément, il n’y avait pas d’issue. Je m’excusai brièvement, et je partis vomir dans les toilettes. »174 Le narrateur apprécie d’écrire des fictions animalières. Avec beaucoup d’humour et de sarcasme, l’un de ses personnages narre l’histoire de « Marthe et Martin », deux sexagénaires mariés depuis quarante-trois ans. Voici ce passage où il est question d’ « amour » : « Ils sont déjà en retraite ou tout près de l’être, suivant le régime social qui s’applique dans leur cas. Comme on dit, ils vont finir leur vie ensemble. Dans ces conditions il est bien certain que se forme une entité "couple", pertinente en dehors de tout contact social, et qui parvient même sur certains plans mineurs à égaler ou dépasser en importance le vieux gorille individuel. C’est à mon avis dans ce cadre que l’on peut reconsidérer l’éventualité de donner un sens au mot "amour". Après avoir hérissé ma pensée des pieux de la restriction je puis maintenant ajouter que le concept d’amour, malgré sa fragilité ontologique, détient ou détenait jusqu’à une date récente tous les attributs d’une prodigieuse puissance opératoire. »175 174 Ibid., pp. 46-47. Nous soulignons. 175 Ibid., pp. 84 sq. 74 Dans un autre passage – qui est plutôt une insère pseudo-scientifique – le narrateur du premier roman de Houellebecq réfléchit sur les motivations profondes du comportement amoureux et, pour ce faire, il livre au lecteur des statistiques peu communes : « Considérons un groupe de jeunes gens qui sont ensemble le temps d’une soirée, ou bien de vacances en Bulgarie. Parmi ces jeunes gens existe un couple préalablement formé ; appelons le garçon François et la fille Françoise. […] Il ressort d’une série de mesures que Françoise et François passeront environ 37% de leur temps à s’embrasser, à se toucher de manière caressante, bref à se prodiguer les marques de la plus grande tendresse réciproque. Répétons maintenant l’expérience en annulant l’environnement social précité, c’est-à-dire que François et Françoise seront seuls. Le pourcentage tombe aussitôt à 17%. »176 La tendresse n’est souvent qu’affectation et à l’origine de l’étreinte se trouve moins le désir irrésistible de l’autre que la volonté de clamer haut et fort son triomphe dans le domaine de la « lutte » amoureuse… De retour d’un séjour à l’hôpital, le narrateur retrace certains souvenirs de vacances qu’il a recensés dans une fiction animalière intitulée Dialogues d’un teckel et d’un caniche. Dans cet écrit de jeunesse, qui pourrait être qualifié d’ « autoportrait adolescent », il rapporte l’histoire de Brigitte Bardot [sic], une fille laide, grosse et frustrée qui fréquentait la même classe que lui. Il y développe le théorème selon lequel « la sexualité [serait] un système de hiérarchie sociale ». D’ailleurs, d’après Houellebecq, la libéralisation des mœurs aurait causé l’intrusion des lois du marché dans les rapports homme-femme : « Dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait, indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l'amour tous les jours ; d'autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de femmes ; d'autres avec aucune. C'est ce qu'on appelle la « loi du marché ». Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. […] Certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et 176 Ibid., p. 87. 75 excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. […] Certains gagnent sur les deux tableaux; d'autres perdent sur les deux. […] le trouble et l'agitation sont considérables ».177 Le narrateur d’Extension ne parle pas de plan sentimental mais sexuel, comme si tout sentiment avait disparu, comme si l’homme n’était plus qu’un animal, à l’image de ceux dont il se sert pour faire ses chroniques. Une même réflexion sur amour, société et économie se trouve dans Les Particules ; le narrateur constate « l’aplatissement des critères de séduction intellectuels et moraux au profit de critères purement physiques » et concurrentiels : « Dans la société libérale où vivaient Bruno et Christiane, le modèle sexuel proposé par la culture officielle (publicité, magazines, organismes sociaux et de santé publique) était celui de l’aventure: à l’intérieur d’un tel système le désir et le plaisir apparaissent à l’issue d’un processus de séduction, mettant en avant la nouveauté, la passion et la créativité individuelle (qualités par ailleurs requises des employés dans le cadre de leur vie professionnelle). »178 Au sujet du libéralisme sexuel, Jean-Claude Guillebaud fait le constat suivant dans son essai La Tyrannie du plaisir : « le langage érotique lui-même s’est trouvé contaminé par une lexicographie venue de l’économie : performance, concurrence, consommation, évaluation comparative, prévalence du court terme, etc. »179. La vie en société constitue donc plus que jamais une lutte permanente au sens darwinien du terme, même sur le plan sexuel ; nous pourrions même parler (en rapport aux romans de Houellebecq) de « darwinisme social ». Dans Les Particules, Bruno représente un autre parangon de l’homme incapable d’entretenir des relations affectives. Durant sa jeunesse, une timidité excessive a fait de lui un bien piètre séducteur. Après deux aventures de jeunesse malheureuses (avec Caroline Yessayan et Annick), il aboutit à la conclusion que les filles les plus convoitées finissent toujours par appartenir aux garçons les plus ignobles (précisément ceux qui le 177 Ibid., p. 100. Nous soulignons. 178 PE, op. cit., p. 304. 179 TdP, op. cit., p. 121. 76 brutalisaient). Après un mariage désastreux, Bruno se lance dans une recherche frénétique et désespérée de la plénitude amoureuse et physique. Une rencontre inespérée avec Christiane au Lieu du Changement, un camp de vacances post-soixante-huitard, lui laisse espérer un éventuel renouveau affectif. Il se confie à elle, lui dit des choses qu’il ne confie ni à son psychiatre ni même à son frère Michel et envisagera même un avenir avec elle. Mais il est dit au lecteur que Christiane « croit » être amoureuse et que Bruno aussi « croit » être heureux180. Lors de leur séjour au Cap d’Agde, Bruno et Christiane font la connaissance de Rudi et Hannelore. C’est à cette occasion que l’enseignant ès lettres (Bruno) s’adonne à des réflexions toutes scientifiques et mécaniques sur la jouissance sexuelle humaine : « La jouissance sexuelle (la plus vive que puisse connaître l’être humain) repose essentiellement sur les sensations tactiles, en particulier sur l’excitation raisonnée de zones épidermiques particulières, tapissées de corpuscules de Krause, eux-mêmes en liaison avec des neurones susceptibles de déclencher dans l’hypothalamus une puissante libération d’endorphines. A ce système simple est venu se superposer dans le néo-cortex, grâce à la succession des générations culturelles, une construction mentale plus riche faisant appel aux fantasmes et (principalement chez les femmes) à l’amour. »181 En ce qui concerne Michel, le frère de Bruno, il ne semble guère davantage capable d’une réelle effusion. Cependant, il échappe à la débâcle en se réfugiant délibérément dans l’univers abstrait de la science ; il est ainsi, pense-t-il, à l’abri des vicissitudes humaines : « les sentiments qui constituent la vie des hommes n’étaient pas son sujet d’observation ; il les connaissait mal »182. Pour résister à la « lutte », il n’y a que deux moyens : l’emporter ou garder ses distances. Michel a choisi son camp. Lorsqu’il retrouve Annabelle à Crécy, vingt-trois ans plus tard, il a du mal à parler. Il découvre qu’elle aussi a raté sa vie affective : déçue par les hommes, elle mène une vie solitaire, calme, dénuée de joie. Elle voudrait que la vie passe très vite : « Je n’ai pas eu de vie heureuse […]. Je crois que j’accordais trop d’importance à l’amour. […] les hommes me laissaient tomber dès qu’ils étaient arrivés à leurs fins, et j’en souffrais. […] Les hommes ne font pas l’amour parce qu’ils sont amoureux, mais 180 PE, op. cit., pp. 185 et 276. 181 Ibid., p. 273. 182 Ibid., p. 148. 77 parce qu’ils sont excités […]. Tout le monde vivait comme ça autour de moi, j’évoluais dans un milieu libéré ; mais je n’éprouvais aucun plaisir à provoquer ni à séduire. »183 Après une nuit passée ensemble (séquence que le narrateur, en véritable entomologiste, utilisera pour se livrer à une considération froide des vies de Michel et Annabelle), Annabelle est consciente qu’il est tard pour entamer une relation, mais elle veut tout de même essayer : « J’ai encore ma carte d’abonnement de train de l’année scolaire 74-75, la dernière année où nous sommes allés au lycée ensemble. Chaque fois que je la regarde, j’ai envie de pleurer. Je ne comprends pas comment les choses ont pu merder à ce point. Je n’arrive pas à l’accepter. »184 Les retrouvailles entre Michel et Annabelle, « mammifères intelligents qui auraient pu s’aimer », sont surtout l’occasion pour le narrateur d’évoquer la misère affective et les ratés sentimentaux des otages de la société de consommation : « Au milieu du suicide occidental, il était clair qu’ils n’avaient aucune chance. Ils continuèrent cependant à se voir une ou deux fois par semaine. […] Il parvenait à la pénétrer, mais ce qu’il préférait c’était dormir auprès d’elle, sentir sa chair vivante. »185 Les considérations toutes physiologiques ne font que rendre plus saillantes la tare affective et l’insensibilité apparente des personnages. Michel aboutira au constat tragique qu’il n’aura jamais connu le sentiment d’amour : « Il éprouvait de la compassion pour elle, pour les immenses réserves d’amour qu’il sentait frémir en elle, et que la vie avait gâchées ; il éprouvait de la compassion, et c’était peut-être le seul sentiment humain qui puisse encore l’atteindre. Pour le reste, une réserve glaciale avait envahi son corps ; réellement, il ne pouvait plus aimer. […] Ils étaient tristes, parfois, mais surtout ils étaient graves. […] Ils éprouvaient l’un pour l’autre un grand respect et une immense pitié. »186 183 Ibid., pp. 289-291. 184 Ibid., p. 294. 185 Ibid., p. 295. 186 Ibid., pp. 296-297. 78 Leur tentative pour rebâtir ce qu’ils ont perdu est gênée par la froideur émotionnelle de Michel ; il ressent de la compassion pour elle mais pas d’amour. Annabelle tombera enceinte de Michel et avortera en raison d’anomalies cellulaires sérieuses. Après l’avortement, elle devra avoir recours à l’ablation de l’utérus. Atteinte d’un cancer et acceptant mal que son corps amoindri ne puisse plus constituer une « source de bonheur et de joie », elle tentera de se suicider. Annabelle, dans toute sa naïveté, avait cru en l’amour187. A la mort de celle-ci, Michel prend pleinement conscience de la puissance du vide : « Il traversa la chambre et s’approcha du corps d’Annabelle. Ce corps était identique à ce qu’il avait connu, à ceci près que la tiédeur l’abandonnait lentement. Sa chair, maintenant, était presque froide. […] Sa vie d’homme il l’avait vécue seul, dans un vide sidéral. Il avait contribué au progrès des connaissances ; c’était sa vocation, c’était la manière dont il avait trouvé à exprimer ses dons naturels ; mais l’amour il ne l’avait pas connu. Annabelle non plus, malgré sa beauté, n’avait pas connu l’amour ; et maintenant elle était morte. Son corps reposait à mi-hauteur, désormais inutile, analogue à un poids pur, dans la lumière. »188 Cette appréhension problématique et tragique de l’amour est aussi perceptible dans le dernier roman de Houellebecq, Plateforme. Ce roman fut salué par certains comme une dénonciation du tourisme sexuel et du commerce des corps, tandis que d’autres n’y virent qu’une apologie de l’amour vénal. Les thuriféraires du roman avancent entre autres qu’à la jouissance frelatée que procure la fréquentation des prostituées thaïes répond l’extase amoureuse authentique du narrateur Michel Renault pour Valérie. D’ailleurs, Jérôme Garcin écrit dans le Nouvel Observateur que la trame du roman repose essentiellement sur une « simple et belle histoire d’amour »189. Xavier Ajavon, qui consacre un article à 187 Selon le narrateur, il est peu vraisemblable, aujourd’hui, qu’une fille de dix-sept ans accorde la même importance à l’amour. Les jeunes filles d’aujourd’hui seraient plus avisées et plus rationnelles, se préoccupant en priorité de leurs études et de leur avenir professionnel. Les sorties avec les garçons ne seraient qu’une activité de loisirs, un divertissement où interviennent à parts plus ou moins égales le plaisir sexuel et la satisfaction narcissique. « Bien entendu elles se coupaient ainsi de toute possibilité de bonheur […] mais elles espéraient ainsi échapper aux souffrances sentimentales et morales […]. Cet espoir était d’ailleurs rapidement déçu ; la disparition des tourments passionnels laissait en effet le champ libre à l’ennui, à la sensation de vide, à l’attente angoissée du vieillissement et de la mort. » (pp. 350-351). 188 PE, op. cit., pp. 356-357. Nous soulignons. 189 Le Nouvel Observateur, n° 1923 (13 au 19 septembre 2001). 79 l’ « écrivain-sociologue » Michel Houellebecq, parle lui d’ « une belle histoire d’amour tragique »190. Tout d’abord enlisé dans le désenchantement et le vide affectif, Michel se rend compte que même dans un monde oppressé par un consumérisme et un individualisme exacerbés, une rencontre authentique est encore possible. Le désir peut donc parfois mener vers l’autre et permettre de s’investir dans un partage humain... Après la mort violente de Valérie dans un attentat islamiste, Michel est incapable de retrouver le mode d’existence qui fut le sien jusqu’à la rencontre de Valérie, à savoir une vie solitaire, voire solipsiste. La cassure que provoque la mort de la jeune femme plonge Michel dans un gouffre existentiel duquel il ne sera pas possible de revenir. Au dénouement du roman, il s’installe définitivement en Thaïlande pour se laisser sombrer dans un état de déréliction totale et attendre une mort apaisante ; il n’y retourne nullement pour rechercher un univers de débauche. Il a connu l’amour véritable et ne saurait se contenter d’un ersatz de femmes. Mais il serait réducteur de s’arrêter à ce constat. Le dernier roman de Houellebecq est beaucoup plus « riche » que cela. En effet, les personnages du roman sont complexes, voire ambigus191. Au début du roman, il apparaît comme la victime d’une société atomisée dont l’individualisme empêche toute véritable rencontre et où l’amour ne constitue pas une expérience humaine et profonde, mais un objet de consommation parmi beaucoup. Il mène une existence médiocre dans une société qu’il n’aime guère. C’est avec une désespérance lucide qu’il analyse sa situation ; il n’est pas épanoui dans son métier (il suit pour le Ministère de la Culture des dossiers d’art contemporain et aide les artistes à monter et exposer leurs projets) et il est sûr que la solitude sera son lot jusqu’à la mort : « J’étais célibataire, sans enfant ; sur mon épaule, personne n’aurait eu l’idée de venir s’appuyer. Comme un animal, j’avais vécu et je mourrais seul. » Il se demande également pourquoi il n’a jamais « manifesté de véritables passion »192 dans sa vie. Michel trouve cependant une satisfaction éphémère dans de fugitives rencontres avec des prostituées. Mais à partir du moment où il s’engage dans une relation avec Valérie, cadre chez un tour-opérateur français, sa situation change : il cesse d’être victime et se retrouve comblé physiquement et sentimentalement. Mais au lieu d’oublier son passé pitoyable de débauché, il imagine, avec 190 AJAVON, Xavier, « Houellebecq en touriste sexuel », Res publica, n° 22 (version en ligne : www.respublica.com). 191 A notre connaissance, Alain Wagner est le seul à avoir insisté avec pertinence sur cette particularité du roman dans son article « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (article non publié au moment de la rédaction de ce travail). 192 80 PF, op. cit., pp. 136-137 et 33. sa bien-aimée et l’associé de celle-ci, un projet de villages Aphrodite dont le but est d’assurer une gestion rationnelle du tourisme sexuel (et une forte augmentation du pouvoir d’achat des trois promoteurs). Au lieu de tirer un trait sur le vice né d’une vie tissée de misère sentimentale et sexuelle, il y voit – au nom d’un hédonisme consumériste – une « situation d’échange idéale » et il est d’avis que « le fric qu’on peut ramasser là-dedans est presque inimaginable »193. Michel et Valérie font donc preuve d’opportunisme mais surtout d’amoralisme en proposant de tirer profit du vide affectif des autres, alors que Michel lui-même vient tout juste d’en sortir ! La relation d’amour dont il est question entre Michel et Valérie s’oppose, par son intensité, à un monde où le plaisir amoureux n’est plus qu’un objet vénal parmi d’autres. Or cette idylle est loin d’être innocente. Michel et Valérie ne se détournent pas de l’univers du tourisme sexuel ; non seulement ils veulent s’enrichir sur le plan financier, mais ils s’en servent pour donner du piment à leur histoire : lors d’un séjour à Cuba, Valérie n’hésite pas, lors de leurs ébats, à recourir à la participation d’une femme de chambre. Nous voyons bien que l’amour entre les deux protagonistes se situe dans une société où la définition des valeurs est devenue problématique ; leur amour se développe bel et bien dans le même monde que le commerce des corps et sa marchandisation. 3. Chimo face à la spontanéité du… corps Chez Chimo comme chez Houellebecq, les relations problématiques et ardues entre hommes et femmes sont également appréhendées sur fond d’état des mœurs en Occident à la fin du XXe – début XXIe siècle194. Lila dit ça raconte, à la première personne et dans une langue crue, les amours de banlieue d’un jeune beur (Chimo) et d’une jeune fille d’un milieu catholique (Lila). La jeune fille, au « visage d’ange » mais aussi à l’imagination et à la sensualité exacerbées, a seize ans ; le garçon, plutôt timide et romantique, en a dix-neuf. Un jour, lorsque les deux adolescents se trouvent non loin du bac à sable, Lila propose à Chimo (le narrateur) de lui « montrer [s]a chatte »195. Le garçon assiste sans mot dire au spectacle donné par Lila qui, jupe au vent, se laisse glisser sur un toboggan. Peu après, 193 Ibid., p. 252. 194 Avec cette différence que Houellebecq dépeint la classe moyenne alors que les livres de Chimo se situent dans des banlieues pauvres. 195 Lila dit ça, op. cit., p. 11. 81 nous la retrouvons en amazone sur la barre du vélo du narrateur. S’ensuit une longue scène (très explicite) d’acrobaties érotiques auxquelles s’adonnent sans se cacher les deux adolescents. Nous dirons avec Olivier Le Naire que, si Lila nous émeut, c’est pour son charme déconcertant, « cette fragile ingénuité qui tranche si poétiquement avec la cochonne brutalité de ses propos »196. Or ses propos ne sont que le reflet d’une société débridée. Ainsi que le relève Hugo Marsan, « elle rêve le sexe comme il est vendu par les adultes »197. En effet, il est beaucoup question de sexe dans ce livre et pourtant il émeut le lecteur en raison de la présence d’un narrateur ingénu qui recherche désespérément un enlacement amoureux, doux et câlin, une certaine spontanéité de cœur. Or Lila soulève sa jupe, Chimo est soulagé par sa main experte, mais la tendresse, les étreintes, l’espoir sont des mots morts ! Lila dit ça témoigne de la violence et de l’impudence d’une société qui a perdu toute idée de l’amour et qui a désublimé la sexualité. Chimo a beaucoup de mal à comprendre (et à vivre) la sexualité que lui propose le monde dans lequel il vit. Issu d’un milieu défavorisé, il n’a sans doute pas eu de réelle éducation sexuelle (sa mère fait des ménages et a peu de temps à lui consacrer ; son père les a quittés) et la seule vision qu’il ait de cette aspect de toute vie humaine est sans doute celle donnée (ou vendue !) par les adultes et les médias198. Dans Lila, Chimo parle de « viande en mouvement », mais ressent confusément que cette perception est incomplète. Lila, dont la représentation de l’amour se résume aux acrobaties des films pornographiques, est aux antipodes de la jeune adolescente tendre, sensible et « fleur bleue ». Considérant que la norme est celle donnée par les acteurs et actrices de films pornographiques, elle s’égare sans cesse, mythomane, dans des élucubrations sexuelles incroyables. Lila confie à Chimo que si elle était amoureuse d’un homme un jour, elle voudrait qu’il la voie « baiser avec un autre » ou avec d’autres : « je leur mettrais un masque ou un capuchon, comme ça on verrait pas leurs gueules en tout cas, ils seraient juste des machines de viande ». Voici comment réagit le jeune homme, perplexe : « - Pour toi c’est ça l’amour ? - Un peu, oui, elle me répond. Et pour toi ? - Moi, je lui dis, franchement je sais pas ce que c’est. 196 LE NAIRE, Olivier, « Mais qui est donc Chimo ? », L’Express, 25 avril 1996. 197 MARSAN, Hugo, « La vie derrière soi », Le Monde, 27 avril 1996. 198 Cette remarque vaut aussi pour Lila qui s’égare dans des élucubrations sexuelles dignes des films pornographiques les plus extravagants et fantasmatiques. 82 - T’as jamais été amoureux ? Elle me fait mal de ses yeux bleus en me disant ça. - Je crois pas, je lui dis quand même. - Tu es pas sûr ? - Non. - Moi non plus, elle me renvoie. » 199 Les histoires les plus abominables circulent sur Lila : elle monterait régulièrement dans une limousine, s’imaginent les « amis » de Chimo, réunis régulièrement au café « La Campana »… Lila sera violée par les fameux « amis » de Chimo. Celui-ci les surprendra et les mettra en fuite. Il s’avérera qu’elle était vierge et qu’elle avait donc inventé de toutes pièces ses aventures sexuelles. En voyant Chimo qui tenait un couteau à la main pour pouvoir la détacher, elle prend peur et prise de panique, se jette par la fenêtre. Peu auparavant, lors d’une dispute, il avait eu envie de « la prendre et de la serrer fort » : « je crois que oui j’aurais dû le faire mais j’ai pas pu […] quelque chose là me faisait peur encore »200. Dans son deuxième roman intitulé J’ai peur, Chimo poursuit son apprentissage de la vie et des relations humaines. Il est toujours le jeune beur naïf et romantique perdu dans une banlieue parisienne grise, impersonnelle et cruelle. Au début du roman, il possède deux millions de francs, cet argent constituant les droits d’auteur touchés pour Lila dit ça. Mais très vite il se laisse entortiller par un dénommé Dominique. A la recherche de son argent volé, Chimo mène le lecteur dans le sillage de toute la lie de la société, avec la même innocence du jeune homme sans défense qui était la sienne dans Lila dit ça. A travers le ton décalé propre à l’auteur Chimo, nous faisons la connaissance de prostituées, de voleurs, de violeurs, de proxénètes, de drogués et autres escrocs en tout genre. Comme dans Lila, les personnages se caractérisent par une incapacité, voire un rejet de toute sentimentalité, de toute vie affective ou amoureuse. Chimo n’a pas oublié Lila, il pense même souvent à elle avec quelque sentiment de tristesse et de culpabilité : « J’essaye d’écrire quelque chose mais ça vient mal. A part ma vie, j’ai pas d’idée. Je pense à Lila deux heures par jour, et pas de la pensée joyeuse. Si j’ai raté quelque chose avec elle, je rumine ça, et pourquoi elle me parlait de cul, que même des gens ont trouvé mon livre porno et pourtant j’avais adouci, pourquoi cet ange à la bouche sale sur mon 199 Lila dit ça, op. cit., p. 53. 200 Ibid., p. 169. 83 chemin, et vierge en plus jusqu’à son viol, son dernier saut. Je me dis : Chimo si tu avais trouvé le courage, même pas le courage juste l’audace un jour, tu l’aurais prise par la taille et embrassée, ça lui aurait peut-être gardé la vie. »201 En fait, la mort de Lila repose sur un « malentendu » tragique : l’incapacité de dire ses vrais sentiments. Dans J’ai peur, Chimo tombe amoureux d’Amira, mais cet amour ne sera pas réciproque. La jeune femme appartient à la bande de Dominique. Elle lui fait un récit (féerique) de sa vie, lui parle de son père, roi des voleurs… Chimo est sous le charme et quelque peu intimidé. Il est d’avis que les filles, et Amira plus que toutes, ont « plus de secrets » que les garçons, « plus de recoins dans la chair dans le cœur, elles en savent plus que [lui] sur la situation des sentiments »202. Un jour, de façon totalement imprévue, Dominique propose à Chimo d’épouser Amira, étant donné que la validité du permis de séjour de la jeune femme s’achève. Chimo accepte et croit qu’une histoire pourrait naître entre eux. Cependant, il ne compte pas avec la réaction d’Amira : après le repas donné en l’honneur de leur mariage, Amira part de son côté. Lorsqu’un jour il lui propose « un moment de caresse ensemble », elle lui demande s’il rêve203. Leur seule nuit de « noces » sera purement sexuelle et… tarifée : Amira exige un hôtel de luxe et s’empresse de préciser que cela n’a rien à voir avec le mariage. La sensibilité et la sensualité dont fait preuve le jeune homme (« j’entrais dans un pays que je connaissais que par petits bouts, là je découvrais des bois des rivières des fleurs et un palais sans fin, fait avec des pierres de chair »204) tranche avec l’attitude pour le moins expéditive d’Amira (elle le quitte au petit matin). Il a eu tort de tirer des plans sur la comète avec ce mariage blanc : « je me fabrique des jardins où la vie glisse comme de l’eau bleue sur du marbre, à la fin de la journée il me reste quoi ? Ni lune, ni miel. J’ai mon cœur qui bat mais c’est pour rien, il est comme en dehors de mon corps […]. »205 Un jour, Amira et Chimo se rendent à une rave-party afin de dévaliser des délurés qui pour la plupart s’adonnent à des pratiques sexuelles les plus viles et dégradantes. Une fois sortis, Chimo manifeste un désir de tendresse de la part de sa femme ; froide, elle le repousse : 201 J’ai peur, op. cit., p. 37. Nous soulignons. 202 Ibid., p. 151. 203 Ibid., p. 162. 204 Ibid., p. 213. 205 Ibid., p. 152. 84 « Je suis là attendri de fatigue en face d’elle au bord du carrefour, un moment l’audace me vient de lui prendre la main de la tirer vers moi, j’ai jamais fait ça avec personne au monde et même que ça la surprend, je vois ses yeux noirs qui s’étonnent, elle me demande : Chimo qu’est-ce qui te prend qu’est-ce que tu veux ? Je lui dis que ce que je veux c’est clair tout de même, que cette nuit s’achève pas séparément, qu’on essaye peutêtre de trouver quelque part un moment de caresse ensemble, ça nous ferait du bien après ce qu’on a vu […]. Je lui dis qu’elle me plaît comme je sais pas l’exprimer […]. Elle me regarde avec un air de surprise dans ses yeux où la nuit est claire et elle me dit ça : - Mais tu rêves, Chimo ? Tu y es pas du tout. Faut pas te monter la tête à ce sujet-là. »206 Chimo évolue dans une société où la tendresse a cédé le pas à la satisfaction toute physiologique du corps, elle a cédé le pas à la « viande » et au sexe sans amour. 3. Nobécourt, Despentes : entre affection et aversion Chez Lorette Nobécourt, l’expression d’une quelconque affectivité est également malaisée. Nous le verrons plus en détail par la suite, la narratrice Irène mène tout au long de son monologue intérieur une quête autodestructrice qui participe d’un manque effroyable d’amour. Elle grandit dans une famille dont les membres répriment toute effusion affective. D’une certaine manière (et avec désespoir), elle les aime malgré leur hypocrisie et leur « mascarade »207 (« d’une vie dont ils étaient incapables »), malgré la cruauté et l’indifférence dont ils font preuve à son égard208 : elle aime les siens et réclame qu’ils l’aiment en échange : « ma mère ne déposait aucun baiser sur mes joues d’enfant, et mon père, à aucun moment, ne me serrait gentiment dans ses bras […] oui on peut devenir folle pour cela, je le sentais dans ma rage à me caresser moi-même, c’est-à-dire à me gratter jusqu’au sang »209. Mais elle n’était pas seulement mal-aimée. Sa mère, soumise à des accès de nervosité incontrôlée n’hésitait pas à la battre ; elle la cravachait lorsqu’elle voulait la rejoindre dans le lit parental : « elle empoignait la cravache reposant dans l’entrée et me frappait jusqu’à épuiser l’horreur qu’elle avait d’elle-même de me détester 206 Ibid., pp. 161-162. Nous soulignons. 207 La Démangeaison, op. cit., p. 21. 208 Ce qui préfigurait ce qu’elle allait découvrir dans la société. 209 La Démangeaison, op. cit., p. 20. 85 à ce point »210, remarque avec lucidité la narratrice. Rien de moins étonnant qu’au manque affectif, le repli solipsiste de la jeune femme soit la seule « compensation » à sa portée ; pour se consoler, elle « tachai[t] [s]es draps des soubresauts de [s]on corps, qu’ils fussent érotiques ou plus simplement lacrymonials »211. Rien de moins étonnant aussi qu’elle gardera ces séquelles même après sa rencontre avec Rodolphe, « le jeune homme aux yeux verts ». A aucun moment il n’est question d’amour tendre, leur relation est compulsive et terrifiante : « J’abandonnai ma grosse femelle, mon insatiable, je me donnai à la morsure électrique de mon ventre. Il sortit sans un mot. »212 Chez Virginie Despentes, amour et affection sont également « problématiques » dans les rapports entre individus. Ici violences et tensions intersubjectives demeurent le lot commun des victimes d’une société en déréliction. Manu et Nadine, les deux criminelles en fuite de Baise-moi, Louise, la strip-teaseuse des Chiennes savantes engluée dans les affaires de la pègre lyonnaise, Pauline, la jeune « grunge » rebelle des Jolies choses, toutes évoluent dans un environnement mâtiné d’hostilité et de méfiance. A travers une écriture de l’urgence, effervescente, la romancière nous présente des personnages aux conditions de vie extrêmes : délinquance irréversible, viols et violences, marginalisation sociale213. De Manu nous apprenons (au début de Baise-moi) qu’elle entretient depuis plusieurs mois une relation avec un certain Lakim. Or difficile de qualifier cette relation d’ « amoureuse » : « Elle ne se souvient pas avoir manifesté le moindre désir d’être avec lui, mais il la récupère régulièrement et l’embarque chez lui, comme s’il l’avait adoptée d’office. […] Elle l’aime bien. A ceci près qu’il ne la supporte pas telle qu’elle est. Et il a tort de croire qu’elle modifiera quoi que ce soit pour lui. Il a des idées sur la vie qu’il compte bien faire respecter. Elle a de bonnes raisons pour être ce qu’elle est. Leur histoire ressemble à une course droit contre le mur. »214 Aucun n’est prêt à faire de concession, trop imbu de sa personne et incapable de céder afin de ne pas mettre à jour sa vulnérabilité. Cette relation est d’ailleurs uniquement fondée sur un bien piètre compromis : « tant que ça baise plus dur que ça clashe », il n’y pas de 210 Ibid., pp. 30 sq. 211 Ibid., p. 21. 212 Ibid., p. 91. 213 Les jolies choses est le seul roman qui laisse augurer d’une heureuse échappatoire pour la chanteuse Pauline et son compagnon de désespoir Nicolas. 214 86 Baise-moi, op. cit., p. 38. Nous soulignons. raison pour Manu d’envisager une séparation. Aucun sentiment altruiste n’est exprimé dans tout le livre et lorsque Manu est abattue dans une épicerie, Nadine regrette « stupidement de ne l’avoir jamais prise dans ses bras »215. A la fin du roman (troisième partie), Nadine, « qui se sent déjà loin de ce monde », se rapproche de Tarek, un garçon que les deux tueuses en série avaient rencontré au hasard de leurs pérégrinations. Elle se retrouve avec Tarek et la sœur de celui-ci, Fatima, dans un hôtel « F1 ». Elle est fatiguée et abasourdie par la vie qu’elle vient de mener aux côtés de Manu. La séquence dans cet hôtel témoigne d’une incapacité à témoigner le moindre élan d’affection. Voici un extrait pour étayer notre propos : « Tarek prend ses mains dans les siennes, les enferme dans les siennes. Il les serre davantage. Elle se colle contre lui, s’agrippe à lui, enfonce son visage dans son cou. Le contact de son corps lui fait d’abord du bien et elle tâche de s’engouffrer dans lui. Puis elle retombe brusquement. Se voit faire et comprend que ça ne sert à rien. Elle sent qu’il cherche à lui donner de sa force à lui, à lui ôter du poids. Ils transpirent beaucoup, lèchent leurs plaies l’un contre l’autre. […] C’est de l’amour qu’il veut lui faire entrer dans le corps et elle s’ouvre autant que possible. En même temps, elle se sent désolée. Son corps est encombrant […]. »216 Le malaise de Nadine est physiologique ; elle ressent une réelle nausée. Pour échapper à cette étreinte, elle s’écarte doucement et « réprime spontanément le geste de repli auquel son corps aspire ». Une fois à l’extérieur, lorsqu’elle a réussi à s’éclipser sans dire au revoir, elle ressent « un infini plaisir à marcher dans la nuit » ; sa délivrance est « presque charnelle, c’est à la tiédeur qu’elle échappe »217. Dans les Jolies choses, nous retrouvons le même topos du vide affectif. Pauline et Claudine sont sœurs jumelles. La première est réservée, asociale et ne supporte pas la seconde, qui est plutôt une fêtarde hédoniste. Claudine, qui habite à Paris, débute une carrière prometteuse dans la chanson. Seulement, c'est Pauline qui sait chanter et Claudine échafaude un plan où sa sœur se ferait passer pour elle, alors qu’elle-même (Claudine) se contenterait du play-back et des mondanités... Mais Claudine se suicide. Pauline décide dès lors de la « remplacer » et, grâce à Nicolas, un ami de sa sœur, elle fera la découverte du « joli » monde du « show-biz ». En fait, Pauline est une véritable prédatrice : elle est prête 215 Ibid., p. 237. 216 Ibid., pp. 244-246. 217 Ibid., p. 247. 87 à tout pour gagner rapidement de l’argent. Elle voudrait partir avec Sébastien, son petitami qui doit purger une courte peine en prison. Or un jour, Sébastien obtient une remise de peine et se rend chez Claudine sans prévenir. Il ne sait rien de la substitution. Le malaise et la déception de Pauline sont grands. Ils se disputent ; le garçon quitte l’appartement. C’est avec dégoût et stupéfaction qu’elle découvrira le côté glauque des nuits parisiennes, son hypocrisie, sa débauche. Sébastien reviendra quelque temps après ; Pauline se sentira apaisée. Elle le supplie, sans toutefois le lui dire de vive voix : « Ne me laisse plus jamais seule, faire comme j’ai fait : n’importe quoi, ne me laisse plus jamais libre d’aller voir comment c’est dehors »218. Prise dans l’engrenage du monde du spectacle, elle trompera Sébastien. Celui-ci finira par la quitter. Dans Les Chiennes savantes, le livre le plus émouvant de Virginie Despentes (notamment dans son dernier tiers), l’expression des sentiments est tout aussi malaisée dans le milieu de la prostitution et du commerce du sexe. Louise, la narratrice, travaille dans un peep-show de Lyon, l’ « Endo ». Elle habite avec son frère ; il est la seule personne de qui elle ose s’approcher, appréciant sa chaleur rassurante. Chez l’une de ses amies, elle fera la connaissance d’un certain Victor, un homme énigmatique mêlé sans doute à l’histoire de meurtres qui bouleverse l’entourage de Louise. Cet homme la viole, mais la jeune femme, comme pour s’abîmer dans une relation toute physique et brutale, retournera auprès de lui. Victor exerce sur elle une attraction mystérieuse ; elle ressent le besoin confus de combler un certain vide qu’elle a en elle et « réclame sa chaleur »219. Un autre personnage tout aussi émouvant de ce roman est Laure. Laure est la petite amie de Saïd, un jeune homme qui fréquente le même bar que Louise et ses collègues, L’Arcade. A la fin du livre nous apprenons que le meurtrier de Lola, Stef et Mireille n’est autre que Laure ; elle se sentait seule et mal-aimée. Dépressive et jalouse, elle n’a pu contenir ses pulsions meurtrières et s’est livrée à trois odieux crimes passionnels. 218 Les jolies choses, op. cit., p. 164. 219 DESPENTES, Virginie, Les Chiennes savantes, Paris, éd. J’ai lu, 1997, pp. 173 sq. Nous reparlerons de cette attraction dans la troisième partie. 88 5. La « rage antiromantique » chez Catherine Millet Affectivité et amour sont également absents chez Catherine Millet. Le lecteur bute constamment sur « un tourbillon d’organes »220, de la page neuf à la page deux cent vingt et une (soyons précis). Catherine Millet conte221, avec une placidité déconcertante les expériences sexuelles d’une certaine « Catherine M. ». Nous nous joignons à Michel Crépu pour dire que ce livre est déconcertant par son ton « impassible, recto-tono, d’une troublante indifférence à l’égard de son objet »222. Ne prenons pour preuve que sa table des matières : 1. Le nombre ; 2. L’espace ; 3. L’espace replié ; 4. Détails. Ce découpage « structural », digne d’un catalogue d’exposition, instaure d’emblée une distance inouïe par rapport au sujet traité : la sexualité. La directrice d’Art Press, qui rattache son livre discrètement aux années 70 et à la libération sexuelle – Thomas Clerc a raison de le signaler223 –, fait assumer complètement la mise à nu de sa vie intime à son « personnage » et veut offrir une vision « naturelle » de la sexualité à mille lieues de toute « dramatisation »224. De plus, le livre de Catherine Millet participe d’une intégration décidée de l’obscène dans le « cadre officiel du récit hors genre, hors rayons "porno" »225. Il n’empêche que nous pouvons en faire une lecture « sociologique » et dégager en creux l’évolution des rapports entre hommes et femmes dans la société post-moderne. Du début à la fin, il est question de sexe, pas d’amour. Catherine Millet met une bonne volonté industrieuse et appliquée, coupée de toute émotion, à décrire ses pratiques sexuelles dans un livre qui se veut un document. Daniel Bougnoux, dans un article élogieux, voit dans ce livre « une quête farouche du sexe pour le sexe, avec des mots exacts, dépouillés d’embarras autant que de fioritures »226. Selon le journaliste, « la casuistique amoureuse a glissé vers des techniques du corps », à rebours de l’intrigue amoureuse traditionnelle (et par exemple de ses affres de l’attente et de la jalousie). Même s’il est fait allusion au lien qui rattache « Catherine M. » à Jacques (Jacques Henric est le 220 SOLLERS, Philippe, « Le regard sur soi d’une femme libre », Le Monde, 7 avril 2001. 221 Permettons-nous l’homonymie avec le verbe « compter »… 222 CREPU, Michel, « Catherine Millet l’impudique », L’Express, 14 avril 2001. 223 CLERC, Thomas, « La grandeur de "La Vie sexuelle…" », Libération, 17 mai 2001. 224 En cela, elle est « anti-houellebecquienne ». 225 CLERC, Thomas, « La grandeur de "La Vie sexuelle…" », Libération, 17 mai 2001. 226 BOUGNOUX, Daniel, « La putain de l’art contemporain », Le Monde, 30 mai 2001. 89 mari de Catherine Millet227), nous assistons à des frénésies glaciales, à la fois organiques et désincarnées. D’où le malaise ressenti à la lecture d’un livre qui respire la « rage antiromantique » (l’expression est de Michel Crépu). En femme libérée, elle décrit « Catherine M. » (celle dont le prénom – l’individualité – supplante le nom – la socialité –) comme celle qui a pleinement assumé ses choix de vie, sans soumission aucune, avec le plaisir qui lui permet d’affirmer qu’elle a été libre dans ses choix. Elle est « naturellement ouverte aux expériences » et n’est nullement bridée par des « entraves morales »228. L’échange est d’une grande pauvreté, Catherine M. choisissant l’assouvissement brutal de ses désirs, toutes muqueuses dehors. Elle avoue d’ailleurs que s’ « engager dans les méandres du jeu de la séduction […] serait au-dessus de [s]es forces »229. Bref, le sexe n’est pas le prolongement de l’amour. Tous les auteurs de notre corpus mettent en évidence, d’une manière ou d’une autre, la pauvreté de l’échange. Dans tout notre corpus, les personnages cherchent un certain détachement émotionnel. Afin de ne pas se sentir vulnérables, ils résistent à tout attachement profond. Ils semblent développer pour ainsi dire une indépendance affective. Lipovetsky, qui considère ce phénomène comme inhérent à l’individualisme contemporain, cite les travaux de Lasch (Le Complexe de Narcisse) qui utilise l’expression pertinente de « fuite devant le sentiment »230. La sociabilité entre les sexes est devenue plus que jamais problématique et le rapport de l’un à l’autre sexe est davantage marqué par la dissuasion et la crainte que par l’approche saine de la séduction. Dans une société en tout vouée à un libéralisme hédoniste effréné, la seule expérience possible semble être celle de la sensation, de l’expérience du corps, en dehors de tout sentimentalisme ou épanchement affectif. Chez Houellebecq et consorts, il n’y a pas d’amour, mais on y copule comme on s’embrasse. On y cache ses sentiments, dans une sorte d’inversion des pudeurs. L’ « obscène », pris au sens de « ce qui n’est pas montrable », n’est plus la sexualité (omniprésente), mais la passion, l’affect, l’amour… 227 Pour l’anecdote, notons que Catherine Millet prétend s’être mariée avec Jacques Henric « pour les impôts » (Luc Le Vaillant, « Tout le plaisir est pour eux », Libération, 4 avril 2001). 228 La Vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001, p. 11. Par la suite nous utiliserons l’abréviation LVSCM. 229 LVSCM, op. cit., p. 61. 230 L’Ère du vide, op. cit., pp. 109 sq. 90 C) Corps, sexualité, éthique et violences À la suite d’une telle évolution sociale, dont notre corpus rend compte, la civilisation de la fin du XXe et du début du XXIe siècle connaît une complète remise en question du rapport entre sexualité et éthique. 1. Une panne du désir Alain Wagner évoque dans son article consacré à Plateforme un appauvrissement du désir dans notre société. Il parle de « désir aux abois »231 et souligne avec pertinence cet affaiblissement dû au fait que le sexe est devenu un objet de discours et de fantasmes. Cette évolution empêche l’homme de vivre pleinement sa sexualité. Les symptômes de cette « panne du désir » sont bien décelables chez Michel dans Plateforme ; le narrateur ne manque pas de les relever. Rappelons qu’il est d’avis que l’homme occidental est aujourd’hui incapable de « s’oublier » et de « se donner » à l’autre : « Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir : voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. »232 Sur ce point, Alain Wagner écrit avec justesse que ce manque de générosité et d’ouverture, cette approche complexée et contrainte de la sexualité ne sont pas seulement dus à la crainte de ne pas être « à la hauteur des standards du porno », c’est-à-dire à une vision performative et compétitive de l’amour physique, mais également à « un individualisme crispé qui nous empêche d’aller au-delà de notre petite personne ». Ainsi que le remarque le narrateur du dernier roman de Houellebecq, l’homme occidental serait devenu froid, rationnel, extrêmement conscient de son existence individuelle et de ses droits, souhaitant avant tout éviter l’aliénation et la dépendance. Nous avons déjà évoqué que l’homme contemporain a l’habitude de se voir proposer un déluge d’images aguichantes dans une société subissant les assauts d’une « inflation érotique », mais il n’est malheureusement plus à même de vivre pleinement la sexualité ni d’éprouver un authentique désir pour le corps de l’autre. « C’est une tendance française […] de parler de sexe à chaque occasion sans rien faire », relève Michel, alors que Valérie, elle aussi, déplore que parmi les hommes qu’elle connaît, 231 WAGNER, Alain, « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale ». 232 PF, op. cit., p. 254. 91 « il n’y en [ait] plus aucun qui croie aux rapports amoureux »233. Cette sexualité verbalisée à outrance, mais aussi somme toute désincarnée (nous pensons automatiquement à Catherine Millet), n’est qu’une dérobade qui permet à l’homme moderne de se voiler la face sur une évidence dramatique : il n’est plus capable d’aimer. Jean-Claude Guillebaud parle justement de cette « panne du désir », de cette angoisse révélatrice du désarroi amoureux contemporain et de la crainte d’un véritable « évanouissement du désir » : [La] crainte […] d’un « évanouissement du désir lui-même, la peur d’une impuissance par désintérêt progressif, la terreur d’un immense fiasco collectif venant sanctionner les excès de ce que Foucault appelait le "prêche sexuel". Nos sociétés si agressivement érotisées sont en réalité tenaillées par la hantise du non-désir. Ladite hantise nourrissant d’ailleurs l’érotisation et ainsi de suite. […] Dans tout discours ou spectacle, elles s’obstinent à solliciter le désir comme pour éviter qu’il ne capitule. »234 2. Interdit et transgression L’auteur de La Tyrannie du plaisir note que la notion de transgression étant devenue de plus en plus inopérante, s’instaure dès lors dans notre société une sorte de « regret du temps du péché » où il était encore possible d’achopper sur un certain interdit. Il cite d’ailleurs Didier Ottinger, commissaire d’une exposition consacrée aux péchés capitaux en 1996-1997 au centre Georges-Pompidou : « Les péchés sont le signe d’un jeu avec les mécanismes de la transgression, bien qu’il n’y ait plus matière à transgression. » Et Guillebaud de citer également Gilles Lipovetsky : « le péché ne donne plus à rêver, mais il sert à se requinquer, à réinsuffler le désir »235. Dans une sous-partie titrée « L’amour à mort »236, Guillebaud évoque une certaine quête nostalgique du péché perdu qui vise à « réveiller un désir exténué ». Or cette quête consiste parfois à repousser la limite de l’interdit, à s’engager dans une surenchère redoutable et vaine, « dont l’horizon ultime est évidemment la mort ». Il cite un exemple de ce « flirt désespéré avec l’interdit final », à 233 Ibid., pp. 216 et 154. 234 TdP, op. cit., p. 143. 235 Le Point, 12 octobre 1996. 236 TdP, op. cit., pp. 145 sq. 92 savoir l’attirance pour le danger et la fascination – « en ces temps de sida »237 – pour les rapports non protégés : « Une sourde appétence pour le risque, la violence, mais aussi la mort flotte aujourd’hui dans l’époque. Elle n’est pas sans rapport avec cette panne du désir, qui n’est pas autre chose qu’une panne de la vie. […] Le commerce avec la mort serait l’ultime aphrodisiaque de nos sociétés aux désirs éteints. Quant à la modernité occidentale, si soucieuse de dédramatiser le sexe dans les années 60, voilà qu’elle redécouvre […] que le désir a partie liée avec la violence et la mort. » Il est question de cette attirance chez Virginie Despentes (dans Baise-moi essentiellement) et chez Chimo. Dans Baise-moi, Manu et Nadine refusent à un homme un rapport sexuel avec préservatif238. Dans Lila dit ça, la jeune fille demande à Chimo qu’il la filme un jour pendant qu’elle fera l’amour. Pour convaincre le jeune adolescent quelque peu désarçonné, elle se lance dans une analyse du « boom » du porno « hard » et voit dans la vente de films amateurs une occasion de gagner une petite fortune susceptible de lui permettre de quitter sa cité grise. Elle serait prête à avoir des relations sans préservatif. Permettons-nous ce bref « érogramme »239 : « Paraît que ça marche à fond en ce moment mais alors sans capote ils exigent, ça en fait reculer beaucoup. Mais eux ils disent que les gens à cause du sida ils baisent presque plus […] ils veulent voir baiser les autres. Ils veulent que les autres baisent dangereux pour eux, tu vois ? Et plus c’est salaud plus ils en demandent, violent et sanguinaire aussi, tout ce qu’ils veulent plus se permettre en personne. […] D’où fortune pour les films de cul maintenant et amateurs surtout parce que ça cherche pas dans l’artistique, ça fait vérité, ça impose. Avec la sensation du risque en plus, de la mort au bout de la bite, mais pour les autres. »240 237 N’est pas à considérer ici le livre de Catherine Millet. En effet, le décor du livre n’appartient pas aux années 2000-2001 où il fut écrit et publié, mais bien aux années 70. 238 Baise-moi, op. cit., pp. 204-208. 239 Le terme est de Gaëtan Brulotte et il est à considérer comme « l’équivalent du photogramme au cinéma. […] Il représente la chair même du propos sans quoi celui-ci ne serait qu’un squelette. » (Œuvres de chair, op. cit., p. 21). 240 Lila dit ça, op. cit., pp. 84-89. 93 Dans J’ai peur, Chimo fait la connaissance de Mireille, une amie d’infortune de Domi, droguée, prostituée et séropositive ; une fille dans qui « y a presque plus de vie »241. Un jour, lorsqu’ils se trouvent dans un bar, elle apprend au garçon, dépassé par ce qu’il entend, que certains de ses clients, « des joueurs » (et pas « forcément des malades »), veulent avoir des relations sans protection, « à la santé du fossoyeur », comme ils disent : « Ils ["les joueurs"] ont tâté à tous les risques sauf à celui-là. Ils prolongeraient leur bite même dans la mort sans trembler. Une force qu’on peut pas croire, sur le sommet de la passion. Le sida, ils adoraient ça, même à en crever. Depuis les nouveaux médicaments ils sont pas contents paraît-il, c’est comme un filet pour le trapéziste, ils préféreraient sans. Comme s’ils perdaient le roi des frissons, l’incomparable. » Le narrateur de Plateforme aussi s’adonne à un rapport non protégé, mais par inadvertance. Cela dit, il n’en est pas terrifié pour autant, « après tout il y avait peut-être des contrôles médicaux, ou autre chose »242. Au sujet de l’interdit, Guillebaud cite André Breton qui, à la fin de sa vie, aurait redouté qu’à force de dévoilement et de permissivité, notre société ne finisse par « priver le désir de sa force »243. Dans le même élan, il nomme Georges Bataille, qui partageait les mêmes craintes et qui n’était pas de ceux qui voyaient une issue dans l’oubli des interdits sexuels. Dans quantité d’autres textes, Georges Bataille, que Guillebaud qualifie de « grand apologiste de la transgression et du plaisir », fait l’éloge de l’interdit, répétant qu’une suppression « trop radicale de celui-ci menacerait le désir lui-même et, en dernière analyse, notre humanité ». Guillebaud insiste sur la crainte, dans l’œuvre de Bataille, d’un épuisement possible de l’érotisme faute d’interdits, mais aussi sur l’idée qu’il n’y a plus, alors, d’autre solution « que de convoquer symboliquement l’abjection, la violence simulée, les mots orduriers, un mime de la déchéance afin d’y ressourcer le désir » : « Faute de pouvoir jouer sur une transgression érotique qui n’échauffe plus personne, on y convoque inlassablement une violence verbale et descriptive qui apparaît comme une transgression de substitution. On y use d’une infinité de stratagèmes langagiers pour ranimer la flamme défaillante : situation mimétique ou libre-échangiste, déchaînement de violence simulée, escalade fictive dans l’esclavage et l’insulte, etc. » 241 J’ai peur, op. cit., p. 131. 242 PF, op. cit., p. 124. 243 TdP, op. cit., pp. 148 sq. 94 Sachons seulement que cette violence-là ne se contente pas uniquement de la simulation. Sous une forme « ritualisée », c’est encore la quête confuse d’une « vraie » transgression qu’expriment les pratiques sadomasochistes qui, selon Jean-Claude Guillebaud, sont très répandues aujourd’hui. Dans J’ai peur, Chimo et sa femme Amira se rendent (nous avons évoqué cette séquence) à une rave-party afin de dérober les jeunes gens en transe. Dans un lieu « en dehors du monde »244, ils plongent « dans la mêlée des hommes, dans le souterrain du grand châtiment ». Ils peuvent y voir les pratiques les plus cruelles, les plus avilissantes : certaines personnes qui « se plantent des crochets dans la chair les joues les seins les épaules et se font soulever en extase par des poulies », d’autres qui copulent un peu partout « à plus savoir à qui se rattachent les sexes » ; les personnes qu’ils rencontrent sont venues « danser avec la mort ». Horrifié, Chimo s’attend « à voir passer à travers les murailles de grands oiseaux noirs aux becs d’acier qui piqueraient la chair humaine et emporteraient les morceaux ». Pauline, dans Les jolies choses de Despentes, fait l’expérience pénible d’un tel lieu qu’elle qualifie d’ailleurs de « mouroir » : « Elle connaît le mot : boîte à partouze, et se faisait une idée de ce qu’il signifiait. Mais ça lui prend plusieurs minutes pour comprendre où elle est et ce qui s’y passe. […] Ça faisait plutôt penser à : mouroir. Corps malades, souffrant en gémissant, misère de la mort proche, corps blancs, difformes, cherchant un soulagement. Plaintes en messes basses sortent de partout. Il faut un moment pour comprendre que les gens baisent. Enfin, qu’il s’agit de sexe. »245 Dans Les Particules, Houellebecq s’attache à démontrer la connivence entre la libération sexuelle et les pratiques criminelles comme les snuff movies : « […] la destruction progressive des valeurs morales au cours des années 60, 70, 80 puis 90 était un processus logique et inéluctable. Après avoir épuisé les jouissances sexuelles, il était normal que les individus libérés des contraintes morales ordinaires se tournent vers les jouissances plus larges de la cruauté ; deux siècles auparavant, Sade avait suivi un parcours analogue. En ce sens, les serial killers des années 90 étaient des enfants naturels des hippies des années 60 […]. »246 244 J’ai peur, op. cit., pp. 158 sq. 245 Les jolies choses, op. cit., p. 158. 246 PE, op. cit., pp. 260-261. Le terme to snuff vient de l’argot américain et signifie « massacrer ». 95 L’extension du domaine de la transgression semble irrésistible 247. Chimo ne manque pas d’évoquer ces pratiques extrêmes que sont le sado-masochisme et les snuff movies : « paraît qu’il y a des filles qui sont prêtes à se faire tuer, vraiment tuer, pour qu’on les filme en train de mourir dans les snuffs, tout ça pour quatre secondes de gloire, passer en lumière dans le noir d’après, pas une mort inconnue comme d’autres »248. Une conséquence du libéralisme effréné serait donc une certaine forme de cruauté et de violence (dernier interdit majeur dans notre société) qui résulterait d’une surenchère dans la transgression, surenchère déclenchée par l’hédonisme triomphant et la dissociation entre sexe et éthique. 3. Conduites antisociales Lipovetsky remarque dans son essai que plus les individus se libèrent des codes et coutumes en quête d’une vérité personnelle, et plus leurs relations deviennent « fratricides » et « asociales »249. Là où règne « l’obscénité de l’intimité », ajoute-t-il, « la communauté vivante vole en éclats et les rapports humains deviennent "destructeurs" » ; il suggère ainsi qu’une certaine répression libidinale est garante de sociabilité et qu’elle fonde un ordre social humainement viable. Selon lui, l’émancipation individualiste (ou « procès de personnalisation ») durcit les conduites criminelles des déclassés, et favorise le « surgissement d’actions énergumènes »250. Il note une correspondance entre un éclatement narcissique et un éclatement enragé et violent. Le « procès de personnalisation » a entraîné deux effets contraires et antagonistes : d’un côté l’épanouissement de la personne, du moi, et de l’autre des déviances destructrices émanant de frustrations. Avant d’illustrer notre propos à l’aide de certains exemples, permettons-nous d’ouvrir une parenthèse et de nous intéresser à l’agressivité d’un point de vue psychologique (sans 247 Puisque Houellebecq évoque Sade, notons brièvement que la violence est une particularité du libertinage sadien (libertinage « nocturne » dirait Michel Onfray (Le Désir d’être un volcan, Journal hédoniste, Paris, Grasset, 1996)). Il s’agit, selon Maurice Lever (émission Campus citée plus haut), d’un plaisir « monocorde » d’une personne sur la souffrance infligée à l’autre. Le corps sadien est le lieu de la violence d’un côté ou de la douleur de l’autre, mais jamais vraiment un lieu de la volupté ou de la jouissance. 248 J’ai peur, op. cit., p. 159. 249 L’Ère du vide, op. cit., pp. 92 sq. 250 Ibid., p. 295. 96 toutefois nous aventurer trop loin dans ce vaste champ d’investigation anthropologique). A la lumière de ces brèves considérations nous pourrons appréhender sans doute plus aisément les exemples qui suivront et notamment ceux tirés des romans de Virginie Despentes. Selon l’encyclopédie en ligne Hachette Multimédia251, l’agressivité désigne, en psychologie, en psychanalyse et en psychologie sociale, « toute tendance visant, par un moyen quelconque et sous n’importe quelle forme, à causer un tort à un individu, un groupe ou à ce qui les représente ». Or les comportements agressifs prennent des formes très variées, et dont la violence physique n’est que la plus apparente. L’agressivité dans l’étude de conduites humaines constitue pour les psychologues et psychanalystes un pan important de leur science. Indiquons globalement que jusqu’aux années 20, il existait pour Freud deux instincts humains fondamentaux : l’instinct sexuel et l’instinct de conservation. Freud aborde le problème de l’agressivité, entre autres, dans le phénomène de l’ « ambivalence », c’est-à-dire dans le fait que « l’amour et la haine coexistent dans toute relation à un objet et se transforment aisément l’une en l’autre » (Éros et Thanatos). Les comportements agressifs se voient dès lors rattachés aux deux instincts fondamentaux de la libido et de l’autoconservation. Plus tard (après 1920), misant avec Adler sur l’existence d’une « pulsion destructrice autonome » (instinct de mort), Freud sera aussi amené à étudier de près, dans le masochisme et le sadisme, les multiples combinaisons de l’agressivité et de la sexualité. Sa grande découverte en ce domaine est que le masochisme est premier, qu’il existe dans l’homme un besoin fondamental d’autopunition lequel devient agressivité en se retournant contre autrui. Continuons cet aparté psychologique en précisant quelque peu la notion de pulsion de mort. Freud désigne les pulsions de mort comme s’opposant aux « pulsions de vie » (pulsion étant à prendre au sens de « poussée », « charge énergétique »). Voici un extrait de l’article sur lequel nous nous fondons : « Les pulsions de vie, désignées aussi par le terme Éros, comprennent non seulement les pulsions sexuelles, mais aussi les pulsions d’autoconservation. Quant aux pulsions de mort, elles sont d’abord tournées vers l’intérieur et tendent à l’autodestruction ; elles peuvent également être dirigées vers l’extérieur et se manifester alors sous la forme d’agression et de destruction ». 251 « Yahoo Encyclopédie », www.yahoo.fr, 2001. 97 La pulsion de mort représente selon Freud la « tendance fondamentale de tout être vivant à retourner à un état anorganique », nous est-il dit dans le même article. Chez les êtres vivants, « […] la libido rencontre la pulsion de mort ou de destruction qui domine chez eux, et qui tend à désintégrer cet organisme cellulaire et à [le] conduire […] à l'état de stabilité anorganique […]. Elle a pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et s'en débarrasse en la dérivant en partie vers l'extérieur, en la dirigeant vers les objets du monde extérieur […]. Cette pulsion s'appelle alors pulsion de destruction, pulsion d'emprise, volonté de puissance. Une partie de cette pulsion est placée directement au service de la fonction sexuelle. C'est le sadisme proprement dit. Une autre partie ne fait pas ce déplacement vers l'extérieur ; elle demeure dans l'organisme. C'est en elle que nous devons reconnaître le masochisme […]. » (Le Masochisme, 1924). L’existence d’un instinct de mort fut très contestée, notamment par les psychosociologues anglo-saxons, et en 1957 parut une thèse de Dollard, Doob et Miller, Frustration et agression, dont la parution suscita de grands débats. On appelle frustration, « tout obstacle mis à la satisfaction d’un désir, y compris par le sujet lui-même ». La thèse des auteurs est la suivante : « L’existence d’un comportement agressif présuppose toujours l’existence de la frustration et, inversement, l’existence de la frustration mène toujours à quelque forme d’agression ». Il fut établi plus tard que cette thèse était trop radicale et que l’agressivité n’était que l’une des réponses possibles à la frustration. Le débat sur le côté naturel de l’agressivité et de la cruauté de l’homme est toujours ouvert de nos jours… Toujours est-il que « la réaction humaine la plus commune à la frustration est encore l’agressivité, que celle-ci se porte sur la cause de la frustration, sur un tiers innocent ou sur soi-même ». Nos auteurs ne manquent pas de rendre saillant le côté ténébreux et inhumain d’une évolution sociale qui au départ s’annonçait comme une libération et qui finalement génère les frustrations les plus lancinantes. Nous vivons une sorte d’âge d’or de l’individualisme, concurrentiel aux niveaux économique, sentimental et privé et les relations humaines, qu’elles soient publiques ou privées deviennent de véritables rapports de domination amenant avec eux tout un comportement compétitif exacerbé. Et le corps et la sexualité de véhiculer ou de figurer dans notre corpus les pulsions antisociales qui en résultent. Ces pulsions, sous la forme de déviances (pratiques sexuelles extrêmes, cruauté, meurtres) constituent les symptômes d’un malaise plus général qui englobe relations intersubjectives dans société hédoniste et permissive. Après avoir aboli 98 toutes les barrières, après avoir proclamé haut et fort qu’il était « interdit d’interdire », l’homme contemporain est confronté aux démons qu’il a lui-même fait apparaître. Dans une société en manque de repères et dans laquelle les valeurs traditionnelles sont en déliquescence, il ne reste pour certains que l’exutoire de la spirale jusqu’au-boutiste de la violence. Et ce sont les plus jeunes qui sont souvent les plus exposés. Le « procès de personnalisation » endurcit les plus jeunes qui affirment de plus en plus tôt (et avec force et sauvagerie) leur personnalité. Ce phénomène de société touche essentiellement les déracinés culturels et les minorités. L’auteur Chimo n’a pas manqué de rendre attentif à cela dans ses romans. Dans un passage critique sur la vie dans les cités, il évoque la prostitution (« l’amour ici c’est comme le reste, on fait avec ce qu’on a, on se débrouille »), le sida (« le virus des temps modernes ») et les tristement fameuses tournantes252. Rappelons que Lila se fait violer par les « amis » de Chimo (elle se suicidera l’instant d’après). Quant au narrateur d’Extension, il observe avec détachement et désenchantement un groupe de jeunes Rouennais, victimes d’une ère du temps vouée à l’avilissement et à l’agression : « Certains parmi les plus jeunes sont vêtus de blousons aux motifs empruntés au hardrock le plus sauvage ; on peut y lire des phrases telles que : "Kill them all !", ou "Fuck and destroy !" ; mais tous communient dans la certitude de passer un agréable aprèsmidi, essentiellement dévolu à la consommation, et par là même de contribuer au raffermissement de leur être. »253 Dans Plateforme sont aussi évoqués des viols collectifs et des bagarres entre bandes rivales, autant de formes inédites et ravageuses de l’agressivité et de la violence. Mais c’est particulièrement dans les romans de Virginie Despentes et notamment dans Baise-moi que des pulsions destructrices et antisociales sont légion. Manu et Nadine sont des personnages issus d’un milieu défavorisé. Marginales et marginalisées, elle jettent sur leur univers quotidien un regard sans compassion aucune et refusent de subir la société et ses frustrations. Mises au ban de la société, les filles des trois romans de la Nancéenne sont toutes des personnages aux conditions de vie extrêmes : délinquance irréversible ou viols254 et violences... Véritables personnages acharnés, elles rejettent le monde 252 Lila dit ça, op. cit., pp. 64-65 et 74 sq. 253 EDL, op. cit., pp. 69-70. 254 Manu et Karla (une amie) sont violées dans Baise-moi ; il en est de même pour Louise dans Les Chiennes savantes. 99 « ordinaire » et incarnent une sorte de nihilisme destructeur et le refus de la mauvaise foi dont se parent les bonnes consciences. Toutes d’ailleurs peuvent épouser le parti pris de Nadine (Baise-moi) : « S’exclure du monde, passer le cap. Être ce qu’on a de pire. Mettre un gouffre entre elle et le reste du monde. »255 Les deux protagonistes de Baise-moi, se livrent avec une fureur désespérée au crime sexuel et la dévaluation d’autrui à laquelle elles s’abandonnent procède, somme toute, d’une démarche vindicative envers l’hostilité d’une société qui mène à la mort ou à la folie : elles entendent se venger de la société (de la misère sociale) en s’en prenant à la vie même. C’est ce que suggèrent d’ailleurs les nombreuses références empruntées aux groupes de hard-rock anglo-saxons : « I went in war with reality »256... Manu et Nadine ne trouvent pas d’autre exutoire à leur frustration que le crime sexuel et la jouissance de faire souffrir. Elles cavalent, au hasard, d’homme en homme, de victime en victime ; elles se précipitent droit vers la « jouissance ultime » qu’est la mort physique brutale. Celles que Jean-Jacques Pauvert qualifie de « prédatrices insatiables »257, soumettent leurs victimes à leurs caprices de serial killers, à leurs chantages, leur font subir les pires humiliations, les pires infamies. Leur attitude est affreuse, sale et méchante, souvent écœurante, abyssale, et pour tout dire absurde258. A aucun moment dans leur fuite en avant, elles ne fléchiront dans leur volonté de puissance meurtrière, restant même insensibles à un architecte qui tente de les raisonner : « Ce que vous faites est… terriblement violent. Vous devez avoir beaucoup souffert pour en venir à ces extrémités, à ces ruptures. Je ne sais quel désert vous avez traversé, je ne sais ce qui me pousse à avoir confiance en vous. », leur dit-il en vain. Elles ne supporteront pas bien longtemps la placidité et la maîtrise de soi qui semble émaner de cet homme : « ça donne envie de chercher la faille, de précipiter ce calme majestueux dans le carnage ». Le meurtre sera horrible. Nous avons indiqué précédemment, lorsque nous avons évoqué Freud, les particularités de la pulsion de mort : elle serait d’abord tournée vers l’intérieur et tendrait à l’autodestruction ; elle pourrait, selon le psychanalyste, également être dirigée vers l’extérieur et se manifester alors sous la forme d’agression et de destruction. Dans le second cas, elle relèverait du sadisme. Nous venons de voir que la violence se décline chez 255 Baise-moi, op. cit., p. 158. 256 Ibid., p. 239. 257 De l'infini au zéro, op. cit., p. 309. 258 Nous reviendrons sur cette notion en troisième partie. 100 Despentes dans la représentation brute de la scène sexuelle ; ses personnages, sadiques, cherchent à survivre, à jouir même si c’est possible, mais ils sont pour la plupart indifférents à la souffrance des autres, qu’ils méprisent d’ailleurs tout autant qu’euxmêmes. Cela dit, dans notre corpus, nous ne rencontrons pas uniquement de l’agressivité extériorisée, exercée sur autrui. Les frustrations que génère une société fondée sur la « lutte » entraînent en effet une critique implacable contre le moi. Lipovetsky prétend que la « société narcissique favorise le dénigrement et le mépris de soi »259. Si la tentation d’éteindre une frustration par le crime sexuel ou le crime tout court est un pas que franchissent allégrement Nadine et Manu, ce n’est pas le cas de Tisserand dans Extension du domaine de la lutte. Il manque y céder sous l’injonction du narrateur, mais au dernier moment il ne commet pas l’irréparable. Le narrateur incite Tisserand au meurtre après lui avoir signifié sa misère sexuelle. Ils suivront un métis et son amie, un couple sensuel qu’ils avaient repéré dans une discothèque des Sables. Pour finir, Tisserand n’osera pas les tuer (le narrateur lui avait fourni un couteau) ; en pleurs devant le commanditaire, il avouera s’être masturbé dans le sable des dunes. Le psychosociologue Kurt Lewin (cité dans l’article en ligne de Hachette Multimédia) montre d’ailleurs dans ses travaux que les individus réagissent très différemment à la frustration et que celle-ci peut aussi bien conduire à la passivité résignée qu’à l’agressivité. Dans une société inhabitable, il peut rester le repli sur soi et le refuge autarcique. D’une certaine manière le narcissisme contemporain se nourrirait de la haine du moi. Cela est particulièrement vrai pour les personnages de Houellebecq ; ils ont tout pour être heureux, mais ils ne le sont pas : tous jouissent d’une certaine aisance matérielle, ils ont tous des métiers respectables, mais ils n’arrivent pas à trouver leur place dans la société dans laquelle ils vivent et se portent peu d’estime. Michel de Plateforme, se considérant comme un parasite, est d’avis qu’on peut bien se passer de gens comme lui. Le constat est limpide : ils n’aiment pas la société dans laquelle ils vivent et ils ne s’aiment pas. Citons encore le personnage de La Démangeaison, qui, vivant dans une société hygiéniste faisant preuve d’indifférence et d’un effroyable manque d’amour, se mure dans une paranoïa autodestructrice que vient rendre encore plus vive une maladie de peau très grave (le psoriasis). Ce mépris de soi consécutif à la frustration de ne pas trouver sa place dans la société contemporaine, d’y être déphasé, ou de ne pas correspondre au parangon social (être beau, riche, « décontracté », compétitif) entraîne des pathologies qui relèvent de la psychologie. 259 L’Ère du vide, op. cit., p. 105. 101 Lipovetsky remarque d’ailleurs que le « procès de personnalistaion », s’il suscite une « décrispation de la personnalité » (épanouissement, conquête de l’identité personnelle, droit d’être absolument soi-même), apporte malheureusement aussi son lot de syndromes pathologiques comme le stress et la déprime260 qui mènent, eux, à la désunification et à l’éclatement de la personnalité. Le personnage d’Extension devra être interné dans une maison de repos : « Officiellement, donc, je suis en dépression. La formule me paraît heureuse. Non que je me sente très bas ; c’est plutôt le monde autour de moi qui me paraît haut. »261 Pour la psychologue qui le suit, il se cacherait derrière un discours trop sociologique, alors qu’il lui faudrait se recentrer sur lui-même… Sa réponse illustre ô combien le désarroi mental dans lequel il se trouve : « Mais j’en ai un peu assez, de moimême…. », lui dit-il262. Voici un autre extrait tiré d’une séquence d’avec son médecinpsychologue : « Je ne comprends pas concrètement, comment les gens arrivent à vivre. J’ai l’impression que tout le monde devrait être malheureux ; vous comprenez, nous vivons dans un monde tellement simple. Il y a un système basé sur la domination, l’argent et la peur Ŕ un système plutôt masculin, appelons-le Mars ; il y a un système féminin basé sur la séduction et le sexe, appelons-le Vénus. Et c’est tout. Est-il vraiment possible de vivre et de croire qu’il n’y a rien d’autre ? »263 Selon le narrateur, le monde d’aujourd’hui ne peut se concevoir que dans la séparation entre les individus. Il manquera de céder à une tentative de mutilation à l’aide de ciseaux : il aura envie de se planter les ciseaux dans ses yeux et d’arracher… Notre corpus représente donc bien une société en déréliction et il en dépeint les avatars. Cette société contemporaine, capitaliste, matérialiste, libérale, permissive se caractérise par un effritement des valeurs (auxquels les événements de Mai 68 auraient servi de catalyseur), par la remise en cause des principes éthiques traditionnels et par la négation de toute « transcendance » (morale, politique, religieuse264). Or l’individualisme 260 Ibid., p. 159. 261 EDL, op. cit., p. 135. 262 Ibid., p. 145. 263 Ibid., pp. 147-148. 264 Tous nos récits se situent dans une perspective de « l’après-mort de Dieu ». 102 et la libéralisation des mœurs (à la base considérés comme salutaires et enrichissants) a mené vers une instabilité totale : précarisation de la vie professionnelle, climat de concurrence exacerbé, éclatement de la cellule familiale, méfiance à l’égard de toute relation. « De l’individualisme naissent la liberté, la sensation du moi, le besoin de se distinguer et d’être supérieur aux autres », dit Bruno à son frère Michel dans Les Particules élémentaires265. À travers la notion de « procès de personnalisation » forgée par Lipovetsky, nous voyons que notre corpus rend compte de l’individualisme contemporain dans la société occidentale. Signalons toutefois qu’explicitement désignés dans l’œuvre de Houellebecq, l’individualisme contemporain et ses avatars le sont moins directement dans le reste du corpus. Amorcé dans les années 50 et 60, le « procès de personnalisation » a engendré explosion de revendications de liberté dans de nombreux domaines (entre autres celui de la vie sexuelle). Il a certes permis une « décrispation » de la personnalité, mais aussi, nous venons de l’évoquer, une perte de repères sociaux et une explosion des syndromes psychopathologiques. La société du « bien-être » a généré une véritable désocialisation générale. Le « procès de personnalisation » a abouti à un procès d’atomisation et d’individualisation narcissique. Il a agencé un type de personnalité de moins en moins capable d’affronter dignement l’épreuve du réel. Nous avons vu que les relations humaines, qu’elles soient publiques ou privées, se réduisent à un rapport de domination. C’est littéralement la civitas qui fait naufrage. Et le corps et la sexualité de constituer des images substitutives d’une telle évolution sociale. Corps et sexualité figurent, en même temps qu’ils véhiculent, les rapports entre les individus dans la société libérale. Et notre corpus, dans la mesure où nos écrivains s’expriment sans ménagement en choisissant d’ « appeler un chat un chat », prend au mot le consensus libéral pour en dénoncer mieux et plus fort les avatars et surtout l’abîme vers lequel se précipite l’individu contemporain. La solitude tourmentée du plaisir et la désocialisation de la sexualité ne prennent leur véritable sens que si on les rapporte à un phénomène d’atomisation sociale beaucoup plus général. Cette propension, en œuvre dans une société érotisée à l’excès, à ne pas associer le sexuel à un tout corporel et personnel identifiable, à négliger la sexualité en tant qu’expérience humaine globale, conduit à une vacuité certaine dans les rapports entre des humains de plus en plus repliés sur eux-mêmes et incapables de vivre l’Autre. Il y a coïncidence et correspondance entre ce qui se passe 265 PE, op. cit., p. 199. 103 sur le terrain de la sexualité et ailleurs. Jean-Claude Guillebaud écrit à juste titre que « la désocialisation progressive, l’affaiblissement des institutions […], la précarisation des individus renvoyés à leur solitude […] sont les dislocations les plus redoutables menaçant rien de moins que la cohésion de nos sociétés postindustrielles ».266 Cette dislocation est ressentie par le jeune Chimo, qui au cours de son apprentissage de la vie, appréhende fortement que « plus rien d’honnête te reste, plus rien de doux, plus un atome de pitié, que l’amour ne soit plus qu’au rasoir au fouet, que tu tendes la main vers un autre que pour frapper »267. Un autre versant pessimiste de l’évolution de la société et des mœurs est la violence, qu’elle soit portée sur les autres ou sur soi. C’est ce dont rend compte surtout l’œuvre de Virginie Despentes, dont l’univers est peuplé de personnages voués à la solitude et à la tristesse, et qui, à bout de forces, luttent, pour jouir coûte que coûte, avec l’énergie du désespoir. Cet élan antisocial, Lipovetsky le relève comme un fait sociologique ; pour lui la « violence hard, désespérée, sans projet, sans consistance, est à l’image d’un temps sans futur valorisant le "tout, tout de suite" ». Cette perte de sang-froid serait représentative de l’ère narcissique qui d’ailleurs s’avérerait être « suicidogène »268. Le surinvestissement du moi et le repli solipsiste propres à l’individualisme contemporain ont mené à l’interrogation et à l’incertitude. Libéré de tout sentiment de culpabilité morale mais également orphelin de repères sociaux, l’individu narcissique est enclin à l’angoisse et à l’anxiété. Jankélévitch écrit dans son essai qu’ « érotisme et violence sont les deux alibis d’une époque foncièrement privée d’amour et qui trouve dans l’échauffement sexuel je ne sais quelle compensation à son incurable sécheresse »269. De cette époque de troubles relationnels, nos auteurs nous dressent le tableau sociologique, à travers le corps comme sismographe du réel. Cela dit, ce tableau est aussi révélateur de nos plaies existentielles. 266 TdP, op. cit., p. 477. 267 J’ai peur, op. cit., p. 238. 268 L’Ère du vide, op. cit., pp. 303 sq. « Aller jusqu’au fond du gouffre de l’absence d’amour. Cultiver la haine de soi. », écrit Houellebecq (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 14). 269 Cité dans le Dictionnaire de sexologie, J.-J. Pauvert (1962) et mentionné par Jean-Claude Guillebaud in TdP, op. cit., p. 165. 104 Partie III : « LE CORPS, LIEU DES PLUS FOLLES ANGOISSES » 105 106 n plus d’une lecture sociologique menée à travers le motif du corps, nous E avons choisi de procéder à une lecture métaphysique de notre corpus. Derrière une approche sociologique, nous pouvons déceler chez nos auteurs une réflexion métaphysique : à travers leurs personnages, ne cherchent-ils pas à s’interroger sur l’homme et la condition humaine dans une société en pleine mutation ? Nous verrons dans cette troisième et dernière partie qu’aux yeux de nos auteurs, le principe que notre civilisation célèbre et appelle sans relâche, qu’elle met constamment en avant, à savoir l’humanité, est aujourd’hui menacé dans ses fondements. Dans le monde de l’individualisme triomphant, de la marchandisation et de la chosification de la vie, qu’en est-il de ce que Jean-Claude Guillebaud appelle le « principe d’humanité » ? Telle est la question à laquelle nous tenterons de répondre à l’aune de notre corpus. Nous verrons que l’érographie, en plus de signaler certains aspects de l’évolution sociale et des mœurs (que nous avons évoqués en deuxième partie), met en lumière, au-delà de l’aspect choquant, une certaine idée de l’humanité. Et le corps et la sexualité de refléter, dans la manière dont ils sont appréhendés et thématisés, une inquiétude existentielle contemporaine profonde ainsi qu’une certaine vision de l’humain de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Dans son livre L’Image corps, figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paul Ardenne rappelle que le corps a toujours été une préoccupation majeure pour les artistes, préoccupation qui bien entendu a varié avec les époques270. Pour lui, le corps est l’une des plus grandes interrogations du XXe siècle. Artistes, écrivains, philosophes n’auraient cessé de se préoccuper de ce sujet pour tenter de comprendre notre rapport avec notre enveloppe charnelle ainsi qu’avec le monde où le corps évolue. Nadeije Laneyrie Dagen rejoint la position de Paul Ardenne dans une interview accordée à Catherine Argand en avançant que le corps est aujourd’hui plus que jamais « le lieu des plus folles angoisses ». Selon l’historienne d’art, qui s’exprime notamment au sujet du livre de Catherine Millet, les écrivains comme les peintres, en traitant le corps crûment, froidement et avec un réalisme 270 Paul Ardenne y décrypte des représentations humaines essentiellement dans les arts plastiques et fournit une analyse de la position du corps au sein des pratiques artistiques contemporaines. Toutefois, certaines remarques et réflexions peuvent être transposées à la littérature. 107 clinique, témoigneraient de sa désacralisation271. « Angoisse », « déshumanisation », « vide » sont des mots-clés du livre de Paul Ardenne et de l’entretien accordé par Nadeije L. Dagen. Ces notions, nous le verrons dans la suite du développement, ne sont pas étrangères à notre corpus… A) Le corps « souffrant » et « intranquille » Les gestes ébauchés se terminent en souffrance Et au bout de cent pas on aimerait rentrer Pour se vautrer dans son mal d’être et se coucher, Car le corps de douleur fait peser sa présence. Michel Houellebecq, Le Sens du combat, Flammarion, 1996, p. 9. Le corps (et partant l’homme) tel qu’il est représenté à travers nos personnages est un « corps souffrant ». Il s’agit d’une souffrance d’être, d’une souffrance d’exister sans atteindre au plein bonheur de la réalisation intime ou collective. Ce corps fait l’expérience de l’ « impossible » : il est perfusé par la souffrance du décalage qu’il y a entre ce à quoi le corps aspire et ce qu’il peut ou plutôt ne peut pas, d’où l’inéluctabilité de la frustration et de son pendant, le sentiment désespérant de l’inachèvement existentiel. Frédéric Badré l’écrit dans son article consacré à la « nouvelle tendance en littérature » : « L’homme souffre de ne pouvoir être au monde, d’en avoir une vive conscience, et de savoir que cette situation est sans recours »272. En plus d’être « souffrants », nos personnages sont « intranquilles » (pour employer un terme pessoen273) dans la mesure où, comme Caligula, ils ne peuvent plus « dormir tranquilles ». Pour eux aussi « les décors s’écroulent » et ils ne peuvent pas « oublier ». À eux aussi se pose la question du mal existentiel et de la contingence 274, c’est-à-dire de la 271 ARGAND, Catherine, « Le corps, lieu des plus folles angoisses », entretien avec Nadeije Laneyrie Dagen, Lire, septembre 2001. 272 BADRE, Frédéric, « Une nouvelle tendance en littérature », Le Monde, 3 octobre 1998. 273 Fernando Pessoa, poète portugais (1888-1935), qui a notamment écrit Le Livre de l’Intranquillité ainsi qu’un Faust admirable et vertigineux (Bourgois Éd.). 274 Houellebecq utilise l’expression de « présence humaine » pour parler du sentiment que ressent, souvenons-nous-en, un Roquentin devant la racine de marronnier dans La Nausée de Sartre : « Je ressens, sur 108 sensation de la non-nécessité de l’existence pour les êtres ou pour les choses, en un mot de l’inutilité de l’homme. Pour utiliser un vocabulaire camusien, nos personnages sont conscients de l’ « absurde » et ressentent un sentiment d’ « étrangeté ». Ce sentiment n’est autre qu’un sentiment de malaise et d’anxiété majeure ressenti en présence d’un être, d’un objet ou d’un paysage et qui est provoqué par l’impression bizarre, étrange de ne plus rien reconnaître ainsi que par une anxiété majeure. L’absurde n’est autre que l’absence de réponse à l’inquiétude métaphysique de l’homme. 1. La « conscience malheureuse » et « douloureuse » chez Houellebecq Cette conscience de l’absurde, Michel Houellebecq l’évoque au début de son premier roman Extension du domaine de la lutte lorsqu’il évoque « la règle »275. Le « domaine de la règle », c’est tout ce qui fait la vie, quotidienne, banale, pénible, « organique » serionsnous tenté de dire. La règle, ce sont tous ces gestes que l’homme est obligé de faire et qui déterminent son existence : aller au travail, gagner de l’argent, subvenir à ses besoins les plus élémentaires, manger, boire, dormir… C’est le fameux « métro, boulot, dodo ». Cette route se suit aisément la plupart du temps… Cependant, le narrateur en vient à ressentir une certaine « nausée », une « certaine lassitude à l’égard des choses de ce monde » : « […] rien en vérité ne peut empêcher le retour de plus en plus fréquent de ces moments où votre absolue solitude, la sensation de l’universelle vacuité, le pressentiment que votre existence se rapproche d’un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour vous plonger dans un état de réelle souffrance. Et cependant, vous n’avez pas envie de mourir. »276 Autour du narrateur d’Extension, les personnages luttent pour un peu d’amour, de plaisir sexuel ou d’argent. Il est, rappelons-le, technicien en informatique. Il n’a plus d’ambition. Sa vie est une succession de déceptions banales ; les repères sociaux s’effritent. Il perd son emploi. Il ne trouve pas de femme. L’ « enfance » est finie : au-dessus de lui, il sent ce banc, ma présence humaine ; ma présence humaine en face de la fontaine » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 104). 275 EDL, op. cit., pp. 12-14. 276 Ibid., p. 13. 109 grandir l’aile noire de la dépression277. L’époque de l’inconscience se trouve révolue (« à l’époque de votre adolescence […] l’existence vous apparaissait riche de possibilités inédites ») et l’homme ne peut plus vivre longtemps dans le « domaine de la règle », il lui faut intégrer le « domaine de la lutte » : « vous ne pouviez vivre plus longtemps dans le domaine de la règle ; aussi, vous avez dû entrer dans le domaine de la lutte »278. D’ailleurs, l’installation dans une vie « absente » n’est pas tenable : « […] il paraît invraisemblable qu’une vie humaine se réduise à si peu de chose ; on s’imagine malgré soi que quelque chose va, tôt ou tard, advenir. Profonde erreur. Une vie peut fort bien être à la fois vide et brève. Les journées s’écoulent pauvrement, sans laisser de trace ni de souvenir […]. Parfois aussi, j’ai eu l’impression que je parviendrais à m’installer durablement dans une vie absente. Que l’ennui, relativement indolore, me permettrait de continuer à accomplir les gestes usuels de la vie. Nouvelle erreur. L’ennui prolongé n’est pas une position tenable […]. »279 En rapport avec cet état de conscience aiguë de la condition humaine, le narrateur de Plateforme reproche notamment à son père (qu’il n’aimait pas) son « inconscience », sa « tranquillité » ; le narrateur est persuadé que son père « avait réussi à traverser la vie sans jamais ressentir de réelle interrogation sur la condition humaine », préférant « s’abrutir » dans l’effort physique de l’alpinisme « pour s’empêcher de penser »280. Dans Les Particules élémentaires, dès son plus jeune âge, le jeune Michel est conscient que « l’univers humain […] était décevant, plein d’angoisse et d’amertume »281. Précoce en ce qui concerne ses études et ses capacités d’abstraction, il avait souvent, dans son enfance et plus tard dans son adolescence, l’air complètement absent et considérait la vie humaine selon le déterminisme le plus rigoureux. Sa vision du monde sera corroborée plus tard par le choix de ses recherches en physique quantique ; elle est celle du physicien des particules élémentaires : 277 « […] Et s’endormir comme une viande / Sur un matelas défoncé / Enfant, je marchais dans la lande / Je cueillais des fleurs recourbées / Et je rêvais du monde entier […] » (Michel Houellebecq, Le Sens du combat, Paris, Flammarion, 1996, p. 53). 278 L’ « éveil de la conscience » de Camus (Le Mythe de Sisyphe). 279 EDL, op. cit., p. 48. 280 PF, op. cit., p. 71. 281 PE, op. cit., p. 85. 110 « Un matin, vers onze heures, il s’allongea dans l’herbe, au milieu des arbres indifférents. Il s’étonnait de souffrir autant. Profondément éloigné des catégories chrétiennes de la rédemption et de la grâce, étrangère à la notion même de liberté et de pardon, sa vision du monde en acquérait quelque chose de mécanique et d’impitoyable. Les conditions initiales étant données, pensait-il, le réseau des interactions initiales étant paramétré, les événements se développent dans un espace désenchanté et vide ; leur déterminisme est inéluctable. Ce qui s’était produit devait se produire, il ne pouvait en être autrement […]. La nuit Michel rêvait d’espaces abstraits, recouverts de neige ; son corps emmailloté de bandages dérivait sous un ciel bas, entre des usines sidérurgiques. »282 L’existence de tout homme lui semble mécanique, « mathématique ». Déjà enfant, il ressentait une difficulté d’être au monde, un mal-être et une insoutenable contingence de l’existence ; il se sentait « séparé du monde ». Lorsque Annabelle, son amie d’enfance (l’innocente romance de Michel et Annabelle est un des épisodes les plus touchants du livre, où l’amour est d’ailleurs largement absent), se laisse séduire par un certain Di Meola, un homme à femmes qu’avait connu la mère de Michel, celui-ci se rend compte à quel point l’existence l’indiffère : « d’autres connaîtraient le bonheur, ou le désespoir ; rien de tout cela ne pourrait jamais exactement le concerner ni l’atteindre »283. Plus tard, lorsqu’ils se rencontrent à nouveau, Michel, à l’heure du bilan et dans un état d’absolu détachement mental, ressent plus que jamais comme une étrange présence du monde observable : dans une vision de la vie et du monde soumis au déterminisme le plus strict (l’homme telle une particule semble obéir aux lois de la physique et suivre un parcours quasiment fixé d’avance), il passe en revue l’enchaînement des circonstances, les étapes du mécanisme qui avait brisé sa vie et celle d’Annabelle : « Tout apparaissait définitif, limpide et irrécusable. Tout apparaissait dans l’évidence immobile d’un passé restreint. »284 La même étrangeté au monde se retrouve chez Bruno et Christiane : une nuit, en observant la lune briller sur la mer, Bruno dit se rendre compte avec clarté que l’homme n’a « rien, absolument rien à faire avec ce monde »285. Ce sentiment d’étrangeté au monde – d’absurde – se trouve exacerbé au moment où les deux frères perdent leurs compagnes respectives. A l’enterrement de Christiane, Bruno 282 Ibid., p. 113. C’est sur cette conception tirée de la physique que Michel va modeler la « nouvelle génération »… 283 Ibid., p. 109. 284 Ibid., pp. 349 sq. 285 Ibid., p. 185. 111 observe sa compagne : « Le corps de Christiane ne pourrait plus bouger, respirer ni parler […] il n’y avait plus aucun destin possible pour ce corps […] ». Il se dit que « cette fois toutes les cartes avaient été tirées, […], la dernière donne avait eu lieu et elle s’achevait sur un échec définitif. […] Dans un état bizarre de détachement sensoriel, comme s’il flottait à quelques centimètres au-dessus du sol, il vit les employés assujettir le couvercle à l’aide d’une perceuse-dévisseuse. »286 Après la dispersion des cendres d’Annabelle, à un moment donné, Michel se souvient des après-midi lors desquels, jeune fille, elle venait l’attendre à la gare et le serrait dans ses bras : « Il regarda la terre, le soleil, les roses ; la surface élastique de l’herbe. C’était incompréhensible. »287 Quant au narrateur de Plateforme, qui perd sa compagne Valérie dans un attentat islamiste, il choisit l’exil à Pattaya, attendant la fin dans un état d’indifférence totale par rapport aux êtres et au monde. Nous remarquons, à la lumière des quelques passages évoqués, qu’il y a chez Houellebecq un même nivellement, par la conscience des personnages, de tous les événements ordinaires et extraordinaires qui appartient à une tradition de l’absurde ; les personnages progressent avec indifférence au travers d’événements majeurs ou mineurs. Le narrateur d’Extension « joue son rôle » en observant les mouvements humains et les banalités de la vie, que ce soit dans son travail ou dans sa vie privée. Dans Les Particules, le narrateur, en parlant de Michel et de sa lucidité désespérante, évoque d’ailleurs son « désinvestissement radical à l’égard des préoccupations humaines »288. C’est avec indifférence que Bruno assiste à l’enterrement de Christiane, « dans un état bizarre de détachement sensoriel » (il prend conscience de son vide affectif et émotionnel). Le choc affectif semble absorbé par une indifférence béante, et la primauté du physique sur le psychologique, du matériel sur le spirituel, du monde extérieur sur la vie intérieure font par moments penser à la léthargie d’un Meursault. Dans une perspective plus sociologique, Lipovetsky relève dans son essai que la société narcissique se caractérise par une profonde indifférence à l’égard du monde. Ceci est surtout vérifié par les personnages perdus et égarés de Michel Houellebecq. Le « héros » d’Extension déambule dans une errance apathique aux Sables-d’Olonne sans rien ressentir 286 Ibid., p. 310. 287 Ibid., p. 358. 288 Ibid., p. 281. 112 « de particulier »289, il se rend « un peu à tout hasard » à son bureau pour « pianoter arbitrairement sur un clavier quelconque » avant d’aller manger « un peu par désespoir »290… Tous les personnages de l’auteur cultivent ce que l’on pourrait appeler une « non-résistance » au monde. L’exemple suivant vient illustrer notre propos : « Il traverserait les émotions humaines, parfois il en serait très proche ; d’autres connaîtraient le bonheur, ou le désespoir ; rien de tout cela ne pourrait jamais exactement le concerner ni l’atteindre. A plusieurs reprises dans la soirée, Annabelle avait jeté des regards dans sa direction tout en dansant. Il avait souhaité bouger, mais il n’avait pas pu ; il avait eu la sensation très nette de s’enfoncer dans une eau glacée. […] Il se sentait séparé du monde par quelques centimètres de vide, formant autour de lui comme une carapace ou une armure. »291 Comme étranger au monde, le jeune Michel des Particules, lors d’un voyage avec son frère et son amie Annabelle, se projette dans un avenir dramatiquement « stérile ». Adulte, il finira par trouver refuge dans la science. Le « divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor »292, ce sentiment de l’absurde qui vient de la situation de l’homme dans l’univers, de la discordance fondamentale entre l’être humain et le monde auquel il ne peut s’intégrer, cette conscience douloureuse et malheureuse293, les personnages de Houellebecq ne sont pas les seuls à en faire l’expérience. 2. La « peur physiologique » de Chimo Dans ses deux romans, Chimo constate aussi, tout au long de son apprentissage de la vie, que « les hommes meurent et ne sont pas heureux » (fameuse réplique de Caligula). Dans Lila, lui aussi fait l’expérience de la contingence : « les herbes tu te demandes où elles arrivent à pousser, c’est tout comme nous, herbes des décombres mes camarades »294, se 289 EDL, op. cit., p. 107. 290 Ibid., pp. 127 sq. 291 PE, op. cit., p. 109. 292 CAMUS, Albert, Le Mythe de Sisyphe, Paris, [Gallimard, 1942], Folio Essais, 1992, p. 20. 293 Pierre Courcelles, à propos des Particules, parle de « roman de la conscience individuelle malheureuse » (Regards, janvier 1999, version en ligne sur www.regards.fr/archives/). 294 Lila dit ça, op. cit., p. 26. 113 demande-t-il dans sa banlieue « rejetée par Dieu »295. Ce qui inaugure son « expérience absurde » dans J’ai peur c’est le spectacle d’une humanité à « la vie dérapée »296, spectacle qu’il côtoie de près dans les quartiers mal famés de Bagnolet. Dans un monde qu’il ne comprend pas, son intense sentiment d’étrangeté est doublé d’une grande angoisse. Cette angoisse existentielle, confuse au début, va s’accentuant au fil du deuxième roman, ne cessant de tarauder le jeune homme : « J’ai vu la mort une fois à la télé dans une émission médicale, les globules dans les veines qui ralentissent tous ensemble et puis s’arrêtent et c’est fini. […] J’ai peur, j’ai peur. Si je me trouvais dans la forêt-jungle avec un tigre me déboulant au cul, au moins je saurais de quoi j’ai peur ».297 Cette « peur physiologique » de la mort ne le quittera pratiquement jamais ; jusqu’à la fin du roman, la vie lui semblera une farce macabre. Il est conscient que sa « vie d’innocence »298 est déjà finie et sa nausée tient en ces mots : « je me rends compte que notre horreur est profonde, c’est pas un petit bouton sur la peau c’est au fond du sang »299. « L’angoisse bourgeonnait comme un essaim de vers / Cachés sous l’épiderme, hideux et très voraces ; / Ils suintaient, se tordaient »300, écrit Houellebecq dans La Poursuite du bonheur… A la fin de J’ai peur, Chimo a vingt-deux ans et a perdu sa naïveté en même temps que ses illusions. Il est « revenu de la vie sans être jamais parti », comme dirait Hugo Marsan301. Ne sachant pas être « inconscient » et ayant sur toute chose la pensée ouverte, il ne trouve plus aucune quiétude d’esprit ; « le moindre bruit dans l’escalier »302, il l’entend… 295 Ibid., pp. 13 et 161. 296 J’ai peur, op. cit., p. 154. 297 Ibid., p. 195. 298 Ibid., p. 202. 299 Ibid., p. 239. 300 Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 81. Ajoutons au passage deux répliques du personnage Faust de la pièce éponyme de Fernando Pessoa ; Faust incarne l’esprit intranquille et l’intelligence aux prises avec la pensée du mystère du monde : « Seules l’innocence et l’ignorance sont / Heureuses, mais ne le savent pas » (p. 138) ; « La conscience du mystère / […] / Me tient solitaire et horrifié / Devant tout. / Ah, ne pas pouvoir / Détacher de moi cette conscience ! » (Pessoa, Fernando, Faust, Christian Bourgois éditeur, 1990, p. 144). 301 MARSAN, Hugo, « La vie derrière soi », Le Monde, 27 avril 1996. 302 J’ai peur, op. cit., p. 244. 114 3. Les « corps criards » chez Despentes et Nobécourt En ce qui concerne les personnages de Virginie Despentes et de Lorette Nobécourt, l’image qui les caractérise le mieux, à notre avis, est celle du « corps criard ». Nous empruntons cette image à Paul Ardenne qui l’applique à une partie de l’art pictural du XXe siècle et qu’il illustre par l’œuvre d’Edvard Munch, Le Cri (1893). En effet, le « corps criard » offre une perception traumatique du monde et de la vie considérés comme inadmissibles303. Pour Ardenne, le cri représente l’ « espace psychologique du conflit intérieur »304. Il constitue ce geste par lequel l’homme éprouve sans possible rémission sa condition mortelle, « son être-pour-la-mort inéluctable ». Une angoisse existentielle profonde est ressentie par Louise dans Les Chiennes savantes. Confrontée aux atrocités dont elle est témoin car vivant dans la faune interlope de Lyon, elle exprime ainsi son désarroi, son mal-être et son mal à l’être : « Et je sentais la chose me tordre de la gorge jusqu’au milieu du ventre, qui me donnait envie de déglutir, mais déglutir ne servait à rien, ruban d’anxiété, j’aurais voulu le faire passer à coups de tête contre les murs, démolir quelque chose, l’ôter de là. »305 Lorsqu’il s’agit de Virginie Despentes, le cri est directement associé à ses personnages brutaux et excessifs de Baise-moi, dont l’auteur nous livre souvent les états d’âme à travers des références à des groupes de musique hard-rock qui scandent le texte : au début de Baise-moi, nous pouvons lire par exemple « I’m screaming inside, but there’s no one to hear me »306. Tous ses personnages sont comme étrangers à tout et à eux-mêmes, jetés (et perdus) dans une existence absurde, entraînés, comme inéluctablement, dans une spirale tragique. En ce qui concerne Lorette Nobécourt, la confession que nous livre la narratrice de La Démangeaison est celle d’une conscience acérée. Il s’agit du cri d’une conscience à fleur 303 Michel Houellebecq écrit dans Rester vivant : « A partir d’un certain niveau de conscience, se produit le cri. » (op. cit., p. 11). 304 L’Image corps, op. cit., pp. 72 sq. 305 Les Chiennes savantes, op. cit., p. 126. 306 Baise-moi, op. cit., p. 33. Elle se réfère souvent à Mike Muir, auteur du groupe Suicidal Tendencies. 115 de peau307, un cri étouffé jusqu’à ce qu’il trouve son expression dans l’ « écriture » qu’elle inflige à son corps : « Je dénonçais sans cesse par cette écriture de peau, tout ce que j’avais à dire, tout ce que j’allais dire un jour […]. Le texte s’en imprimait sur mon épiderme […]. Un texte-fleuve, telles furent mes allergies, immondes, repoussantes, terrifiantes que j’inscrivais avec mes ongles nerveusement. »308 La narratrice crie son désespoir et sa souffrance de vivre dans une confession dont le « livre-corps » se veut témoin du « mal-aise ». S’inscrivant dans une veine plus symbolique que trash (par opposition aux livres d’une Virginie Despentes), La Démangeaison de Lorette Nobécourt charrie un profond dégoût du corps, le corps qui n'est jamais un objet de volupté (comme dans le reste du corpus) mais une masse de chair encombrante et inutile, également vouée à la mortification et au meurtre. Offrant l’image d’un corps souffrant supplicié, effrayant et encombrant, il s’agit dans ce livre, rappelons-le, de la confession intime d'une existence chaotique faite de douleurs et de traumatismes. Avec un ton écorché et virulent, ce texte-confession d’une femme ravagée par le psoriasis (« La chose me grattait, me grattait insolemment, toujours aux mêmes endroits, ceux de la première heure, et le cerveau, et les bras »309), que Jean-Luc Douin qualifie de « rageur »310, constitue une véritable scansion du corps à l’orée du suicide. La narratrice Irène se penche sur elle-même, « sur l’abîme »311 et étreint le verbe pour exhiber le corps comme pour exhiber le non-sens. Contractée sur elle-même, Irène est un corps souffrant qui cherche « les mobiles du drame », elle enquête sur soi et pour ainsi dire sur l’existence : « Sur la moquette râpeuse, ou nue, face à la grande glace de la salle de bains, j’écorchais mon squelette, je rendais ma carnation plus profonde encore, je faisais sortir les chairs brûlantes, je mettais à vif toutes les muqueuses, je déchirais lentement, avec précision, l’enveloppe de mon corps, j’atteignais des nudités extrêmes ! »312 307 « Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri et il me faut au moins croire à ma protestation. » (Camus, Albert, L’Homme révolté, [Gallimard, 1951], Folio, 1997, p. 23.) 308 La Démangeaison, op. cit., p. 40. 309 Ibid., p. 18. 310 DOUIN, Jean-Luc, « Le corps du délit », Le Monde, 6 mars 1998. 311 La Démangeaison, op. cit., p. 13. 312 Ibid., p. 89. 116 Et sous son corps supplicié, sous sa peau qui ne couvre que le sang et les chairs gargouillantes, Irène découvre la « félonie » et l'infamie de la condition humaine. La narratrice aurait bien pu faire sienne l’assertion de Michel Houellebecq dans son essai sur Lovecraft lorsqu’il soutient que l’univers est « une chose franchement dégoûtante » : « Le monde pue. […] il n’y a que des cadavres gonflés, ballonnés et noirs, sur le point d’éclater dans un vomissement pestilentiel. Ne parlons pas du toucher. Toucher les êtres, les entités vivantes, est une expérience impie et répugnante. Leur peau boursouflée de hideux bourgeonnements suppure des humeurs putréfiées. Leurs tentacules suceurs, leurs organes de préhension et de mastication constituent une menace constante. Les êtres, et leur hideuse vigueur corporelle. »313 Éminemment consciente que la corporéité humaine est réduite à un destin malheureux, Irène éprouve une nausée, un dégoût de tous les instants devant toute entité humaine. Au risque d’être un peu long, étayons notre propos par ce passage : « Les dimanches, un immense dégoût me prenait à leur table. Ce n’était pas tant cette façon odieuse qu’ils avaient d’ingurgiter les mets (ou qui me paraissait odieuse, car elle était, je crois, extrêmement banale), mais le bruit que j’entendais grâce à une sorte de troisième oreille : les pourlèchements de babines, les affreux rots retenus… Il me semblait même que je tombais avec la nourriture dans leurs estomacs grossiers avant de longer les méandres de leurs intestins, tandis que le côlon, large paroi visqueuse, commençait de digérer l’ensemble. Il n’est pas jusqu’à leurs excréments que je subissais en imagination, ainsi que leur anus écarté prêt à laisser sortir la merde. Tout cela me rebutait au plus haut point alors même que je ne pouvais m’empêcher d’y penser. Et leurs conversations, auxquelles j’essayais d’échapper par ce moyen Ŕ l’imagination de la nourriture descendant lentement par l’orifice ouvert Ŕ me pénétrait dans le cerveau avec violence, telle la bêtise brute. Car c’était sans cesse, à maintes et maintes reprises, les mêmes sujets, les mêmes slogans répétés à l’infini, les mêmes fausses interrogations qui se voulaient profondes, les mêmes refus de voir et d’entendre. »314 Irène, c’est la pensée qui réfléchit sur elle-même et qui dès lors constate sa propre contradiction vertigineuse. Avec ce livre, Nobécourt nous livre un vrai soliloque métaphysique, un drame sans autre personnage que la protagoniste, sans autre « théâtre » 313 H. P. Lovecraft, op. cit., p. 73. 314 La Démangeaison, op. cit., pp. 57-58. 117 que la conscience de celle-ci. Elle constate que la pensée est vaine, que le monde est dépourvu de sens, que Dieu n’existe pas, qu’on ne peut croire en l’amour et elle maudit les principes, la morale, les compromis, le savoir. Tout est vain dans une existence où il s’agit de s’adapter ou de « crever ». Voilà une certitude qu’elle n’entend pas voiler par de quelconques « décors ». Elle incarne, nous le verrons plus loin, la conscience qui hait l’inconscient, les artifices et les conventions, tout ce qui constitue le mensonge de l’existence. 4. Maladie et amoindrissement du corps La maladie peut évidemment être considérée comme une figure du « corps souffrant ». Il n’est plus à démontrer que la maladie et la souffrance physique révèlent l’humanité à ellemême (d’ailleurs pour Houellebecq, rien ne vaut que par la souffrance315). Représenter la maladie relève pour un écrivain d’une expérience des limites vécue de manière charnelle : il s’agit en quelque sorte du premier stade du « souviens-toi que tu vas mourir ». La maladie ramène le « corps souffrant » à sa pesanteur spécifique qui est celle, à venir, du cadavre. Comme le dit Houellebecq, « elle [la maladie] rend tout plus sordide »316. La maladie peut être considérée comme le rappel de la mort inéluctable à laquelle nul n’échappe…317 Dans notre corpus, la représentation du corps malade, surtout présente chez Houellebecq et Nobécourt, a pour but de rappeler la destinée périssable du corps, de montrer son inéluctable « friabilité ». Irène, la narratrice de l’allégorique livre qu’est La Démangeaison, dont la peau est recouverte de « hiéroglyphes haineux »318 en raison d’une maladie de peau (le psoriasis), se livre à un long monologue d’une force étonnante. Atteinte de cette maladie depuis son plus jeune âge, elle se gratte, s’irrite, se déchire et se creuse, livrée à un véritable prurit d’autodestruction. Elle cède aux exigences de la démangeaison et fait l’apprentissage de la différence et du mensonge de l’existence à travers son corps (cette « mauvaise machine »). En raison même de sa maladie, elle a une conscience aiguë de la mort, conscience qui ne la 315 Voir entre autres Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur (op. cit., pp. 9-35). 316 « Et le corps fatigué qui se mêle à la terre, / Le corps jamais aimé qui s’éteint sans mystère » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 49). 317 Et le corps malade peut l’être du monde et de lui-même… 318 La Démangeaison, op. cit., p. 17. 118 quitte pour ainsi dire jamais. Sa « peau-frontière » laisse peu à peu voir la souffrance intérieure de son être. La jeune femme au « psoriasis fou »319, dans ses souffrances et ses angoisses, va jusqu’à éprouver le « goût » de la mort : « un goût étrange, sorte de saveur de la mort s’il en est une, ou de l’angoisse […] m’emplissait la bouche »320. Révoltée déjà dès l’enfance, désireuse de regarder sa condition en face, elle ira jusqu’à craindre qu’on lui ravisse « la conscience de son être » à l’hôpital où elle a été admise à la suite d’une chute de balançoire : « […] plus que tout je craignais, avec les trafics d’une opération douteuse, de me réveiller comme eux, c’est-à-dire sans la conscience de mon être. Car dans ma difficulté à exister, j’allais bientôt acquérir grâce à ma maladie, la certitude d’être toujours différente. Folle, lépreuse, suicidaire, ainsi fut mon rôle, oui, mais je restais donc l’étrangère »321. La narratrice insiste sur la notion d’ « étrangère » ; cette notion est à prendre au sens de « celle qui a conscience de l’absurde ». Éminemment lucide sur sa condition (qui est celle de tout homme, car « enfin il s’agit de mourir »322), elle refuse les décors masqués de l’habitude. Mal-aimée dans sa famille dont elle refuse les convenances sournoises, les conventions et les « fausses interrogations qui se voulaient profondes », elle récuse le « refus de voir et d’entendre »323 des siens, leur jeu social et existentiel, le faux sommeil rassurant et apaisant. Le corps (seule certitude dans une existence dépourvue de « transcendance ») peut introduire des angoisses comme la maladie mais aussi comme l’amoindrissement physique. Chez Houellebecq, le narrateur d’Extension souffre d’une péricardite ; dans Les Particules, les compagnes des deux frères, Christiane (compagne de Bruno) et Annabelle (compagne de Michel), souffrent respectivement d’une nécrose vertébrale (qui la clouera dans un fauteuil roulant) et d’un cancer... autant de préfigurations de la mort. Aussi bien Bruno qu’Annabelle (qui souffre d’un cancer de l’utérus) sont conscients de la durée limitée de l'existence : « jamais je n’aurais imaginé que la vie soit si restreinte, que les possibilités 319 La scarification apparaît ici comme une façon de figurer la mort dans le corps. Les marques laissées sur le corps disent en quelque sorte la létalité. 320 La Démangeaison, op. cit., p. 17. 321 Ibid., p. 32. Nous soulignons. 322 Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 30. 323 La Démangeaison, op. cit., p. 57. 119 soient si brèves »324, dit-elle ; « je venais d’avoir trente-cinq ans ; je savais que la première partie de ma vie était terminée »325, constate Bruno juste avant de se faire soigner dans une clinique psychiatrique. Au moment de l’accident de Christiane (elle souffre d’une nécrose des vertèbres), le narrateur avait déjà évoqué la notion de corps en relation avec l’âge, l’amoindrissement et la mort. De façon extrêmement rationnelle, il avait précisé que les éléments de la conscience contemporaine n’étaient plus adaptés à notre civilisation mortelle : « chacun a dans sa tête une perspective d’avenir simple : le moment viendra pour lui où la somme des jouissances physiques qui lui restent à attendre de la vie deviendra inférieure à la somme des douleurs »326. Cette conception est reprise par Annabelle : « […] il y a une époque de la vie où l’on sort et où l’on s’amuse ; ensuite apparaît l’image de la mort. Tous les hommes que j’ai connus étaient terrorisés par le vieillissement, ils pensaient sans arrêt à leur âge. Cette obsession de l’âge commence très tôt Ŕ je l’ai rencontrée chez des gens de vingt-cinq ans Ŕ et elle ne fait ensuite que s’aggraver. »327 Cette même obsession est celle aussi, par exemple, du patron de Louise dans Les jolies choses de Virginie Despentes, d’autant plus que le monde dans lequel évolue la jeune femme valorise à outrance la jeunesse et la beauté du corps (ainsi que son « fonctionnement ») : « La peau qui se barre, l’odeur qui change. C’est un corps étranger au sien, à celui qu’on devait toujours avoir, celui qu’on a toujours connu. […] Et à l’intérieur de ce corps, rien ne change, on est le même qu’il y a vingt ans, dans une machine qui se déglingue tout doucement. Et même les douleurs d’âme, les déceptions, on croyait s’y habituer, depuis le temps qu’on s’endurcit. Et c’est le contraire, ça se met à faire mal comme jamais. Et puis à force, toujours sentir que ça tape au même endroit, ça fait un mal, c’en est atroce. »328 324 PE, op. cit., p. 341. 325 Ibid., p. 247. 326 Ibid., p. 308. 327 Ibid., pp. 290-291. Ajoutons une réminiscence camusienne : « Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui même aurait dû s’y refuser. Cette révolte de la chair, c’est l’absurde. » (Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 30). 328 Les jolies choses, op. cit., pp. 233-234. 120 La majorité de nos auteur, nous l’avons vu, s’attachent à mettre en évidence un corps voué, appelé à disparaître329. Ils le mettent à jour dans sa substance la plus profonde et son intériorité physiologique (extrême dans les séances de scarification béantes avec le personnage de Nobécourt) ne fait que rappeler sa dimension mortuaire et funèbre. B) Réponses au désarroi existentiel Tous nos personnages connaissent, cela est indéniable, un désarroi existentiel ou en tout cas une lucidité certaine quant à leur finitude. Dès lors, il est intéressant de se demander comment ils composent avec cette donne inéluctable. Nous avons précédemment évoqué Camus et un mot-clé de sa philosophie, à savoir « la conscience » ; tous les protagonistes de notre corpus ont une conscience aiguë du dénouement funeste de leur vie. Comment font-ils donc face à cette douloureuse certitude ? Camus écrit dans Le Mythe de Sisyphe que « tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle »330. L’éveil de la conscience entraîne selon lui soit un « retour inconscient dans la chaîne » (de la vie insouciante) soit un « éveil définitif », qui comprend le suicide331 (une échappatoire) ou le rétablissement (assomption de sa condition). C’est le fait d’accepter sa condition, celui de pouvoir accepter ce « défi » qui fait d’un homme un homme « absurde » et « révolté » au sens camusien du terme. Est donc « absurde » l’homme qui tire sans défaillance les conclusions qui s’imposent d’une absurdité fondamentale. Comment nos personnages se comportent-ils devant la constatation somme toute banale mais ô combien tragique que fait Caligula : « les hommes meurent et ne sont pas heureux » ? Sont-ils capables de sublimer leur désarroi ? En d’autres termes comment se « révoltent »-ils (si tant bien ils se révoltent332) ? Sont-ils capables du « bonheur sisyphien »333 qui consiste à rouler 329 La poésie de Michel Houellebecq (dont nous émaillons notre texte), et notamment les recueils Renaissance et Le Sens du combat, sont exemplaires à ce sujet. Nous pouvons dire que sa poésie consigne les stigmates de la souffrance humaine et qu’elle témoigne de l’impossibilité de vivre. 330 Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 29. 331 Sur le même plan, Camus place « l’espoir », cette « marque d’une lucidité qui se renonce » (Le Mythe de Sisyphe, op. cit., pp. 184-185). 332 Rappelons que pour Camus, la révolte est la seule position philosophique cohérente. 333 Sisyphe, figure mythologique qui roule éternellement son rocher vers le sommet d’une montagne, est le « héros absurde ». Il est aussi un héros tragique, car il est conscient de sa destinée et il l’assume ; ce sentiment que son destin lui appartient lui apporte la joie : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. ». 121 inlassablement un rocher vers le sommet d’une montagne, sont-ils capables d’assumer cette « lutte vers les sommets qui suffit à remplir un cœur d’homme » ? 1. Désespérance des personnages houellebecquiens Les personnages houellebecquiens ne vérifient pas vraiment la démarche qui consiste à regarder la condition humaine « en face ». Rappelons que pour un Camus, la valeur suprême sont la lucidité et la ténacité : il y a pour l’auteur de La Peste un héroïsme à vivre en pleine conscience, à affronter l'absurde en pleine lumière. Or dans les trois romans de Houellebecq, tous les personnages sont incapables de sublimer leur désarroi existentiel. Ils ne « luttent » pas vraiment et cultivent plutôt une « non-résistance » au destin. Le fait que le corps soit faillible et mortel ne quitte pour ainsi dire à aucun instant le narrateur d’Extension, narrateur qui pourrait à lui seul représenter le type houellebecquien, miné par l’amertume, le renoncement et l’accablement devant un destin qui le broie : « Cette notion de vieillissement et de mort est insupportable à l’individu humain ; dans nos civilisations, souveraine et conditionnée elle se développe, elle emplit progressivement le champ de la conscience, elle ne laisse rien subsister d’autre. Ainsi, peu à peu, s’établit la certitude de la limitation du monde. Le désir lui-même disparaît ; il ne reste que l’amertume, la jalousie et la peur. Aucune civilisation, aucune époque n’ont été capables de développer chez leurs sujets une telle quantité d’amertume. […] S’il fallait résumer l’état mental contemporain par un mot, c’est sans aucun doute celui que je choisirais: l’amertume. »334 A aucun moment, le narrateur ne trouvera la force d’opposer un « non » franc à son destin, de se « révolter » réellement contre sa condition dans une assomption courageuse. Il sera même tenté de se suicider, de choisir l’échappatoire. Lorsqu’il est interné en maison de repos, il remet un texte à la psychologue dans lequel il prétend en avoir « assez de [lui]-même » et avance que certains êtres éprouvent tout 334 EDL, op. cit., p. 148. A ce propos, accordons une note aux couvertures de la collection « Nouvelle génération » des éditions J’ai lu. La plupart sont l’œuvre de Marc Daniau et sont très réussies. En ce qui concerne Extension (cf. bibliographie), il a choisi de représenter un homme affalé sur une chaise, abattu, désabusé voire résigné ; cette illustration de couverture n’est pas sans rappeler le tableau Au seuil de l’éternité (1890) de Van Gogh. 122 simplement une effrayante impossibilité à vivre et qu’au fond « ils ne supportent pas de voir leur propre vie en face, et de la voir en entier, sans zones d’ombre »335. Il dit aussi ne pas comprendre comment les gens arrivent à vivre étant donné qu’il a l’impression que tout le monde devrait être malheureux. Pessimiste, il considère que la civilisation est fondée sur le système « simple » de la domination, de l’argent et de la peur et se demande s’il est possible « de vivre et de croire qu’il n’y a rien d’autre ». Il lui est difficile d’affronter sa condition sans « appuis transcendants »336, sans valeur en laquelle il pourrait croire (comme la solidarité ou l’humanisme par exemple). Il souffre de sa conscience aiguë de la matière, du néant et de la mort ; il n’a conscience de rien d’autre. De plus, il établit une séparation absolue entre son existence individuelle et le reste du monde : « C’est la seule manière dont nous puissions penser le monde aujourd’hui. »337 Lorsqu’il sort de la maison de repos, à la fin du livre, la liberté de se prendre en charge tout seul lui est insupportable. Cependant, un mois plus tard, il prend le train pour SaintCirgues-en-Montagne. A Langogne, il loue un vélo. Alors qu’il y a « un chemin à parcourir » et qu’il « faut parcourir »338, avant même d’avoir démarré, il prend « conscience de l’absurdité » de son projet, mais aussi, et de façon plus vive que jamais, de l’absurde. Gravir une montagne de quarante kilomètres pour arriver à Saint-Cirgues c’est se surestimer… Au contraire de Sisyphe, plus il avance vers les sommets de la montagne, moins le but dernier de ce voyage lui apparaît. Tel le personnage mythologique, il gravit « ces côtes inutiles, toujours recommencées […] sans même regarder le paysage ». Il aimerait être mort tellement l’effort est immense, mais il entend aller jusqu’au bout. Il a le pressentiment que « quelque chose de décisif, presque d’héroïque » se joue à ce momentlà. Au sommet de la montagne, il y a l’absurde et la réponse ou l’absence de réponse. L’effort est louable, courageux, « quelque chose paraît possible », mais « […] soudain tout disparaît. Une grande claque mentale me ramène au plus profond de moi-même […] Je m’allonge dans une prairie, au soleil. Et maintenant j’ai mal, allongé dans cette prairie, si douce, au milieu de ce paysage si amical, si rassurant. Tout ce qui 335 Ibid., pp. 146 sq. 336 « Vivre sans point d’appui, entouré par le vide, / La nuit descend sur moi comme une couverture, / Mon désir se dissout dans ce contact obscur ; / Je traverse la nuit, attentif et lucide. » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 74). 337 EDL, op. cit., p. 147. 338 Ibid., pp. 152 sq. 123 aurait pu être source de participation, de plaisir, d’innocente harmonie sensorielle, est devenu source de souffrance et de malheur ». Le bonheur est impossible. Le paysage est de plus en plus doux, amical et joyeux ; le narrateur en a mal à la peau. Il est au centre de l’abîme et ressent sa peau comme une frontière, le monde extérieur comme un écrasement : « L’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier en moi-même. » Elle n’aura pas lieu, la fusion sublime ; « le but de la vie est manqué. »339 Il aura essayé ; il n’aura pas été capable de faire le choix sisyphien de la constance dans le malheur et surtout de s’y tenir. Le rocher de Sisyphe est lourd… Nous pouvons dire de Houellebecq que son œuvre tout entière respire le désenchantement radical et le refus existentiel (ses personnages ne sont pas des « révoltés »)340. C’est surtout dans des écrits « périgraphiques » (nous pensons notamment à ses essais) que nous trouvons l’essence de ce qui constitue le fond de ses romans, à savoir des idées plutôt sombres et désabusées. « N’ayez pas peur du bonheur ; il n’existe pas »341 est-il écrit dans Rester vivant ; « Tout peut arriver dans la vie et surtout rien »342, dans Plateforme. Pour l’un des protagonistes des Particules élémentaires, la justification de la nature et du monde se trouve dans « une destruction totale, un holocauste universel Ŕ et la mission de l’homme sur la Terre [est] probablement d’accomplir cet holocauste »343… Mais c’est sans doute dans son essai sur Lovecraft (auteur fantastique qu’il découvre à l’âge de seize ans) qu’il nous livre les prémices de son univers désillusionné et terne. Dans H. P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, il considère que « la vie est douloureuse et décevante »344. Convaincu qu’on peut très bien vivre sans rien attendre de la vie345, Michel Houellebecq nous dépeint dans tous ses livres l’homme incapable de sublimer son désarroi existentiel en tendant vers un idéal (que celui-ci soit religieux, social, politique, moral). Pour l’homme houellebecquien, le bonheur est une superstition ! Toujours dans son essai sur l’écrivain 339 340 Ibid., p. 156. Alain Wagner parle de « pessimisme métaphysique » (in « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale »). 341 Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 28. 342 PF, op. cit., p. 216. 343 PE, op. cit., p. 48. 344 H. P. Lovecraft, op. cit., p. 13. 345 Interview accordée à Jean-François Duval (www.construire.ch/sommaire/0045/45entret.htm). 124 américain, il compare l’univers lovecraftien avec celui dans lequel vit selon lui l’homme du XXe siècle : « Humains du XXe siècle finissant, ce cosmos désespéré est absolument le nôtre. Cet univers abject, où la peur s’étage en cercles concentriques jusqu’à l’innommable révélation, cet univers où notre seul destin imaginable est d’être broyés et dévorés […]. »346 Les personnages de Houellebecq ont les pieds au bord du vide. Tous évoluent dans un présent sans issue, où l’homme est coupé de toute référence à l’absolu et avili par une civilisation sans âme. Que ce soient les personnages des Particules ou de Plateforme, tous subissent leur destin (et s’ils tentent de s’y opposer, ils ne tentent jamais de s’en sortir « par le haut »). La remarque suivante, que Houellebecq fait au sujet des personnages lovecraftiens pourrait bien s’appliquer aux siens (ainsi qu’à ceux de Chimo comme nous le verrons par la suite) : « Assaillis par des perceptions abominables, les personnages de Lovecraft se comporteront en observateurs muets, immobiles, totalement impuissants, paralysés. Ils aimeraient s’enfuir, ou sombrer dans la torpeur d’un évanouissement miséricordieux. Rien à faire. Ils resteront cloués sur place, cependant qu’autour d’eux le cauchemar s’organise. Que les perceptions visuelles, auditives, olfactives, tactiles se multiplient et se déploient en un crescendo hideux. »347 Leur lot est d’essayer de se dépêtrer de la fange du non-sens... mais l’entreprise est douloureuse. De Chimo (Lila dit ça, J’ai peur), à Louise (Les Chiennes savantes), à Pauline (Les jolies choses), en passant par Nadine et Manu (Baise-moi) et Irène (La Démangeaison), nous verrons à présent que tous nos personnages, à l’image des personnages houellebecquiens, sont au bord du gouffre, de l’abîme. Leur façon d’appréhender leur destin, leur existence malheureuse et douloureuse (leur attitude face à la conscience de l’absurde) est loin d'être comparable aux héros « absurdes » et « révoltés » d'un Camus ; leur posture n'est pas celle du « défi » camusien, à savoir une posture emprunte de dignité et d’humanisme. Ils éprouvent tous le « malaise de l’inhumanité de l’homme », « cette incalculable chute 346 H. P. Lovecraft, op. cit., p. 21. 347 Ibid., p. 76. Nous soulignons. 125 devant l’image de ce que nous sommes, cette "nausée" »348 dont parle Camus, mais nous verrons que leur choix de révolte (si jamais elle a lieu) n’est pas le bon349. 2. La sexualité comme « divertissement » Nombre de nos personnages ne parviennent pas à regarder en face leur condition sans fléchir, à « oublier ». Or l’activité sexuelle (voire la frénésie sexuelle) contenue dans notre corpus – qu’elle soit présente sous la forme de la sexualité en couple, en groupe ou sous celle de l’onanisme – est souvent utilisée en tant que moyen pour se soustraire au désespoir absolu. Elle constitue un véritable « divertissement » au sens pascalien du terme. A l’époque des idéologies en faillite, des églises désertées, de la politique discréditée, la dépense voire l’épuisement libidinal constituent une sorte de « compensation métaphysique »350. Michel dans Plateforme s’exprime à ce sujet : « Le dieu qui a fait notre malheur, qui nous a créés passagers, vains et cruels a également prévu cette forme de compensation faible. S’il n’y avait pas, de temps à autre, un peu de sexe, en quoi consisterait la vie ? Un combat inutile contre les articulations qui s’ankylosent, les caries qui se forment. Tout cela, de surcroît, inintéressant au possible Ŕ le collagène dont les fibres durcissent, le creusement des cavités microbiennes dans les gencives. Valérie écarta les cuisses au-dessus de ma bouche. »351 La dépense corporelle est donc la seule compensation à la portée des personnages houellebecquiens (surtout des Particules et de Plateforme), une sorte de « divertissement » qui permet d’abdiquer de la pensée au profit de la sensation physique et sexuelle. Il s’agit ainsi en quelque sorte d’accorder un sursis à la pensée et à la conscience, d’oublier son 348 Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 31. 349 Nous pouvons inclure le livre de Catherine Millet, même s’il n’est pas marqué explicitement par le désespoir. Le livre, à la fois transparent et mystérieux – comme le suggère justement Josyane Savigneau dans Le Monde du 7 avril 2001 (« Catherine Millet se raconte comme personne ») – parle d’une conscience du néant (de la part de la narratrice) qui est latente. 350 WAGNER, Alain, « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (article non publié). Alain Wagner va jusqu’à écrire que « Houellebecq n’imagine pas Sisyphe heureux : il l’imagine en train de faire l’amour ». 351 PF, op. cit., pp. 220-221. 126 existence absurde…352 D’ailleurs chez Houellebecq il est intéressant de constater, ne serait-ce que d’un point de vue structurel, que des considérations métaphysiques (sur le sens des actions humaines, sur la condition humaine en général) sont souvent encadrées d’ « intermèdes » sexuels. Ne citons que quelques exemples parmi lesquels celui où le narrateur de Plateforme observe les « mamelons », les « fesses » ainsi que les poils pubiens de deux jeunes femmes qui sortent de l’eau, avant de se pencher avec une déconsidération âpre sur la somme de ce qu’aura été sa vie après quarante ans d’existence : « Des gens comme moi, on aurait pu s’en passer. »353 Dans un autre passage, Michel explique à Valérie tout le mépris qu’il a pour lui-même, se trouvant usé et résigné à une vie terne ; l’instant d’après il obtient une fellation « réparatrice » qui lui procure un plaisir inouï (par ailleurs, la description très crue de la scène sexuelle tranche avec les propos désabusés et tristes qui l’ont précédée, ajoutant ainsi un côté pathétique à la séquence) 354. Les innombrables coïts entre Michel et Valérie (qu’ils soient accompagnés ou pas) sont susceptibles de les soustraire, le temps de la jouissance, aux contingences d’un monde et d’une existence qu’ils n’aiment pas (mais qu’ils contribuent tout de même à pervertir, dans une sorte d’avilissement vertigineux). Avant de rencontrer Valérie, Michel confie avec trivialité avoir eu coutume de se rendre régulièrement dans un peep-show, afin de se « laver la tête » et d’oublier les postures monotones et feintes que lui impose une vie qui somme toute l’indiffère. Dans Les Particules, l’obsédé sexuel désabusé qu’est Bruno recherche une certaine « évanescence de soi » dans les boîtes à partouzes qu’il fréquente avec Christiane (les séquences au Lieu du Changement sont très révélatrices à cet égard). Chimo quant à lui, à la fin de J’ai peur, semble s’être fait à l’idée que dans la société dans laquelle il vit, les individus ont le « cœur en béton » et qu’il ne leur reste que leur corps comme seule certitude. Il semble ne plus se faire d’illusion quant à l’existence du 352 Encore faut-il ajouter que cette échappatoire est subordonnée aux limites physiques et à l’amoindrissement du corps. De plus, elle n’est pas donnée à tout le monde : le narrateur d’Extension ou Tisserand n’y ont pas accès. 353 PF, op. cit., p. 93. 354 Ibid., p. 146. Chez Houellebecq (notamment dans Plateforme), l’insistance sur le sexuel est pour ses personnages désespérés et désespérés de leur désespoir, un refuge existentiel face à la perte des modèles amoureux. Les séquences crues mais souvent touchantes par leur insensibilité apparente manifestent la nostalgie d’un amour procurant une plénitude. 127 sentiment d’amour. Lorsque ses doutes existentiels sont à leur apogée355, sa femme (il s’agit d’un mariage organisé, « blanc ») lui propose une relation sexuelle pour qu’il « aille mieux ». Amira semble comprendre la détresse de Chimo ; elle pleure et de façon intempestive, lui propose de le « soulager » en couchant avec lui. Il passe un moment jubilatoire avec elle. Voici ce qu’il écrit dans une description toute anatomiste de la jeune femme : « […] on croit qu’on va faire un trou à la nuit et apercevoir l’autre monde. Je me suis endormi collé contre elle avec ma main refermée sur sa chatte et je me disais, je me rappelle, avant que le sommeil m’efface, je me disais qu’une chatte vraiment c’est le contraire du béton, du sec du froid du plastique, le vrai contraire de la mort, c’est mou flexible chaud ça bouge en secret sous les doigts, comme de la terre vivante bien repliée avec une source au milieu, un peu gonflée comme un animal sous la mousse humide, une bête au cœur battant qui se cacherait des chasseurs […] je me disais ça et rien que d’y penser je me régale encore, un relief doux pour que les doigts doucement s’y promènent en s’enfonçant à des moments dans des fossés d’herbe mouillée […]. »356 La recherche du plaisir physique, qui nargue la mort, est le signe d’un être désireux d’oublier, d’exorciser voire de nier l’angoisse de la finitude357. En ce qui concerne Catherine M., émettons une réserve quant à la notion de « divertissement » ; en effet, sa vie sexuelle riche et plurielle dépasse cette notion pour atteindre au « mode de vie ». Ne cherche-t-elle pas dans ses innombrables orgies à suspendre le temps (et peut-être à combler le vide de ne pas se sentir exister) dans une série d’instantanés (une série de « petites morts »358) lors desquels elle dépasse pour ainsi dire la 355 A bout, le jeune homme ne supporte plus le monde et les hommes qui l’entourent : « elle est bien malade et frappée l’espèce » ; « ce monde n’est pas fait […] pour les oreilles ouvertes aux jolis vents de la promesse, il est pas fait pour les innocents les naïfs […] » (J’ai peur, op. cit., pp. 153 et 62). 356 J’ai peur, op. cit., p. 215. Cela dit, il transparaît dans les mots de Chimo toujours une part de sensibilité et… d’innocence. 357 Chez Houellebecq, notamment dans Plateforme, les êtres semblent davantage occupés à se « soulager » qu’à s'aimer ; l'affect semble supplanté par une dépense physique « compensatrice ». 358 Jean-Luc Douin consacre un article à l’ouvrage du mari de Catherine Millet, Jacques Henric (Légendes de Catherine M., Denoël, 2001) et souligne que l’image du nu exhibé, selon Henric, donne à voir un corps « plus chaud que le néant », et que, tant que la mort n’a pas exercé sa violence, « il n’y a pas de raison pour s’arrêter » (« Du trivial au divin, Jacques Henric écrit son album de famille », Le Monde, 7 avril 2001). 128 mort par l’expérience d’une « renaissance perpétuelle » ?359 De par la nature « infinie » de sa démarche lucide, elle renvoie bien entendu à un certain don juanisme féminin dans la mesure où elle incarne un « mythe du recommencement ». Nous pouvons dire pour elle (avec Jacques Henric360) – comme pour Don Juan – qu’il n’y a pas de « raison pour s’arrêter » aussi longtemps que le corps est « plus chaud que le néant ». Rappelons que Camus voit précisément en Don Juan un « homme absurde » (en précisant que ses exemples ne sont pas des modèles) : « Tout être sain tend à se multiplier. »361 Dans la démarche de Catherine M. nous décelons toujours une sorte d’ « intellectualisation » de l’acte en train de s’accomplir ; trop consciente de la raison (métaphysique) de son attitude, elle tente souvent de résister à l’abandon total : « Je ne me laisse pas aller facilement et, dans les moments censés être d’abandon, je suis encore, souvent, aux aguets. »362 Cette dernière remarque vaut aussi pour le personnage de Lorette Nobécourt : Irène ne peut se défaire d’une conscience aiguë de la mort, même dans l’état extatique que procure la jouissance physique : « Je me masturbais dans le but de m’apaiser. Vainement. J’occupais mes mains, j’étais obsédée par l’occupation de mes mains. (…) mon squelette en rut. »363 Lors de sa première expérience sexuelle avec Rodolphe, son petit ami, elle semble se livrer à une lutte où les opposants sont la « conscience » et l’ « inconscience » : « […] je me déployais, égratignant brusquement les murs, laissant s’escalader en moi la multiplication de ces deux plaisirs, l’un de lui, l’autre de moi, partagée entre cette envie fulgurante de m’écorcher et la panique de mes mains agitées par le plaisir, comme les papillons affolés sous l’abat-jour de la lampe en pleine nuit. J’abandonnai ma grosse femelle, mon insatiable, je me donnai à la morsure électrique de mon ventre. Il sortit sans un mot. »364 Pour ce qui est des personnages de Virginie Despentes, le maximum de sensations physiques coïncide avec le maximum de destruction (Thanatos veille…). Pour ses personnages, posséder ce qu’ils tuent, s’accoupler avec la souffrance constitue un avant- 359 Mais ce n’est là qu’une lecture du livre de Millet. Plus loin nous verrons qu’une autre lecture est possible à la lumière des notions d’ « individu », d’ « homme » et de « dépersonnalisation ». 360 Voir Légendes de Catherine M., op. cit., pp. 203-204. 361 Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 100. 362 LVSCM, op. cit., p. 191. 363 La Démangeaison, op. cit., p. 79. 364 Ibid., p. 91. 129 goût de la mort ; de ce point de vue la frénésie sexuelle de ses « héroïnes » est avilissante, dégradante et abyssale. Manu et Nadine dans Baise-moi cherchent à survivre, à jouir même si c’est possible (bestialement) et sont indifférentes à la souffrance des autres. En fait, tout se passe comme si les personnages (masculins ou féminins) de l’auteur éprouvaient le besoin d’être toujours « ailleurs », d’être transportés et enveloppés dans une atmosphère syncopée ; tout se passe comme s’ils recherchaient une sorte de « déréalisation » stimulante, euphorique ou enivrante. Paradoxalement, ils cherchent à se sentir vivre dans cet état de « déréalisation ». Sans relâche, elles semblent désirer planer, éprouver des sensations immédiates, être transportées dans une sorte de trip sensoriel et pulsionnel365. Cet état de transe permanente est particulièrement décelable dans Baise-moi (avec l’état d’urgence dans lequel se trouvent nos picaros féminins, qui sous l’empire de l’alcool et de la drogue, se livrent à un carnage ignoble) et dans Les jolies choses. En ce qui concerne ce dernier roman, Pauline plonge dans le monde de la nuit et connaît ses premières « expériences parisiennes ». Elle sera rapidement engluée dans l’univers de la drogue, de la débauche et happée par les ambiances obscures de night-clubs hantés. Cet état pulsionnel vaut littéralement comme échappatoire, comme arrachement à une existence malheureuse. Que cette échappatoire relève de la violence envers autrui ou de la frénésie sexuelle – ou des deux à la fois –, elle participe souvent d’une expression exacerbée d’un mal-être, d’une volonté de dissociation et de coupure avec la vie. En fait, l’acte sexuel ou la furie érotique – et, si elle a lieu, de la jouissance (qu’elle soit « partagée » ou solitaire) – peuvent en effet prodiguer un certain « hors-temps » et constituer un puissant vecteur d’arrachement à la temporalité consciente (« L’écœurement m’est monté, cette envie d’être ailleurs, d’échapper à l’histoire »366 ; « La poitrine barrée d’un poids absurde, elle voudrait être ailleurs. Débarrassée d’elle-même. »367). C’est ce que vient illustrer le tout début du roman Baise-moi (d’une grande férocité), où il est dit de Manu qu’elle « s’est habituée à avoir la vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule ». Selon le narrateur (ou la narratrice), il n’y aurait strictement rien de grandiose en Manu, « à part cette inétanchable soif. De foutre, de bière ou de whisky, n’importe quoi pourvu qu’on la soulage »368. 365 Les romans de Despentes sont d’ailleurs pour la plupart écrits au présent et relatent, rappelons-le, des histoires dont l’urgence de désirs malsains et haineux constituent le ressort essentiel. 366 Les Chiennes savantes, op. cit., p. 73. 367 Les jolies choses, op. cit., p. 9. 368 Baise-moi, op. cit., p. 14. 130 Gaëtan Brulotte précise dans Œuvres de chair qu'une sorte d'impersonnalité s'instaure, ne fût-ce que pour un instant éphémère dans la jouissance : dans la fureur érotique il n’y aurait plus de quant-à-soi369. Cette évanescence de l'identité et de l'altérité n'est d'ailleurs pas spécifique à la jouissance, puisqu'elle apparaît dans tous les états extrêmes de la vie et dans les états extatiques comme l'ivresse ou la drogue. L'individu atteint ainsi une sorte de « perte de soi », un « effacement », s’arrachant ainsi de l'enclos de la conscience, de la raison et du moi. 3. Suicide et dépréciation de soi Et vous sentez peser votre chair solitaire Et vous ne croyez plus à la vie sur la Terre Michel Houellebecq, Le Sens du combat, Flammarion, 1996, p. 9. Une autre attitude dont font preuve nombre de personnages de notre corpus confrontés à leur funeste finitude est celle du suicide (qui ne constitue pas une solution pour Camus). Le suicide est en effet fréquent chez Houellebecq, mais aussi chez les autres auteurs. Le « héros » d'Extension, malheureux et désabusé au début du roman (« la sensation de l’universelle vacuité, le pressentiment que votre existence se rapproche d’un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour vous plonger dans un état de réelle souffrance […] cependant, vous n’avez pas envie de mourir »370), finit par céder à la résignation et pense maintes fois au suicide371, sans toutefois franchir le pas. Avant d'être interné, il fait un cauchemar atroce, au terme duquel il se voit mettre fin à ses jours en mutilant à l'arme blanche son corps, entité dont rien ne vient justifier la présence au monde et parmi les autres êtres humains : « Je me réveille. Il fait froid. Je replonge. […] je suis en érection. Il y a des ciseaux sur la table près de mon lit. L’idée s’impose : trancher mon sexe. Je m’imagine la paire de 369 On y anéantirait son propre quant-à-soi ainsi que celui de son prochain. Nous allons y revenir plus loin. 370 EDL, op. cit., p. 13. 371 Voir par exemple : EDL, op. cit., pp. 124 et 131. 131 ciseaux à la main, la brève résistance des chairs, et soudain, le moignon sanguinolent, l’évanouissement probable. […] je me réveille à nouveau […] cette fois mon projet est de prendre une paire de ciseaux, de les planter dans mes yeux et d’arracher. »372 Ce sentiment est aussi celui de son collègue de travail Tisserand. D'ailleurs, le lecteur ne sait pas vraiment si sa mort, survenue dans un accident de la route, est due à des circonstances involontaires ou s'il s'est donné la mort. Dans Les Particules, pas moins de trois personnages de premier plan feront le choix du suicide : Michel, sans attache humaine véritable, mettra fin à ses jours après avoir jeté les bases d'une nouvelle ère fondée sur la manipulation génétique ; Annabelle ne supportera pas de vivre dans un corps amoindri par un cancer et se suicidera par une prise excessive de médicaments : « Elle ne ressentait rien, sinon une tristesse d’ordre extrêmement général, presque métaphysique. La vie était organisée ainsi, pensait-elle ; une bifurcation s’était produite dans son corps, une bifurcation imprévisible et injustifiée ; et maintenant son corps ne pouvait plus être une source de bonheur et de joie. Il allait au contraire, progressivement mais en fait assez vite, devenir pour elle-même comme pour les autres une source de malheur. Par conséquent, il fallait détruire son corps. »373 Quant à Christiane, la compagne de Bruno, elle ne supporte pas de finir ses jours dans un fauteuil roulant et se jette du haut d'un escalier afin de détruire son corps devenu inutile. Bruno quant à lui sera interné dans un asile et disparaîtra pour ainsi dire socialement. Les deux destins, ceux de Bruno (celui qui aurait aimé adhérer au monde) et de Michel (celui qui s’est toujours situé en dehors du monde), ont mené au même désespoir inéluctable. Chimo est également tenté par les ténèbres. Dans son apprentissage du dégoût et de l’inhumanité de l’homme, il ressent à maintes reprises comme un vortex qui l’aspire : « Je sens que je tourne en rond comme de l’eau sale dans un lavabo, avec le trou de l’oubli qui m’aspire, je peux m’agripper à rien je tombe je tombe. »374 Il finira par douter des autres et de lui-même, mais jamais il ne ressentira du mépris pour l’humain, tout au plus est-il fataliste : « Y a pas plus insulté que ma glace. Ce monde n’est pas fait […] pour les oreilles ouvertes aux jolis vents de la promesse, il n’est pas fait pour les innocents les naïfs 372 Ibid., pp. 141-143. Cf. aussi : « Mon corps tendu jusqu’au délire / Attend comme un embrasement / Un devenir, un claquement ; / La nuit je m’exerce à mourir » (La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 85). 373 PE, op. cit., p. 348. 374 Lila dit ça, op. cit., p. 84. 132 […]. »375 Il dit à plusieurs reprises vouloir être mort ; il se demande d’ailleurs, dans Lila, au terme d’une réflexion sur le monde et l’existence, s’il ne devrait peut-être pas « commencer par mourir »376. Âgé à peine de dix-neuf ans et sans perspectives d'avenir, il a, pour ainsi dire, « la vie derrière soi ». Revenu de tout, il a perdu son innocence et ne se fait plus guère d'illusions quant au genre humain. Il pose notamment de nombreuses questions au « Proviseur », un ancien professeur d’histoire qu'il rencontre au Balto, un café. Aigri par la vie et pessimiste, le Proviseur « a sa vie bloquée au fond de la gorge par moments elle remonte avec des hoquets, ça sent le rance et le chagrin »377. Pour illustrer la vacuité (et la vanité) de toute vie humaine, le vieil homme développe devant le Chimo sa théorie des « hommes-poux »378 et possède une vision pour le moins apocalyptique du monde. Conscient que l’espèce humaine ne peut compter que sur elle-même pour se détruire379, déçu et n’ayant plus aucun goût de vivre, il confie à Amira qu’il se sent « glisser » : « Celui que j’étais plus jeune est totalement déçu par ce que je suis. […] Et je sais pas à quoi ça tient, à moi ou au reste du monde. […] ma vie d’innocence elle est déjà finie. »380 Pris d’une « nausée métaphysique », il aimerait, comme un drap, tirer sur lui la quiétude et le silence, dormir et dériver vers l’inconscience, dans un effacement agréablement ressenti : « […] je sens la peur qui monte comme de l’eau sale je sais pas pourquoi exactement, ça commence par un creux pâle dans l’estomac le matin surtout et la langue chaude, je suis debout devant le lavabo j’ose pas me voir, même plus la force de m’insulter, j’ai du mal à bouger mon corps même à me mettre sous la douche, je regarde dans la glace le lit ouvert j’ai envie de me recoucher, de me couvrir la tête avec le drap, des fois je le fais. »381 375 J’ai peur, op. cit., p. 62. 376 Lila dit ça, op. cit., p. 102. 377 Ibid., p. 178. 378 Réminiscence peut-être de Cyrano de Bergerac… 379 J’ai peur, op. cit., p. 190 : « Allez, allez, désintégrez-vous messieurs et mesdames. Et merci merci dirait la planète, comme une bête à qui on enlève ses poux. », clame le « Proviseur ». 380 Ibid., p. 202. 381 Ibid., p. 194. Il aurait pu faire sienne cette réplique de Faust : « La plus grande horreur de l’âme / Est de voir clair en la pensée profonde, / De voir la Suprême Terreur ! Vouloir / Mourir pour ne plus penser, pour ne plus / Douter Ŕ oh la plus grande des horreurs ! / Pour ne plus voir, pour ne plus voir, pour ne plus voir. » (Pessoa, Fernando, Faust, op. cit., p. 220). 133 Toutefois, Chimo ne cède pas à la résignation et au suicide, même si ses pensées sont noires et désabusées. Cela dit, le suicide n’est pas le motif principal chez nos auteurs pour dire le désarroi et le nihilisme de l’homme contemporain. Nos auteurs ont surtout recours à d’autres formes d’ « effacement » de soi… S’il est vrai, comme le suggère Camus, qu’il n’est de destin qui ne se surmonte par le mépris (« il s’agit de mourir irréconcilié et non pas de plein gré »382), la « révolte métaphysique »383 se doit toutefois de ne pas nier la vie et l’humain. Or notre corpus insiste justement sur cette négation. Les représentations humiliantes, peu flatteuses du corps sont innombrables et relèvent de ce que nous pourrions qualifier une « esthétique de la détestation » : l’homme est rabaissé de multiples manières, dans une rhétorique d’agression, d’avilissement et d’humiliation384 portée sur soi (et nous le verrons, sur autrui). Cette rhétorique participe d'une « révolte nihiliste » : la souffrance ou l’humiliation infligées à soi et aux autres n’est autre qu’une fuite en avant, une sorte de précipitation de soi dans l'abîme et de propension à l’anéantissement. Le narrateur d’Extension, qui avoue dès le début ressentir une « certaine lassitude à l’égard […] des choses de ce monde »385, n’est guère habité par une quelconque estime de soi. Peu sûr de lui, indifférent aux autres, c’est un homme replié sur lui-même et à qui il ne reste plus que l’amertume, le dégoût et l’attente de la mort. C’est pourquoi, dans une logique de l’ « après-moi-le-déluge », il incite Tisserand au meurtre d’un jeune couple qui un soir vont s’aimer sur une plage : « Lance-toi dès ce soir dans la carrière du meurtre ; crois-moi, mon ami, c’est la seule chance qu’il te reste. Lorsque tu sentiras ces femmes trembler au bout de ton couteau, et supplier pour leur jeunesse, là tu seras le maître ; là tu les posséderas, corps et âme. »386 382 Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 80. 383 « La révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière. Elle est métaphysique parce qu’elle conteste les fins de l’homme et de la création. » ; « le révolté [proteste] contre la condition qui lui est faite en tant qu’homme » (L’Homme révolté, op. cit., p. 41). 384 Et d’ailleurs le vocabulaire gras qu’utilisent nos auteurs n’est-il pas lui aussi dévalorisation de l’homme ? La crudité du langage ne vient-elle pas désacraliser l’individu, l’humain, dans la mesure où elle touche à l’intégrité subjective ? 385 EDL, op. cit., p. 8. 386 Ibid., p. 118. Ce n’est pas uniquement la frustration sexuelle qui l’incite à mener Tisserand au meurtre : il le fait par dépit amoureux et surtout par amertume devant son incapacité à communiquer avec autrui. 134 Pendant que Tisserand se rend derrière la dune où se trouvent les jeunes gens, le narrateur a « terriblement envie de rouler droit vers l’océan »387. Quant à Bruno des Particules, il procède à de régulières séances d’autodépréciation devant son miroir et ce, depuis son plus jeune âge ; de plus, il s’avilie dans un recours innombrable et pathétique à la masturbation, s’enfermant ainsi dans une rude déconsidération et dans un cercle vicieux conjugué au mépris de soi388. Dans Plateforme, le narrateur est tout aussi amer devant sa propre existence : lui aussi n’est pas heureux et il avoue que « c’est avec facilité qu’on renonce à la vie, qu’on met soi-même sa vie de côté »389. Il se méprise, se considère comme un parasite et n’est pas le plus convaincu des altruistes. Plutôt misanthrope, il estime d’ailleurs que « c’est dans le rapport à autrui qu’on prend conscience de soi ; c’est bien ce qui rend le rapport à autrui insupportable »390. Horreur métaphysique de l’Autre, qui le renvoie à son propre mystère, à son propre néant… En vacances en Thaïlande, il observe avec un intérêt libidineux l’anatomie d’une femme au sortir de l’eau : « Pendant ce temps des gens travaillaient, produisaient des denrées utiles ; ou inutiles […]. Qu’avais-je produit, moi-même, pendant mes quarante années d’existence ? A vrai dire, pas grand-chose. [...] Des gens comme moi, on aurait pu s’en passer. »391 Il s’avérera être comme sa compagne Valérie, un prédateur qui ne trouve aucun scrupule à exploiter l’évolution des mœurs en matière de sexualité pour se faire « un maximum de fric » dans le commerce des corps. Ils créent des clubs s’appuyant sur le tourisme sexuel et cautionnent ainsi l’avilissement d’une société en manque de repères moraux et peu soucieuse de préserver une quelconque éthique : « Européen aisé, je pouvais acquérir à moindre prix, dans d’autres pays, de la nourriture, des services et des femmes ; Européen décadent, conscient de ma mort prochaine, et ayant pleinement accédé à l’égoïsme, je ne voyais aucune raison de m’en priver. »392 387 388 Ibid., p. 120. PE, op. cit., pp. 168 et 189 (entre autres). De plus, cette pratique, sous sa forme frénétique, est l’expression exacerbée et pathétique du repli sur soi. 389 PF, op. cit., p. 106. 390 Ibid., p. 94. 391 Ibid., p. 93. 392 Ibid., pp. 307-308. 135 A la fin de l’histoire, après que Valérie eut été tuée dans un attentat islamiste, le narrateur n’a plus aucune envie de comprendre le monde ni d’entretenir d’autres relations humaines. En plus de considérer que l’écriture ne sauve pas (il n’a aucun message d’espérance à délivrer), il attend la fin et aboutit lucidement au constat qu’il aura été jusqu’au bout un enfant de l’Europe, « du souci et de la honte ». Il éprouve pour l’Occident un immense mépris, à défaut de ressentir de la haine : « Je sais seulement que, tous autant que nous sommes, nous puons l’égoïsme, le masochisme et la mort. »393 Et le narrateur de conclure avec mépris sur l’inutilité de la vie, à commencer par la sienne : « On m’oubliera. On m’oubliera vite. »394 4. Abîmer l’humain Alors que chez Houellebecq cette propension des personnages au mépris, à l’avilissement et à la dépréciation est essentiellement portée sur leur propre personne, il n’en est pas de même chez une Virginie Despentes par exemple. En effet, la « rhétorique de la détestation » que nous avons évoquée précédemment, ainsi que l’anéantissement et le suicide touchent au paroxysme chez la Nancéenne. En fait, le suicide est pour pratiquement tous les personnages despentiens la dernière étape d'un processus d’(auto)destruction et d'(auto)avilissement consenti et recherché, mené à travers une vie de débauche et d'actes les plus atroces, et ce, afin de trouver « le blanc derrière les yeux »395. D’autant plus que chez Despentes l' « acte de tuer et celui de baiser obéissent au même élan »396, ainsi que le relève sans détours Christian Authier dans son très récent livre Le Nouvel Ordre sexuel (nous pouvons dès lors parler de « sexualité nihiliste » ou de « sexualité des ténèbres »). A l’image de cette réplique de Baise-moi, l’univers dépentiens exhale un total mépris de soi et des autres, de toute existence humaine : 393 Ibid., p. 369. 394 Ibid., p. 370. 395 Les Chiennes savantes, op. cit., p. 237. 396 AUTHIER, Christian, Le Nouvel Ordre sexuel, Paris, Bartillat, février 2002, p. 17. 136 « [Le corps] c'est comme une voiture que tu gares dans la cité, tu laisses pas des trucs de valeur à l'intérieur parce que tu peux pas empêcher qu'elle soit forcée. Ma chatte, je peux pas empêcher les connards d'y rentrer et j'y ai rien laissé de précieux… »397 Chez un armurier, les deux héroïnes du roman contemplent les corps qu’elles viennent de cribler de balles en constatant, laconiquement, que « c’est tous pareils » : « Surtout à ce stade. On est bien peu de chose quoi … ». Chez un architecte, elles font preuve d’une indifférence terrifiante par rapport à la vie : « Le corps se secoue puis s’apaise complètement. Il se répand comme un sac à ordures malencontreusement déchiré qui laisserait échapper des ordures rouges et brillantes. » 398 Le début de ce roman commence d’ailleurs de façon fulgurante. D'emblée le ton est donné : une femme blonde adepte du sado-masochisme, se fait « branler » par un homme à l'aide d'un martinet avant qu'elle ne daigne lui uriner dessus… Il s'agit d'un genre de film que l'une des deux héroïnes apprécie de visionner, un film pornographique extrême. En l'espace d'une dizaine de pages seulement, Manu, une actrice de porno occasionnelle, tue trois personnes et subit, avec son amie Karla, un viol collectif. Quant à Nadine, prostituée à ses heures, elle étrangle sa colocataire et voit son petit ami (un petit truand meurtrier) se faire exécuter. La suite de l'histoire ne différera en aucune manière : viols et meurtres viols gratuits, braquages, « consommation » d'hommes selon l'envie du moment… Véritable « balade exterminatrice et glauque »399, le roman est maculé de beuveries, de sécrétions corporelles, de séances d'épilation du sexe, de vomi (Manu d’ailleurs, dans un total irrespect de soi, ne déteste pas « se vautrer dans le vomi »400)… Dans Baise-moi401, le corps n'est qu' « un réceptacle », souvent martyrisé, dont il faut satisfaire l' « inétanchable soif » et que l'on doit remplir « de foutre, de bière ou de whisky » : « Elle [Manu] s’est habituée à avoir la vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule. Il n’y a strictement rien de grandiose en elle. »402 397 Baise-moi, op. cit., p. 57. 398 Ibid., pp. 144 et 226. 399 Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 16. 400 Baise-moi, op. cit., p. 14. 401 Le titre aurait bien pu être « Dégrade-moi » … 402 Baise-moi, op. cit., p. 14. La violence du texte n'est que renforcée par la nonchalance avec laquelle les héroïnes traversent leurs pérégrinations sanglantes (état d'âme exprimé par une écriture sèche voire simpliste). Selon J.-P. Damour, Virginie Despentes rechercherait une sorte « d’état premier du langage » (Dictionnaire des écrivains de langue française, Larousse, 2001, pp. 506-507). 137 Despentes offre en fait une vision du sexe où dominent des rapports de domination et de soumission (à l’image de ceux existant dans la civilisation contemporaine entre des individus) ; Manu et Nadine mènent une existence où le malheur est littéralement conçu comme un « art de vivre »… et de mourir : « En regardant l'allée, elle se demande ce qu'elle préfère y pratiquer, la levrette ou le carnage. Pendant que le type la besognait, elle a pensé à la scène de l'après-midi, comment Nadine a explosé la femme contre le mur, comment elle s'est fait détruire par le gun. Bestial, vraiment. Bon comme de la baise. À moins que ça soit la baise qu'elle aime comme le massacre. Elle remet ses collants et sort de l'allée. »403 Les deux héroïnes recherchent, à travers leur carnage et grâce à leur « volonté de puissance organique » qui constitue une véritable « odyssée meurtrière et sexuelle »404 (et qui lui procure un réel vertige mortifère), à crier leur haine du monde et de la vie : « Ça te dirait pas, qu’on s’écrase dans un mur ? » ; « J’ai un peu réfléchi, entre sauter dans le vide et brûler vive […]. Je préférerais finir tout ça aussi bien que ça a commencé et donner sa chute à la blague. »405 Elle se précipitent pour ainsi dire dans la mort, et avant de mourir, avant de se détruire, elles entendent ravir le plus possible de vies406. Alors que Manu est abattue lors d’un braquage manqué, Nadine tente de se suicider dans une dernière alliance entre sexe et mort, avant d’être arrêtée par des policiers : « Du bout des doigts, elle caresse la crosse et branle le canon, caresse le métal comme pour le faire durcir et se tendre, qu’il se décharge dans sa bouche comme du foutre de plomb. »407 Si le nihilisme suicidaire est toujours présent dans les Chiennes savantes, la marginalité radicale de Baise-moi y fait place à une marginalité plus « institutionnalisée » : celle du business du sexe. Cela dit, l’atmosphère y est tout aussi abyssale, et Despentes annonce le ton dès l’épigraphe : « There’s a place I try to go / So far from here / I close my eyes but I can’t / Can’t disappear…»408 Proxénétisme, grand banditisme, règlement de comptes entre 403 Baise-moi, op. cit., p. 128. 404 Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 16. 405 Baise-moi, op. cit., pp. 155 et 210. 406 Dans une attitude suicidaire, elles imposent à un homme un rapport sexuel non protégé… avant de vomir sur lui ! 407 Baise-moi, op. cit., p. 249. 408 L’extrait est tiré de la chanson « Can't stop », du groupe Suicidal Tendencies (auteur : Mike Muir), de l’album « The Art of Rebellion » (Epic Records, 1992). 138 clans rivaux et la présence de Victor, un homme mystérieux (sans doute un tueur en série) hantent le texte. Rappelons que Louise, l'héroïne, va rencontrer cet homme grâce à une amie commune. Il la viole, la bat, mais elle semble comme happée par les ténèbres et s'abîme dans une relation bestiale (uniquement physique) où l’acte sexuel frénétique est une manière de « se perdre » et en même temps – et c’est ce qui diffère par rapport au roman précédent – un soulagement spirituel (« un emportement mystique et radical ») : « Quand on a recommencé, je me suis mise à chercher, sa langue n'avait plus rien d'un organe visqueux, je ne pensais plus à autre chose. Je n'étais plus tout à fait là, mais j'y étais finalement entière. Sidérée que quelque chose me fasse un bien pareil.» « […] l’ardeur barbare des histoires de viande crue, il y avait dans ces choses une notion d’urgence, de soulagement final, qui en faisait un emportement mystique et radical : l’essence même de moi, il l’extirpait. L’essentiel de moi lui revenait. »409 Cela dit, indiquons avec Christian Authier que le plaisir physique de Louise ne relève pas d’une « illumination érotique et évanescente »410 : « Ça n’avait rien d’érotique ni d’évanescent, aucun tripotage raffiné là-dedans, pas d’attente éreintante, pas de choses du bout des doigts. Que du poids lourd, du quis'enfonce-jusqu'à la garde et les couilles viennent cogner l'entrejambe, foutre giclant pleine face, seins malmenés pour qu'il se branle entre, se faire coller au mur. De la chevauchée rude, je me désensevelissais les sens au Kärcher, j'étais loin de ce qui est doux. »411 « Fais-moi sentir que je ne peux pas m’éloigner, que tu me prives de choix, creuse-moi, apaise-moi, force-moi »412, dit-elle à son amant-agresseur. A la fin du roman, Louise est proche de toucher le fond : certaines de ses collègues sont tuées, elle est mêlée à une affaire de chantage, la mort plane au-dessus d’elle. Elle se sent loin des tout et de tous ; elle est triste et fait preuve d’indifférence dans un monde hideux : « J’étais triste, comme remplie de pierres, des pierres bien anguleuses qui me brasseraient 409 Les Chiennes savantes, pp.177 et 182. 410 Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 19. 411 Les Chiennes savantes, op. cit., p. 182. 412 Ibid., p. 184. 139 sévère. »413 Ressentant comme l’angoisse monter du fond de ses entrailles et obnubilée par Victor, elle se donne à lui pour trouver l’apaisement ; elle s’abîme en lui : « […] je n’y croyais pas, il ne pouvait rien pour moi et ce sale truc dedans tournait de plus en plus fort, gagnait en vigueur et ne me laisserait plus tranquille […]. [Victor] le faisait taire dedans, et me prenait, me ramenait à lui, et je n’entendais plus rien que moi qui respirais et du plaisir montant, mon corps bien soulagé, loin des yeux et des pierres, mon corps qui lui appartenait […] serrée contre lui je voulais juste dormir, je me sentais apaisée. […] La grande peur bien passée, les entrailles accordées. »414 Mais ce mode d’existence est sans issue. Louise n’hésitera pas à tuer à bout portant l’une de ses amies qui tenait Victor en joue avec une arme à feu. Après le meurtre, et non loin du corps mort de Sonia, Victor et Louise se livrent à une frénésie sexuelle incroyable. Après cette scène Victor la quitte. Elle se rend chez son amie Mireille et la trouve écorchée vive, « blanc de l’os, jusque mi-taille, chair broyée, labourée, de la viande »415 : « Je me suis adossée au mur, je me cognais doucement la tête contre, puis de moins en moins doucement. […] j’envoyais valdinguer ma tête contre le mur, je cherchais le blanc derrière les yeux, je me forçais à cogner plus fort, mais ça ne faisait pas assez mal pour soulager. […] Je me fracassais la tête contre le béton pour que tout ça sorte, pour que tout ça cesse. »416 Louise se suicidera à la fin de l'histoire, considérant le suicide comme le seul moyen d'échapper à une existence qui ne répond pas aux aspirations de bonheur et de quiétude contenues en tout être humain, non pas sans avoir ravi certaines vies auparavant. Elle jettera la voiture que conduit Laure dans un ravin (Laure est une fille solitaire, mal-aimée, désespérée, qui s’avérera être la tueuse des collègues de travail de Louise. Elle agit par vengeance, croyant que son petit ami Saïd avait des aventures avec des prostituées): « Je l’ai regardée plus attentivement, ce truc brûlant qu’elle avait dans les yeux, plus brillant que jamais. Il y avait ce grand virage, j’ai glissé ma jambe sur la sienne, appuyée sur la pédale de l’accélérateur. Elle a fait des trucs avec le volant en essayant de se 413 Ibid., p. 209. 414 A aucun moment il n’est question d’amour. 415 Les Chiennes savantes, op. cit., p. 236. 416 Ibid., p. 237. 140 dégager, le chien s’est énervé, mais il n’y avait rien à faire. Je tenais bon, pied au sol, nous roulions vraiment vite, c’était un grand virage. »417 Ce virage, c’est l’abîme définitif… Moins nihiliste et violent que Baise-moi et Les Chiennes savantes sont Les jolies choses. Rappelons que l'histoire se situe à Paris dans le monde du rock underground. Claudine, une jeune femme cynique et perdue qui collectionne les aventures avec des hommes riches, aimerait percer dans le monde de la chanson. Sa sœur jumelle Pauline est son contraire par son intégrité et sa fidélité418, mais aussi par sa force de caractère. Lorsque Claudine se suicide (Claudine, se penchant sur son abîme, se rend compte que sa vie n'est faite que des tableaux successifs d'une farce grotesque et cruelle menée dans le milieu du spectacle et de la vie parisienne débridée ; elle se suicide par défenestration.), sa sœur lui usurpe son identité et mène à bien, avec l'aide de Nicolas, le projet de disque de sa sœur. Ce roman, mené sur fond d'introspection (la question de la quête d'identité y est centrale 419) et de bouleversements familiaux (relation conflictuelle avec le père) est moins trash que les précédents romans mais traite aussi de la tentation des ténèbres auxquels sont confrontées les protagonistes. Pauline manque d'être happée par le monde de ses « nouveaux » amis adeptes de la drogue, des boîtes échangistes, de la production de films pornographiques, un monde de mort dans lequel l’humain est déconsidéré (devant le spectacle affligeant dont elle a pu prendre connaissance dans une boîte à partouze, elle a ressenti comme une horreur métaphysique ; le mot « mouroir »420 lui est venu à l’esprit…). A maintes reprises elle a désiré « se vomir »421, notamment lors d’une séance photo : « […] il lui serre distraitement la main. Elle se retrouve dehors. Ça lui broie l’estomac. Humiliation, à en désirer se vomir. Comment elle en est venue à faire exactement ce qu’il voulait qu’elle fasse. […] Elle le sentait, pendant qu’elle donnait de son intimité […]. »422 417 Ibid., p. 250. 418 Fidélité que trahit Sébastien, son petit ami, qui entretenait une relation purement sexuelle avec la sœur de Pauline ! 419 Cette problématique est également bien traitée dans l’adaptation cinématographique (film réalisé par Gilles Paquet-Brenner, produit par Stéphane Marsil, avec entre autres Marion Cotillard et Patrick Bruel). 420 Les jolies choses, op. cit., p. 158. 421 Ibid., pp. 13 et 179. 422 Ibid., p. 179. 141 Elle se perdra dans des relations purement physiques (notamment avec son patron). Elle trompera à plusieurs reprises Sébastien avec qui elle avait failli renouer. Ils finiront par se séparer définitivement, malgré les tentatives de la part de Pauline de repartir sur des bases saines : « Je voudrais que tu comprennes, et que tu m’aimes encore, que tu me protèges de tout ça, que tu me protèges de moi, que tu m’empêches de le faire, que tu saches combien c’est triste […] je préférerais pas le savoir, ce que je suis vraiment. »423 Malgré son sentiment d’impuissance devant les événements qui constituent sa « nouvelle » vie, sa sensation de vide intérieur, d’absurdité de la vie et d’incapacité à sentir les êtres et les choses, elle réussira à échapper à son « propre éclatement en mille morceaux »424 et s’approchera d’un certain salut en choisissant de partir avec Nicolas pour Dakar425. Il y a donc chez les personnages de Virginie Despentes une irrésistible propension à renverser, à ruiner, à détruire, à se « consumer » et à « consumer » les autres (et au-delà l’humain). Chez cet auteur, le corps est une instance victimaire ; il est matière à un acharnement vengeur et la vengeance est menée contre la vie426. Pour ce qui est d’Irène de La Démangeaison, il n’y a de vrai que le corps, la chair et ils sont voués à la putréfaction ; ils sont la mort. Le corps est dégoûtant, sanieux, absurde : « C’est avec une joie non dissimulée que je mettais à nu l’obscénité de mes chairs intérieures. Je creusais ma peau, je cherchais l’énigme, la connaissance mouvante, le monstre suspect, l’intime débauché […]. […] Découvrir les chairs oui, cet indicible qu’on ne voit jamais, la face cachée sombre et noire. L’horreur de ce bouillonnement désordonné, je la voulais, c’est elle que je ne cessais de traquer. Je me retroussais comme un gant, myologie427 grandeur nature que j’inventais en me dilapidant. Je me scalpais moi-même, devenant ainsi inutilisable, mauvaise machine, en dehors de la grande industrie… Et les scarifications béantes que je laissais traîner sur mes tissus étaient comme autant de preuves de mon étrangeté et de ma différence. Car je me 423 Ibid., p. 198. 424 Ibid., p. 202. 425 C’est le seul livre de Despentes à se terminer sur une note d’espoir. 426 C’est ce qui rapproche (toutes proportions gardées bien entendu) de l’œuvre d’un Sade où la dévaluation, de l’autre, la négation absolue et le rêve de destruction universelle sont les ressorts essentiels. Pour une approche succincte du « révolté » Sade, nous renvoyons à L’Homme révolté d’Albert Camus (op. cit., pp. 5770). 427 Partie de l'anatomie qui étudie les muscles. 142 condamnais volontairement à refuser cette bonne santé épargnante, indispensable pour la vie professionnelle, nécessaire à la mascarade grotesque de la comédie sociale. En bonne santé, les autres l’étaient plus par terreur que par choix. […] Je me savais lucide. […] Je n’avais plus de quoi échanger avec l’extérieur, j’inquiétais donc, mon corps n’affichait aucune résistance. »428 Dans un monde dépourvu de sens, le corps reste la seule certitude, mais en même temps il n’a aucune légitimité biologique ou historique : « mon sang c’était moi, mon corps mon unité, bloc massif électrisé par ses tendons, ses volts désarmants, fils blancs et fous »429. La seule « joie » possible qui reste à la narratrice est celle de la conscience et de la souffrance : ses éclaboussures, elle les entretient comme une « sécurité de rester consciente », au cœur d’un « plaisir à vif »430 : « Petit à petit j’appris à aimer ma maladie, ses traces, comme autant de certitudes, de preuves d’être encore en vie »431. Elle creuse sa peau, parce que c’est pour elle « la seule façon de refuser l’adhésion à un monde confus suintant l’abrutissement »432. L’une de ses déclarations de principe aurait pu être que la vie est une chose hideuse et qu’à l’arrière-plan, derrière ce que l’homme sait, apparaissent les lueurs d’une vérité infernale qui nous la rendent encore plus hideuse433. Mais elle ne ferme pas les yeux sur sa condition. Se sentant incapable d’intégrer un monde trop « lisse » et côtoyer des personnes dont le discours suinte l’artifice, le conventionnel et le bien-être satisfait, elle décide de « devenir sa maladie » et se dira « en quarantaine »434. Elle est en ce sens une « femme absurde », mais sa révolte ne sera pas la bonne ; comme les personnages de Baise-moi – et comme Caligula – elle a voulu surmonter l’universelle déraison par la déraison volontaire : elle a 428 La Démangeaison, op. cit., pp. 93-94. 429 Ibid., p. 97. 430 Ibid., p. 95. 431 Ibid., p. 42. « Il faut imaginer Irène heureuse… ». 432 Ibid., p. 96. 433 « Nous marchons sur des abîmes, / Pauvre de celui qui les sent. La nuit, profonde nuit, / nous cerne, pauvre de celui qui sait / Combien elle est sans fond / Et comme il est impossible d’y voir. / Halluciné est le tempo de mes veines / Et une nouvelle terreur me gagne: / La terreur de moi-même. » ; « Un corps humain ! / Moi, parfois, contemplant mon propre corps, / Je tremblais de terreur en le voyant / Si charnel dans sa réalité. / Incarnation du mystère, si proche. » (Pessoa, Fernando, Faust, op. cit., pp. 90 et 152). 434 La Démangeaison, op. cit., p. 39. 143 cultivé ce que l’on pourrait appeler l’« horreur métaphysique » de l’autre435 (l’autre qui la renvoie à son propre néant), et après elle, elle a « écorché les autres »436… Dans sa révolte folle et nihiliste, elle finira pas retrouver Rodolphe, son petit ami qui l’avait quittée, et elle le tuera avant d’être appréhendée et internée : « J’ai souhaité […] agiter le vertige […]. Le petit canif que je plantai dans ses flancs, l’enveloppe se déchirant, le sang. Il poussa un cri, il ne bougeait pas, me regardait, les yeux terrifiés. Je retrouvais la panique, celle des autres, des lisses [les « serviles heureux », « les inconscients »], je plaquais ma main sur la plaie, pour sentir le liquide chaud, je grattais un peu le rouge, je branlais doucement son membre. Il gémissait, sans pour autant esquisser un mouvement. Il était désormais, l’enveloppe déchirée, ouvert sur un autre infini. »437 Ainsi chez Nobécourt comme chez Despentes, le meurtre est l’aboutissement ultime d’un monde sans appuis transcendants. Or s’il est vrai que « la révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible »438, l’horrible est que cette révolte nie l’homme. Ainsi exhibée, tant de désolation physique qui est notre lot d’humain, agresse et fait frémir. Le propos de Nobécourt dépasse par son ambition les romans d'une Virginie Despentes, mais son univers emprunte à la palette de sang, de corps et de sexe dans laquelle un grand nombre d'auteurs plongent leurs plumes pour choisir de décrire la laideur, le dégoût et l’horreur comme approche du monde et de l’existence. Aucun souci de dorloter les sens du lecteur ; il est pris à la gorge ! C) Doutes sur l’humain Nous venons de voir que les personnages de notre corpus ont du mal à assumer dignement leur condition en face. Au lieu d’opposer une attitude digne à un destin funeste, ils choisissent l’échappatoire du suicide ou sombrent dans le désespoir. Mais ils empruntent aussi, pour certains, le chemin de la révolte nihiliste, meurtrière et suicidaire. 435 Expression chère à Fernando Pessoa : « Horreur métaphysique de l’Autre ! / Frayeur devant une autre conscience » (Pessoa, Fernando, Faust, op. cit., p. 142). 436 La Démangeaison, op. cit., p. 106. 437 Ibid., p. 109. 438 L’Homme révolté, op. cit., p. 23. 144 Ils témoignent ainsi d’un mépris et d’une indifférence pour la vie, pour le corps, pour l’humain, ce qui est la marque même du nihilisme. Selon Ardenne, qui rappelons-le s’est penché sur la représentation du corps dans l’art du XXe siècle (son ouvrage est essentiellement centré sur l’art pictural et plastique, mais déborde ce segment pour s’étendre à l’art en général), l’art de la postmodernité ferait état d’un « corps incertain », le corps serait une « formule instable » que l’on ne saurait « représenter sans douter bientôt de la valeur de ce qu’elle représente »439. Au terme des ces trois effets, nous assisterions selon lui à un « effondrement de l’humanisme »440. Notre corpus rend compte de façon inquiétante de cette déshumanisation. 1. « Érographie » et « dépersonnalisation » Nous avons vu dans le précédent chapitre que nos auteurs accordaient, dans la perspective du désarroi existentiel, une place importante à la sexualité. Entre autres, certains ont thématisé la sexualité comme une sorte de « divertissement » voire d’ « échappatoire » par rapport à l’absurdité de la vie. Or nous pouvons en faire une autre lecture. Le corps et la sexualité, évoqués notamment à travers les nombreuses orgies, sont aussi pour nos auteurs l’occasion d’approfondir leur réflexion sur l’ « homme » et l’ « individu ». Le « détachement de soi », l’ « oubli de soi » correspond à un « effacement de soi » dans l’extase, mais répond aussi au besoin de renoncer à l’étroite individualité pour l’indétermination, au besoin de « se perdre » dans l’acte sexuel, voire dans l’expérience orgiaque (avec « dissolution » dans l’altérité absolue du collectif). Brulotte a poussé assez loin l’analyse du phénomène de « l’oubli de soi » (au-delà du simple « divertissement ») dans l’extase en rapport avec une partie de l’érographie, et son 439 L’Image corps, op. cit., pp. 7-10. Proche d’un véritable inventaire exhaustif, le livre, richement illustré, se divise en huit chapitres, tous dédiés aux façons dont le corps fait signe, à la façon dont il n’est que le véhicule construisant le rapport de l’homme au monde et aux autres. Le corps glorifié, le corps mis en pièces, le corps érotisé, le corps monstrueux, le corps mutant sont autant d’entrées possibles que Paul Ardenne propose pour appréhender la façon dont les artistes ont représenté le corps au XXe siècle. 440 A ses yeux, le traitement artistique du corps propre au XX e siècle se révèlerait concordant aux accidents symboliques majeurs enregistrés par l’histoire. Parmi ces « accidents », il note d’abord l’abandon quasi définitif de la conception du corpus d’essence divine, ensuite la croissance du matérialisme (hommemachine, relation plus technique qu’éthique au corps) et finalement une crise profonde de l’humanité que précipitent les tragédies de l’Histoire. 145 développement sur ce point est susceptible de venir éclairer différents aspects de certaines œuvres de notre corpus441. Il met notamment en évidence le fait que la « dépersonnalisation » est une particularité fréquente dans l’érographie. Le reproche souvent fait à cette littérature trouverait précisément son origine dans une propension à créer des personnages dépourvus de sentiments et de vie intérieure, des personnages manifestant peu ou pas de substance psychologique propre et dont les rapports obéiraient à une règle d’ « impersonnalité ». Rapportées à notre corpus, ces remarques préliminaires concernent surtout les personnages de Virginie Despentes et Catherine Millet (qui sont pratiquement des instances de personnages). A propos de l’ « impersonnalité » Brulotte note qu’ « un scandale apparaît dès que le récit ne collige pas certains sèmes indispensables pour produire, de cette réunion, un effet de "personne" » (ceci explique sans doute les critiques virulentes adressées à l’encontre de notre corpus). Autrement dit, pour des cultures (comme les nôtres) qui ont érigé la « personne » en valeur absolue, les « manifestations particularisantes » comme le passé d’un personnage, ses descriptions physique et psychologique, sont importantes et leur absence bouleverse la relation du corps et du moi442. Pour l’auteur d’Œuvres de chair, le moi, c’est la personne ainsi que le propre de l’être humain. Il fonde son analyse sur l’origine du mot latin persona qui renvoyait à l’univers du théâtre443. Persona signifiait selon Hobbes « le déguisement ou le simulacre d’un être sur la scène ou le masque » ; l’acception de ce mot finit par évoluer jusqu’à désigner « tout représentant de discours et d’action ». Le moi serait donc persona au sens de masque, création théâtrale, invention sociale ou juridique, « un effet fabriqué par la collectivité ». Pour étayer son propos, Brulotte cite Norman O. Brown pour qui « une personne est un masque qui est devenu le corps, qui ne fait plus qu’un avec le corps » (Le Corps d’amour). Or c’est précisément cette unification de la personne et du corps que vient ébranler l’érographie : 441 Œuvres de chair, op. cit., pp. 185-201. 442 Brulotte indique que l’école du Nouveau Roman a essuyé les mêmes reproches que l’érographie dans la mesure où elle a joué aussi sur cette valeur de personne/corps en transformant les notions de personnage et de personne. Des effets de dépersonnalisation analogues y sont exploités : perte du nom et de l’identité, rature de la dimension caractérielle et de la psychologie, objectivation et désocialisation. Ajoutons aux propos de Brulotte que Luc Le Vaillant dit de Catherine Millet qu’elle raconte sa vie sexuelle en « entomologiste à la Robbe-Grillet » (« Tout le plaisir est pour eux », Libération, 4 avril 2001). 443 Nous avons, dans une lecture sociologique de nos œuvres, déjà évoqué cette notion de persona en deuxième partie. 146 « En "arrachant" la personne, elle retrouve le substantiel. Substantia : ce qui se tient sous (le masque), c’est-à-dire le corps. En affichant scandaleusement la « substance », en montrant ce qu’il ne convient pas de montrer (la nudité corporelle et même l’intérieur du corps), l’érographe dépouille déjà l’humain de ses attributs de personne. On comprend que ce démasquage soit particulièrement insoutenable, puisqu’il attaque une de nos valeurs qu’on tient généralement pour indestructible : l’unité personne / corps. »444 Cette unité représente – toujours selon Brulotte – une conquête longue et décisive de la civilisation et de la conscience sur l’animalité. Or dans notre corpus, les auteurs-érographes se sont surtout attachés à représenter (avec insistance) la « substance » et la part instinctuelle de tout individu. Dans chaque récit prédomine un « ça » purement biologique, gouverné par l’instinct, source de pulsions animales445. Dans chacun de nos livres, à des degrés différents, le corps (érographique) n’est qu’un objet d’anatomie, un amas d’organes évacué de son aura subjective446. Dès lors que dans l’érographie, la « dépersonnalisation » retrouve le substantiel (le corps), Brulotte conçoit le corps comme se soustrayant « à la normalité psychologique qui en fait un signe d’identité et de singularité » et distingue de façon générale trois « corps » en leur prêtant différentes modalités : le « corps amoureux » qui est saturé de signes expressifs ; le « corps pornographique » qui est dépouillé de toute expressivité ainsi que de toute intériorité psychologique (dont Sade a donné un modèle) ; et le « corps érotique » qui, « mi-objet mi-sujet, est avant tout attentif aux codes inscrits à sa surface et s’intéresse aussi à la mise en désir, même s’il peut, à l’occasion, mettre la personne entre parenthèses ». L’auteur évoque le modèle sadien qui présente un corps morcelé, non seulement divisé en deux (pile et face), mais aussi réduit à « un patchwork de lieux fétiches (lèvres, poitrine, sexe, croupe) ». Le corps sadien offrirait un modèle extrême de « dépersonnalisation » puisqu’il est réduit à « un système d’organes dépourvus d’unité intérieure, à un dispositif de parties fonctionnelles soumises aux classements, aux appariements, aux calculs, aux variations, aux combinatoires ». Or cette « dépersonnalisation » nous la rencontrons chez un Michel Houellebecq et notamment 444 Œuvres de chair, op. cit., p. 186. 445 Notons qu’en ce qui concerne La Vie sexuelle de Catherine M., la narratrice parle du corps comme d’un objet, comme d’une sorte de prolongation de l’intellect ; il y a ici tout un discours rationnel et intellectuel qui soumet le « ça » à la conscience. 446 Une gradation pourrait être Houellebecq (dont les personnages sont tout de même caractérisés), Chimo, Nobécourt, Despentes, Millet. 147 dans les boîtes à partouze que visitent Bruno et Christiane dans Les Particules447 ; elle est aussi à œuvre dans les lieux sado-masochistes dans lesquels se rendent Chimo et Dominique ou dans les endroits à la mode de la jet set parisienne dans lesquels est entraînée Pauline (Les jolies choses). Cette « dépersonnalisation » est bien entendu présente dans La Vie sexuelle de Catherine M., avec ses muscles par ci, ses jambes par là, ses phallus en tas, ses « corps sans têtes ». La narratrice ne cache pas son « plaisir ambivalent d’être palpée et retournée comme une marchandise de choix ». Elle est d’ailleurs très consciente de l’objectivation corporelle à laquelle elle se livre : « Plus je détaille mon corps et mes actes, plus je me détache de moi-même. »448 Chez Millet comme chez Despentes (chez qui se retrouve également le corps sadien, sous son aspect victimal449), le sujet est matérialisé (il l’est aussi dans les autres livres, mais moins explicitement). Brulotte souligne à plus d’une reprise que la réduction de la subjectivité vient de cet opérateur d’indétermination qu’est la pluralité : le sujet perd son identité, le corps son unité (dans tous les livres de notre corpus le corps est « morcelé » et évoqué par métonymie). Nous assistons dès lors à un flottement de l’identité et à une évanescence de la personne qui contribuent à la dépersonnalisation. Catherine M. évoque ainsi une scène sexuelle où elle se voit dans un rétroviseur : « Quand je me vois pendant l’acte, je vois des traits dépourvus d’expression. […] mon regard est vague, entrant en lui-même ainsi qu’il le ferait dans un espace sans bords, mais confiant, y cherchant, mais sans insistance, quelque repère. »450 La « dépersonnalisation » prend effet aussi dans le rapport à l'autre. Alors que la relation sexuelle participe d’une découverte de soi et de l’autre, Brulotte ajoute que cette connaissance peut aussi passer par une annulation de l’autre. Il distingue des notions comme alius et alter (être élu et privilégié dans le discours amoureux) et avance qu’une dépersonnalisation surgit quand on a affaire à ce qui pourrait être appelé l’alius, c’est-àdire l’autre parmi d’autres : « En dévaluant la notion de personne, l’érographie arrive à faire basculer l’alter dans la région de l’alius et à le transformer en un autre sans qualités, 447 Marc Weitzmann relève d’ailleurs que les boîtes à partouze constituent chez Houellebecq une « catégorie métaphysique » à partir de laquelle l’auteur pense la condition humaine (Les Inrockuptibles, « Michel Houellebecq, Monoprix, maxi livre », n° 161, 5 août 1998 – version en ligne sur www.lesinrocks.com). 448 LVSCM, op. cit., pp. 18, 96, 186. 449 Cf. chapitre II. B. 450 LVSCM, op. cit., p. 109. 148 un autre vraiment neutre. » L’ « Autre érotique » devient ainsi une pratique et l’étreinte sexuelle « de la chair en fusion ». Dans un contexte social (aux implications philosophiques), Jean-Claude Guillebaud, au sujet de la sexualité contemporaine, parle lui d’ « outil masturbatoire » : « Nomade, incertaine, boulimique et anxieuse, la sexualité contemporaine est d’abord solitaire. Et cela jusqu’au vertige… […] La fortune du mot "partenaire" dans les relations amoureuses est révélatrice. Elle a fait de l’autre un simple vis-à-vis, un outil masturbatoire, un instrument plus ou moins performant et donc susceptible d’évaluations incessantes, de comparaisons, de bancs d’essai, etc. »451 Alors que ce que l'on entend par « érotisme » au sens large est intelligence du corps de l'autre, l'érographie peut aller plus loin (notamment dans sa forme la plus excessive), jusqu'à signifier la négation d'autrui. C'est ce que nous retrouvons dans le système sadien qui pousse cette résolution individualiste (et narcissique452) jusqu'au bout, jusqu'à « ne plus tenir compte ni de la valeur, ni des intérêts, ni même de la vie des êtres »453 : « Plus d'équité solidaire dans le plaisir, plus qu'une équipée solitaire dans le culte des "jouissances isolées", goûtées indépendamment de son objet, voire à son détriment.»454 En effet, chez Millet les hommes sont réduits à des statuts d’ombre (ses partenaires multiples ne sont que des corps masculins réduits à cette métonymie de la virilité : « la bite ») ; les corps sont sans visage et sans histoire. D’ailleurs, Dagen rattache le livre de Millet à une certaine « littérature de la terreur », du corps violenté et découpé, une littérature qui désindividualise le corps et en fait une machine ; il est réduit à sa matérialité, les hommes sont tous pareils, tous interchangeables455. Comme dans l’orgie sadienne, nous pouvons dire que chez Millet – ainsi que dans toute relation où l’autre est réduit à sa corporéité – l’individu « se perd ». Catherine Millet ne nie d'ailleurs pas ce parti pris narcissique sadien : « Les hommes que je rencontrais y croyaient et moi, non. Je 451 TdP, op. cit., pp. 473 sq. 452 Contrairement à Don Juan qui a besoin d'autrui, Narcisse se suffit à lui-même. 453 Cf. chapitre précédent. 454 Œuvres de chair, op. cit., p. 189. 455 Pierre Bourgeade, dans l’émission Campus de Guillaume Durand intitulée « Les libertins : de Sade à Catherine Millet » (France 2, 12 décembre 2001), évoquait une « littérature de l’horreur et de la souffrance » et de la chosification de l’humain. Selon lui, Millet insisterait sur le fait que le corps est une matière vouée à disparaître et que le moyen de « dépasser cette matière » serait la « mise à disposition de cette matière ». 149 participais à ce jeu aussi parce que j’étais le centre d’intérêt d’une soirée. Narcissiquement cela me contentait. »456 L’altérité en vient à compter pour peu de chose… 2. Instrumentalisation de l’autre En matière de sexualité, l’homme contemporain, dans sa conception solipsiste de l’existence, aurait « instrumentalisé » l’autre. N'est-ce pas ce que nous pouvons déceler dans la lecture du livre d’une Catherine Millet qui s’adonne à une peinture objective de sa vie sexuelle, une vie sexuelle inventoriée de façon clinique et dénuée de sentiments ? N’y décèle-t-on pas une « fonctionnalité » de la sexualité à travers des scènes régies par l’impersonnalité et dans lesquelles, le plus souvent, l’individu est remplacé par le nombre ou « morcelé », laissant place à une « dépersonnalisation » du corps ? La narratrice, Catherine M., qui dit s’adapter souvent à « un autre épiderme, une autre carnation », avoue son admiration devant « la mécanique des corps ». Citons le début du récit et plus précisément le moment où l’estimation du nombre des « partenaires » s’avère pour le moins « compliquée » : « L’estimation serait encore plus difficile à faire pour les soirées passées au Bois : ne faudrait-il prendre en considération que les hommes que j’ai sucés, la tête coincée contre leurs volants, ceux avec qui j’ai pris le temps de me déshabiller dans la cabine d’un camion, et négliger les corps sans tête qui se relayaient derrière la portière de la voiture, secouant d’une main folle leur queue diversement raide, tandis que l’autre main plongeait par la vitre ouverte pour malaxer énergiquement ma poitrine ? Aujourd’hui, je suis capable de comptabiliser quarante-neuf hommes dont je peux dire que leur sexe a pénétré le mien et auxquels je peux attribuer un nom ou, du moins, dans quelques cas, une identité. Mais je ne peux chiffrer ceux qui se confondent dans l’anonymat. Dans les circonstances que j’évoque ici, et même s’il y avait, dans les partouzes, des gens que je connaissais ou reconnaissais, l’enchaînement et la confusion des étreintes et des coïts étaient tels que si je distinguais les corps, ou plutôt leurs attributs, je ne distinguais pas toujours les personnes. »457 Les glory hole, backrooms ou autres boîtes à partouze que nous rencontrons chez nos auteurs (à l’exception de L. Nobécourt) symbolisent un parti de solitude et de volonté de 456 VSD, 19-25 avril 2001, cité par Christian Authier, Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 240. 457 VSCM, op. cit., pp. 16-20. 150 « chosification de l’autre ». En effet, ceux-ci permettent une relation ramenée au seul commerce des organes. Peut-on imaginer métaphore plus parfaite de solipsisme ? Guillebaud indique à juste titre que ces lieux offrent symboliquement une présenceabsence de l’autre, qui n’est d’ailleurs plus identifiable (ou isolé dans sa deuxième peau de latex458). Ce vertigineux solipsisme du « désir » permet ainsi de faire l’économie de l’autre tout en jouissant de lui. Si l’autre est « effacé », c’est que sont redoutées à la fois sa rencontre et son altérité. Chimo, dans J’ai peur, se rend avec sa femme Amira à une rave-party qui se déroule dans différents hangars. Le hangar numéro deux, qui accueille les adeptes du sado-masochisme et dans lequel on pourrait « chercher [d]es fourches et [d]es yeux de sang », offre une vision véritablement dantesque : « ça baise un peu partout couché debout à plus savoir à qui rattacher les sexes »459. A la fin du roman, Chimo accompagne Domi dans une boîte gay (Dominique est homosexuel)460. Il peut y voir les pratiques les plus viles et manque même de se faire violer. « Entrée souriante en enfer. » Des personnes « sans visage » y attendent l’amour qui est « aveugle » ; « le diable est sûrement par là, il se bidonne dans un coin ou bien il pleure ». Désemparé, le jeune homme progresse difficilement parmi corps et mains qui le frôlent : « J’en peux plus, j’arrive pas vraiment à comprendre ces choses, c’est juste si je peux respirer, c’est qui ces hommes et quoi leur vie ? […] c’est au moins ça que Lila a pas vu. » Les personnages des Particules et de Plateforme de Houellebecq fréquentent de tels lieux. Houellebecq, par personnages interposés, s’adonne d’ailleurs à des incursions « théoriques » : « Les hommes et les femmes qui fréquentent les boîtes pour couples renoncent rapidement à la recherche du plaisir (qui demande finesse, sensibilité, lenteur) au profit d’une activité sexuelle fantasmatique, assez insincère dans son principe, de fait directement calquée sur les scènes de gang bang des pornos « mode » […]. »461 458 Le narrateur de Plateforme remarque que les endroits où se pratique le sado-masochisme connaissent une vogue croissante. Lui-même n’est pas intéressé par ces pratiques extrêmes de la sexualité qui consistent à rester enfermé dans sa peau, « pleinement livré à ses sensations d’être unique » (PF, op. cit., p. 199). 459 J’ai peur, op. cit., p. 159. 460 Dominique y sera poignardé par un Portugais (J’ai peur, op. cit., pp. 226 sq.). 461 PE, op. cit., p. 303. 151 Catherine, l’amie de Bruno, aura son accident chez Chris et Manu, une boîte à partouze. Elle souffrira d’une nécrose des vertèbres coccygiennes irrémédiable ; par la suite, elle devra vivre dans un fauteuil roulant. Pauline, la protagoniste des Jolies choses de Virginie Despentes, fait aussi l’expérience de tels lieux. Un soir, elle accompagne Nicolas à une fête dans le but de rencontrer un éventuel producteur de disques : « Elle connaît le mot : boîte à partouze, et se faisait une idée de ce qu’il signifiait. Mais ça lui prend plusieurs minutes pour comprendre où elle est et ce qui s’y passe. […] Il faut un moment pour comprendre que les gens baisent. Enfin, qu’il s’agit de sexe. […] Rôdeurs, tendent une main hésitante, femmes, renversées et languissantes sans conviction. Que du gris, partout, pas d’éclairage, pas de musique. Les gens se déplacent lentement, se fraient un chemin entre les corps. D’abord son œil n’avait rien vu. Mais, petit à petit, il assemble les gestes et comprend les détails. C’est pas que ça baise ou que ça s’éclate. Mais il est question de parties génitales. En contact. Exhibées. »462 Nous soulignerons ici la désignation mécanique et métonymique des personnes, noyées dans une masse indifférenciée, qui participent à cette fête « souterraine ». Ce procédé est d’ailleurs commun à tous nos auteurs ; hommes et femmes sont des « instruments » : un homme est réduit à son sexe, une femme, à son vagin ou à sa bouche, dans une sorte de morcellement du corps463 ; hommes et femmes se meuvent dans une « masse anonymante » (l’expression est de Nadeije L. Dage ; cf. point suivant). C’est « l’amour en société anonyme »464, comme dirait Lila. En tout cas, il n’est certainement pas question d’un échange humain véritable. 3. Désacralisation du corps et déshumanisation Aux antipodes de toute théorie narcissique ou solipsiste (de type sadienne) se place Michel Onfray, chantre du « libertinage solaire »465. Il est contre la conception sadienne que le 462 463 Les jolies choses, op. cit., p. 158. A ce titre, Alina Reyes, dans son livre Le Boucher (Seuil, 1988), établit un lien entre boucherie et lupanar : les deux ont le même commerce, celui de la viande. Celle-ci subit des morcellements et est exposée (exhibée) à « l’étal ». 464 Lila dit ça, op. cit., p. 63. 465 Le « soleil », l’un des mots préférés de l’humaniste Camus… 152 corps est une chose qu’on possède et dont on jouit comme d’un bien, d’une propriété, fûtce au prix de sa perte. Dans sa tentative de définir les linéaments d’un libertinage « solaire, rayonnant et irradiant »466, il critique les approches d’un Sade, d’un Laclos (pour son lexique guerrier dans les relations amoureuses) ou d’un Bataille (pour son approche malsaine, nocturne et névrotique avec la sexualité) ; pour ceux-ci « l’enfer c’est les autres ». A ses yeux, l’homme se doit de jouir et faire jouir sans faire de mal ni à soi ni à personne ; il y voit le fondement de toute morale. Pour lui, autrui est essentiel en vertu du fait que tout un chacun est autrui pour les autres et que ce qu’un homme dit vaut autant pour lui que pour les autres : « pas d’éthique sans autre, sans réciprocité, sans mouvements d’aller et retour ; pas de morale sans souci de l’altérité, sans volonté de relation ». Voici ce qui, selon Onfray, pourrait constituer un libertinage solaire, radieux, véritablement humaniste : « D’abord, est solaire tout ce qui s’oppose au nocturne : solaires, la vie, le désir et les plaisirs complices, la jubilation, l’incandescence dans la volonté de jouissance ; solaires le souci radieux, la prévenance exacerbée, la courtoisie ; solaires la douceur et la délicatesse, l’âme chevaleresque et la politesse amoureuse. Nocturnes les bouges et les sanies, les déchets et les nausées, les matières dégoûtantes et les souffrances, les douleurs et les peines. Nocturnes l’indélicatesse, la négligence, l’oubli de l’autre, le mépris, la violence. Nocturne l’incapacité radicale à penser dans les termes de la sensibilité de l’autre. »467 En invoquant un supplément d’âme contre les instincts, il est d’avis que dans le « libertinage solaire », l’autre est un sujet et que la mort se doit d’être congédiée de l’entreprise d’approche de l’autre. En citant l’auteur La Mettrie468, Onfray distingue clairement les notions de débauche et de volupté ; La Mettrie ne viserait pas la pure décharge d’une énergie et sa réitération comme Sade : « Le voluptueux ne jouit jamais seul, malgré l’autre ou contre lui. Pas de solipsisme ou de métaphysique désespérée de l’incommunicabilité, mais une intersubjectivité radieuse. »469 « Solipsisme », « métaphysique désespérée », intersubjectivité nocturne : tout ce qui est légion dans notre corpus… 466 ONFRAY, Michel, Le Désir d’être un volcan, Journal hédoniste, Paris, Grasset, 1996, pp. 133 sq. 467 Ibid., pp. 140-141. 468 Julien Offray de La Mettrie, médecin et philosophe français (1709-1751). 469 Le Désir d’être un volcan, Journal hédoniste, op. cit., p. 189. 153 Avec Catherine Millet nous ne sommes pas dans le sillon trash emprunté par Virginie Despentes par exemple. Toutefois, sont également absents désir, plaisir, volupté ou hédonisme470. Les « happenings sexuels et orgiaques » de la directrice d’Art Press, en plus de témoigner d’une évolution des mœurs en matière sexuelle (évoquée en deuxième partie), témoignent d’un certain avilissement recherché : « Il ne faut pas être grand psychologue pour déceler dans ce comportement une inclination pour l’autoavilissement, mélangée du dessein pervers d’y entraîner l’autre. »471 La débauche prime ici aussi sur la volupté, mais il s’agit d’une débauche narrée à partir d’un point de vue singulier. Josyane Savigneau évoque la placidité d’une Catherine Millet qui commet un livre « sans manifester ni culpabilité ni prosélytisme ni goût de la provocation »472. Daniel Bougnoux qui, en plus de relever l’impudeur inouïe de l’auteur ainsi que toute absence de cruauté, souligne « un style et une pensée vigilants », « sans emphase ni surtout désespoir ». Il n’empêche que la « placidité » fait vite place à l’indifférence, à la froideur, à l’insensibilité et à l’aseptisation... Bougnoux est conscient qu’une bonne part de l’art contemporain gravite autour de l’intimité des corps avec le désir de compromettre le confort du spectateur et que Millet a utilisé son regard et sa connaissance sur l’art pour écrire son livre ; il se demande d’ailleurs si ce livre n’est pas aussi « une œuvre-phare de l’art d’aujourd’hui »473. A cet article répond en quelque sorte celui de Catherine Argand qui a interviewé l’historienne d’art Nadeije Laneyrie Dagen. Celle-ci est d’avis que chez Millet, la « chronique du sexe sans morale, sans plaisir, sans interdit […] finit par détruire son sujet : elle est asexuée »474. Autrement dit, le traitement du corps que fait Millet dans son récit témoigne d’une « désacralisation », d’une « désindividualisation » du corps. Selon l’historienne d’art, l’inventaire et le traitement autopsiant, radicalement objectif auxquels 470 Et si hédonisme il y a, il est « féodal », « nocturne ». 471 LVSCM, op. cit., p. 151. 472 SAVIGNEAU, Josyane, « Catherine Millet se raconte comme personne », Le Monde, 7 avril 2001. En effet, le livre n’est pas vulgaire de par la sérénité avec laquelle il est écrit, mais il est bien entendu, eu égard à la pudeur, obscène dans la mesure où Millet montre ce qui n’est pas du domaine du représentable. 473 BOUGNOUX, Daniel, « La putain de l’art contemporain », Le Monde, 30 mai 2001). Dans une allusion probable à Houellebecq, Jauffret, Despentes ou Nobécourt, le journaliste ajoute qu’il y a beaucoup à méditer dans « le matériau apporté par Catherine Millet », « plus que dans les contorsions et déchets de tant d’œuvres contemporaines ». 474 ARGAND, Catherine, « Le corps, lieu des plus folles angoisses », entretien avec Nadeije Laneyrie Dagen, Lire, septembre 2001. 154 se livre Catherine Millet sont révélateurs d’ « un état d’inquiétude du corps ». La façon que Millet a de disséquer les corps les débarrasse de tout caractère « sacré ». Les hommes y sont identiques, interchangeables, mais éminemment seuls, dans une sorte de « multiplication anonymante » figurée par les partouzes innombrables (la remarque vaut pour Houellebecq et ses camps naturistes comme Le Lieu du Changement dans Les Particules ou les réseaux hôteliers basés sur l'accouplement tarifé). Ces microcosmes ne constituent pas la force des ego rassemblés mais l'élision du moi, la banalisation de l'être, son naufrage. L’approche de Millet s’inscrirait selon Dagen dans une démarche existant en art et qui tendrait à traiter le corps de façon impersonnelle avec comme objectif la représentation de la déshumanisation selon une « esthétique de disparition »475. Ce phénomène artistique correspondrait à une phase d’inquiétude chez l’homme contemporain qui ne croit plus en lui ni en son avenir. 4. Solitude et « univers communicationnaire » Il est clair que la sexualité (« féodale », « nocturne », « nihiliste »), en plus d’être inhérente à toute vie humaine incarnée, est un moyen pour nos auteurs de figurer des rapports humains dans la civilisation. Il y a pour ainsi dire correspondance. Or le travail de sape du concept d’humain mis en évidence à travers la « dépersonnalisation » et la « désacralisation », nos auteurs le mettent aussi en évidence par une insistance sur le thème de la solitude. Tous nos personnages sont des êtres seuls au monde, à l’image de Manu de Baise-moi qui ressent une distance entre elle et le monde476 ; ils sont, comme elle, loin d’être en phase avec lui477. Alors qu’un Albert Camus considérait que la solidarité était un moyen de combattre l’absurde, celle-ci n’est même plus donnée 475 Dagen cite notamment Vincent Corpet, un artiste qui réalise des portraits de personnes entièrement nues, en position d’autopsie, les bras le long du corps, cernées d’un trait noir et peintes à hauteur de regard. Ajoutons que le livre de Paul Ardenne vient corroborer les propos de Dagen tenus lors de l’interview sur laquelle nous nous fondons (L’Image corps : figures de l’humain dans l’art du XX e siècle, op. cit., pp. 441 sq (entre autres)). 476 Baise-moi, op. cit., p. 11. 477 Pour Camus, l’absurde n’est pas dans le monde ni dans l’homme ; il est dans leur confrontation. 155 pour nos « héros » marqués par un individualisme exacerbé478. Pour l’auteur de L’Étranger, l’expérience de l’absurde est certes individuelle, solitaire, mais celle de la révolte est l’aventure de tous : « Le premier progrès d’un esprit saisi d’étrangeté est […] de reconnaître qu’il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective. Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le "cogito" dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. »479 Pourtant, les protagonistes de notre corpus sont de véritables « personnages-particules ». D'où l'accent mis par nos auteurs sur la solitude : les corps sont égarés, erratiques et expriment, en plus d'une dissociation et d'une coupure sociale, un mal-être profond. Tous sont renfermés sur eux-mêmes, humains en panne d'humanisation. Surtout décrits de l’extérieur, dans les plus banals de leurs gestes et de leurs « performances physiques », ils sont des hommes-machines, individus qui se ressemblent, ils sont interchangeables, même dans leurs particularités physiques (cf. Millet). Les vies de ces corps sont réduites à ellesmêmes et produisent finalement un univers abstrait et un monde désespérant. Or le solitaire ne réalise en rien l'humanité. De fait, tous semblent perdus : perdus dans le désordre et dans l'abîme du temps, perdus dans l'histoire, perdus enfin en eux-mêmes. Les personnages houellebecquiens (mais cela est valable en somme pour tout notre corpus) nous montrent bien que la solitude n'est pas seulement une position dans l'espace, celle de l'isolement ; être seul, c'est être en dehors, hors-jeu, sur la touche, dans une pleine conscience de l'irréalisation (de l'absurde), dans un sentiment de piétinement (« La vie pour moi elle avance pas », dit Chimo480). Un passage de H. P. Lovecraft, dans lequel Houellebecq parle des personnages de l’auteur américain, résume bien notre propos (cette remarque s’applique en tout et pour tout à ses propres personnages) : « Peu d’êtres auront été à ce point imprégnés, transpercés jusqu’aux os par le néant absolu de toute aspiration humaine. L’univers n’est qu’un furtif arrangement de particules élémentaires. Une figure de transition vers le chaos. […] Et les actions 478 Cf. deuxième partie. 479 L’Homme révolté, op. cit., p. 38. 480 Lila dit ça, op. cit., p. 118. 156 humaines sont aussi libres et dénuées de sens que les libres mouvements des particules élémentaires. […] Seul l’égoïsme existe. »481 Tout sentiment humain fort a disparu chez nos personnages482. Le solitaire ne se soucie guère de son semblable, il ne doit de comptes à personne. Le narrateur d’Extension offre de bons exemples de cette vision du monde agencé en « particules élémentaires », de l’homme moderne si seul et si entouré, si seul à plusieurs... Le surlendemain du jour où le narrateur a perdu sa voiture, celui-ci se rend sur le lieu où il l’avait garée (il s’était rendu à une soirée entre collègues). Sur le chemin, il a une violente « impression d’identité », toutes les rues se ressemblent, « des immeubles rectangulaires, où vivent les gens »… Sa solitude lui devient « douloureusement tangible »483. Il est possible de mourir dans la rue sans que personne ne se retourne. A Rouen, le narrateur tombe malade (il souffre d’une douleur au cœur). Il cherche à se rendre à l’hôpital par ses propres moyens ; il se sent mourir. Une voiture (il y a un couple à l’intérieur) s’arrête, mais uniquement parce que le feu est au rouge, pas pour lui. La voiture redémarre. Un taxi finira par accepter de le conduire à l’hôpital, mais uniquement à condition qu’il ne salisse pas les sièges. C’est aussi dans une totale indifférence que le narrateur assiste à la mort d’un homme dans un hypermarché : « Déjà ce n’était plus un homme mais un colis, pesant et inerte, on prenait des dispositions pour son transport. »484 D’ailleurs, pour Bruno des Particules, le cheminement vers la mort ne peut être qu’extrêmement solitaire : « Nous descendons le chemin solitaire jusqu’à / l’endroit où tout est noir, / Sans enfants et sans femmes, / Nous entrons dans le lac / Au milieu de la nuit / (Et l’eau, sur nos vieux corps, est si froide). »485 Dans son essai Théorie de la déroute, Bertrand Leclair souligne, en parlant de Houellebecq, la « souffrance larvaire » de ses personnages enfermés en eux-mêmes dans « un refus de se laisser d’aucune manière contaminer par l’autre » : « La souffrance larvaire des personnages de Michel Houellebecq […] les entraîne à l’abrutissante volonté d’en finir avec le désir, d’en finir avec l’autre […] : il dresse en cela un constat d’une justesse redoutable, constat d’une solitude existentielle et d’une misère sexuelle dans lesquelles, pour autant, il enferme un peu plus encore ses 481 H. P. Lovecraft, op. cit., p. 18. 482 Nous avons longuement parlé de l’individualisme en deuxième partie. 483 EDL, op. cit., pp. 8-9. 484 Ibid., p. 66. 485 PE, op. cit., p. 227. 157 personnages (et, au-delà, ses lecteurs) par le fait même qu’il ne leur octroie tout au long des Particules élémentaires aucune forme de liberté ou d’autonomie dans la langue. Il enferme ses personnages dans la ligne horizontale de leur existence, cette ligne où la liberté s’arrête sans cesse, puisqu’elle s’arrête là où commence celle des objets que sont les autres, qui sont un enfer […]. »486 Dans cet essai487, Leclerc forge la notion d’ « univers communicationnaire », notion (connotée négativement) qu’il associe à une idéologie de la transparence en œuvre dans notre société occidentale. L’ « univers communicationnaire » c’est l’information en temps réel, Internet, la publicité, les journaux488, alors que pour le journaliste de France Culture, la parole – la vraie – , est composée de silences, de zones d’ombres, et que, pour tout dire, elle est mystérieuse, « érotique »489 : « La parole propre ne peut naître que dans la communication véritable […] : elle a besoin d’une « région de silence » exactement comme les corps pour se toucher ont besoin d’un espace et d’une distance où se mettre en scène, espace ou silence qui sont ceux de l’érotisme. »490 L’ « univers communicationnaire », par opposition à la « communication véritable », participerait d’un processus de normalisation et d’homogénéisation, d’une transparence491 et d’une simplification à l’extrême de rapports intersubjectifs. Or cet « univers communicationnaire » aboutit littéralement à son contraire : au renoncement de la parole. Selon l’essayiste, la radicalité de l’enfermement des individus en eux-mêmes résulte, dans notre monde actuel, du sentiment d’incommunicabilité, mais surtout du renoncement d’en sortir par la parole, étant donné que la parole échangée sous-tend « le risque accepté de mêler une langue exogène à la sienne »492. L’altérité se joue d’abord dans la parole : renoncer à parler, c’est « renoncer à l’autre, au risque de l’autre »493. 486 487 Théorie de la déroute, op. cit., p. 88. Dans lequel il développe toute une réflexion où il tisse ensemble des notions-clés comme société, communication, parole, amour, érotisme et littérature. 488 La « pornocratie » en œuvre partout. 489 Dans une réflexion englobant toute la société, il considère la littérature comme l’un des rares lieux de résistance à l’idéologie de la transparence (nous renvoyons, entre autres, à la page 35). 490 Théorie de la déroute, op. cit., p. 70. 491 … qui atteint un summum avec Lila dit ça. 492 Théorie de la déroute, op. cit., p. 39. 493 Ibid., p. 39. 158 Bertrand Leclair considère que l’homme finira par ne plus se distinguer de l’animal dans la mesure où la parole – propre à l’homme – aura disparu pour ne laisser place qu’à une communication triviale494. « La fin de l’histoire est sans parole », dit-il en citant Valère Novarina (Devant la parole, Paris, POL, 1999). En évoquant Houellebecq et notamment la sexualité, il écrit que celle-ci, désormais réduite à son image pornographique, est d’autant moins obscène que la société contemporaine l’a réduite à « une pratique, une communication de corps limités à eux-mêmes et leur besoin, une histoire sans parole ». A ses yeux, les « boîtes à partouze » constituent l’exemple le plus représentatif de l’ « univers communicationnaire » : « […] jusque dans les « boîtes à partouze », qui n’effraient ni ne choquent plus personne. […] Les clubs échangistes pourraient symboliser à eux seuls cette fin de l’histoire qui sera sans parole : chacun y a valeur d’échange pour l’autre, est stricto sensu réduit à sa valeur d’échange, tandis que l’échange linguistique s’y réduit quant à lui à quelques jappements d’un plaisir animal mis en scène comme le spectacle de lui-même. Chez Michel Houellebecq […] comme dans le monde réel, la boîte échangiste, c’est le maillon fort de l’univers communicationnaire »495. Dans son développement, Leclair cite Houellebecq, nous pourrions ajouter les noms de Chimo, Despentes et Millet. La difficulté à vivre l’autre, le refus de se laisser « contaminer » par l’autre sont également vérifiés dans Les Particules par le repli quasiment autarcique de Michel dans la science et la retraite ainsi que par l’avilissement de Bruno dans l’obsession sexuelle. Dans ce roman, Houellebecq fustige en fait, nous l’avons évoqué, les mythologies sexuelles de 1968, et par là même tout un imaginaire ancré dans le rêve de la « transparence communicationnelle » et de la libération totale. Cette difficulté de parole est aussi vécue par le narrateur d’Extension. L’informaticien avoue, comme d’habitude avec apathie (la même avec laquelle il observe le monde)496, envisager le premier contact avec un nouveau client avec une certaine appréhension : « […] il y a là différents êtres humains, organisés dans une structure donnée, à la fréquentation desquels il va falloir s’habituer ; pénible perspective. Bien entendu 494 « J’aimerais tellement rencontrer des regards / Parler avec des gens comme on parle aux humains » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., « Le train de Crécy-la-Chapelle », p. 76). 495 Théorie de la déroute, op. cit., p. 85. Nous soulignons. 496 Il dit de lui-même qu’il est le plus souvent en « position d’observateur » (p. 153) et qu’il « fréquente peu les êtres humains » (p. 16). 159 l’expérience m’a rapidement appris que je ne suis appelé qu’à rencontrer des gens sinon exactement identiques, du moins tout à fait similaires dans leurs coutumes, leurs opinions, leurs goûts, leur manière générale d’aborder la vie »497. Il appréhende bien entendu la rencontre avec Catherine Lechardoy du Ministère de l’Agriculture à qui il doit présenter un nouveau progiciel. La jeune femme, stressée, déplore l’indifférence d’une société qui ne sait plus communiquer. Or la conversation avec elle en offre un exemple éloquent : le narrateur écoute, impassible, comme absent et, au lieu de répondre aux propos de la jeune femme, se réfugie dans un monologue intérieur. Il ne parle que parce qu’ « il faut [qu’il] dise quelque chose ». Passif, il n’intervient à aucun moment, il subit les événements, n’ayant aucunement envie de la contredire. Après le repas, il doit voir le chef de service des études informatiques et également dans cette situation, il ne sait vraiment pas pourquoi « [il] n’avai[t] rien à lui dire »… Il a d’ailleurs sur le monde dans lequel il vit une vision bien arrêtée ; toute relation humaine se réduit pour lui à un échange d’informations. Il confie par ailleurs au lecteur, au début du roman, que « sous nos yeux, le monde s’uniformise », que les moyens de télécommunication progressent, que l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements, mais que surtout « les relations humaines deviennent progressivement impossibles »498. Pour lui, la vie se réduit à une quantité limitée d’anecdotes499. Dans l’émission Campus intitulée « Les libertins : de Sade à Catherine Millet », Maurice Lever, dans un rapprochement de quelques traits communs à l’univers de Sade et celui de Catherine Millet, insiste sur l’absence de lyrisme des corps ainsi que sur leur caractère abstrait. Nous avons déjà dit que dans l’orgie sadienne l’individu « se perd » ; il en est de même chez Catherine Millet. Le corps sadien comme celui représenté dans La Vie sexuelle de Catherine M. n’est pas un corps « qu’on caresse, voluptueux, qui parle » : il est à l’opposé de toute sensibilité, de toute humanité. Lever souligne chez Catherine Millet cette propension (très sadienne) à décrire l’ « usinage » des corps et évoque un réel « travail en série ». Chez les deux, « l’acte sexuel est une connexion au sens technique du terme », plus qu’une véritable relation intersubjective avec tout ce qu’elle implique de suggestif, de non497 EDL, op. cit., pp. 21 sq. 498 « Tu parlais sexualité, relation humaines. Parlais-tu vraiment, en fait ? Un brouhaha nous environnait ; des mots semblaient sortir de ta bouche. » ; « Ils émettent parlant tous ensemble une cacophonie de sons où l’on ne reconnaît que quelques syllabes mastiquées, comme arrachées à coups de dents. » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., pp. 98-99). 499 EDL, op. cit., p. 16. 160 dit et d’ « inter-dit »500, de « dramatique »501. Jean-Claude Guillebaud résume cette même pensée ainsi : « Il [le plaisir] est prestation, rassasiement ou performance. Tout à son ivresse devant tant de "possibles", l’individualisme contemporain a rétrogradé l’effusion voluptueuse au rang d’une prédation immédiate et sans avenir, c’est-à-dire une fonction corporelle forcément plus solitaire encore dans son principe que ne pourrait l’être le boire et le manger. »502 Les propos de Leclair et de Guillebaud se trouvent corroborés de façon éclatante par l’œuvre d’un Chimo dont le langage est d’une transparence qui court-circuite tout affect. En effet, Lila parle de sexe « comme si elle […] demanderait : il pleut, tu as soif, tu veux la moitié d’un chewing-gum ? Naturelle, toujours, c’est ça, simple. »503 Dans sa bouche, la sexualité se trouve désublimée, le corps également ; l’homme est réduit à sa corporéité, à « de la viande en mouvement ». La communication reste stérile de par l’absence de zones d’ombre (elle reproduit le « Verbe collectif » d’une société de la transparence) ; elle est un pur échange d’informations entre les jeunes adolescents, aucune étreinte, alors que l’intersubjectivité et l’échange (ces « noces » que sont tout contact amoureux ou en passe de l’être) exigent un échange irréductible aux normes de la « communication ». Guillebaud considère également que le triomphe de l’individualisme entraîne un risque de désagrégation de l’humain et que la solitude de l’homme contemporain n’est que fonction de la volonté démesurée d’émancipation : « Une telle atomisation progressive des sociétés humaines, une assomption si radicale de l’individu désaffilié, un triomphe aussi total de l’individualisme qui exile chacun dans sa 500 Emission Campus (13 décembre 2001), présentée par Guillaume Durand et intitulée « Les libertins : de Sade à Catherine Millet » ; avec Marie L. (Noli me tangere, La Musardine, 2001), Maurice Lever (Sade, Fayard, 1991), Pierre Bourgeade (En avant les singes, Gallimard, 2001) et Catherine Millet. 501 « La sexualité est dramatique parce que nous y engageons toute notre vie personnelle. » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1976 ; cité par Jean-Claude Guillebaud, TP, op. cit., p. 475). 502 TdP, op. cit., p. 475. Précisons que dans le film Baise-moi (drame réalisé par Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi en 2000), adapté du roman éponyme, les actrices ne cessent de s’alimenter quasiment tout au long du film, figurant ainsi une sorte d’instinct primaire, mais aussi la « solitude » de cette fonction corporelle. 503 Lila dit ça, op. cit., p. 44. Rappelons le « T’as envie de voir ma chatte ? » du début du texte… 161 solitude, […]. La solitude désenchantée mais anxieuse de l’individu-roi, c’est évidemment la rançon de l’émancipation de celui-ci. »504 Cela dit, le concept même d'individualité est mis en question explicitement dans Les Particules. Bruno et Michel ont de nombreuses discussions (qui touchent à la sociologie comme à la philosophie) et dans un passage émouvant de par la désespérance qui s'en dégage, Michel en vient à se demander si son frère, qui a un sentiment profond de l’inutilité de l’homme, est encore un individu : « Pouvait-on considérer Bruno comme un individu ? Le pourrissement de ses organes lui appartenait, c’est à titre individuel qu’il connaîtrait le déclin physique et la mort. D’un autre côté sa vision hédoniste de la vie, les champs de forces qui structuraient sa conscience et ses désirs appartenaient à l’ensemble de sa génération. De même que l’installation d’une préparation expérimentale et le choix d’un ou plusieurs observables permettent d’assigner à un système atomique un comportement donné Ŕ tantôt corpusculaire, tantôt ondulatoire -, de même Bruno pouvait apparaître comme un individu, mais d’un autre point de vue il n’était que l’élément passif du déploiement d’un mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs : rien de tout cela ne le distinguait, si peu que ce soit, de ses contemporains. »505 En d’autres termes, nul ne possède d’individualité propre en dehors de la capacité de chaque corps physique à la décrépitude et à la mort. Le moi pensant se noie dans une masse indifférenciée et la marche de la civilisation, fondée sur le « congédiement de l’homme », devient alors « un processus sans sujet »506, comme le dit Jean-Claude Guillebaud. Une conception proche de celle du Michel des Particules, niant la légitimité ainsi que la nécessité historique (et en dernière instance biologique) de l’homme, est soutenue par le narrateur de Plateforme : « Il est faux de prétendre que les êtres humains sont uniques, qu’ils portent en eux une singularité irremplaçable ; en ce qui me concerne, en tout cas [...] C’est en vain, le plus souvent, qu’on s’épuise à distinguer des destins individuels, des caractères. »507 Dans la panoplie des questions philosophiques, nous rencontrons des « Que sais-je ? », des « Qui suis-je ? », des « Que puis-je savoir ? », mais aussi des « Qu’est-ce que l’Identité ? », 504 TP, op. cit., p. 480. 505 PE, op. cit., p. 221. 506 Le Principe d’humanité, op. cit., p. 171. 507 PF, op. cit., p. 189. 162 « Qu’est-ce que l’Individu ? ». Or il est indéniable que le souci du corps place les travaux de nos auteurs dans la perspective d’une interrogation sur ce qu’est une « personne ». Pourtant, pour Lipovetsky (qui développe, rappelons-le, le terme de « procès de personnalisation »), Narcisse ne serait plus aujourd’hui immobilisé devant son image fixe, car il n’y aurait plus d’image, mais plus qu’une quête interminable du Soi : dans le monde actuel, le moi se trouverait « décapé », « vidé de son identité »508. La perte de repères sociaux générerait une perte d’unité, un réel émiettement du moi, un éclatement de la personnalité ; le moi serait devenu un « ensemble flou ». Le « procès de personnalisation » mènerait donc à la dissolution du moi dans un démantèlement de la personnalité. Cette face du narcissisme contemporain et de la déstructuration du moi, Houellebecq en offre un bon exemple dans Extension. Dans la troisième partie, le narrateur, au bord du suicide, se rend chez une psychiatre qui lui signifie qu’il est en dépression : « La formule me paraît heureuse. Non que je me sente très bas ; c’est plutôt le monde autour de moi qui me paraît haut. »509 Et le narrateur d’éclater de rire lorsque la psychiatre évoque les relations avec ses semblables. Le « procès de personnalisation » s’est changé en procès d’indétermination, ce qu’illustre encore cet extrait de chanson contenu dans Baise-moi : « Je voudrais pouvoir compter sur quelqu’un. Je voudrais n’avoir besoin de personne. »510 Nous venons de voir que le corps, la chair, la sexualité sont mis en avant dans une perspective existentielle. Nos auteurs insistent sur la présentation de corps souffrants et perclus de douleurs (physiques et métaphysiques) en mettant en évidence la corporéité humaine réduite à un destin malheureux511. Ce faisant, ils minorent la portée intime, sociale ou historique de tout individu. La sur-représentation des corps tend à « anonymer » le corps lui-même et notre corpus rend compte de cette déshumanisation en vigueur dans notre civilisation ainsi que de la disparition de l'humain dans l'humain. D'où le « sentiment tragique de la vie » (Unamuno) inhérent dans tous les livres de notre corpus. Tous nos auteurs semblent vouloir en finir avec le principe humaniste de la dignité. L'humain est abîmé, humilié, avili, déconsidéré, violenté. Or toute violence exercée sur un 508 L’Ère du vide, op. cit., pp. 80 sq. 509 EDL, op. cit., p. 135. 510 Baise-moi, op. cit., p. 234. 511 « Mon corps est comme un sac traversé de fils rouges / […] Cela fait des années que je hais cette viande / Qui recouvre mes os. » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 45). 163 autre être est également violence contre soi : il s'agit du résultat d'une tragédie intime et subjective. Nous avons vu, notamment avec Virginie Despentes ou Lorette Nobécourt, que le principe d'agression devient aussi normal que le fait de manger, d'uriner ou de dormir. Descartes pourrait être parodié ainsi : « J'agresse donc je suis » et inversement… « On ne peut pas bien vivre en sachant que l’homme n’est rien et que la face de Dieu est affreuse », dit le personnage d’une pièce de Camus (Nada dans L’État de siège), voilà en substance une phrase dont nos personnages pourraient revendiquer la paternité. Nous sommes bien en présence d’œuvres nihilistes sur lesquelles plane la désespérance, le suicide et le meurtre. Nous avons évoqué le désespoir plutôt atone et résigné des personnages houellebecquiens512 ainsi que le désespoir destructeur et la noire exaltation d’une Virginie Despentes ou d’une Lorette Nobécourt. Or le suicide et le meurtre ne sontils pas, dans une perspective camusienne, les mêmes faces d’un même ordre, celui d’une intelligence malheureuse qui préfère à la souffrance d’une condition limitée et assumée, le nihilisme le plus total… Il s’agit pour nos auteurs de faire valoir l'agression, se lancer sans hésitation dans la violence et en exhiber les effets, taillader sans remords dans l'humain ou, par souci de correspondance, dégrader tout ce qui prend aux yeux de l'humain quelque valeur comme le respect, la solidarité, l'amour. Ils posent avec force le problème de la dégradation de l’intégrité humaine. Ce n’est pas seulement le corps qui est « violenté », mais aussi ce qui fonde son humanité. Le démontage incessant du corps rend bien compte du naufrage de l’humanitas ; le corps tel qu’il est thématisé est un corps perdu et l’image de ce corps – et partant de l’homme – se fait vecteur de négation et d’irreprésentable, avec un corollaire fréquent : la souillure et l’avilissement devenus programme. Nadeije L. Dagen, dans son interview accordée à Catherine Argand (citée au début de cette partie) conclut l’entretien en disant que le corps est aujourd’hui l’ « analogie du vide »513. En effet, dans leur insistance à montrer des corps vidés de leur aura subjective (vacance figurée notamment à travers une sexualité abyssale, parce qu’instinctive, animale et non plus « dramatique »), de toute valeur et de toute dignité humaine, nos auteurs témoignent bien de sa déliquescence, de sa « désacralisation » et suggèrent aussi qu’il est désormais une survivance ; l’homme n’existerait plus pour être un homme d’après des critères 512 « On se meut vaguement, comme un animalcule ; / On n’est presque plus rien, et pourtant qu’est-ce qu’on souffre ! / On transporte avec soi une espèce de gouffre » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., « Une vie, petite », p. 46). 513 « Je n’ai à partager que de vagues souffrances / Des regrets, des échecs, une expérience du vide » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., « Monde extérieur », p. 77). 164 humanistes. Les valeurs humanistes comme l’amour de son prochain, le respect et la dignité humaine n’ont plus lieu d’être ; la foi en l’homme disparaît ! L’homme est engouffré dans l’ère du doute. Notre corpus appartient donc bel et bien à une littérature qui trace une route menant l’homme tout droit au bannissement de l’humanité. En quatrième de couverture de son ouvrage consacré à l’art, Paul Ardenne écrit : « tel que l’art du 20e siècle l’a offert à l’œil du spectateur, le corps est […] un espace de conflits […], trouble décalque de l’instabilité de la condition humaine ». 165 166 CONCLUSION 167 168 l est indéniable que le corps et le sexe s’affichent de plus en plus et toujours I plus crûment dans les livres, les films, la publicité, l’art, etc., à tel point que dans un article collectif de L’Express du 3 mai 2001 sont évoquées « l’obsession moderne et galopante de la transparence » ainsi qu’ « une poussée d’exhibitionnisme généralisé »514. Corps et sexe investissent les débats de société, nourrissent œuvres et polémiques. Cette spectaculaire érotisation de la société semble se renouveler sans cesse. Or la production littéraire contemporaine (et notamment les auteurs que nous avons choisis515) nous offrent des clés pour comprendre ce phénomène. Nombre d’artistes dessinent une « nouvelle Carte du Sexe », traduisant, ainsi que le suggère Christian Authier, « un mouvement plus global et de profondes mutations »516. Un réalisme/naturalisme renouvelé Au terme de l’entreprise qui était la nôtre, à savoir dresser les contours d’une partie d’un certain paysage littéraire contemporain, nous pouvons dire, après une approche qui aura été socio-métaphysique, que notre corpus vérifie bel et bien l’assertion de Jean-Louis Cabanès qui écrit dans Le Corps et la maladie dans les récits réalistes que 514 REMY, Jacqueline, Jean-Sébastien Stehli, Denis Jeambar, Gilbert Charles, « Le triomphe du voyeurisme », L’Express, 3 mai 2001. 515 Nous ne pouvions mettre un point final au présent travail sans évoquer le nombre important de femmes qui constituent notre corpus. En fait, il s’agit d’une coïncidence plutôt que d’un choix orienté en fonction du sexe de l’auteur (peut-être sont-elles plus médiatisées que leurs homologues masculins…). Il se trouve qu’un grand nombre de femmes publient de plus en plus des livres dans lesquels « elle méprisent la romance, font l’apologie de la "viande" ou enfilent les "mots sales" comme de perles », ironise Marie-France Etchégoin dans Le Nouvel Observateur (Etchégoin, Marie-France, « Sexe. Quand les femmes disent tout, Le Nouvel Observateur, n ° 1907, 24-30 mai 2001, pp. 13-26 (dossier)). « Révolution des mœurs, stade ultime de la libération des femmes » ? Une lecture féministe de la « nouvelle tendance » mériterait un travail à lui tout seul… Cela dit, les hommes aussi sont de plus en plus nombreux à choisir le mode de l’outrance et de l’impudique ; Christian Authier leur consacre d’ailleurs un chapitre dans Le Nouvel Ordre sexuel (op. cit., chapitre 4, pp. 69-87). 516 Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., quatrième de couverture. 169 « dans la littérature dite réaliste ou naturaliste, les thèmes physiologiques ou pathologiques s’imposent de manière obsédante comme figure privilégiée de toutes les déviances, du désordre social, voire de la finitude humaine »517. En ce sens la « génération Houellebecq » (en tout cas l’échantillon que nous nous sommes proposé de présenter) est « post-réaliste » voire « post-naturaliste » dans la mesure où elle tend à peindre l’évolution des mœurs et des mentalités en Occident à travers le corps et la sexualité comme clés de voûte de romans riches en passages « érographiques » et en descriptions parfois trash de comportements ou de pratiques révélant certains visages de notre temps. Nos auteurs veulent – comme leurs « prédécesseurs » du XIXe siècle, mais avec l’audace du langage en plus (libéralisation des mœurs oblige) – rendre manifeste une certaine aliénation qu’ils observent autour d’eux. A travers une littérature sans fard et en refusant de se payer de mots (ils prennent en quelque sorte au mot le consensus libéral pour en dénoncer mieux et plus fort les avatars et surtout l’abîme vers lequel se précipite l’individu contemporain), ils se font les greffiers d’une société dont ils percent à jour les faux-fuyants et les tares. D’ailleurs, Philippe Dagen, qui salue « un retour violent de réel », est d’avis que la crudité d’une certaine littérature actuelle est une réponse à la prolifération du « pseudo-corps admirable » ainsi qu’au mythe du « monde parfait » qui va de pair avec lui et dont nous sommes assaillis dans notre société. Il ne peut être mauvais, selon lui, de rappeler la réalité des corps avec « leurs humeurs, leurs épanchements, leurs pesanteurs de chairs fatiguées, leurs odeurs, les formes exactes des organes contre ces visions hygiénistes »518. Le site des éditions J’ai lu a raison de qualifier de « phénomène littéraire et social » les livres d’une génération qui entend « dire à la fois notre société et l’individu dans notre société » (www.jailu.com). C’est donc à une critique holistique et radicale de la société contemporaine à laquelle le lecteur de ces écrivains dits « exhibitionnistes » est confronté. Nous avons montré que nos auteurs proposent un véritable tableau sociologique sur les relations entre les individus occidentaux de l’entre-deux-millénaires. Et le corps et la sexualité de démarquer sur le terrain de l’évolution des mœurs, les rapports qui existent entre hommes et femmes, entre humains, rapports qui, nous avons vu, sont pour le moins abyssaux. En effet, la solitude tourmentée du plaisir, l’expulsion consentie de l’autre, la désocialisation de la sexualité ne 517 Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes, op. cit., p. 11 ; cité par Colette Becker, op. cit., p. 94. 518 DAGEN, Philippe, « L’intimité mise à nu par les artistes mêmes », Le Monde, 7 avril 2001. 170 prennent leur véritable sens que si on les rapporte à un phénomène d’atomisation sociale beaucoup plus général. Les livres de notre corpus sont des romans (Catherine Millet écrit un « récit ») possibles du réel d’aujourd’hui, des romans possibles d’un temps de crise morale, de la détresse sociale et de l’esprit du temps. Ils constituent des exposés de la souffrance inhérente à une société occidentale qui n’en finit pas de se défaire, de sombrer et sur laquelle nos auteurs jettent un regard aigu et sans concessions, se livrant à une charge sociale féroce. Dans une société du « tous contre tous », l’intersubjectivité est placée sous le règne de la peur et toute l’œuvre d’un Houellebecq ne fait que dénoncer avec force l’avilissement de l’homme dans une société sauvage fondée sur le principe même de la « lutte ». Dès son essai sur Lovecraft sa vision du monde est tout arrêtée : « Le capitalisme libéral a étendu son emprise sur les consciences ; marchant de pair avec lui sont advenus le mercantilisme, la publicité, le culte absurde et ricanant de l’efficacité économique, l’appétit exclusif et immodéré pour les richesses matérielles. Pire encore, le libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclat. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenues des stigmates ridicules. La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique. »519 Dans chaque livre de notre corpus, il est pour ainsi dire question de la peinture de la cruauté d’une société qui plonge lentement mais sûrement vers un monde sans plus de sentiments humains. Dans son récent livre Le Nouvel Ordre sexuel, Christian Authier, en évoquant les ouvrages de Houellebecq et de Despentes, parle avec justesse d’« un climat général de "loi de la jungle" distillé par l’idéologie dominante d’un libéralisme carnassier »520. La société moderne occidentale impose à l’individu un impitoyable impératif catégorique : entrer dans la « lutte », devenir un individu triomphant, sous peine d’anéantissement. Pour Houellebecq, Despentes, Nobécourt ou Chimo, la « lutte » relève d’un darwinisme social fondé sur un rapport de forces 521. Indiquons aussi que la représentation toute instinctuelle de la personnalité figure une certaine animalité, une certaine bestialité ainsi qu’une propension à s’épanouir indépendamment des critères de 519 H. P. Lovecraft, op. cit., p. 144. 520 Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 206. 521 Rappelons que dans son livre, Catherine Millet ne se lance pas dans une critique contre la société. Aucune « lutte » en apparence, mais un usinage des corps révélateur d’une certaine déshérence du concept de l’humain. 171 l’Autre. De plus, la société libérale et narcissique de la fin du XXe siècle est méfiante à l’égard de toute expression trop prononcée d’affectivité et l’homme tend à être « une particule élémentaire pour l’homme » (le titre du deuxième roman de Houellebecq suggère cette conception de l’univers social). Au sujet des Particules élémentaires, Pierre Courcelles écrit qu’ « elle est bien là cette souffrance, plus ou moins éprouvée selon les individus, et dans ce roman excessivement endurée, aux limites du tolérable ; souffrance affective et souffrance du corps qui l’accompagne ; un roman de vies affectives brisées par l’amour en fuite »522. Cette remarque vaut pour le reste du corpus dans lequel, l’affectivité, si tant bien qu’elle existe, est malaisée et entravée par la suspicion ou une incapacité de vivre l’Autre. Les Particules offrent une réflexion sur l’époque contemporaine à travers un récit de deux trajectoires de vie marquées par la désespérance et l’impuissance affective jusqu’à la catastrophe finale (mort et folie), métaphore si l’on veut d’une condition humaine qui est de toute façon catastrophique puisque l’abîme en est la conclusion. Et Jean-Jacques Pauvert d’émettre, désabusé (au terme de son anthologie érotique), l’hypothèse que l’homme n’aurait peut-être plus besoin de passion, de désir – d’érotisme – et qu’il serait réduit « aux satisfactions immédiates, non plus du désir, mais des simples concupiscences »523. Dans notre corpus, la sexualité se décline d’ailleurs partout dans la représentation brute de la scène sexuelle, alors qu’Éros, par définition est « appel » de l’autre : « À l’heure du hard, du trash et du gore, du "baise-moi" catégorique et de la pornocratie conquérante, le sentimentalisme et le romantisme n’ont pas bonne presse »524, écrit Christian Authier. Celui-ci remarque aussi en quatrième de couverture de son livre qu’en littérature une nouvelle Carte du Tendre semble se dessiner « sous le signe du hard ». Nos livres sont des récits du plaisir solitaire, du mal-être, de la misère sexuelle et de la frustration. Chez tous nos auteurs, la chair est triste ou sans jouissance réelle, sans affect. La misère sexuelle est décrite au scalpel et répond à la misère morale. La sexualité est devenue une posture ordinaire, désacralisée, désublimée qui courrait aujourd’hui, aux dires de Guillebaud, le risque d’être désocialisée et déshumanisée, alors même que « dans sa 522 COURCELLES, Pierre, « Lire Houellebecq », Regards, janvier 1999, version en ligne sur www.regards.fr. 523 De l’infini au zéro, op. cit., p. 696. 524 Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 211. 172 substance elle est culture avant d’être fonction ». Pour illustrer son propos il cite, rappelons-le, Merleau-Ponty : « La sexualité est dramatique parce que nous y engageons toute notre vie personnelle », avant de constater, amer, qu’il ne reste plus grand-chose de ce bel optimisme du philosophe. Rien que la solitude d’un plaisir qui n’est plus « dramatique », en effet, parce qu’il a cessé « d’engager notre vie personnelle »525. De notre corpus, l’érotisme vaut véritablement comme en soi, à titre de posture ordinaire et de pratique désacralisée et nos auteurs semblent vouloir rendre compte surtout d’un comportement, d’une « mécanique »526. Sont décrits en définitive dans notre corpus un univers et des personnages pathétiques avec le plus souvent un ton dépité (à l’exception du ton sobre, presque neutre, de Catherine Millet), un ton qui trace les sillons de la solitude, de l’abattement et du désespoir. Partout cette impression de grisaille, de froideur qui appelle à l’esprit du lecteur la figure de l’homme recroquevillé sur lui-même, affalé, désemparé. Nos « héros » aux vies dissolues sont désemparés dans le tourbillon de la société post-moderne et incarnent ce que Guillebaud appelle le « paradoxe de l’individualisme »527 : la passion de la révélation intime du Moi amène l’individu à se dépouiller… de lui-même. Cette émancipation sans frein, ce « procès de personnalisation sauvage » (et narcissique) en œuvre dans nos sociétés depuis près de quarante ans (Lipovetsky) aboutit à son contraire : un démantèlement de la personnalité et des liens intersubjectifs. Et la libéralisation des mœurs sexuelles de constituer la figure privilégiée d’un individualisme exacerbé. Ainsi que le suggère Jacques Ruffié, en matière sexuelle, si l’homme ne suivait que ses instincts, il produirait le type même de la société permissive, alors qu’ « un certain nombre de règles canalisent l’appétit sexuel et en font une force sociologiquement structurante »528. Ce sont justement ces « règles » nécessaires à une vie saine et posée entre hommes et femmes (pas uniquement sur le plan sexuel) qui font de plus en plus défaut dans les histoires racontées par nos auteurs ; ce qui constitue l’arrièreplan de Lila dit ça, des Jolies choses ou d’Extension du domaine de la lutte, c’est une société débridée dans laquelle les repères et les valeurs s’effritent. 525 TdP, op. cit., pp. 475-476. 526 LVSCM, op. cit., p. 20. 527 Le Principe d’humanité, op. cit., p. 141. 528 Le Sexe et la mort, op. cit., pp. 181 sq. 173 Exhibition de l’intime comme symptôme d’angoisse Cette société narcissique de l’ère de la transparence et en perte de repères moraux aboutit à la déshérence du concept d’humain. Bertrand Leclair évoque dans La Théorie de la déroute, une société traversée par une sorte d’hystérie communicationnelle qui souffre paradoxalement d’un « mal de parole » ; l’incommunicabilité est totale, les rapports humains se limitent (aux yeux du narrateur d’Extension) à un échange d’informations, les rapports sexuels à de triviales « connexions » (Catherine M.). Nous avons vu toute la difficulté qu’avaient les personnages de Houellebecq et de Despentes à communiquer et de ce point de vue notre corpus témoigne d’une métaphysique désespérée de l’incommunicabilité. À la fin des tabous, à la « transparence de la langue » (qu’illustre à merveille Lila dit ça de Chimo), à la « transparence des corps » correspond l’opacité des rapports humains, la perte des repères sociaux, l’effritement progressif et insidieux des liens entre humains. Nous voyons dès lors à quel point est consubstantiel un certain pessimisme métaphysique au pessimisme social contenu dans nos textes. Cette littérature provoque donc des réflexions plus élevées que son propos purement descriptif en matière sexuelle (et soi-disant racoleur) ; elle ébranle l’unité métaphysique de la personne et du corps. Nos auteurs mettent en question les principes de base de la société occidentale, la conception traditionnelle des valeurs morales et de la nature humaine. Une réflexion sur le corps, la sexualité et la précarité de ces notions s’accompagne d’un souci quant à la définition même du corps et de l’individu dans une société matérialiste. Le corps peut magnifier, dans une représentation « glorieuse », la vie et ses possibilités infinies, mais il proclame également (et de façon intense) notre mort future et notre finitude inéluctable. Parler du corps oblige à éclairer plus ou moins l’un ou l’autre de ses deux visages, et nos auteurs ont fait leur choix : celui tragique et pitoyable de sa temporalité, de sa fragilité, de son usure et de sa précarité. La souffrance appliquée à la représentation du corps dans notre corpus (notamment avec Despentes et Nobécourt) est le reflet de sa souffrance existentielle ; nous est offerte une sorte de vision de « fin du corps » comme nous serait annoncée une « fin du monde ». De Chimo aux Michel (de Houellebecq), en passant par Nadine et Manu, nos personnages sont marqués par la douleur et le sentiment de la perdition ontologique. 174 En insistant sur l’aspect corporel des personnages, sur la matérialité fonctionnelle de leurs corps, nos auteurs minorent leur identité et leur subjectivité529 et suggèrent sa disparition. Ils pointent ainsi sur l’incertitude quant au concept de « principe d’humanité », quant à l’humanité de l’homme. Jean-Claude Guillebaud met en garde, dans La Tyrannie du plaisir, mais surtout dans Le Principe d'humanité (il continue dans son deuxième essai sa réflexion sur l'humain), sur la disparition de l'humain, sur « cette qualité qui fait que l'homme est homme »530. Il dénonce cette propension en vigueur dans la société (et dont tout notre corpus rend compte) qui consiste à nier l'homme en considérant le corps humain comme un simple matériau, la somme de ses organes, comme une chose en ignorant qu'il est aussi le produit de son histoire individuelle. L'essayiste dénonce la lente rétrogradation de la vie au statut de marchandise ainsi que l'abaissement de l'homme au rang de chose ; l'homme ne peut être objet d'appropriation (cf. Baise-moi, par exemple), de commerce (cf. Plateforme). Pour étayer son propos, Guillebaud cite le philosophe Emmanuel Kant et la « troisième formulation de l'impératif catégorique » définissant le principe d'humanité : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen. » L’homme ne peut être instrumentalisé, chosifié, dans son corps comme dans son être ; il y va de son statut et de son identité. D’après Guillebaud, la présence terrestre n’est en rien comparable à celle d’une chose, d’après Guillebaud : « Si le corps humain ne peut être dans le commerce comme le serait une chose, c’est qu’il incarne la personne ellemême. Il participe intrinsèquement de l’humanité de l’homme. » Or pour nos auteurs l’existence personnelle est supplantée par la seule individualité biologique (et cela même dans un roman qualifié dans la presse de « roman d’amour », à savoir Plateforme). Effacement insidieux de l’humanité Michel Houellebecq s’interroge (par personnages interposés) le plus explicitement sur la notion-même d’individu. Rappelons que l’un des passages les plus profonds est celui où Michel se demande dans quelle mesure on peut considérer son frère Bruno comme un 529 De ce point de vue, ils figurent une certaine déshumanisation déjà opérée par exemple par le Nouveau Roman. 530 Le Principe d’humanité, op. cit., pp. 101 sq. 175 individu ; tout ce qu’il lui trouve comme individualité c’est le pourrissement physique de ses organes. Se fondant sur les travaux de Pierre Legendre, Guillebaud est d’avis que pour que l’homme soit sujet humain, il doit être institué, c’est-à-dire inscrit dans une histoire (ce que Legendre appelle le « principe généalogique »). Être inscrit dans une histoire c’est être amarré à des fondements, ce qui transforme en être humain ce qui resterait, faute de cela, une « viande vivante »531. Pour qu’il y ait humanitas, il faut qu’il y ait transmission, institution culturelle et sociale. Se pose dès lors la question du rapport au temps ; l’individu désaffilié de toute institution est sans attaches, sans passé : « Réfugié dans l’instant, voué à une sorte d’immédiateté fébrile, il est aussi sans avenir, en ce sens qu’il n’est plus véritablement inscrit dans une histoire. L’histoire telle qu’il la perçoit n’est plus qu’une succession aléatoire de "présents", une addition d’instants éphémères ayant tous la même valeur. »532 Or nos personnages ne s’inscrivent précisément pas dans une histoire. Égarés, perdus, ils donnent l’impression d’un piétinement. Sans « héritage » et sans perspective d’avenir (hormis Pauline dans Les jolies choses), ils donnent tous l’impression d’un piétinement. Ils semblent tous dépourvus du « pouvoir généalogique » dont parle Guillebaud (il emprunte l’expression à Pierre Legendre) qui organise le temps humain en une continuité dans laquelle s’inscrit l’individu. D’ailleurs, un exemple tiré des Particules est tout à fait parlant à cet égard : « C’est une drôle d’idée […] de se reproduire, quand on n’aime pas la vie », se dit Michel lorsqu’Annabelle lui confie désirer un enfant. « J’accepte », dit-il après avoir conclu que le fait de faire un enfant n’était pas d’ordre rationnel. Il se résout à l’accouplement en pensant à « l’évidence géométrique »533 de cet acte. Il ne ressent rien et il ne se l’explique pas… Incapables de tout idéal personnel ou collectif, nos personnages ne perçoivent aucune nécessité d’existence « historique ». Cette interrogation sur l'humain est menée très loin dans Les Particules élémentaire de Michel Houellebecq. Le narrateur de cette « fresque sociale et philosophique »534 annonce dès le début que le roman traitera de l’ « ancien règne ». C’est ainsi que le narrateur 531 Le Principe d’humanité, op. cit., pp. 138 sq. 532 TdP, op. cit., p. 480. 533 PE, op. cit., pp. 341-342. 534 WEITZMANN, Marc, « MH – Monoprix maxi livre », Les Inrockuptibles, n° 161, 5 août 1998 – version en ligne www.lesinrocks.com. 176 désigne l’époque de la deuxième moitié du XXe siècle. Cette chronique est racontée par un narrateur qui se situe lui dans l’avenir, aux environs de 2050 : le récit est fait par un « homme nouveau » (un clone conçu en laboratoire) issu de la « troisième mutation métaphysique »535. Ce concept de « mutation métaphysique » se définit par une transformation radicale de la vision du monde adoptée par le plus grand nombre. Selon le narrateur-chroniqueur (véritable cicérone futuriste), l’apparition du christianisme marque la première rupture dans l’histoire de l’humanité. La seconde participe de l’avènement de la modernité matérialiste et athée, consécutif à l’essor des sciences expérimentales. Voici les toutes premières phrases du prologue : « Ce livre est avant tout l’histoire d’un homme […]. […] fréquemment guettés par la misère, les hommes de sa génération passèrent en outre leur vie dans la solitude et l’amertume. Les sentiments d’amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient dans une large mesure disparu ; dans leur rapports mutuels ses contemporains faisaient le plus souvent preuve d’indifférence, voire de cruauté. »536 C’est cette période que notre corpus utilise comme toile de fond. Cela dit, la fin de ce roman – qui pose en fin de compte la question de savoir si la survie d'une société telle que la nôtre est encore souhaitable537 – s'oriente vers la science fiction en évoquant un « avenir meilleur » qui se caractériserait par la naissance d'une humanité génétiquement métamorphosée et délivrée des maux que sont l'individu, la mort et la reproduction sexuée (c’est la « troisième mutation métaphysique »). Les découvertes menées par Michel Djerzinsky, l’un des deux personnages principaux du roman inaugureront une « nouvelle ère » et révolutionneront la définition même de l’homme et de la vie. Sombre perspective que celle d’une délivrance existentielle atteinte par une révolution génétique découlant d’une remise en cause absolue de la société libérale et post-soixante-huitarde…538 Le clonage n’est-il pas par excellence l’ignorance du « procès généalogique » ? 535 PE, op. cit., pp. 9-13. Soulignons cette perspective énonciative originale. 536 PE, op. cit., p. 9. 537 Mais en dernière instance, tous les livres de notre corpus ne posent-ils pas cette question en creux ? 538 Houellebecq affirme dans Interventions qu’il faudrait carrément une « nouvelle ontologie » (Paris, Flammarion, 1998, p. 120). Il le réaffirme dans une interview accordée à Catherine Argand (Lire, septembre 1998). 177 Des livres antihumanistes ? Véritables éveilleurs d’idées, nos auteurs incitent, par leurs réflexions et leurs dévoilements, à la réflexion. Le but du roman n’est-il pas justement d’éveiller l’inquiétude métaphysique, sociale, n’est-il pas, comme le suggère Maupassant, de « forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements »539 ? « Inquiéteurs » au sens gidien du terme, il pourraient adhérer à la conception zolienne de la littérature : « Nous cherchons les causes du mal social ; nous faisons l’anatomie des classes et des individus pour expliquer les détraquements qui se produisent dans la société et dans l’homme. [...] nous sommes les actifs ouvriers qui sondons l’édifice, indiquant les poutres pourries, les crevasses intérieures, les pierres descellées, tous ces dégâts qu’on ne voit pas du dehors et qui peuvent entraîner la ruine du monument entier. N’est-ce pas là un travail plus vraiment utile, plus sérieux et plus digne que de se planter sur un rocher, une lyre au bras, et d’encourager les hommes par une fanfare sonore ? »540 Faut-il pour autant considérer nos œuvres plutôt pessimistes541 comme des œuvres antihumanistes ? Alain Wagner s’est penché sur cette question dans un article consacré aux Particules, mais elle pourrait concerner tout notre corpus. Il évoque les diatribes lancées par les partisans d’un optimisme politiquement correct contre un Michel Houellebecq sous la plume duquel affleureraient des idées « inquiétantes » et extrêmes (comme l’eugénisme, qui rappellerait les aberrations nazies). Alain Wagner admet que les propos de l’auteur sont assez équivoques et qu’ils contribuent à nourrir l’ambiguïté dont aime à se parer l’écrivain. Toutefois, le deuxième roman de Houellebecq ne peut être à ses yeux taxé d’antihumaniste. Nous souscrivons à cette assertion, car comment pourrait-on qualifier d’antihumaniste une œuvre qui dénonce précisément la cruauté et la déchéance de l’homme dans une société sauvage ? La fin du roman s’achève sur la phrase « Ce livre est dédié à l’homme. »542 et bien que l’hommage soit en même temps un adieu, Houellebecq écrit effectivement pour l’homme, ou plus précisément, « il écrit pour l’homme tel qu’il pourrait être s’il n’était l’esclave de mécanismes sociaux qui étouffent peu à peu en lui 539 Pierre et Jean, op. cit., p. 40. 540 ZOLA, Emile, « Lettre à la jeunesse » (1879), article repris dans Le Roman expérimental, 1880 ; cité par Colette Becker, op. cit., pp. 177-178. 541 Ne comptons pas parmi elles l’inclassable livre de Catherine Millet. 542 PE, op. cit., p. 394. 178 toute aspiration noble et exacerbent ses pulsions primitives au lieu de les mettre en veilleuse »543. Et Alain Wagner de se demander depuis quand un optimisme à toute épreuve serait une condition de l’humanisme : « loin de s’opposer à l’humanisme, la rage, le dégoût et le désespoir en sont parfois le produit final ». Même si le mouvement générationnel qui a fait l’objet de ce travail n’a pas produit de chef-d’œuvre, les livres de la « nouvelle tendance » tracent un profond sillon qu’il ne faudrait pas sous-estimer du point de vue de l’histoire littéraire. Marie L., dans l’émission Campus du 13 décembre 2001 sur France 2, soulignait qu’une partie de la littérature contemporaine, qui recherche la violence et la souffrance, témoignait à la fois d’une « obsession de la mort mais constituait également un cri qui dénotait un besoin d’amour ». En quelque sorte, cette littérature vaut pour un acte résolu de « présence », un « je suis là ». Michel Houellebecq et les « écrivains-sociologues » de la tragédie humaine contemporaine dépeignent en définitive l’ « incertitude du temps » à travers des romans sans autre théâtre que le corps. Finalement, ces romans de la conscience individuelle malheureuse (de « l’abîme intime ») suscitent malaise… pitié et crainte. Ces œuvres « atroces », dans une critique holistique et radicale de la société contemporaine, percent le voile inhumain qui enveloppe la civilisation occidentale et invitent, en focalisant l’attention sur ce qu’il faut bien appeler en dernière instance le Terrible et le Néant, à de douloureux « voyages intérieurs ». 543 WAGNER, Alain, « Michel Houellebecq, ou celui par qui le scandale arrive » (Luxemburger Wort, 17 et 24 février 2000). 179 180 BIBLIOGRAPHIE 181 182 Bibliographie primaire - CHIMO, Lila dit ça, Paris, Plon, 1996. - Id., J’ai peur, [1ère éd. : Plon, 1997], Paris, Pocket, 1999. - DESPENTES, Virginie, Baise-moi, [1ère éd. : Florent-Massot, 1994 ; 2ème éd. : Grasset et Fasquelle, 1999], Paris, éd. J’ai lu, 1999. - Ead., Les Chiennes savantes, [1ère éd. : Florent-Massot, 1996 ; 2ème éd. : Grasset et Fasquelle, 1999], Paris, éd. J’ai lu, 1997. - Ead., Les jolies choses, [1ère éd. : Grasset et Fasquelle, 1998], Paris, éd. J’ai lu, 2000. - HOUELLEBECQ, Michel, Extension du domaine de la lutte, [1ère éd. : Maurice Nadeau, 1994], Paris, éd. J’ai lu, 1997. - Id., Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998. - Id., Plateforme, Paris, Flammarion, 2001. - MILLET, Catherine, La Vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001. - NOBECOURT, Lorette, La Démangeaison, [1ère éd. : Les Belles Lettres, 1994], Paris, éd. J’ai lu, 1998. Autres livres de Michel Houellebecq : - HOUELLEBECQ, Michel, H. P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, [Éd. du Rocher, 1999, 1991], Paris, J’ai lu, 1999 (essai). - Id., Le Sens du combat, Paris, Flammarion, 1996 (recueil de poésies). - Id., Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, Paris, Flammarion, 1997 (essai suivi d’un recueil de poésies). - Id., Interventions, Paris, Flammarion, 1998. (recueil de textes divers et d’articles publiés) - Id., Renaissance, Paris, Flammarion, 1999 (recueil de poésies). 183 Autres auteurs et livres pour élargir la toile - BREILLAT, Catherine, Pornocratie, Paris, Denoël, 2001. - CASTILLON, Claire, Le Grenier, Paris, Éd. Anne Carrière, 2000. - CLINQUART, Régis, Apologie de la viande, Éd. Du Rocher, 1998. - CUSSET, Catherine, Jouir, [1ère éd.: Gallimard, 1997], Folio, 2001. - DARRIEUSSECQ, Marie, Truismes, [1ère éd. : P.O.L Éd., 1996], Folio, 2000. - DJIAN, Philippe, Vers chez les blancs, Paris, Gallimard, 2000. - GRAN, Iegor, Ipso facto, [P.O.L Éd., 1998], Paris, J’ai lu, 1999. - JAUFFRET, Régis, Clémence Picot, [1ère éd. : Varticales/Seuil, 1999], Paris, Folio, 2000. - Id., Histoire d’amour, [1ère éd. : Verticales/Seuil, 1997], Paris, Folio, 1999. - Id., Autobiographie, Paris, Verticales/Seuil, 2000. - L., Marie, Noli me tangere, Paris, La Musardine, 2001. - LEGENDRE, Claire, Viande, [1ère éd. : Grasset et Fasquelle, 1999], Paris, Le Livre de Poche, 2001. - REY, Nicolas, Mémoire courte, Au Diable Vauvert, 2000. Bibliographie secondaire - ARDENNE, Paul, L’Image corps : figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Éd. Du Regard, 2001. - AUTHIER, Christian, Le Nouvel Ordre sexuel, Paris, Bartillat, février 2002. - BRULOTTE, Gaëtan, Oeuvres de chair, P.U. Laval, L’Harmattan, 1998. - GUILLEBAUD, Jean-Claude, La Tyrannie du plaisir, [1ère éd. : Seuil, 1998], Paris, Points-Seuil, 1999 (essai). - Id., Le Principe d’humanité, Paris, Seuil, sept. 2001 (essai). - HENRIC, Jacques, Légendes de Catherine M., Paris, Denoël, 2001. - LECLAIR, Bertrand, Théorie de la déroute, Paris, Vertcales/Seuil, 2001 (essai). - LIPOVETSKY, Gilles, L'Ère du vide, [1ère et 2ème éd. : Gallimard, 1983, 1993], Folio essai, 2001 (essai). 184 - ONFRAY, Michel, Le Désir d’être un volcan, Journal hédoniste, Paris, Grasset, 1996. - PAUVERT, Jean-Jacques, De l'Infini au zéro, Anthologie historique des lectures érotiques, Paris, Stock, 2001. - RUFFIE, Jacques, Le Sexe et la mort, Paris, Odile Jacob, 1986. 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Émissions radio- et télédiffusées - Émission Concordance des temps, présentée par Jean-Noël Jeanneney et radiodiffusée sur France Culture, intitulée « De La Garçonne à La Vie sexuelle de Catherine M. : les avatars de la pudeur » (11/11/2001). - Émission Campus de Guillaume Durand sur France 2, intitulée « Les libertins : de Sade à Catherine Millet » (12/12/2001). Sites Internet - www.yahoo.fr (« Yahoo Encyclopédie ») - www.houellebecq.info (site officiel de l’écrivain) 189 - www.disc.server.com/Indices/125642.html (Amicale des Ennemis des Amis de Michel Houellebecq) www.jailu.com - www.lire.fr 190 - TABLE DES MATIERES 191 192 Résumé 4 Abréviations 7 Introduction 11 La polémique autour de la « nouvelle tendance » Michel Houellebecq : « écrivain de la souffrance ordinaire » Les « écrivains-exhibitionnistes » Méthodologie, problématique et plan I) Le corps et le réel 25 A) Une tendance « post-naturaliste » ? 27 B) Considérations stylistiques 39 C) Des récits « érographiques » 43 II) Corps, sexualité et civitas A) Une société d’individualisation inédite 51 53 1. Le « procès de personnalisation » 54 2. Le narcissisme contemporain 56 3. Une société érotisée à l’excès 62 B) Un désert d’amour et d’affects 1. Obsolescence de la linea amoris 68 70 2. Houellebecq : la froide conceptualisation du corps et de la sexualité 72 3. Chimo face à la spontanéité du… corps 81 4. Nobécourt, Despentes : entre affection et aversion 85 5. La « rage antiromantique » chez Catherine Millet 89 193 C) Corps, sexualité, éthique et violences 91 1. Une panne du désir 91 2. Interdit et transgression 92 3. Conduites antisociales 96 III) « Le corps, lieu des plus folles angoisses » A) Le corps « souffrant » et « intranquille » 105 108 a. La « conscience malheureuse » et « douloureuse » chez Houellebecq 109 b. La « peur physiologique » de Chimo 113 c. Les « corps criards » chez Despentes et Nobécourt 115 d. Maladie et amoindrissement du corps 118 B) Réponses au désarroi existentiel a. Désespérance des personnages houellebecquiens 122 b. La sexualité comme « divertissement » 126 c. Suicide et dépréciation de soi 131 d. Abîmer l’humain 136 C) Doutes sur l’humain 144 a. « Érographie » et « dépersonnalisation » 145 b. Instrumentalisation de l’autre 150 c. Désacralisation du corps et déshumanisation 152 d. Solitude et « univers communicationnaire » 155 Conclusion Un réalisme/naturalisme renouvelé Exhibition de l’intime comme symptôme d’angoisse Effacement insidieux de l’humanité Des livres antihumanistes ? 194 121 167 Bibliographie 181 Table des matières 191 195