Extension du domaine

Transcription

Extension du domaine
Paolo Ippolito
« Génération Houellebecq » :
exhibition outrancière
de l’abîme intime
Je déclare sur l’honneur avoir mené à bien
le présent travail par mes propres moyens.
Le croquis de Michel Houellebecq (en couverture) a été réalisé par Madame Laurence Theisen
d’après la page de garde du site officiel de l’auteur www.houellebecq.info.
2
Par Paolo IPPOLITO
Candidat au professorat au Lycée Technique d’Esch-sur-Alzette
« Génération Houellebecq » :
exhibition outrancière de l’abîme intime
Travail de candidature
- Littérature française -
2001-2002
3
RÉSUMÉ
C
haque rentrée littéraire a connu ces dernières années son lot de romans
impudiques, toujours plus crus, toujours plus brutaux dans lesquels leurs
auteurs investissent un langage de sang et de sexe. Nous avons voulu
étudier un certain nombre d’auteurs d’une soi-disant « nouvelle génération », pour
reprendre le titre d’une récente collection des Editions J’ai lu. L’écriture de ces auteurs que nous avons regroupés autour de celui qu’une certaine partie de la critique considère
comme le chef de file d’une « nouvelle tendance », à savoir Michel Houellebecq - se
caractérise par une propension au déploiement du domaine de l’intime. Notre recherche,
qui a porté sur Virginie Despentes, Chimo, Lorette Nobécourt, Catherine Millet et Michel
Houellebecq, a eu pour but d’interroger leur inclination pour une littérature sans fard où
une omniprésence du corps et un langage cru constituent les ressorts essentiels. Que
signale ce foisonnement de livres dont l’exhibition de l’intime (du corps et de la sexualité)
est la clef de voûte ?
La perspective de cette recherche a été essentiellement comparatiste ; nous avons exploité
les différents ouvrages à travers un prisme socio-métaphysique. Nous avons montré que
cette littérature provoque des réflexions plus élevées que son propos purement descriptif en
matière sexuelle (et soi-disant racoleur) ; elle impose une réflexion sociologique sur le
« suicide occidental » et ébranle l’unité métaphysique de la personne et du corps. Ce pôle
d’écrivains peut être rattaché aux réalistes/naturalistes du XIXe siècle de par sa volonté de
dire l’homme et le monde à travers le thème physiologique et de l’utiliser comme « figure
privilégiée des déviances, du désordre social et de la finitude humaine » (Cabanès).
Dans un siècle marqué par la question de l’individualité, il n’est pas étonnant que le corps
soit devenu un enjeu littéraire majeur. Le refus du suggestif, le déferlement du hard et du
gore, cette volonté de (se) « salir » et de (se) détruire, de « noircir et se noircir » (selon la
devise célinienne), constitue un cri dénonçant une civilisation dans laquelle le « principe
d’humanité » fait naufrage. Les liens sociaux s’effritent. Le respect de l’autre et l’amour
sont absents de ces mondes dépeints en gris anthracite. Le corps humain est présenté
comme simple matériau, somme de ses organes, la sexualité est mécanique,
dépersonnalisée, alignement de performances sans émotions ; le tout minorant ainsi le fait
que l’homme est le produit d’une histoire individuelle. Notre corpus signale la
4
désacralisation du corps, et partant, la chute de l’humanité, la perte de foi en l’homme. Plus
que jamais, dans une société atomisée, le sentiment de vide et de ne pas se sentir
exister devient douloureux; l’homme est une « particule » parmi les « particules ». C’est
d’un pessimisme terrifiant, celui du vide existentiel, de l’oubli, de la solitude et de la mort,
dont rend compte notre corpus.
Plutôt que des « écrivain[s] à la mode » (Sébastien Le Fol), plus qu’un simple phénomène
passager, la « nouvelle tendance » met en question (depuis près de dix ans !) avec rage les
principes de base de la société occidentale, la conception traditionnelle de la nature
humaine et ses valeurs morales.
5
6
ABRÉVIATIONS UTILISÉES
EDL (dans les notes de bas de page)
Extension du domaine de la lutte
Extension (dans le texte)
PE (dans les notes de bas de page)
Les Particules élémentaires
Les Particules (dans le texte)
PF
Plateforme
LVSCM
La Vie sexuelle de Catherine M.
TdP
La Tyrannie du plaisir
7
8
Je révélerai
le véritable visage de l’humanité,
sa violence (…), son érotisme, son exaltation
et puis ses énigmes, ses machines, son pouvoir et sa mort.
Wei Hui Zhou, Shanghai Baby.
9
10
INTRODUCTION
11
12
n 1997, les éditions J’ai lu créent une collection qui rassemble un nombre
E
important de romans appartenant à une même « tendance ». Celle-ci
s’imposerait avec un anti-conformisme tel que la maison d’édition évoque
un « véritable phénomène littéraire », mettant en avant la grande diversité et la fécondité
prodigieuse d’un mouvement naissant. Voici ce que nous pouvons lire sur une page récente
du site internet J’ai lu :

« Désormais aussi médiatique qu'irréfutable après la parution des Particules
élémentaires [roman de Michel Houellebecq paru en 1998], une nouvelle génération
d'écrivains apparaît en littérature et s'impose. »1
La création de collections regroupant des auteurs sensiblement de la même génération,
chez les deux éditeurs généralistes que sont J’ai lu et Pocket2, est significative d’une prise
de conscience : l’apparition d’une nouvelle génération d’écrivains est assez importante
pour faire l’objet d’une collection à part entière. Ce sont certains auteurs publiés dans ces
collections – et souvent controversés – qui feront l’objet du présent travail.
La polémique autour de la « nouvelle tendance »
Choquants, scandaleux, indécents, obscènes, licencieux, lubriques, pornographiques,
tendancieux, équivoques : une kyrielle d’adjectifs se pressent sous les plumes des critiques
pour qualifier certains récits parus durant la dernière décennie. Les dernières rentrées
littéraires en France nous ont apporté leurs lots de romans jugés scabreux voire indécents,
objets de toutes les polémiques. Citons pêle-mêle Baise-moi (Florent-Massot, 1994) de
Virginie Despentes, Extension du domaine de la lutte (Maurice Nadeau, 1994) de Michel
1
Site www.jailu.com. Dans Le Monde du 8 octobre 1999, il est écrit que « pour Marion Mazauric, directrice
littéraire de J’ai lu, c’est Michel Houellebecq qui a « secoué » le monde de l’édition et permis de renouveler
le paysage littéraire français. » (GRANGERAY, Émilie, article intitulé « J’ai lu et Pocket misent sur des
collections regroupant de jeunes auteurs »)
2
En 1999, Pocket lance la collection « Nouvelle Voix » avec, entre autres, Christine Angot et Vincent de
Swarte.
13
Houellebecq, Truismes (POL, 1996) de Marie Darrieussecq, Histoire d’amour
(Verticales/Le Seuil, 1998) de Régis Jauffret ou encore Viande (Grasset, 1999), le premier
roman de la jeune Claire Legendre.
Frédéric Badré, dans le quotidien Le Monde3, annonce et salue l’avènement d’une
« nouvelle génération » qui émerge avec force. Il voit en Michel Houellebecq, Marie
Darrieussecq et Iegor Gran (Ipso facto, POL, 1998) les meilleurs représentants d’ « une
nouvelle tendance en littérature ». Cette tendance se caractériserait – globalement – par
une absence totale d’illusion et un élan anti-conformiste. Badré souligne également la
radicalité des livres appartenant à cette tendance, radicalité qui reposerait sur le choix de
sujets sensibles ainsi que sur une réalité commune observable : cette tendance décrit « ce
que tout le monde voit autour de lui ». Les auteurs auxquels Badré se réfère jettent un
regard littéralement clinique sur le réel. La nouvelle tendance se voudrait4
« postnaturaliste ». Les romans auxquels il est fait allusion entendent dévoiler. Très
directs, très explicites, voire « très agressifs » et « très violents », ces romans ne se
soucieraient guère de psychologie ; pour ces auteurs, le monde ne serait pas fait pour
aboutir à un beau livre. Selon Badré, les auteurs de cette nouvelle tendance auraient
compris que la beauté ne peut plus être représentée car elle ne serait plus existante.
Mais les louanges ont rapidement fait place aux anathèmes les plus implacables, et l’article
de Frédéric Badré a suscité de nombreux remous dans la république des lettres, à tel point
qu’il n’est pas exagéré de parler de véritable joute littéraire. Philippe di Folco 5 voit en
Badré une victime (consentante) du « marketing malin des programmes éditoriaux » des
grandes maisons d’édition. Pour Di Folco, ce qui se vend bien ne fait pas forcément figure
d’événement littéraire : « ce qui se vend aujourd’hui ne prépare en rien l’édification de
courants littéraires mais participe de la pure esbroufe ». Il dénonce le business autour du
livre et le fait que l’art ne soit pas le souci majeur des super-entreprises éditoriales. Marc
3
« Une nouvelle tendance en littérature », Le Monde, 3 octobre 1998. Au début de son article, Badré dénonce
les « professionnels du jugement artistique » (les critiques), qui « recensent les livres que chaque "saison
littéraire" voit surgir en abondance, avec une indifférence de plus en plus visible ». Il déplore les « faibles
opinions purement subjectives » et les « bavardages » de l’actuelle critique, incapable de sortir de son
apathie lorsqu’un phénomène nouveau surgit.
4
Nous utilisons le conditionnel étant donné que nous ne pouvons qualifier ce courant d’école : il n’y a ni
maître ni disciples, ni doctrine affichée ou théorisée par écrit. Nous ne pouvons pas non plus parler de cercle
littéraire : les auteurs se connaissent, avec une grande probabilité, mais, ils n’ont pas créé de soirées
littéraires.
5
Di FOLCO, Philippe, « Résister, encore et toujours », Le Monde, 10 octobre 1998.
14
Petit quant à lui, ardent défenseur de l’imaginaire en littérature6, voit dans l’entreprise de
Badré une « récupération de la "Houellebecqmania" ambiante ». Il reproche à Badré,
« porte-parole autoproclamé de la "nouvelle tendance" », d’avoir exercé son style dans le
constat attristé de l’état de la critique et de faire de la « nouvelle génération », finalement,
des écrivains « maudits », victimes des critiques incompétents. Acerbe, il ajoute qu’il
faudrait se demander ce qui conduit la « société du consensus mou » à organiser la
promotion de « produits culturels ultraviolents, hard-crade-destroy, scatologiques ».
Dans un autre article7, Petit évoque le « coup de bluff médiatique et commercial » autour
de « non-livres prétentieux et ridicules » qui s’ajoutent « à la pile déjà haute des sousCéline, sous-Duras et sous-Violette Leduc ». En fait, Houellebecq ne ferait que rappeler les
vieux démons d’un pessimisme facile. L’auteur de l’article énonce de façon caustique
certaines tendances : les minimalistes, les misérabilistes, les nombrilistes, les ultra-violents
avant de conclure à un « un bouillon de culture favorable à la prolifération de l’antipoésie
et de l’antifiction » et à un « kitsch », à un véritable « vide intellectuel ». Inquiet, le
romancier et essayiste regrette que tout ce qui a trait aux mythes, aux légendes et au
fantastique en littérature soit déprécié au profit du réalisme8. Les livres et leurs auteurs que
Petit a dans son collimateur devraient leur succès uniquement à la surface médiaticocommerciale mise à leur disposition. Pour Michel Guénaire9, Michel Houellebecq incarne
l’école « qui veut abolir le rêve », une école d’« une littérature d’observation têtue ». Il se
demande si toutes les misères du monde méritent d’être représentées dans « une
observation obsédante » en prenant à témoin Albert Camus et sa beauté d’écriture.
6
PETIT, Marc, « "Nouvelle tendance", vieux démons », Le Monde, 10 octobre 1998. Marc Petit est membre
de la « Nouvelle Fiction », un courant littéraire apparu au début des années 90. La « Nouvelle Fiction » est un
cercle littéraire qui regroupe une dizaine d’auteurs français qui veulent relancer la création littéraire en la
greffant sur l’imaginaire collectif. Ces auteurs sont opposés aussi bien aux recherches formelles et
intellectuelles du Nouveau Roman qu’aux trivialités d’un réalisme terre à terre. Voir à ce sujet le dossier du
magazine Ecrire aujourd’hui, n°28, mars-avril 1995.
7
PETIT, Marc, « Le refus de l’imaginaire », Le Monde, 4 février 1999.
8
C’est ce qu’il exprime avec beaucoup d’humeur, d’ironie et de railleries acérées dans un libelle intitulé
Eloge de la fiction, paru chez Fayard en 1999. Ce livre se veut la réponse au livre de Christophe Donner,
Contre l’imagination, paru chez le même éditeur l’année précédente. Petit y fustige « la sainte alliance du
minimalisme, du misérabilisme et du nombrilisme qui menace de réduire le paysage du roman français à un
champ de ruines » (quatrième de couverture).
9
GUENAIRE, Michel, « Beauté cou coupé », Le Monde, 4 février 1999.
15
D’après Guénaire,

« les apôtres de la nouvelle misère du monde sont […] les derniers héritiers des tenants
du veau d’or du matérialisme […]. Le « nouveau roman » voulut […] tuer le personnage.
Le "nouveau nouveau roman" peut bien vouloir tuer son compagnon de tous les romans
du monde, la beauté ».
Citons encore les titres d’autres articles tout aussi véhéments que celui de Guénaire. Henri
Raczymow10, après avoir qualifié – ironiquement – l’article de Badré de manifeste, écrit :
« Il [Badré] nous dit que l’ordure en littérature, sinon la littérature comme ordure, est la
seule qui soit à même aujourd’hui de rendre compte du monde tel qu’il est ». La revue
Perpendiculaire intitule un important article collectif « Houellebecq et l’ère du flou »11
dans lequel est déploré le fait que tout ouvrage où affleure l’ordure puisse être qualifié de
« célinien ». Le flou inhiberait, selon eux, notre univers référentiel. Les auteurs de cet
article exigent d’un auteur digne de ce nom qu’il maîtrise « sa longitude morale » et « sa
latitude esthétique ». D’autres, comme Guillaume Bigot et François Devoucoux du
Buysson, crient carrément à la « tartufferie »12.
Le 11 février 1999, Christophe Donner, auteur d’un livre intitulé Contre l’imagination
(Fayard, 1998), s’empresse de revenir sur les propos de Marc Petit et Michel Guénaire en
leur reprochant leur parti pris et leur emportement à l'encontre des auteurs qu’ils
vilipendent13 en raison de leur propension à une « évacuation de l’imaginaire au profit de
la seule immédiateté de la tripe et des nerfs »14. Selon Donner, la vertu première de la
littérature serait de « dire les choses », « les transmettre », de « raconter la vie » et
« l’essentiel »15.
Nous avons évoqué la « joute littéraire » engagée autour de la « nouvelle tendance » ;
mieux, l’on se croirait revenu – toutes proportions gardées – à l’époque des querelles
10
RACZYMOW, Henri, « De l’ordure en littérature », Le Monde, 10 octobre 1998.
11
« Houellebecq et l’ère du flou », par la revue Perpendiculaire, Le Monde, 10 octobre 1998. Texte cosigné
par Nicolas BOURRIAUD, Christophe DUCHATELET, Jean-Yves JOUANNAIS, Christophe KIHM,
Jacques-François MARCHANDISE, Laurent QUINTREAU, tous membres du comité de rédaction de la
revue.
12
BIGOT, Guillaume et François DEVOUCOUX du BUYSSON, « Sex nihilo », Le Monde, 3 mai 2001.
13
DONNER, Christophe, « L’aveuglement des esthètes », Le Monde, 11 février 1999.
14
« "Nouvelle tendance", vieux démons », Le Monde, 10 octobre 1998.
15
DONNER, Christophe, Contre l’imagination, Paris, Fayard, 1999, pp. 24 et 40.
16
littéraires capables d’enflammer les esprits. Pensons à la bataille d’Hernani, aux scandales
des Fleurs du mal ou de Madame Bovary. Il y a événement littéraire et cela ne peut être
que réjouissant : les divergences littéraires capables de soulever des passions furent rares
ces derniers temps. La parution, à l’automne 1998, des Particules élémentaires de Michel
Houellebecq a suscité des réactions d’une ardeur particulière : la vie littéraire française
s’est enflammée et le monde des lettres a montré qu’il était capable de se mobiliser pour
des idées et des questions d’esthétiques. Le livre de Michel Houellebecq a fait office de
catalyseur, cela a été un scandale au sens étymologique du terme16.
Michel Houellebecq : « écrivain de la souffrance ordinaire »
Cela dit, qui est cet auteur que Marc Petit se plaît à qualifier d’ « Abominable Homme des
Lettres »17 et dont les livres constituent le terreau de toute une polémique ?
Michel Houellebecq est né le 26 février 1958 à La Réunion d’un père guide de haute
montagne et d’une mère anesthésiste. Il est abandonné par ses parents à sa grand-mère
paternelle. Il est lycéen à Meaux pendant sept ans et fréquente une classe préparatoire
scientifique. En 1980, il devient ingénieur agronome, mais connaît une période de
chômage. Il se marie, devient père d’un fils en 1981. Il divorce l’année suivante. Dépressif,
il fait plusieurs séjours en milieu psychiatrique. Il met trois ans à remonter la pente, puis
occupe un poste d'ingénieur informatique à l'Assemblée nationale. Il se remarie en 1998. Il
habite aujourd'hui sur l’île de Bere, au sud-ouest de l’Irlande. En 1991, il publie un essai
sur Lovecraft, l’année suivante, un recueil de poèmes : La Poursuite du bonheur. En 1994,
il publie Extension du domaine de la lutte. En 1996, paraît son deuxième recueil de
poèmes : Le Sens du combat (prix de Flore). En 1998, il commence à être vraiment connu
avec Les Particules élémentaires (prix Novembre). Renaissance, son dernier recueil de
poèmes paraît en 1999. La même année, il coadapte pour le cinéma Extension du domaine
de la lutte avec Philippe Harel. Il est aussi chanteur ; il a sorti un album en 2000, Présence
humaine. En 2001, il publie son dernier roman : Plateforme. Les points de vue sont très
16
Gr. skandalon : « obstacle, pierre d'achoppement » (Le Petit Robert). C’est sans doute pour cette raison
qu’Alain WAGNER a titré deux de ses articles de la façon suivante : « Michel Houellebecq, ou celui par qui
le scandale arrive » (Luxemburger Wort, 17 et 24 février 2000) et « Michel Houellebecq : la plateforme du
scandale » (publication refusée par le LW au moment de la rédaction de ce travail ; nous sommes en
possession d’un exemplaire privé de l’article).
17
PETIT, Marc, L’éloge de la fiction, Fayard, 1999, p. 45.
17
partagés sur son œuvre. Voici par exemple ce qu'on peut lire sur le site des « Amis de
Michel Houellebecq » (« AMH ») :

« Michel Houellebecq a changé ma vie. Il est une sorte de prophète. Il est doué de la
capacité très rare de percevoir le monde avec un niveau de sensibilité sans égal. Et il a
un talent qui lui permet de nous retransmettre ses perceptions. Voilà ce que certains ont
du mal à accepter. Ils ne veulent pas qu’on leur dise le monde tel qu’il est, ni la
souffrance de tout être humain écartelé entre ses aspirations et la réalité. »18
Or la souffrance et l’amertume constituent les clefs de voûte de son œuvre. Les prémisses
de son univers désenchanté se trouvent déjà dans un essai sur Lovecraft : « la vie est
douloureuse et décevante », le monde serait basé sur « [un] principe de réalité, [un]
principe de plaisir, [la] compétitivité, [le] challenge permanent, [le] sexe et [les]
placements… pas de quoi entonner des alléluias »19. Sa poésie aussi est émaillée de
considérations amères : « Je n’ai à partager que de vagues souffrances / Des regrets, des
échecs, une expérience du vide »20. Lui-même se qualifie d’ailleurs d’ « écrivain de la
souffrance ordinaire »21. Pour le narrateur d’Extension du domaine de la lutte,
« l’amertume » (1994) serait l’état mental qui caractériserait le mieux l’époque.
S’opposant à Michelle Levy, la présidente de l’ « AMH », d'aucuns estiment que Michel
Houellebecq est un médiocre écrivain sans génie, dont la seule force est de parler d'une
manière très crue pour faire croire à un nouveau naturalisme littéraire. Un autre site a été
mis en ligne par l' « Association des Ennemis des Amis de Michel Houellebecq » qui se
veut un site modéré, sans réactions affectives exacerbées et sans sectarisme idolâtre dont
fait preuve, il faut l’avouer, l’« AMH ».
L’auteur des Particules élémentaires a eu l’occasion de s’exprimer sur le statut de « chef
de file » qu’une partie de la presse a bien voulu lui attribuer. De nature peu loquace et mal
à l’aise lors d’interviews, il se montre, sur ce point, relativement évasif :

« Ŕ Avez-vous le sentiment de représenter, comme on l’a dit, une "nouvelle tendance" ?
18
http://michelhouellebecq.est-ici.org/ (les propos sont de Michelle Levy).
19
HOUELLEBECQ, Michel, H. P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, Paris, J’ai lu, 1999, pp. 13 et
17.
20
HOUELLEBECQ, Michel, Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, Paris, Flammarion, 1997, p.
77.
21
GUIOU, Dominique, « L’écrivain de la souffrance ordinaire », Le Figaro, 17 septembre 2001.
18
Ŕ C’est la fonction de la critique de chercher des tendances, et peut-être classer aide-t-il
à penser. Du coup, on se retrouve à côté d’auteurs qu’on ne connaît pas, qu’on n’a pas
lu, mais pourquoi pas ? Il se passe quand même quelque chose. »22
L’auteur des Particules est donc considéré, un peu malgré lui, comme le « chef de file »
d’une nouvelle génération d’écrivains, laquelle exprime le monde d’aujourd’hui tel qu’elle
le perçoit. Et ce constat est celui d’un monde plutôt triste. Cette littérature a été attachée à
la tradition réaliste et naturaliste parce qu’elle se veut sans fard, parce qu’elle recourt
souvent à l’outrance et au déploiement du domaine de l’intime. Nous avons déjà évoqué
Michel Houellebecq, Marie Darrieussecq et Iegor Gran, citons encore Virginie Despentes,
Arnaud Viviant, Vincent Ravalec, Lorette Nobécourt, Chimo, Catherine Cusset, Régis
Jauffret, Régis Clinquart, Nelly Arcan, etc. Cette affinité de plume a entre autres été
relevée par Bernard Pivot :

« J’ai pris beaucoup de plaisir à lire Houellebecq, un peu moins […] Virginie Despentes,
même si je reconnais qu’il y a un style, un ton nouveau. »23
Les « écrivains-exhibitionnistes »
A ce stade, il convient de remarquer que l’objet de ce travail n’est pas de considérer la
« nouvelle tendance » et le « phénomène Houellebecq » à la lumière des impératifs d’une
logique marchande et de la sécheresse actuelle du monde de l’édition (exploitation du
prétendu créneau « nouvelle génération »). Il serait d’ailleurs déplacé et sans portée, dans
un tel travail, de reprocher à ces auteurs de sacrifier – pour des raisons économiques et le
goût du lucre – à une quelconque « mode de l’outrance ». Nous nous associons à Alain
Wagner pour dire qu’ « il n’appartient pas au lecteur de se faire le censeur de la
conscience du romancier »24. Prenons en considération l’œuvre et rien qu’elle.
Cela dit, nous ne pouvons pas ne pas enregistrer l’émergence de ce nouveau pôle « que
cela plaise ou non »25, de cette présence d’auteurs et de livres, de cette foultitude de
22
« Houellebecq : "Tout cela a été très fatigant" », propos recueillis par Antoine de Gaudemar, Libération, 19
novembre 1998.
23
« Les adieux de Bernard Pivot, "interprète de la curiosité publique" », Le Monde, 30 juin 2001 (propos
recueillis par Alain SALLES).
24
WAGNER, Alain, « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (refusé pour publication).
25
BADRE, Frédéric, « Une nouvelle tendance en littérature », Le Monde, 3 octobre 1998.
19
romans désireux de nous livrer une vérité toute crue, sans faux semblant et sans
ménagement26. En vertu du malaise qu’elle suscite auprès du lecteur, cette tendance mérite
que l’on daigne s’y intéresser. Le but de ce travail est d’en rendre compte. Et c’est sans
doute la franchise d’une littérature sans gênes langagières qu’apprécie une partie des
jeunes lecteurs qui ont littéralement érigé Extension du domaine de la lutte, le premier
roman de Michel Houellebecq, en « livre culte »27.
Les auteurs que la critique fait graviter tels des satellites autour du pôle Houellebecq
partagent avec lui, nous l’avons déjà évoqué, un intérêt d’entomologiste pour le réel, mais
accordent aussi une place importante au corps « dans tous ses états ». Ils ne participent
guère de cette conception élégante et subtile qui rallie en général tous les suffrages chez les
représentants du bon goût. Loin d’eux le mode sensible du feutré cachant les réalités du
corps sous une dentelle de métaphores ou d’euphémismes. La « nouvelle tendance » tend à
s’exprimer sans fioritures, voire avec désinvolture, et pour ce faire, elle choisit le plus
souvent l’espace du roman. Un roman – ou plus généralement un livre – est le théâtre des
tensions qui existent entre un monde et un auteur. Et « nos » romanciers s’imprègnent de
ce qui les entoure comme de ce qui les constitue : les événements de la vie, les gens, la
société en général, mais aussi et surtout le corps dans toutes ses manifestations physiques,
ses forces, ses violences, son agressivité et essentiellement ses fragilités28. Le fait
d’exposer, en cette fin de siècle et de millénaire, le corps dans un registre hyperbolique, le
fait de montrer la « mise à mort » de l’intime et de l’intimité, a valu aux écrivains
« nouvelle tendance » d’être taxés d’« écrivains-exhibitionnistes »29. Marc Petit utilise
cette expression en 1999 et les récentes publications ne font visiblement que la
corroborer30. La nouvelle tendance persiste et signe. Le corps est souvent représenté
26
Reprocher à un écrivain de « voir les choses belles ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou sinistres,
c’est lui reprocher d’être conformé de telle ou telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la
nôtre », écrit Maupassant dans sa « préface » à Pierre et Jean intitulée « Roman » (Pocket, 1998, p. 38).
27
ASSHEUER, Thomas, „Sex und Kapitalismus“, Die Zeit, 16/1999. Notons au passage que des adaptations
théâtrales d’Extension du domaine de la lutte et des Particules élémentaires ont eu lieu en Allemagne en fin
d’année 2000, dans une mise en scène de Frank Castorf (Spiegel du 17.11.2000 et 1.12.2000).
28
En ce qui concerne l’art, nous renvoyons au beau livre suivant : ARDENNE, Paul, L’image corps : figures
de l’humain dans l’art du XXe siècle, Regard, 2001.
29
« Le refus de l’imaginaire », Le Monde, 4 février 1999. Sylvie CHAYETTE et Malène Duretz utilisent la
même expression dans un article intitulé « De l’art ou du cochon », Le Monde, 8 juin 2001.
30
CASTILLON, Claire, Le Grenier (Paris, éd. Anne Carrière, 2000) ; JAUFFRET, Régis, Autobiographie ;
(Paris, Verticales/Le Seuil, 2000) ; ARCAN, Nelly, Putain (Paris, Seuil, 2001), etc. A l’heure où le présent
20
jusqu’à l’excès, la chair est « exposée », « exhibée » dans une représentation brute de mise
à l’étal ; le récent livre de Claire Legendre s’intitule d’ailleurs Viande ! Une partie
importante des romans qui se publient ces dernières années – et qui se réclament de la
littérature générale et « officielle » (entendons hors des circuits de genres dits mineurs,
comme la littérature érotique ou pornographie) – sont de plus en plus impudiques, de plus
en plus brutaux dans leur inclination à sonder les plus infimes méandres inavoués de
l’homme. Certains écrivains vont très loin dans l’exhibition de l’intimité : le corps est traité
crûment, froidement ; il est maltraité par les autres, par soi-même ou par la maladie ; il est
souvent considéré comme simple conglomérat de tissus et d’organes. Etant donné le
nombre important de ce type de romans, il conviendrait presque de parler de fait, de norme,
plutôt que de simple phénomène.
Méthodologie, problématique et plan
Dans le corpus que nous nous proposons d’étudier se retrouvent des auteurs que les
éditions J’ai lu regroupent dans la collection « Nouvelle génération », mais aussi des
auteurs qui ne sont pas attaché à un groupe déterminé. Parmi les auteurs faisant partie de la
collection des éditions J’ai lu, il y a Michel Houellebecq (Extension du domaine de la
lutte, 1994 ; Les Particules élémentaires, 1998 ; Plateforme, 2001), Virginie Despentes
(Baise-moi, 1994 ; Les Chiennes savantes, 1996 ; Les jolies choses, 1998) et Lorette
Nobécourt (La Démangeaison, 1994). Ensuite, nous avons choisi un auteur (anonyme31) et
peu connu, publié chez Pocket : Chimo (Lila dit ça, 1996 ; J’ai peur, 1997). Pour finir,
nous avons sélectionné La Vie sexuelle de Catherine M. (2001) de Catherine Millet
(directrice de rédaction d’Art Press), récit qui semble littéralement entériner la « nouvelle
tendance » exhibitionniste qui fait l’objet de cette étude. D’autres textes pourront
occasionnellement alimenter l’analyse, à titre de textes d’appoint ou d’appuis comparatifs.
Nous n’avons en rien voulu prétendre à une exhaustivité, le temps et la place impartis à ce
travail ne le permettaient pas. Il s’agit d’un échantillonnage et, à ce titre, ce travail peut
être considéré comme une amorce à un travail de plus large envergure. Il ne s’agit pas ici
d’expliquer et de commenter chaque récit dans ses nuances les plus infimes. Au lieu de
travail prenait fin, un essai est paru qui traite précisément des auteurs qui nous intéressent : AUTHIER,
Christian, Le Nouvel Ordre sexuel, Paris, Bartillat, février 2002.
31
Auteur peu connu qui a publié deux livres sous pseudonyme. D’aucuns pensent qu’il s’agit de Vincent
Ravalec, auteur en 1997 du roman Nostalgie de la magie noire (Flammarion)…
21
poursuivre dans toutes leurs nuances l’analyse de textes particuliers, nous pratiquerons une
coupe synchronique qui va de 1994 à 2001 : nous rapprocherons un certain nombre de
livres qui thématisent le corps, l’excès et l’outrance. Il s’agira de reconnaître certains
motifs communs et, d’un livre à l’autre, de repérer des constantes.
Il convient de noter également que nous avons eu le « souci » de neutralité morale, étant
donné le choix des auteurs de représenter sans pudeur et sans ménagement le corps et la
sexualité. Nous nous sommes efforcé de placer entre parenthèses la personnalité complexe
de Michel Houellebecq ainsi que sa position quant à certains sujets comme le tourisme
sexuel, le racisme ou l’islam. Seul comptera l’écrivain. Concernant les œuvres, nous avons
tenté d’échapper à une logique simplificatrice du pour ou contre (qui est légion dans la
presse et les médias) et avons opté pour une démarche plus nuancée. Nous n’avons pas
voulu verser soit dans un affolement moral, une condamnation, soit dans une quelconque
dévotion ou exaltation : l’analyse et la description de l’impudique se voudra neutre et
participera de la constatation d’un fait littéraire. Ce « souci » participe d’une attitude
d’ouverture essentielle dans l’appréhension d’un travail de recherche.
A travers l’étude des textes qui viennent d’être évoqués, nous tenterons de dégager les
raisons profondes d’un recours – de la part d’un grand nombre d’auteurs sensiblement de la
même génération – à une création littéraire qui revendique l’outrance. Pourquoi cette
inclination à écrire des romans impudiques et brutaux ? Pourquoi s’adonner à une
littérature sans fard où une omniprésence du corps (de la sexualité, de pulsions) et un
langage cru constituent les ressorts essentiels ? Pourquoi exhiber le pire ? Que signale ce
genre d’écriture « hyperréaliste » ? En outre, si nous admettons qu’un certain réalisme
renvoie à la sociologie32, tout compte fait, le « post-naturalisme » dont parle Badré ne viset-il pas une mise en doute de la société, et, partant, de l’homme ?
Après avoir interrogé cette tendance à la lumière de l’histoire littéraire – et plus
spécifiquement par rapport à la fin du XIXe siècle –, nous établirons un rapport entre cette
tendance en littérature et ce que nous appellerons l’anthropologie au sens large. Pour ce
faire, nous dégagerons les liens qui peuvent subsister lors de la confrontation entre corps et
32
La critique sociologique affirme que dans la création artistique, un individu n’est pas seul concerné, mais
que l’œuvre est l’expression d’une conscience collective dont l’artiste participe avec plus d’intensité que la
majorité des individus. Cette recherche consiste à élucider les liens qui unissent créateur et société, œuvre
d’art et structures mentales. (Cf. cours de Madame Colas-Blaise, « La critique littéraire comme recherche »,
Cunlux, 1994/95). Nous renvoyons aussi à l’ouvrage collectif intitulé Introduction aux études littéraires,
Méthodes du texte, chapitre XIX : « Sociocritique », Paris, Duculot, 1987, pp. 288-315.
22
socialité. Cette approche sociologique appellera, nous le verrons, des considérations
métaphysiques centrées sur le corps et « l’humanité de l’homme ».
Nous espérons ainsi mettre en évidence la façon dont le corps fait signe, la façon dont il
est, pour l’homme, le véhicule construisant un rapport à la société, au monde et à ses
semblables.
23
24
Partie I :
LE CORPS ET LE RÉEL
Quelle que soit la quantité de mensonges, de faux souvenirs et de rêves dont
on s’entoure au long d’une vie, c’est toujours le même corps qu’on retrouve,
au matin, dans l’éprouvante expérience du réveil ;
le corps est sans miracle.
Michel Houellebecq, Renaissance,
Flammarion, quatrième de couverture.
25
26
ous l’avons déjà évoqué en introduction : les auteurs qui nous intéressent
N
bannissent tout impressionnisme de leurs écrits. Soucieux de ne pas
s’adonner au suggestif, ils dissèquent et représentent une réalité brute. A
travers une écriture sans concessions, ils narrent les aventures inquiétantes, violentes ou
piteuses et font du corps le « personnage principal »33. Loin d’être glorieux, beau, éloquent
ou lyrique, il est cru, anatomique, organique. Les regards des auteurs sur lui sont ceux
d’entomologistes ! Le « corps réel » est leur obsession ! Nos écrivains méritent-ils pour
autant l’épithète de « post-naturalistes » ?
A) Une tendance « post-naturaliste » ?
La volonté affichée de tout dire, de tout « dévoiler » a valu aux auteurs qui nous
intéressent ici d’être qualifiés de « post-réalistes », de « post-naturalistes », certains
critiques faisant évidemment le rapprochement avec le courant réaliste/naturaliste du XIXe
siècle.
Comme leurs prédécesseurs, « nos » auteurs s’attachent à donner une description –
description qui est fonction de leur interprétation34 – minutieuse des choses physiques,
accordant comme avait pu le faire un Zola35, une prééminence aux instincts de ses
33
ARGAN, Catherine, « Mon corps, ce héros », Lire, septembre 2001.
34
Tous les romanciers du réel se sont posé la question de la représentation, de son exactitude. Une des
critiques les plus habituelles faites à leurs œuvres est celle de l’inexactitude. Champfleury ou Zola se sont
défendus d’être des machines enregistreuses capables de répéter le réel sans transformation. Nous renvoyons
à l’anthologie de textes théoriques que Colette Becker propose dans son livre (BECKER, Colette, Lire le
réalisme et le naturalisme, Paris, Nathan Université, 2000, pp. 149-180) et notamment à un texte de
Champfleury repris dans Le Réalisme (1857) ainsi qu’à la célèbre lettre de Zola à Antony Valabrègue sur la
« théorie des écrans » (18 août 1864) où il défend l’idée qu’ « une œuvre d’art est un coin de la création vu à
travers un tempérament » (idée qu’il formulera telle quelle en 1865).
35
Pensons aux pulsions exacerbées dans Nana (1880), La Joie de vivre (1883-1884) ou encore La Bête
humaine (1889-1890).
27
personnages. Ceux que nous rencontrons dans notre corpus sont eux aussi ordinaires, ce
sont des quidams, simples voire médiocres (même si chez un auteur comme Houellebecq
les personnages sont issus de la bourgeoisie ; en cela il est proche d’un Balzac également).
Nos récits sont ancrés dans une géographie urbaine et dans une époque précise (la fin du
XXe, le début du XXIe siècle). L’ancrage des récits dans le réel et leur authentification sont
aussi réalisés par le renvoi à une réalité sociologique. Dans J’ai peur, Chimo nous dépeint
les bas-fonds de la banlieue parisienne. Extension du domaine de la lutte se veut, entre
autres, une peinture du monde de l’entreprise. Dans Les Chiennes savantes, Virginie
Despentes nous plonge dans le milieu de la pègre lyonnaise.
La « nouvelle tendance » entend, comme les réalistes/naturalistes du XIXe siècle, ne pas
éviter des sujets tabous, dire toute la vérité sur les hommes et la société. Il faut que tout
écrit « montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier »36. Dans un article sur Zola et
L’Assommoir (1877), Huysmans affirme qu’il s’agit de mettre en scène « des êtres en chair
et en os »37. Michel Houellebecq conseille, lui, de « frapper là où ça compte » :

« Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez
sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de
l’indifférence, de la frustration, de l’absence d’amour. Soyez abjects, vous serez vrais. »38
Houellebecq pense que décrire la vie comme une idylle reviendrait à fausser la réalité.
Dans son essai sur Lovecraft il écrit que la mission de tout écrivain est d’apporter « un
nouvel "éclairage" » sur la vie, et ce, à partir de faits sur lesquels il n’a absolument pas le
choix : « sexe, argent, religion, technologie, idéologie, répartition des richesses… un bon
romancier ne doit rien ignorer »39. Pour lui, le roman doit fouiller, sans ménagement, les
plaies du corps social moribond. A cet égard, son deuxième roman, Les particules
élémentaires, semble procéder d'une démarche plus « scientifique », disons sociologique,
qu'esthétique. A l’orée du IIIe millénaire, nous le verrons, son bilan et ses perspectives
semblent pour le moins pessimistes.
36
Préface de Germinie Lacerteux (1865) des Goncourt citée par Colette Becker, op. cit., p. 152.
37
Cité par Colette Becker, op. cit., p. 28.
38
Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 33.
39
H. P. Lovecraft, op. cit., p. 61.
28
Chimo, quant à lui, dans un livre passé inaperçu, rejoint (par personnage interposé) ce que
dit Michel Houellebecq dans Rester vivant. Voici ce que confie le personnage Dominique à
Chimo :

« Tu es jeune, tu as pas encore eu le temps d’avoir peur. […] tu verras, ça vient tout
doucement la peur comme une fissure sur un mur blanc, la colle des enfants te tombe des
yeux goutte à goutte, tu vois les choses véritables et alors pardon. […] par moments tu
marches sur un parquet de verre et le gouffre en dessous c’est affreux. Tu veux écrire des
vrais livres ? Alors petit faut pas souvent lever la tête vers le ciel, faut au contraire
plonger tes yeux vers le contrebas. Toutes les saloperies tu les as en toi, alors s’il te plaît
faut pas craindre de les regarder et de les toucher. Sinon tu pisseras du sirop tiède
comme les copains. […] Moi je te montre tout. Le dedans et le dehors. Le tien comme le
mien. Ce que personne a osé te montrer. Je te retourne même ta peau. Tiens je vais te
dire : tu regardes passer les foules dans la rue, chacun a son grain. Son sac à dos, sa
poche kangourou. Son petit coin de merde ou de sang pour lui seul. C’est dur à croire
mais c’est la vérité. […] Nous sommes les à part, les vrais normaux, ceux qui observent
le monde dans le bon sens. Ni Dieu ni Cendrillon, ni connerie semblable. Juste ça là
autour, ce que tu vois. Rien d’autre. Mais certains jours, Chimo, qu’est-ce qu’il est dur le
bon chemin. »40
Dominique conseille à Chimo, jeune écrivain (et dont nous lisons le livre-témoignage), de
plonger « [s]es yeux vers le contrebas ». Or dans toutes nos œuvres, ainsi que nous le
verrons, règne cette attirance vers le bas.
On affuble souvent les parutions récentes de l’adjectif « vulgaire », assimilant le réalisme
de ces écritures à des grossièretés relevant d’une attention portée aux bas instincts de
l’homme et aux côtés vils de la société. Lorsqu’en 1857, Madame Bovary fut condamné,
puis Les Fleurs du Mal, il fut question de « réalisme grossier et offensant pour la
pudeur », de « délits d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs »41.
Le jugement dépréciatif « C’est réaliste ! » ainsi que l’expression « C’est du Zola ! » est
appliqué volontiers à notre corpus ; d’ailleurs nombre d’écrivains et critiques se plaignent
« du trop de réalité »42.
40
CHIMO, J’ai peur, Pocket, 1999, pp. 142-143. Dominique est en quelque sorte le « mentor » de Chimo et,
qui plus est, un petit escroc lucide.
41
Cité par Colette Becker, op. cit., p. 31.
42
Titre d’un livre d’Annie Le Brun, Annie, Du trop de réalité, Paris, Stock, 2000.
29
Colette Becker, dans son livre déjà cité, tente de définir le réalisme et insiste sur le fait que
le terme désigne à la fois une longue tradition d’imitation de la réalité et un mouvement
littéraire. Il n’est pas inutile de rappeler ici cette polysémie. D’une part, le terme réalisme
désigne à la fois une longue tradition d’ « imitation » de la réalité (mimésis) et d’attention
portée au monde, définie comme art de l’ « illusion » par Platon dans le livre X de La
République. Cette tradition s’est poursuivie dans la littérature occidentale de ses débuts à
nos jours. Les lecteurs recherchent des « histoires vécues », des « biographies » (ou ce qui
prétend être histoire vécue, vraie)43.
D’autre part, le terme désigne un mouvement littéraire, Le Réalisme, qui s’est développé
en France après la révolution de 1848 (essentiellement en réaction contre le Romantisme)
et jusque vers 1865, en étroite liaison avec le mouvement pictural portant la même
dénomination44.
Colette Becker distingue clairement les caractéristiques de la tradition réaliste du XIXe
siècle, caractéristiques à la lumière desquelles nous pouvons appréhender les textes de la
« nouvelle génération » de la fin du XXe siècle45. Se fondant sur des articles théoriques de
Champfleury (Le Réalisme, 1857) ainsi que sur les réflexions de Duranty (recensées dans
la revue Réalisme, novembre 1856 à mars 1857), la spécialiste de Zola – que nous
paraphrasons par la suite – retient, au sujet de la littérature réaliste, les points suivants46 :

Il s’agit d’une littérature qui privilégie le présent et qui conteste la Tradition, l’Institution.
Elle inscrit les œuvres dans une réalité très proche, voire contemporaine.

Elle s’intéresse au corps de l’homme et à son âme, à sa médiocrité et à ses faiblesses. Il
fut reproché aux auteurs réalistes de faire, au lieu d’une œuvre d’art, un traité technique
43
Catherine Millet, rappelons-le, publie La Vie sexuelle de Catherine M., (Paris, Seuil, 2001) ; Annie Ernaux
publie un texte qui se veut un journal intime, Se perdre (Gallimard, 2001) ; Régis Jauffret titre l’un de ses
romans Autobiographie (Paris, Verticales/Seuil, 2000), récit « picaresque » d’un débauché pédophile et
meurtrier ; l’inconfort est assuré…
44
45
BECKER, Colette, op. cit., pp. 28-32.
Il convient de noter que le terme de réaliste désignait déjà au XIXe siècle les auteurs d’un courant
nouveau : « le titre de réaliste serait imposé à tout homme de la nouvelle génération » (Champfleury, « Du
réalisme, lettre à Mme Sand », in L’Artiste, 2 septembre 1855, repris dans Le Réalisme, 1857 ; cité par
Colette Becker, op. cit., p. 40).
46
BECKER, Colette, op. cit., pp. 33-36.
30
ou médical, un « roman physiologique » (le terme est utilisé par Gustave Vapereau à
propos de Fanny d’Ernest Feydeau (Année littéraire, 1858))47.

Elle se caractérise par la compréhension des mécanismes humains et sociaux et accorde
une prédilection pour le genre romanesque.

Elle ne va pas, souvent, sans l’idée d’une transformation possible de la société, d’un
progrès à réaliser48. Elle retrouverait un regain de force dans les périodes de crise, de
bouillonnement intellectuel, politique, social, dans les moments, aussi, de la conquête de
la science.

Elle refuse toujours de faire de l’écrivain un simple enregistreur. Baudelaire affirme dans
L’Art romantique (13 mars 1859) que le principal mérite de Balzac est « d’être
visionnaire et visionnaire passionné ». Champfleury ainsi que Zola mettront l’accent sur
l’interprétation de la nature par chaque romancier.

Elle ne participe pas d’une théorie, mais d’une attitude : sincérité, sérieux, honnêteté49.
Si le réaliste accorde une importance particulière à des sujets réputés triviaux, vulgaires ou
grossiers, il ne le fait pas par provocation, par goût du scandale, mais pour satisfaire à la
vérité, pour dire tout le réel. Mais on l’accuse d’immoralité, on le censure, on le condamne.
Même si aujourd’hui, au nom de la liberté d’expression qu’il est de bon ton de respecter,
on ne censure guère plus. L’anathème ne manque toutefois pas d’être jeté sur certains
livres50.
Le souci du vrai affleure explicitement sous les plumes de deux auteurs de notre corpus.
Soucieux d’une posture auto-réflexive, l’auteur-narrateur d’Extension du domaine de la
lutte, dans une intervention que l’on pourrait qualifier de méta-textuelle (le terme utilisé
47
Michel Houellebecq, de formation scientifique, apprécie particulièrement l’insertion d’extraits
scientifiques dans ses romans. Dans Extension du domaine de la lutte, il insère des fictions animalières (EDL,
Paris, éd. J’ai lu, 1997, pp. 9 et 124). Dans Les Particules, les références à la mécanique quantique et à la
biogénétique émaillent tout le roman (Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, pp. 113, 194,
332, 336, etc.).
48
Émettons une réserve. Ce point n’est pas véritablement applicable à notre corpus. En effet, les livres qui le
constituent se caractérisent par leur défaitisme. Certes, dans Les Particules, Houellebecq propose une
alternative à une société agonisante, mais la perspective de l’eugénisme ne s’avère pas plus rassurante pour
l’humanité…
49
Pour Jean-René Van Der Plaetsen (« Une hargne de boxeur », Le Figaro, 31 août 2001), Houellebecq fait
preuve, dans ses romans, d’une « incroyable et pathétique franchise ».
50
Notons pour l’anecdote qu’en 2001, une chaîne d’hypermarchés de grande renommée a enlevé de ses
rayons le livre de Catherine Millet…
31
par Brulotte), précise qu’il entend rendre compte de ce qui se passe « sous nos yeux »51.
Dans le prologue des Particules élémentaires, le narrateur avertit le lecteur que « [l]e livre
est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe
occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle […] en des temps malheureux et
troublés »52, avant de procéder à la peinture de la société contemporaine (post-soixantehuitarde) avec « le même recul qu’un paléontologue à la recherche de fossiles »53. De ce
fait, le livre se veut une chronique relatant des faits soi-disant authentiques de l’ « ancien
règne ». Dans l’émission télévisée Campus diffusée le 7 septembre 2001 sur France 2,
l’auteur de Plateforme se veut observateur de la société : « J’observe… », confie-t-il à
Guillaume Durand. Cette attitude d’observateur objectif et distant est celle précisément du
narrateur de son dernier roman, qui déclare : « Le déploiement du monde, je le constate ;
procédant empiriquement, en toute bonne foi, je le constate ; je ne peux rien faire d’autre
que le constater »54. Michel, le narrateur, observe, sans que rien ne le dérange, à tel point
qu’Alain Wagner voit en lui un « Meursault de la mondialisation »55 (« de la
mondialisation » parce que le narrateur, quoique passif (voire absent), sera à l’origine de la
création de clubs s’appuyant sur le tourisme sexuel ; la « délocalisation » aura lieu en
Thaïlande et à Cuba).
Dans Lila dit ça, l’auteur-narrateur, prenant le lecteur à témoin, intervient fréquemment
dans son récit pour rappeler la véracité de son texte. Voici quelques extraits afin d’étayer
notre propos :

« Elle me le dit comme ça justement, j’invente pas un mot. »

« […] j’enregistre Lila qui cause »

« […] depuis que Lila m’a parlé la première fois, c’était pour la séance de toboggan, il y
a une digue qui s’est cassée là-dedans en moi, ça oui la nuit suivante j’ai réalisé que je
51
HOUELLEBECQ, Michel, Extension du domaine de la lutte, Paris, éd. J’ai lu, 1999 [1994], p. 16. Voir
aussi page 42. Par la suite nous utiliserons l’abréviation EDL.
52
HOUELLEBECQ, Michel, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 13. Par la suite nous
utiliserons l’abréviation PE.
53
« Michel Houellebecq, ou celui par qui le scandale arrive », LW, 17 et 24 février 2000.
54
HOUELLEBECQ, Michel, Plateforme, Flammarion, Paris, 2001, p. 295. Par la suite nous utiliserons
l’abréviation PF. Ajoutons qu’à la fin du roman (p. 366), le narrateur entame une posture autoréflexive sur le
livre qui vient de s’écrire.
55
« Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (publication refusée par le LW au moment de la
rédaction de ce travail).
32
peux l’écrire facile, que c’est pas la peine de me figurer dans la tête des vampires ou je
sais pas quoi, que Lila est là, elle me regarde et elle raconte ses trucs dans sa manière à
elle avec ses yeux à quoi on cache rien. »56
Lila, la fille aux « yeux de transparence »57 dit le monde tel qu’il est, elle évite les détours
du langage et s’exprime dans une franchise où se mêle l’effronterie et l’innocence.
Catherine Millet, quant à elle, indique que son livre est un « récit ». Elle introduit ainsi une
possibilité de véridicité dans son « discours », le dictionnaire Robert proposant à l’entrée
récit la définition de « relation orale ou écrite (de faits vrais ou imaginaires) »58. Dans un
article consacré à La Vie sexuelle de Catherine M., Michel Crépu souligne « l’impératif de
véracité maximale »59 de ce récit « dérangeant ». Philippe Dagen, qui considère cette
réapparition de la réalité en art et en littérature comme « salutaire », parle lui de « réalisme
minutieux »60. Nadeije L. Dagen, historienne d’art, indique que « son écriture
enregistre »61.
Avec Becker nous ne pouvons que citer, pour mémoire, la devise de Danton que Stendhal
place en épigraphe de son roman Le Rouge et le Noir62 : « La vérité, l’âpre
vérité ». Stendhal affirme de même dans la Vie de Henry Brulard : « être vrai et
simplement vrai, il n’y a que cela qui tienne ». Selon lui, le vrai est à considérer sous tous
ses aspects, sans aucune discrimination, sans aucune complaisance. Souvenons-nous du
fameux chapitre dix-neuf de la deuxième partie du Rouge et le Noir :

« Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il
reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme
qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir
montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le
56
CHIMO, Lila dit ça, Paris, Plon, 1996, pp. 21, 29, 70. Voir aussi, pour le méta-textuel les pages 12, 14, 26,
27, 28, 43, 68, 69, 72, 97, 102, 120, 139, 161 et 164. Nous soulignons.
57
Ibid., p. 19.
58
Et renvoyant aux synonymes exposé, histoire, narration, rapport.
59
CREPU, Michel, « Catherine Millet l’impudique », L’Express, 14 avril 2001.
60
DAGEN, Philippe, « L’intimité mise à nu par les artistes mêmes », Le Monde, 7 avril 2001.
61
ARGAND, Catherine, « Le corps, lieu des plus folles angoisses », entretien avec Nadeije Laneyrie Dagen,
Lire, septembre 2001.
62
Roman sous-titré « Chronique de 1830 », rappelons-le.
33
bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se
former. »63
Cette volonté, de la part des réalistes du XIXe, de ne pas fermer les yeux sur la fange,
d’étreindre jusqu’aux plus répugnantes réalités, d’être attentif aussi bien à l’individu, à son
entourage, mais aussi à l’interaction de celui-ci et de son milieu social est aussi celle d’un
Michel Houellebecq. Il s’agit de dépasser, nous le verrons par la suite, la simple
description de la société pour en démonter les mécanismes, pour en sonder les mœurs et les
valeurs. L’auteur de Rester vivant invite à « mettre le doigt sur la plaie » et à « appuye[r]
bien fort » :

« […] votre mission la plus profonde est de creuser vers le Vrai. Vous êtes le fossoyeur,
et vous êtes le cadavre. Vous êtes le corps de la société. »64
Dans une interview donnée à l’issue de la parution des Particules en 1998, il défend l’idée
selon laquelle un roman doit « rendre compte, constituer un témoignage sur la situation
mentale de l'être humain au moment où le livre a été écrit […] »65, situation mentale
forcément tributaire du contexte social. Contre les tenants de l'écriture pour l'écriture, il
revendique le droit de penser et d'écrire le monde tel qu'il le perçoit 66, sans tamiser la
lumière crue, blanche et parfois blessante qui inonde ses pages.
Au XIXe siècle, le terme réalisme en arrive à évoquer généralement une représentation
scrupuleuse, voire triviale de la réalité. La place donnée au corps, à la sensation qui prend
le pas sur le sentiment, paraît souvent excessive, voire scandaleuse. Aussi le mot réalisme
a-t-il alors très souvent des connotations péjoratives, et signifie-t-il grossièreté, vulgarité,
obscénité. Il n’en est pas autrement aujourd’hui. « L’époque est réaliste, vériste,
matérialiste. D’Ulysse, nous ignorons s’il souffrait d’énurésie, s’il dormait avec ses
chaussettes et comment il disait « vagin ». Eh bien, si Homère nous racontait son histoire
63
Cité par Colette Becker, op. cit., pp. 45-46.
64
Rester vivant, op. cit., p. 33.
65
Interview parue dans Lire, propos recueillis par Catherine Argand, septembre 1998 (version Internet).
66
Pierre Courcelles indique que Les Particules élémentaires est « l’un des romans possibles du réel
d’aujourd’hui » (« Lire Houellebecq », Regards, janvier 1999, version en ligne sur www.regards.fr).
Concernant le réalisme et les notions d’ « interprétation » et de « personnalité », voir l’avant-dernier point
retenu par Colette Becker et que nous avons reproduit ci-dessus.
34
aujourd’hui, il nous préciserait tout cela. », écrit Catherine Argand dans un article qui
alterne humour et sérieux67.
Les reproches adressés à l’encontre du réalisme – mépris de la forme, désir de dire toute
« la vérité, rien que la vérité »68 – s’adresseront avec encore plus de violence au
naturalisme, qui lui est légèrement postérieur et dont Zola fut le chef de file et le
théoricien. Un tournant a lieu dans l’histoire littéraire avec la parution de Germinie
Lacerteux des frères Goncourt en 1865. Encore plus que par le passé, le roman doit être
une analyse du monde contemporain. Avant de citer Emile Zola qui exprimait son
enthousiasme pour ce roman, résumons sommairement le roman des Goncourt. Germinie
Lacerteux est l’histoire d’une servante menant une double vie : domestique-modèle le jour,
elle est dévoyée la nuit. Les Goncourt peignent le petit peuple, ses mœurs et ses lieux de
plaisir. Germinie connaît une déchéance physiologique et morale dont l’issue finale sera la
mort. Mais lisons ce que Zola écrit en 1865 :

« Il y a sans doute une relation intime entre l’homme moderne, tel que l’a fait une
civilisation avancée, et ce roman du ruisseau, aux senteurs âcres et fortes. Cette
littérature est un des produits de notre société, qu’un éréthisme nerveux secoue sans
cesse. […] nous vivons dans la fièvre, et nous nous plaisons à fouiller les plaies, à
descendre toujours plus bas, avides de connaître le cadavre du cœur humain. Tout
souffre, tout se plaint dans les ouvrages du temps ; […] l’être se déchire lui-même et se
montre dans sa nudité. MM. de Goncourt ont écrit pour les hommes de nos jours […]. »69
Zola défend donc la méthode contenue dans ce roman (que Louis Ulbach qualifie de
« littérature putride »70) : « fouiller en pleine nature humaine », ne rien « voiler du
cadavre humain », « s’intéresser à nos plus petites particularités », autant d’expressions
qui sont applicables à notre corpus.
Nous l’avons déjà évoqué à plusieurs reprises, le naturalisme a été violemment contesté en
son temps, en raison de sa complaisance pour la vulgarité et l’obscénité ou son absence
prétendue de style. Les romanciers naturalistes alléguaient que les basses classes ou le
67
ARGAN, Catherine, « Mon corps, ce héros », Lire, septembre 2001.
68
Pierre et Jean, op. cit., p. 38.
69
« Germinie Lacerteux par MM. Edmond et Jules Goncourt », in Le Salut public de Lyon, 24 février 1865,
recueilli dans Mes Haines, 1866 ; cité par Colette Becker, op. cit., pp. 158-160. Nous soulignons.
70
Cité par Colette Becker, op. cit., p. 72.
35
corps (la bête humaine !71) avaient droit au roman. C’est la raison pour laquelle l’adjectif
« naturaliste » servait – et sert toujours – à désigner toute production de l’esprit qui se
complaît dans la description de choses sordides, grossières et souvent dans celle des plus
écœurantes platitudes. « Ils s’attachent, nous dit Colette Becker, aux points de tension, aux
moments de déséquilibre, aux risques de rupture, aux ruptures, aux fêlures, que ce soit
dans la société ou dans l’individu. »72
Les personnages de Chimo, par exemple, habitent en banlieue, font l’expérience de la vie
en cité ; ils évoquent entre autres les tournantes (viols collectifs), le sida, la prostitution,
dans un monde obscur et laid : « Les arbres ils sont tout comme nous, plantés là comme
des objets sans savoir pourquoi, comme nous sans bouger […] ; beau c’est autre chose
qu’ici »73. Les personnages de Virginie Despentes connaissent quant à elles des conditions
de vie extrêmes : marginalité sociale, délinquance irréversible, viols et violences…
Les naturalistes ne restent donc pas à la surface. Ils dévoilent, font tomber les masques,
« fouillent en pleine chair humaine »74. Rappelons que le titre du livre de Lorette
Nobécourt est La Démangeaison75. La narratrice de ce livre, dans l’urgence d’une « pensée
qu’il faut tordre », se dit « penchée sur l’abîme »76. Songeons aux tares et aux pulsions
exacerbées des personnages de La Fortune des Rougon, de La Bête humaine, de
L’Assommoir, de Nana ou encore de Germinal. Les personnages des romans naturalistes
sont accablés par le poids des déterminismes, la maladie, l’hérédité, la dégénérescence, qui
amènent à une accentuation monstrueuse mais intéressante de l’humanité : le suicide, la
folie, le crime (déterminés par la société et les conditions sociales). Sans trop entrer dans
les détails pour l’instant, indiquons que la narratrice de La Démangeaison, qui souffre
d’être « abominablement [elle]-même », est atteinte d’une maladie de peau (« la haine à
fleur de peau dénoncée par mon corps », s’écrie-t-elle à un moment77). Les personnages
principaux des romans de Michel Houellebecq, quant à eux, font l’expérience de profondes
71
Dans Truismes, la fable impitoyable sur notre part d’animalité, Marie Darrieussecq raconte l’histoire de la
métamorphose d’une femme en truie. Patrick Kechichian, dans Le Monde du 6 septembre 1996, titre
d’ailleurs son article : « La bête humaine ».
72
BECKER, Colette, op. cit., p. 88.
73
Lila dit ça, op. cit., p. 74 sq.
74
BECKER, Colette, op. cit., p. 87.
75
Ici aussi, dès l’incipit, la narratrice entend « tout dire »… (Lorette Nobécourt, La Démangeaison, Paris,
J’ai lu, 1998, p. 11)
76
La Démangeaison, op. cit., pp. 11 et 13.
77
Ibid., p. 20.
36
dépressions dues aux conditions de vie imposées par l’individualisme contemporain
(Michel d’Extension souffre d’une péricardite et surtout de troubles psychologiques ; il
sera admis dans un asile).
Répétons-le, les réalistes/naturalistes furent sans cesse accusés de produire une littérature
immorale, voire pornographique, de se complaire dans un pessimisme outrancier. Qui
mieux que Zola pourrions-nous citer pour répondre à ces accusations ? Voici ce qu’il dit
dans un texte qu’il consacre à Germinie Lacerteux et que nous avons déjà eu l’occasion de
citer :

« [...] Un roman n’est-il pas la peinture de la vie, et ce pauvre corps est-il si damnable
pour qu’on ne s’occupe pas de lui ? Il joue un tel rôle dans les affaires de ce monde,
qu’on peut bien lui donner quelque attention, surtout lorsqu’il mène une âme à sa perte,
lorsqu’il est le nœud même du drame. »78
« Les naturalistes privilégient l’étude des marges du sain, les dégénérescences, la folie, les
névroses, ils traquent l’hérédité, ce qui se passe sous la peau », nous dit Colette Becker79.
Corollairement au progrès scientifique, le naturalisme est aussi, ainsi que le rappelle
Becker, la littérature du développement du capitalisme, de l’industrialisation, du monde
ouvrier, de l’essor des grandes villes, de l’exode rural. Pour Houellebecq (qui est un lecteur
de Renan), le XXe siècle est marqué par une ontologie matérialiste et représente « le
triomphe d'une explication scientifique du monde »80. Dans Les Particules, il touche
d’ailleurs à des domaines aussi divers que sont les sciences (physique quantique en
biologie), la philosophie, la sociologie, la sexualité, la littérature, la poésie, la politique,
etc.
Dans notre société actuelle, la situation n’est guère différente de celle qu’a pu connaître
Emile Zola de par les mutations d’ordre scientifique et social. En effet, aux yeux de
l’écrivain et journaliste Jean-Claude Guillebaud, nous serions assiégés aujourd’hui par
trois révolutions : une révolution économique, une révolution numérique et une révolution
génétique. Cette triple révolution exigerait une redéfinition du « principe d’humanité »81.
Voici ce qu’il écrit en quatrième de couverture de son dernier essai :
78
« Germinie Lacerteux par MM. Edmond et Jules Goncourt », in Le Salut public de Lyon, 24 février 1865,
recueilli dans Mes Haines, 1866 ; cité par Colette Becker, op. cit., p. 160.
79
Op. cit., p. 75.
80
Interview parue dans Lire, propos recueillis par Catherine Argand, septembre 1998 (version en ligne).
81
GUILLEBAUD, Jean-Claude, Le Principe d’humanité, Paris, Seuil, septembre 2001.
37

« De la course aux biotechnologies aux vertiges du cyberespace, des manipulations
génétiques aux tentations eugénistes, de la marchandisation du monde à la chosification
de la vie, la même question, obsédante, se trouve posée jour après jour. Celle-ci :
saurons-nous encore définir Ŕ et défendre Ŕ l’irréductible humanité de l’homme ? »
Nous pouvons avancer, sans tomber dans l’extrapolation, que l’objectif des auteurs
réalistes/naturalistes (et « postnaturalistes ») est de mettre en question la société et les
hommes et femmes qui la composent à travers leurs œuvres82.
Or la question que soulève un Michel Houellebecq avec par exemple ses Particules
élémentaires n’est-elle pas précisément de savoir si la survie d’une société comme la nôtre
est encore souhaitable ? Les œuvres de notre corpus ne porteraient-elle pas, en germe, les
inquiétudes les plus profondes de notre civilisation actuelle ?
Mais avant d’approfondir ces interrogations, autorisons-nous un bref aparté sur le style,
étant donné que celui-ci se trouve aujourd’hui (comme au temps de Zola) « chargé de
matière organique »…
82
Saisissons l’occasion d’ouvrir une parenthèse afin d’évoquer le genre dit « mineur » du polar (avec lequel
Despentes a des affinités) auquel Le Magazine littéraire de juin 1996 (nº 344) accorde un dossier. Despentes
figure non loin d'autres noms d'auteurs plus connus comme Didier Daeninckx ou Jean-Claude Izzo. Certaines
finalités communes entre ce genre (polar ou roman noir) et le roman dit « réaliste » ou « naturaliste » peuvent
être dégagées. D'après Dantec, le polar tout comme le roman noir n'aurait rien à voir avec une littérature
d' « évasion » ou de « divertissement ». Le polar serait, selon le journaliste Jean-Pierre Deloux, « une
chronique de la noirceur des jours ». Ce genre chercherait, tout comme le roman dit « réaliste » ou
« naturaliste », à provoquer une « instabilité, un dé-rangement profond de notre rapport au réel », à créer
« un "malaise" durable » afin de « modifier le plus intensément possible » la perception que nous avons du
monde. Une de ses finalités serait de « modifier » la conscience du lecteur. Provenant de « l'irruption de la
vie, du chaos des rêves du sexe, du fric, du pouvoir, du crime et de la corruption », le roman noir n’existerait
pas pour dorloter le lecteur, mais pour lui dire que « le crime est à la base du fonctionnement de la société
humaine, [...] et que c'est avec cela qu'il faut se dépatouiller à l'ère des mégapoles de la société
industrielle », « à l'ère du cyberspace et de la dissémination des technologies de destruction, de la
manipulation génétique ou médiatique, de la désagrégation post-industrielle et post-urbaine, [...] des snuffmovies interactifs disponibles en kit sur Internet, [...] donc tout ce qui compose déjà le quotidien du XXI e
siècle ».
38
B) Considérations stylistiques
Champfleury, dans une « lettre à M. Ampère », prône un « refus du style » et une
« naïveté » de l’écriture :

« […] ce qu’on pourchasse aujourd’hui sous le nom de réalisme [...], l’art simple, l’art
qui consiste à prendre des idées sans "les faire danser sur la phrase", comme disait JeanPaul Richter, l’art qui se fait modeste, l’art qui dédaigne les vains ornements du style,
l’art qui creuse et qui cherche la nature comme les ouvriers cherchent l’eau dans un puits
artésien, cet art qui est une utile réaction contre les faiseurs de ronsardisme, […] cet art
trouve partout dans les gazettes, les revues, parmi les beaux esprits, les délicats, les
maniérés, les faiseurs de mots, les chercheurs d’épithètes, les architectes en antithèses,
des adversaires […] obstinés […]. »83
Duranty, autre théoricien-romancier comme Champfleury, ne dit pas autre chose dans la
revue Réalisme (dont il est l’un des fondateurs) en prônant un style le plus plat possible.
Cela dit, relevons, sans nous y attarder, qu’à l’intérieur du mouvement, les divergences
furent nombreuses. Flaubert, au contraire de Champfleury, accordait une grande
importance à la beauté, à l’Art. Dans la célèbre lettre du 16 janvier 1852 qu’il adresse à
Louise Colet, il dit rêver d’« un livre sur rien […], qui se tiendrait de lui-même par la
force interne de son style »84.
Au sujet des auteurs de notre corpus, Badré relève dans son article que « leur forme
romanesque [est] sans esthétisme ». Les écrivains qu’il évoque auraient compris que la
beauté ne peut plus être représentée car elle n’est plus existante : « le style, la finesse, la
subtilité, dans le néant, à quoi bon ? »85. Michel Houellebecq ainsi que nos autres auteurs
faisant fi de toute pudibonderie ont souvent dû essuyer les attaques les plus acerbes sur ce
point, attaques qui portaient sur la pauvreté et la sécheresse de leur langue. Il leur est
souvent reproché d’écrire dans une forme brute, réaliste (et naturaliste), platement
ostentatoire (ostentation qui atteint un point culminant avec le récit de la vie sexuelle
détaillée – et étalée – de « Catherine M. »).
83
« Lettre à M. Ampère touchant la poésie populaire », in Revue de Paris, 15 novembre 1853, repris dans Le
Réalisme, 1857 ; citée par Colette Becker, op. cit., p. 60.
84
Cité par Colette Becker, op. cit., « Anthologie », p. 170.
85
BADRE, Frédéric, « Une nouvelle tendance en littérature », Le Monde, 3 octobre 1998.
39
D’aucuns, dans une comparaison flatteuse, ont relevé chez les personnages de Houellebecq
une nonchalance et une torpeur morale proches de l’attitude d’un Meursault86. Houellebecq
pratiquerait « l’écriture blanche » et ses récits seraient écrits avec une « absence idéale de
style » (Barthes)… Quoiqu’il en soit, il faut relever que ses phrases sont nettes, calmement
ordonnées87 et que sa langue est dépouillée. Dans Extension, il annonce refuser les effets,
préférer les phrases courtes, les termes inexpressifs et se limiter à retranscrire les faits.
Voici ce qu’il écrit au début de son premier roman :

« Mon propos n’est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. […]
Il est des auteurs qui font servir leur talent à la description délicate de différents états
d’âme, traits de caractère, etc. On ne me comptera pas parmi ceux-là. […]. Pour
atteindre le but […] que je me propose, il me faudra au contraire élaguer. Simplifier.
Détruire un par un une foule de détails. J’y serai d’ailleurs aidé par le simple jeu du
mouvement historique. »88
D’emblée, dans ce roman, Houellebecq revendique donc une écriture qui ne cherche pas à
« enchanter ». Son style – que l’on qualifie, peut-être un peu hâtivement, de fade – est axé
sur l’évocation des choses concrètes, évocation faite en des termes précis, parfois pseudotechniques. Il est aussi axé sur un langage conforme au milieu social des personnages et sur
la vérité des dialogues. La presse, lorsqu’elle fustige l’auteur de Plateforme, a tendance à
se montrer péremptoire et aboutit souvent à une allégation, somme toute peu nuancée, du
genre « Houellebecq n’est pas Céline »… Alain Wagner a déjà eu l’occasion de s’exprimer
(brièvement) au sujet du style de Michel Houellebecq ; citons-le pour la pertinence de son
propos :

« […] le regard froid que l’auteur pose sur le monde ne saurait être verbalisé par un
style différent du sien, et il serait aberrant de le juger selon les critères d’une esthétique
qui n’est pas la sienne. Bien au contraire : l’harmonie entre la forme et le fond est totale,
86
Alain Wagner (voir plus haut) ou encore Bernard Frank dans Le Nouvel Observateur, n°1926, du 4 au 10
octobre 2001, p. 126.
87
Et souvent crues ; mais aussi d’un humour sarcastique. Dans EDL, prenant pour cible la société de
consommation, Houellebecq narre l’histoire d’un « cadre moyen » qui perd sa voiture ; or « avouer qu’on a
perdu sa voiture, c’est pratiquement se rayer du corps social » (op. cit., p. 9). Indiquons, par pur « vice
étymologique » que sarcasme vient du grec sarkasmos, de sarkazein : « mordre la chair (sarkos) » (Le Petit
Robert).
88
EDL, op. cit., p. 16.
40
ce qui rend la narration terriblement efficace. Le roman se lit d’un bout à l’autre […] le
lecteur n’échappe pas à une espèce de sombre fascination. »89
De ce point de vue, il convient de ne pas réduire l’écriture de Houellebecq à ce que Roland
Barthes appelle l’écrivance, à savoir « le style de celui qui refuse de poser le problème de
l’énonciation, et qui croit qu’écrire, c’est simplement enchaîner des énoncés »90 et que
l’on retrouve dans les écrits scientifiques ou sociologiques ; nous pouvons dire que pour
l’auteur de Rester vivant le langage n’est pas qu’un instrument.
Il est certain que la façon dont on promène le « miroir stendhalien » est essentielle en
littérature, mais l’étude stylistique d’un auteur (qui n’est pas l’objectif du présent travail)
se veut rigoureuse et complexe faute de quoi le jugement relève simplement d’une
appréciation personnelle, d’un goût propre. Michel Houellebecq, comme tout écrivain,
possède son « tempérament » (pour utiliser un terme cher à Zola), sa personnalité.
D’ailleurs, Roland Barthes, dans Le Degré zéro de l’écriture, ne dit-il pas du style qu’il est
la part privée, « biologique » de l’écrivain ?
A défaut de pouvoir faire une analyse stylistique et rhétorique de notre corpus, nous
pourrons, tout au plus dégager une technique d’écriture très actuelle et qui est celle du
« Skaz »91. Le terme « Skaz » est un mot russe difficilement traduisible par un seul mot
français. Il aurait été lancé par les formalistes russes et pourrait être traduit par
« bavardage », « parlerie » ou « tchache ». Le « Skaz » est un monologue écrit en style
parlé. Il désigne un genre de récit, écrit à la première personne, qui possède les caractères
de la langue parlée plus que ceux de la langue écrite et qui est adressé directement au
lecteur. Cette technique donne au lecteur un sentiment d’ « authenticité ». Ce procédé
permet de caractériser un personnage à travers son langage particulier92. Les personnages
paraissent ainsi véridiques ; c’est le « réalisme subjectif », qui a pour but de créer un effet
de « réalité vécue » ainsi qu’un effet de confidence. Extension du domaine de la lutte, le
89
« Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (publication refusée par le LW au moment de la
rédaction de ce travail).
90
91
BARTHES, Roland et Maurice Nadeau, Sur la littérature, PUG, 1980, pp. 39-40.
Voir le dossier rédigé par Louis Timbal-Duclaux, « Les techniques modernes du roman », in Ecrire
aujourd’hui, n° 53, mai-juin 1999, pp. 11-27.
92
Cette façon de marquer une spécificité par un langage particulier était très prisée par les écrivains de la
deuxième moitié du XIXe siècle. Nous renvoyons, de mémoire, à La Petite Roque ou au Petit Fût de
Maupassant.
41
premier roman de Michel Houellebecq, peut être assimilé à une forme de « Skaz » ;
contentons-nous de citer l’incipit :

« Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un collègue de travail. On était une bonne
trentaine, rien que des cadres moyens âgés de vingt-cinq à quarante ans. A un moment
donné il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller. Elle a ôté son T-shirt, puis
son soutien-gorge, puis sa jupe, tout ça en faisant des mines incroyables. Elle a encore
tournoyé en petite culotte pendant quelques secondes, et puis elle a commencé à se
resaper, ne voyant plus quoi faire d’autre. »93
Chimo utilise abondamment ce procédé dans ses deux romans94. Il recourt à un vocabulaire
hétérogène (courant, familier, argotique), à une syntaxe aléatoire (répétitions, ellipses)
ainsi qu’à une ponctuation très déstructurée (ponctuations expressives ( !?…) ou absence
de ponctuation). Voici un exemple tiré de Lila dit ça pour illustrer notre propos :

« Ma peau elle dit ma tante que c’est le paradis […] tu vois mes mains fines et blanches
et douces quand je les mets l’une contre l’autre le bon Dieu il est content sur tout. »95
Dans ce passage, la fille qui parle ne semble pas faire de pauses là où une virgule devrait
normalement se trouver. Cette absence de ponctuation vaut « effet de réel » pour un
discours adressé directement, ponctué non au sens mais à l’oreille.
Louis Timbal-Duclaux termine son article consacré au « Skaz » en insistant sur l’effet de
dénonciation sociale que cette technique comprend : « le Skaz est là pour, par un contraste
de langage, mettre en relief une opposition de vision du monde ». Cette technique constitue
aussi le langage idéal pour dénoncer un malaise, traduire un « ras le bol » ou autres
situations déplorables en rapport avec certains milieux sociaux.
Les romans de Virginie Despentes, qui ne peuvent pas être associés à du « Skaz » parce
qu’ils ne sont pas écrits à la première personne, témoignent toutefois aussi d’un souci
d’authenticité. L’écriture foisonne d’argot, de parler des cités et d’entorses au bon goût
grammatical (soulignons que cette écriture est toujours en adéquation avec les désirs
viscéraux des personnages) :
93
EDL, op. cit., p. 5. Les mots en caractères droits correspondent à une intrusion du style parlé dans un
discours par ailleurs relativement soutenu. Le style n’est pas relâché : c’est un mixte calculé, d’un style
normé et d’expressions populaires actuelles pour faire plus « vrai ».
94
Son écriture fait beaucoup penser à celle d’un Romain Gary (Émile Ajar) dans La Vie devant soi.
95
Lila dit ça, op. cit., p. 9.
42

« Sa seule sœur. Est-ce que ça la glaçait pareil, entre les mains des hommes les voir
devenir dingues juste en se déshabillant, est-ce que ça la glaçait pareil, se faire emporter
par des désirs aussi puissants que dégradants ? »96
Voici, pour finir, d’autres exemples d’un style « hachuré », « syncopé » :

« Il fait soleil très blanc, trop de lumière, brûle les yeux. »

« Pauline sort du métro. Lumière blanche, laisse les choses grises et froides. Marchand
de fleurs juste à côté, étalage bourré de couleurs, hors sujet. »97
Nous avons vu que les auteurs de la « mouvance » Houellebecq vivaient, comme les
romanciers réalistes/naturalistes avant eux, dans une époque de « transition », de
« mutation », de redéfinition des valeurs, de progrès des connaissances. Aux découvertes
faites en physiologie se sont substituées celles faites en biogénétique ; la mondialisation et
ses avatars ont remplacé les « soucis » liés aux débuts de l’industrialisation ; les drames et
les tragédies de l’histoire qui s’y ajoutent entraînent dans leur sillage des réflexions sur la
société et sur l’homme spécifiques à leur époque. C’est d’une crise de la société et des
esprits que les uns comme les autres tentaient – et tentent – de rendre compte à travers des
visions personnelles contenues dans des livres qui prennent leurs lecteurs « aux
entrailles »98.
C) Des récits « érographiques »
Nous avons vu que nos auteurs doivent subir aujourd’hui des attaques similaires
auxquelles durent faire face Zola et ses acolytes ; il leur fut notamment reproché de se
complaire dans une certaine pornographie. Sans longuement nous adonner à un historique
de la pornographie, mentionnons toutefois, à titre indicatif, l’histoire et l’étymologie du
mot pornographie. Le terme fut forgé par Restif de La Bretonne sous la forme adjectivale
en 1769 et il apparaît en 1842 comme substantif. Pornographie, vient du grec pornê
96
DESPENTES, Virginie, Les jolies choses, Paris, éd. J’ai lu, 2000, p. 202.
97
Respectivement : Baise-moi, Paris, éd. J’ai lu, p. 195 et Les jolies choses, op. cit., p. 177.
98
FLAUBERT, Gustave, Lettre à Louise Colet (24 avril 1852) ; cité par Colette Becker, op. cit., p. 163.
43
(prostituée) et de graphê (écriture) et vise « moins la sexualité que le discours qui se tient
sur elle, l’image qui la présente, la symbolise, la sublime ou la dégrade, le regard qu’elle
porte
sur
elle-même »99.
L’article
consacré
à
l’entrée
« pornographie »
dans
l’Encyclopaedia Universalis propose un échantillonnage de définitions. L’auteur de
l’article (Lapouge) cite un certain nombre d’auteurs, journalistes, et philosophes qui ont
tenté de définir ce mot éminemment lourd de sens dans un numéro spécial de la revue Art
Press International paru en janvier-février 1976100. En voici un rapide aperçu :

Pierre Bourgeade : « De l’image érotique à l’image pornographique, la différence est
objective : l’érotisme dévoile le sexe de la femme. La pornographie, l’intérieur du sexe. »

Paul Otchakovsky-Laurens (éditeur) : « Même réalité au départ, traitement généralement
neutralisant pour l’érotisme, traitement plus brutal et plus réaliste pour la pornographie. »

Jacques Henric : « L’érotisme (au sens courant), c’est le règne de la dentelle, de la
jarretelle, du vieux caleçon ; c’est l’allusif, le chuchotis, le triomphe du fétiche, de
l’évocateur, le pas-dit, l’usine à fantasmes, le truqué, la vieillerie formelle, la prétention
esthétisante, le message alambiqué, faux. La pornographie, c’est le contraire. Effet de
décrassage assuré. »
L’auteur de l’article, Gilles Lapouge, conclut à une certaine incapacité à définir une fois
pour toutes cet « objet » qu’est la pornographie. Depuis qu’il y a des humains, la
représentation écrite, dessinée ou parlée de l’acte sexuel est courante. Sans nous y attarder,
indiquons qu’aux illustrations traditionnelles qui vont des peintures rupestres aux images
sacrées, il faut ajouter la littérature pornographique du Moyen Âge, celle de la Renaissance
(mais la notion contemporaine de « pornographie » ne s’appliquerait sans doute pas aux
soties, aux farces ou aux outrances d’un Rabelais), celle des âges classique et moderne101.
Selon Lapouge, la pornographie aurait connu une série de trois mutations radicales qui
l’auraient transformée. Sa première mutation consisterait dans le fait qu’elle se soit
99
Entrée « pornographie » de l’Encycopaedia Universalis France S.A. (support cédérom).
100
Catherine Millet est directrice de rédaction à Art Press.
101
Nous renvoyons, pour de plus amples détails (historiques) sur l’érotisme (pris au sens large) et le plaisir, à
l’essai de Jean-Claude Guillebaud, La Tyrannie du plaisir (Points-Seuil, 1999), et notamment à la deuxième
partie intitulée « La mémoire perdue » (pp. 169-372). Pour une approche plus « mystique », nous renvoyons
à Georges Bataille, notamment à un ouvrage qui date de 1957, L’Érotisme (in Œuvres complètes X, Paris,
Gallimard, 1987) ainsi qu’aux Larmes d’Éros, qui date de 1961 (Pauvert-Fayard, 1961 ; rééd. 2001). Par la
suite le titre La Tyrannie du plaisir sera abrégé en TdP.
44
« démocratisée ». La deuxième mutation tiendrait à ce que les ouvrages érotiques, qui jadis
circulaient sous le manteau, dans l’ombre, ne soient plus « hors la loi » aujourd’hui.
Également décisive, la troisième mutation de la pornographie s’est opérée par le fait
qu’elle s’est donné un support privilégié, le cinéma.
L’efficacité des ouvrages érotiques (suggestifs), leurs mérites, mais aussi le plaisir de leurs
lecteurs naissaient d’un certain défi aux différents tabous dressés autour de la sexualité. Or
de plus en plus aujourd’hui, les tabous s’estompent (pour ne pas dire qu’ils disparaissent) ;
le péché, le défendu, la honte, la culpabilité ne fait plus sens dans une civilisation
matérialiste. Les figures de la nudité, celles des organes sexuels et des formes les moins
convenues de leurs accouplements (par exemple, l’échangisme chez Houellebecq ou les
orgies chez Millet) ont cessé d’être diabolisés. Dans des ouvrages consacrés à l’évolution
des mœurs, Gilles Lipovetsky (L’Ère du vide), Jean-Jacques Pauvert (De l’Infini au zéro)
ou Jean-Claude Guillebaud (La Tyrannie du plaisir, Le Principe d’humanité) tirent le
même constat :

« Un extraordinaire tapage sexuel colonise aujourd’hui jusqu’au moindre recoin de la
modernité démocratique. Plaisir promis ou exhibé, liberté affichée, préférences décrites,
performances mesurées ou procédures enseignées à tout va : aucune société avant la
nôtre n’avait consacré au plaisir autant d’éloquence discursive, aucune n’avait réservé à
la sexualité une place aussi prépondérante dans ses propos, ses images et ses créations.
[…] mille convocations voluptueuses nous assiègent désormais, partout, sans relâche ni
mesure. […] Voilà le sexe devenu le "bruit de fond" de notre vie quotidienne. […] Pour
en dire quoi au juste ? »102
A l’heure du « porno chic » en publicité et souvent au nom de la liberté d’expression et de
l’épanouissement personnel, les dossiers traitant du corps et du sexe sont légion dans les
journaux et les magazines. Dans sa dernière « anthologie historique des lectures
érotiques », Jean-Jacques Pauvert, qui immerge la littérature érotique dans la totalité du
discours social des années 1985 à 2000, conclut que l’érotisme a perdu, ces quinze
dernières années tout son pouvoir de subversion, au point de disparaître. Avant de
présenter, pour chaque année, une série de textes érotiques (ou non érotiques), l’auteur
propose un recensement très vaste de tout ce qui s’écrit sur l’érotisme (presse, Internet,
études scientifiques, littérature). Pour lui, l’année 1988 constitue une année phare dans
l’évolution de la permissivité en littérature. Il s’agit d’une année érotique pour la
102
TdP, op. cit., p. 16.
45
télévision, mais l’érotisme fleurit aussi dans la littérature officielle ; il est avoué,
revendiqué. En effet, cette année-là, paraissent Le Boucher d’Alina Reyes (Seuil) et Les
Vaisseaux du cœur de Benoîte Groult (Grasset). Pour l’anecdote, précisons que l’année
1988 est aussi l’année de Guesh Patty (Paris-Match du 22.01.88 titre « Sexy la nouvelle
chanson ») et celle de Jean-Jacques Beineix avec avec son film 37° 2 le matin. Pauvert cite
par exemple aussi la couverture de l’Express du 27 mai 1988, « Les nouvelles lois de
l’amour », ainsi que la conclusion qui, en substance, dit que « le sexe [est] devenu un
"objet" usuel, dépouillé ou presque de connotation morale ». En ce qui concerne le livre de
Benoîte Groult, Pauvert dénonce l’« hyperréalisme gynécologique » ; le roman d’Alina
Reyes, qui narre les émois d’une étudiante-caissière d’une boucherie pendant les vacances
d’été ainsi que ses vertiges lubriques, constitue pour Pauvert « une apologie de la chair à
l’état brut ». Il note aussi que pas un seul commentateur (tout organe de presse confondu)
ne s’est déclaré confondu ou choqué, avant d’évoquer une « définitive rupture des
barrières de la censure »103. Les exemples d’études et d’articles, qu’ils concernent la
publicité, la musique, la médecine ou la littérature pourraient être multipliés. Citons, plus
proche de nous, l’important dossier que Le Monde Interactif a consacré au « Corps mis à
nu » et qui est paru le 24 septembre 2001. Sylvie Chayette et Malène Duretz par exemple
évoquent une littérature actuelle dans laquelle l’intimité s’offre au tout-venant et où les
descriptions sont « chirurgicales » (elles utilisent aussi, comme Pauvert, l’adjectif
« gynécologiques ») ! Dans une certaine littérature actuelle, le corps serait souvent crûment
dévoilé « tel un paysage, dans ses moindres détours et ressacs »104.
Disons-le, le sexe insémine littéralement nos romans. Ces derniers offrent « un constat
visuel pur », « un discours de pure dénotation », comme dirait Jacques Henric. Ils offrent à
voir, ils constituent « un espace présentoir soumis à une lumière clinique ». Dans la
« frontalité du constat visuel »105, ils entendent lever le doute et l’ambiguïté, alors que le
sexe fait partie des choses occultes que nous nous devons de garder secrètes, alors qu’il
constitue (comme les fonctions organiques) « les coulisses de la vie »106. Le topos de
l'excès et de l'outrance revient partout dans nos textes, à tel point que les commentaires
choisissant l'argumentation de l'abus et le reproche de l'obsession charnelle sont légion.
103
PAUVERT, Jean-Jacques, De l'infini au zéro, Anthologie historique des lectures érotiques, Paris, Stock,
2001, pp. 79-110.
104
CHAYETTE, Sylvie et Malène Duretz, « De l’art ou du cochon », Le Monde, 8 juin 2001.
105
HENRIC, Jacques, Légendes de Catherine M., Paris, Denoël, 2001, p. 146.
106
BRULOTTE, Gaëtan, Oeuvres de chair, L’Harmattan, P.U. Laval, 1998, p. 378.
46
Nous avons déjà eu l'occasion de citer Marc Petit qui dénonce la littérature dépravée des
« jeunes Barbares postnaturalistes » qui se complaisent dans « l'immédiateté de la tripe et
des nerfs »107. Le fait de décrire l'existence, et en particulier la sexualité, sous un angle
complètement cru, dé-sublimé, mais aussi sous l'angle du mécanique et du violent, fait
crier la majorité des commentateurs à une véritable « inflation érotique »108. Ce cri n'est
pas sans rappeler les accusations proférées à l'encontre du Zola-pornographe109 au XIXe
siècle110.
Soulignons avec insistance que dans ce travail il ne s’agit en aucun cas de procéder à une
tentative de distinction entre pornographie et érotisme. Il s’agit là d’une entreprise infinie
et nombre d’exégètes – citons entre autres Jean-Jacques Pauvert et Pierre Bourgeade – se
sont attelés à cette tâche académique qui consiste à définir ces termes. Nous ne prétendrons
pas dire en quoi les livres de Chimo ou de Despentes sont plutôt pornographiques
qu’érotiques ou l’inverse. C’est que ces deux notions sont à la fois enchevêtrées et
flottantes, elles varient à mesure que passent les siècles, elles varient d’une culture à
l’autre, d’une personne à l’autre. Aussi nous nous permettons de ne pas opposer les deux
formes de mise en discours du sexe (érotisme/pornographie) traditionnelles, celle-ci
constituant l’irrecevable, celle-là l’acceptable. Nous revendiquons donc la liberté de ne pas
assumer cette distinction et emprunterons plutôt un néologisme forgé par Gaëtan Brulotte :
« érographique »111. De ce fait, nous nous dégagerons de connotations restrictives et
évacuerons la distinction subjective et souvent moralisante entre l’érotique et le
pornographique. Les livres de notre corpus constituent donc « des œuvres de chair », des
récits érographiques.
107
« "Nouvelle tendance", vieux démons », Le Monde, 10 octobre 1998.
108
LIPOVETSKY, Gilles, L'ère du vide, Folio essai, 2001, p. 43.
109
Toutes proportions gardées bien entendu, les acceptions des termes pornographe et pornographique étant
mouvantes et évoluant avec les époques. Qui qualifierait aujourd'hui Madame Bovary ou même L'Assommoir
d'œuvres pornograhiques ?
110
Marc Angenot revient longuement sur l'assimilation du naturalisme à la pornographie dans son livre Le
cru et le faisandé; Sexe, discours social et littérature à la belle époque (Editions Labor, 1986). Il le fait
notamment dans un chapitre intitulé « La "marée montante" de la pornographie » (pp. 53-68), empruntant
ainsi une image qui est souvent revenue sous la plume des chroniqueurs et des observateurs sociaux de la
deuxième moitié du XIXe siècle (il cite notamment La Prostitution d’un certain Dr. Reuss).
111
Œuvres de chair, op. cit., p. 6.
47
Que ce soient Marc Petit, Annie Le Brun (Du trop de réalité), Michel Crépu (La Confusion
des lettres) ou Cécile Wajsbrot112, tous se trouvent consternés devant l'horreur du suggestif
dont font montre notamment les nouveaux « naturalistes outranciers ». Or, au-delà de toute
dissension relevant somme toute d'affinités littéraires et avant de stigmatiser
péremptoirement la gratuité d’un certain abattage pornographique, il convient d'interroger
objectivement une prose qui thématise le corps et qui, de plus, semble libérée du carcan de
la pudeur. Jean-Claude Guillebaud prétend que « le trop-plein de mots trahit une
inquiétude »113 ; à voir si notre corpus corrobore cette assertion…
La « génération Houellebecq » ne compte pas dans ses rangs des théoriciens
comme ont pu l’être Duranty, Champfleury ou Zola à leur époque. Aucune « théorie » – et
c’est sans doute une raison pour laquelle cette tendance s’attire les foudres d’une partie de
la critique – ne vient en quelque sorte « légitimer » cette écriture et il n’existe pas de
véritable manifeste qui viendrait préciser les ambitions des soi-disant partisans d’un
« exhibitionnisme généralisé »114. Toujours est-il que nous ne pouvons pas ne pas relever
une même propension à sonder le réel et à utiliser le corps comme figure privilégiée pour
« dire le monde ».
Pour les auteurs de notre corpus, le roman ne cherche pas à sublimer l'existence. Ils ne
s'efforcent pas de représenter les épisodes douloureux de la vie de façon poétique et ils ne
souhaitent pas une édification morale du lecteur. Ils ne ressentent pas l'exigence esthétique
ou éthique d'ajouter délicatement un peu de bon sens et de vertu là où règnent en réalité
chaos et injustice115. A « l’ère de la transparence »116, et à travers une écriture plus crue
112
Cette dernière souhaite qu’un peu des « ténèbres du mystère vienne obscurcir enfin la lumière crue », car
« le silence crée le secret, le mystère, et le mystère crée la littérature » (Pour la littérature, Zulma, 1999,
resp. pp. 49 et 45).
113
114
TdP, op. cit., p. 17.
REMY, Jacqueline, Jean-Sébastien Stehli, Denis Jeambar, Gilbert Charles, « Le triomphe du
voyeurisme », L’Express, 3 mai 2001.
115
D’ailleurs « l’écriture ne soulage guère », écrit Houellebecq par personnage interposé dans EDL (op. cit.,
p. 16). Sur ce point, il se distingue de Chimo qui s’isole volontiers dans un vieux pavillon désaffecté pour
écrire le réalité et ainsi se calmer presque physiologiquement : « comme une irritation une démangeaison que
tu voudrais gratter pour la calmer » (Lila dit ça, op. cit., p. 29), mais aussi de Lorette Nobécourt qui nous
livre le monologue d’un corps insurgé qui viole la loi du silence et exhibe le non-dit en étreignant le verbe
(La Démangeaison, op. cit., pp. 66 sq.).
48
que celle de ses « prédécesseurs », la « génération Houellebecq » exprime ce souci du vrai
surtout à travers le corps, ses manques, ses laideurs, ses disjonctions, à travers une matière
carnée présentée sans concession aucune ou décrite de manière clinique. De ce point de
vue, le discours érotique ou pornographique – nous dirons à partir de maintenant
érographique – tel qu’il existe dans notre corpus, mérite interrogation, d’autant plus que
nos auteurs prétendent s’inscrire dans la littérature « officielle ».
Dans Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes, Jean-Louis Cabanès écrit que « dans
la littérature dite réaliste ou naturaliste, les thèmes physiologiques ou pathologiques
s’imposent de manière obsédante comme figure privilégiée de toutes les déviances, du
désordre social, voire de la finitude humaine »117. Voyons si cette citation est applicable à
notre corpus…
116
Notion utilisée lors d’une émission consacrée en partie à La Vie sexuelle de Catherine M. (l’auteur était
présente). Il a même été question d’ « idéologie de la transparence ». L’émission « Concordance des temps »,
présentée par Jean-Noël Jeanneney et radio-diffusée sur France Culture le 11 novembre 2001, était intitulée
« De La Garçonne à La Vie sexuelle de Catherine M. : les avatars de la pudeur ». En compagnie d’AlainGérard Slama, le journaliste rappelait comment la parution, en 1922, du livre La Garçonne de Victor
Margueritte, auteur à succès et commandeur de la légion d’honneur, fut à l’origine d’un scandale. Dans
l’article de L’Express du 3 mai 2001, il est question d’ « obsession de la transparence ».
117
CABANES, Jean-Louis, Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Klincksieck, 1991,
p. 11 ; cité par Colette Becker, op. cit., p. 94.
49
50
Partie II :
CORPS, SEXUALITÉ ET CIVITAS
51
52
D
ans un article paru le 26 août 2001 dans Le Figaro et intitulé « Les
nouveaux réalistes », Sébastien Lapaque énumère une « volée
d’écrivains marqués par une lucidité inquiète, le goût du réalisme social
et le souci d’explorer l’envers du décor » et fait de Houellebecq un chef de file potentiel.
Le journaliste précise que ces écrivains ont su, chacun à sa manière, renouer avec
l’ambition balzacienne : « dire les catastrophes sociales engendrées par la modification
des mœurs ». Or nous avons évoqué en introduction et dans la première partie que la
littérature qui fait l'objet de ce travail accorde une place importante à cette réalité,
immédiate pour tout homme, qu’est le corps. L’unité de notre corpus est évidente : nous
nous retrouvons dans une sorte de mise à nu de nous-mêmes, dans une « mise au plus nu »,
au plus secret du corps, là où il n’y a plus que matière charnelle, sang ou douleur. Les
auteurs composant notre corpus font pour ainsi dire dans la surenchère de la chair et c’est
naturellement que la sexualité y joue un rôle important. Il conviendra par la suite
d'examiner nos romans à la lumière des liens entre corps, sexualité (au sens large) et
socialité, car c’est une partie de l’histoire culturelle mais surtout sociale (en ce qui nous
concerne) qui est sous-tendue par le rapport de l’homme au corps et à la sexualité. Nous
verrons que le corps et la sexualité, considérés comme motifs, figurent dans la
représentation qui nous en est donnée un certain désarroi social contemporain.
A) Une société d’individualisation inédite
S’il fallait choisir un livre du corpus autour duquel viendraient graviter tous les
autres, ce serait le premier roman de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la
lutte. En effet, tous nos personnages, hormis ceux que l’on rencontre dans La Vie sexuelle
de Catherine M.118, « luttent » clairement dans une société qu’ils n’aiment pas et qui les
nie. Cette société serait la nôtre ; elle serait fondée sur le principe de la lutte et de
118
Peuvent-ils d’ailleurs être considérés comme tels ?
53
l’efficience ; une société sauvage qui entraînerait une remise en cause totale des rapports
sociaux.
1. Le « procès de personnalisation »
Il s’agit de la société contemporaine occidentale que Houellebecq nous dépeint au fil de ses
trois romans, avec férocité et sarcasme. Mais c’est peut-être dans son deuxième roman, Les
Particules élémentaires, que cette peinture est la plus acérée et son dessein le plus
explicite : pointer du doigt les tares d’une société en perdition. Il utilise comme toile de
fond la société post-soixante-huitarde pour la mise à nu des rapports humains et des
sentiments ; il lance pour ainsi dire un coup de projecteur sociologisant sur le « champ » où
se déploient ses personnages. C’est la société contemporaine, néo-libérale, la nôtre, que
Houellebecq s’est attaché à décrire et cela, sans appel : il s’agit pour lui d’une période de
déchéance et de troubles. Dans un langage que l’on retrouve déjà dans Extension du
domaine de la lutte, Houellebecq traite de « l’époque post-moderne », époque à laquelle la
science a fait table rase de la vision chrétienne du monde, favorisant ainsi l’émergence du
rationalisme et de l’individualisme119. A travers les destins et les caractères contraires –
racontés à la troisième personne – de deux demi-frères (Michel est chercheur et d’une
froideur émotionnelle rare ; Bruno est agrégé de lettres et obsédé sexuel, un véritable
désespéré de la recherche du plaisir), l’auteur nous présente une somme de la deuxième
moitié du XXe siècle.
La société décrite et nommément visée dans les romans de Houellebecq (elle l’est moins
directement dans nos autres livres) correspond à celle dont parle le sociologue Gilles
Lipovetsky dans son essai intitulé L’ère du vide, Essai sur l’individualisme contemporain.
Dans cet essai, qui date déjà de 1983 (réédité en 1993 et enrichi d’une postface), il
développe certains concepts qui se trouvent corroborés par l’évolution de notre société ces
vingt dernières années. Nombre de ses concepts nous permettront de mettre en lumière
certains aspects contenus dans les livres qui constituent notre corpus. Lipovetsky
développe tout au long de son essai le concept de « procès de personnalisation »,
processus entamé dans les années 50-60 et toujours en cours dans notre société postmoderne. Il explore avant tout le « procès de personnalisation sauvage » qui serait porté
par la volonté d’autonomie et de particularisation des groupes et individus : libération des
119
54
PE, op. cit., pp. 199-200.
mœurs et sexualités, désir d’expression et d’épanouissement du moi, « c’est partout la
recherche de l’identité propre et non plus de l’universalité qui motive les actions sociales
et individuelles »120. Son travail repose sur l’ébranlement de la société, des mœurs, de
l’individu contemporain de l’âge de la consommation de masse, « l’émergence d’un monde
de socialisation et d’individualisation inédits ». D’après l’auteur, notre société serait avide
d’identité, de différence, de détente et d’accomplissement personnel immédiat. Il s’agirait
d’une société ayant substitué aux valeurs traditionnelles (comme la famille ou le travail)
des valeurs hédonistes et permissives. Les événements de Mai 68 auraient servi de
catalyseur à l’effritement des valeurs ; la négation de la transcendance et la remise en cause
des principes éthiques traditionnels auraient peu à peu créé une société impitoyable dont
les appétits terrestres – comme l’argent et le sexe – seraient devenus la loi suprême. C’est
précisément l’époque de la libération des mœurs (et plus spécifiquement celle des mœurs
sexuelles) – dont nous subissons toujours les avatars – que Houellebecq fustige
ouvertement dans Les Particules. Bruno et Michel, deux demi-frères, sont confiés dès leur
naissance à leur grand-mère respective. Nous sommes dans les années soixante et un
mouvement de libération s'empare des mœurs. Leur mère, qui n’est pas vraiment prête à
assumer sa maternité, voit dans leur éducation un obstacle à son épanouissement personnel.
Elle préférera mener une vie hippie dans l’insouciance la plus complète. Bruno deviendra
professeur de français, mais aussi obsédé sexuel, dépressif et alcoolique. Michel sera un
grand chercheur en biologie, plus intéressé en fait par les aspects cellulaires de la
reproduction que par leurs modalités affectives et érotiques. Sa vie sexuelle ne sera pas
reluisante. Il se réfugiera dans les mondes abstraits de la physique quantique et de la
biologie moléculaire.
A travers ces deux vies dissolues, marquées par la solitude et la souffrance, Houellebecq
dénonce les méfaits de l'individualisme contemporain. La dislocation des liens familiaux121
et plus généralement sociaux, la compétition économique et sexuelle causée par
l'exacerbation du désir, l'effondrement des valeurs morales traditionnelles au profit d'un
120
L’Ère du vide, op. cit., pp. 9-24.
121
Quelques exemples : Michel, le personnage de Plateforme n’aimait pas son père, ce dont témoigne son
détachement à l’annonce de son décès (incipit) ; pendant leur enfance et leur adolescence, Pauline et
Claudine, dans Les jolies choses (de V. Despentes), sont en conflit avec leur père violent, misogyne, blessant
et cruel (op. cit., pp. 68 sq.). Dans son effrayante confession, la narratrice de La Démangeaison (de L.
Nobécourt) se dit mal-aimée par des parents incapables du moindre épanchement (op. cit., pp. 66 sq.).
55
hédonisme égoïste et narcissique, sont autant de manifestations de cet individualisme que
l’auteur des Particules élémentaires désigne comme le mal absolu :

« Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la
forme d’un rêve communautaire, alors qu’il s’agissait en réalité d’un nouveau palier
dans la montée historique de l’individualisme. Comme l’indique le beau mot de
"ménage", le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au
sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces
communautés intermédiaires […]. Ce processus de destruction se poursuit de nos
jours. »122
2. Le narcissisme contemporain
Selon Lipovetsky, Narcisse symbolise le temps présent. Dans un chapitre intitulé
« Narcisse ou la stratégie du vide »123, il parle de véritable « mutation anthropologique ».
Déjà au début des années 80, au moment où apparaît dans toute sa force un capitalisme
hédoniste et permissif, il pressent un nouveau stade de l’individualisme :

« […] le narcissisme désigne le surgissement d’un profil inédit de l’individu dans ses
rapports avec lui-même et son corps, avec autrui, le monde et le temps […] ».
La société narcissique est bien capable de vivre sans idéal, sans appui transcendant
(politique, religieux, moral). Elle vit au présent, dans l’instantanéité, au nom d’une
nouvelle éthique permissive et hédoniste, elle-même encouragée par le culte du désir et de
l’accomplissement immédiat (que met en avant entre autres la publicité). Cette société
engendre forcément un sentiment de frustration et de ressentiment.
Climat de concurrence exacerbé, éclatement de la cellule familiale, libéralisation des
mœurs ; prise dans un tel engrenage, une société assujettie au principe d’efficience et de
concurrence est condamnée à devenir le théâtre d’une « lutte » au sens darwinien du terme.
Au début des Particules, le jeune Michel regarde une émission animalière à la télévision ;
les images sont atroces. Voici ce qui nous est dit du jeune homme :
122
PE, op. cit., p. 144.
123
L’Ère du vide, op. cit., pp. 70 sq.
56

« Michel frémissait d’indignation, […] sentait se former en lui une conviction
inébranlable : prise dans son ensemble la nature sauvage n’était rien d’autre qu’une
répugnante saloperie ; prise dans son ensemble la nature sauvage justifiait une
destruction totale, un holocauste universel Ŕ et la mission de l’homme sur la Terre était
probablement d’accomplir cet holocauste. »124
La course effrénée au bien-être (maître-mot de la société contemporaine) crée des
inégalités sans précédent. Le désir, manipulé par l’économisme, devient une appétence
primaire qui fait fonctionner la société marchande selon les mêmes lois élémentaires que
les sociétés animales125. Comme nous le verrons par la suite, dans notre corpus (et en
particulier chez Virginie Despentes), c’est le corps et la sexualité (celle-ci dans sa forme la
plus cruelle) qui figurent la part d’animalité de l’homme.
Le narcissisme surgit donc de la désertion généralisée des valeurs et finalités sociales.
Dans un monde devenu inhabitable, il ne reste à l’homme contemporain que le repli sur
soi, le refuge autarcique et solipsiste. Ce repli sur soi est une constante dans tous les récits
de notre corpus. Michel (de Plateforme), à la fin de son premier séjour en Thaïlande, se
compare à un batracien qu’il croise dans l’allée qui mène à son bungalow. Il le pousse du
pied sur la pelouse, lui permettant ainsi de survivre quelque temps supplémentaire, car « tôt
ou tard, quelqu’un allait marcher sur lui sans faire attention ; sa colonne vertébrale se
briserait, ses chairs écrasées se mêleraient au sable ». Comme le batracien, il avait vécu et
il mourrait seul126. Pour le narrateur d’Extension, dépressif et introverti, la solitude atteint
un degré tel qu’elle en devient « douloureusement tangible »127. Inutile de préciser
124
PE, op. cit., pp. 47-48.
125
C’est précisément cette « bestialité évoluée », celle de la vie sociale et politique que Marie Darrieussecq
thématise dans son roman Truismes (P.O.L. Éd., 1996). Truismes est l’histoire d’une jeune femme, travaillant
dans une parfumerie qui se mue peu à peu en truie pendant que le monde (au début du troisième millénaire)
se décompose jusqu’à devenir une « porcherie ». Voici ce que l’auteur confie à une journaliste : « J’ai écrit
ce livre en état de colère. Je n’aime pas la société dans laquelle je vis. Tout me révolte […] C’est une femme
animale […] dans un monde bestial [et] totalement corrompu » (Perrot-Lanaud, Monique, « Darrieussecq :
l’après-"Truismes" », www.france.diplomatie.fr, avril 1998). Dans ce livre, qui est « une fable sur l’ordre
moral qui menace nos sociétés modernes » (Jérôme Garcin, « De l’art et du cochon », L’Express, 22 août
1996), Darrieussecq procède à un brouillage des fonctions et des attributs de chacun des deux règnes, humain
et animal, dévoilant ainsi la veulerie et la violence en œuvre dans notre civilisation. Cette fable met à nu les
liens inavouables de l’animalité, du corps et du désir.
126
PF, op. cit., p. 136.
127
EDL, op. cit., p. 9.
57
longuement que chez Houellebecq, les nombreuses scènes d’onanisme figurent de façon
exacerbée ce repli sur soi (pensons à Bruno des Particules qui est le parangon de l’obsédé
sexuel qui recourt fréquemment au plaisir solitaire). Lorette Nobécourt nous offre, quant à
elle, un véritable monologue intérieur mené par une conscience acérée128, à fleur de peau.
Le malaise dans la société n’a d’égal que le malaise du soi : « la haine à fleur de peau
dénoncée par mon corps »129, comme le dit la narratrice de La Démangeaison. Dans tous
nos récits, nous rencontrons des épaves humaines minées par la solitude dans une société
qu’ils abhorrent. Le « héros » d’Extension, après son hospitalisation, s’adonne à une
méditation dans le train Rouen-Paris :

« Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis
me dégoûte ; la publicité m’écœure ; l’informatique me fait vomir. Tout mon travail
d’informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de
décision rationnelle. Ça n’a aucun sens.»130
Le jeune Chimo, qui habite la banlieue parisienne, émet souvent des considérations sur la
vie dans les cités. Dans ces lieux oubliés, où « Dieu est absent », « tout le monde rêve […]
de la roue de la fortune », dit-il avant d’ajouter, désabusé :

« Y a rien qui va jamais, y a tout qui foire, c’est une vie en petits morceaux d’inutilité,
t’as pas de projet même le matin pour le soir jamais de plan valable, quand tu te réveilles
tu penses qu’à te rendormir, vivement la nuit qu’elle vienne […] »131.
Telles des « particules » obéissant aux lois de la physique, tous nos personnages semblent
suivre un parcours quasiment fixé d’avance. Les personnages contenus dans notre corpus
sont bel et bien des « particules élémentaires » et tous donnent l’impression de se mouvoir
dans un monde désinvesti de toute intersubjectivité, rendant ainsi compte de l’atomisation
qui régit le fonctionnement de notre société. Au terme d’une réflexion sur les rapports
sociaux, le narrateur d’Extension se demande ce qu’il faudrait faire de son temps libre. Il
est d’avis qu’il est inutile de se consacrer au service d’autrui, car « au fond, autrui ne vous
intéresse guère »132. Il appréhende les rencontres et connaît des difficultés à entrer en
128
Et « malheureuse »… Nous y reviendrons plus longuement en troisième partie.
129
La Démangeaison, op. cit., p. 20.
130
EDL, op. cit., p. 82.
131
Lila, op. cit., resp. pp. 111-112, 10 et 17.
132
EDL, op. cit., p. 12.
58
contact avec d’autres personnes. La rencontre qu’il doit avoir avec Catherine Lechardoy
(du ministère de l’Agriculture) pour lui présenter un progiciel représente pour lui une
épreuve pénible :

« les êtres humains ont souvent à cœur de se singulariser par de subtiles et déplaisantes
variations, défectuosités, traits de caractère et ainsi de suite Ŕ sans doute dans le but
d’obliger leurs interlocuteurs à les traiter comme des individus à part entière »133.
Le narrateur de Plateforme avoue volontiers être « de tempérament peu chaleureux [et
avoir] échoué à [s]e faire de véritables amis »134. Au début de son premier séjour en
Thaïlande, ne sachant trop que dire à Valérie au terme d’une excursion, il lui répond par
des banalités. Dans la citation suivante transparaît tout le vide relationnel qui est le sien,
vide mis crûment en relief par des considérations bassement sexuelles :

« Sur le trajet du retour j’appris que Valérie était bretonne, et que ses parents avaient
possédé une ferme dans le Trégorrois ; moi-même, je ne savais pas trop quoi lui dire.
Elle avait l’air intelligente […]. J’appréciai sa voix douce, […] le mouvement de ses
lèvres quand elle parlait ; elle devait avoir une bouche bien chaude, prompte à avaler le
sperme d’un ami véritable. "C’était bien, cet après-midi…" dis-je finalement avec
désespoir. Je m’étais trop éloigné des gens, j’avais vécu trop seul, je ne savais plus du
tout comment m’y prendre. "Oh oui, c’était bien…" répondit-elle ; elle n’était pas
exigeante, c’était vraiment une brave fille. Pourtant, dès l’arrivée de l’autocar à l’hôtel,
je me précipitai vers le bar. »135
Le même personnage se lasse très vite de la présence des autres vacanciers et confie, avant
de sombrer dans un rêve lubrique consolateur, « en avoir un peu marre des autres » (sans
que le lecteur sache vraiment si le narrateur réfère aux autres vacanciers ou plus largement
au genre humain)136.
Chez
Virginie
Despentes,
les
personnages
témoignent
aussi
d’une
carence
relationnelle certaine ; ils sont suspicieux, toujours aux aguets d’une imposture. Claudine,
133
Ibid., p. 21.
134
PF, op. cit., p. 33.
135
Ibid., p. 51. Nous soulignons.
136
Ibid., p. 90. Quelques pages auparavant, souffrant de promiscuité, il est incommodé en entendant un
vacancier qui se trouve dans une chambre attenante à la sienne (p. 82).
59
la protagoniste du roman Les jolies choses, jeune femme en quête d’identité, se retranche
derrière un comportement de méfiance pour se préserver des autres :

« Comme tout un chacun, elle était calculatrice, égoïste, médisante, mesquine, jalouse,
impostrice et menteuse. Mais, de façon atypique, elle assumait le tout, sans cynisme, avec
un naturel assez désarmant pour la rendre inattaquable. »137
Quant à Chimo, dans l’une de ses nombreuses méditations (pour le moins désabusées) sur
la société dans laquelle il vit, il se demande un soir « dans [s]on coin », au sujet de la
télévision et d’Internet :

« […] pourquoi ils veulent à tout prix qu’on se parle et qu’on se voie tous ? C’est le
contraire qu’il faudrait, juste le contraire, chacun bâillonné dans son coin, raison que les
hommes sont pourris, le dire même c’est insulter la pourriture, alors plus ils se
rencontrent et ils se consultent et plus ça va mal, ils échangent que leurs saletés et la
dose de chacun augmente. »138
Lipovetsky évoque cette transformation de la dimension intersubjective dans son essai,
lorsqu’il écrit qu’ « après la désertion sociale des valeurs et institutions, la relation à
l’Autre succombe au procès de désaffection »139. D’ailleurs, toute tendance à la
sentimentalité est bannie de nos récits. Les personnages des Particules sont incapables de
la moindre effusion de cœur et, au niveau de l’énonciation, Houellebecq recourt souvent à
des digressions scientifiques afin de « court-circuiter », pour ainsi dire, tout
sentimentalisme. Dans un passage des Particules où il est question des sévices que le jeune
Bruno doit endurer à l’internat, le narrateur fait preuve d’un détachement de scientifique140
et ramène l’épisode, si émouvant en soi, à quelques lois élémentaires :

« Les sociétés animales fonctionnent pratiquement toutes sur un système de dominance
lié à la force relative de leurs membres. […] La brutalité et la domination, générales
dans les sociétés animales, s’accompagnent déjà chez le chimpanzé (Pan troglodytes)
137
Les jolies choses, op. cit., p. 19.
138
J’ai peur, op. cit., p. 119.
139
L’Ère du vide, op. cit., p. 68.
140
Cette technique n’est pas sans rappeler Milan Kundera et la composition du roman polyphonique telle
qu’il la décrit dans L’Art du roman. Ajoutons que dans H. P. Lovecraft, Houellebecq écrit être redevable à
l’auteur fantastique qui a « fait exploser le cadre du récit traditionnel par l’utilisation systématique de termes
et de concepts scientifiques » (J’ai lu, Paris, 1999, p. 7).
60
d’actes de cruauté gratuite accomplis à l’encontre de l’animal le plus faible. Cette
tendance atteint son comble chez les sociétés humaines primitives, et dans les sociétés
développées chez l’enfant et l’adolescent jeune. »141
Un autre passage, lors duquel le narrateur évoque la nostalgie avec laquelle Michel se
souvient des jeux amoureux enfantins avec Annabelle (notamment à Pâques 1971), se
trouve abruptement contrebalancé par une explication pseudo-scientifique sur la puberté
féminine faite à grand renfort de termes scientifiques et froids :

« Sa poitrine se dessinait légèrement sous son pull-over. Ce fut la dernière fois qu’il y eut
des œufs en chocolat le jour de Pâques ; l’année suivante, ils étaient déjà trop âgés pour
ces jeux.
À partir de l’âge de treize ans, sous l’influence de la progestérone et de l’oestradiol
sécrétés par les ovaires, les coussinets graisseux se déposent chez la jeune fille à la
hauteur des seins et des fesses. »142
Lipovetsky ajoute que l'individu contemporain a pour but uniquement la recherche de son
intérêt privé et que le rapport à soi supplante littéralement le rapport à l’autre. Le narrateur
d’Extension réfléchit au libéralisme et à l’effacement progressif des relations humaines ; il
n’hésite pas à établir un rapprochement entre informatique et société. Il se fonde pour cela
sur une théorie élaborée par un de ses collègues informaticien :

« Si les relations humaines deviennent progressivement impossibles, c’est bien entendu
en raison de cette multiplication des degrés de liberté dont Jean-Yves Fréhaut se faisait
le prophète enthousiaste. Lui-même n’avait connu, j’en ai la certitude, aucune liaison ;
son état de liberté était extrême. […] la plupart des gens admettent vaguement que toute
relation, en particulier toute relation humaine, se réduit à un échange d’informations
[…]. »143
Lipovetsky confirme dans son essai que dans notre société à l’individualisme exacerbé,
« les idéaux et les valeurs publiques ne peuvent que décliner », et que « seule demeure la
quête de l’ego et de son intérêt propre, l’extase de la libération "personnelle", l’obsession
141
PE, op. cit., p. 59. Le même procédé est appliqué à la page 76, lorsque le jeune Michel hésite à faire le
premier pas et à toucher la ravissante Annabelle.
142
Ibid., p. 74.
143
EDL, op. cit., p. 43.
61
du corps et du sexe »144. Il est évident, de ce point de vue, que les rapports amoureux et
sexuels s’en trouvent changés. Dans La Tyrannie du plaisir, Jean-Claude Guillebaud cite
Georges Duby :

« […] se sont effondrées sous nos yeux des armatures dressées depuis des siècles pour
l’ordonnance des rapports entre les sexes. Des interdits se sont levés. Des corps se sont
dénudés. On s’est accoutumé à ne plus rougir de certains propos. Des comportements,
naguère soigneusement dissimulés, ont commencé de s’afficher […]. »145
3. Une société érotisée à l’excès
La société contemporaine se trouve érotisée à l’excès (nous avons déjà indiqué que JeanJacques Pauvert dresse presque un catalogue exhaustif d’émissions et de parutions de
journaux et de magazines sur le sexe) ; nous vivons dans une société qui est celle du
« toutes voiles dehors », du « bas les masques ». Or Lipovetsky cite Richard Sennett qui
écrit dans Les Tyrannies de l’intimité que « le port du masque est l’essence même de la
civilité ». La société contemporaine s’ingénie au contraire à le faire choir, au nom d’un
individualisme triomphant, mais aussi (et corrélativement) « destructeur ». Le sens des
limites que semble bien perdre l’individu n’est-il pas justement ce qui définit l’individu
comme personne et ce qui le distingue de la « bête » ? Cet état antisocial et inhumain, et
pour tout dire cet avilissement de l’homme dans une société sauvage et narcissique, nos
auteurs ont choisi de le figurer par le corps et la sexualité.
Jacques Ruffié écrit dans Le Sexe et la mort que Mai 68 et la libéralisation des mœurs
aurait conduit l’homme contemporain à considérer de plus en plus la sexualité comme
fonction organique et non plus comme expérience profondément humaine et « culturelle ».
Guillebaud insiste aussi sur ce phénomène qu’il considère d’ailleurs comme « une erreur
de la "révolution sexuelle" » :

« L’une de ces erreurs originelles fut sans doute d’avoir, dès le départ, assimilé la
sexualité à une fonction, ce qui n’a jamais été le cas […] dans l’Histoire. L’idée de
fonction introduisant celle de dysfonction et, donc, un projet de santé sexuelle impliquant,
dans la foulée, l’évaluation quantitative et le concept de performances. Partant de là, on
144
L’Ère du vide, op. cit., p. 61.
145
TdP, op. cit., p. 150.
62
suggérait l’idée d’une norme non plus morale ou culturelle, mais physiologique et
arithmétique […]. »146
Et l’écrivain-journaliste d’ajouter qu’aujourd’hui « il n’est plus question d’opposer le
normal à l’anormal, le permis à l’interdit, le moral à l’immoral mais le dysfonctionnement
ou bon fonctionnement organique ». Guillebaud se fonde, en ce qui concerne ce point, sur
le fameux « rapport Kinsey », sorti en 1948. Il s’agissait d’une version libérale et anglosaxonne de l’utopie proposée par Wilhelm Reich147. Ce rapport proposait la première
description objective (dépourvue de jugement de valeur) de la vie sexuelle réellement
vécue par les Américains. Il possédait un seul critère : sa représentativité statistique. Il eut
surtout une fonction de déculpabilisation individuelle et collective :

« Rapportée à l’épreuve du nombre, associée au strict rationalisme, jaugée comme une
fonction perfectible, la sexualité n’est plus ce continent obscur, effrayant et fascinant à la
fois, qu’on évoquait en se signant. Elle devient une simple affaire de réussite-échec, de
majorité-minorité, d’innovation-habitude, d’investissement-rendement, etc. »
Au fond, selon Guillebaud, ce rapport « transpose […] à la sexualité, l’optimisme
keynésien d’après-guerre. Le désir de consommation […] comme moteur principal de
l’économie ; le désir tout court et l’espérance d’un plaisir parfait comme moteur de la vie
en société : les deux se répondent », écrit-il avant d’ajouter qu’il nous faudra du temps
« pour comprendre que la sexualité n’est pas une fonction, mais une culture ». Il évoque
également la circonspection d’un Georges Bataille qui objecta à l’époque de la parution du
rapport que toutes les courbes, tous les graphiques et toutes les statistiques étaient
incapables d’appréhender « l’élément irréductible de l’activité sexuelle », cet « élément
intime » qui, selon lui, « demeure insaisissable, étranger aux regards du dehors ». En fait,
le rapport Kinsey marque pour Guillebaud le début d’une époque qui dure encore, « celle
des sexologues, du plaisir fonctionnel et du devoir d’orgasme ; devoir à accomplir sous
146
Ibid., p. 151.
147
Psychanalyste autrichien mais aussi figure mythique en matière de sexualité pour les soixante-huitards.
Reich imagine un optimisme ontologique : pour lui la sexualité est naturellement saine. Seules les aliénations
sociales et les répressions de la société autoritaire font déraper la sexualité vers le pathologique. Selon lui, la
répression, la régulation morale ou religieuse des besoins génitaux conduisent l’individu à la névrose, aux
vices de toutes sortes, au ressentiment social : « l’individu sain, apte à la pleine satisfaction sexuelle, est
capable d’autorégulation » ; ainsi le concept de morale devient inutile. Pour Guillebaud, cette thèse est
candide et frise le ridicule. (TdP, op. cit., pp. 53 sq.).
63
peine de "dysfonctionnement" ». L’essayiste énonce aussi les effets « collatéraux »
imprévus entraînés par la perception du sexuel inaugurée par le rapport Kinsey. Tout
d’abord, le plaisir aurait été enfermé dans une logique de performance : à l’instar de la
santé, la sexualité est – techniquement – améliorable à l’infini ; la hantise nouvelle ne
serait plus celle du jugement moral mais de l’évaluation comparative.
A ce premier imprévu serait attaché un autre effet qu’est la médicalisation-chosification de
la sexualité. Le deuxième effet de la logique Kinsey serait d’avoir précipité l’individu
contemporain dans « un angoissant labyrinthe mimétique ». Il évoque le paradoxe d’une
modernité permissive et néanmoins malheureuse dont les désirs (non seulement sexuels)
sont « branchés » sur les désirs des autres : nous aurions voulu chasser la pression du
conformisme et aujourd’hui nous « rendrions les armes à une logique d’imitation ». Le
troisième et dernier effet négatif serait une aggravation de la compétition. Nous serions
rentrés dans une rivalité et une concurrence amoureuse sauvage telles qu’elles ne
concèdent plus aucun répit. Cette compétition redoublerait à mesure que croît notre liberté
et ne ferait que signaler la « sécheresse contemporaine ». Guillebaud emprunte cette
expression à Jankélévitch qui assurait dans Le Dictionnaire de sexologie (Pauvert, 1962)
que « [l’érotisme] accablant, suffocant n’est ni une cause ni une conséquence de la
sécheresse contemporaine, il est cette sécheresse elle-même »148. Jankélévitch déplorerait
le manque de « joie », de « sincérité » et de « conviction passionnée ».
Lipovetsky avance, en substance, la même idée lorsqu’il parle de « l’inflation érotique
actuelle »149. Pris dans un système où règne une concurrence sans répit en ce qui concerne
les désirs, ainsi qu’une réelle « corvée » du plaisir (c’est ainsi que Guillebaud intitule le
chapitre 5 de la partie 2 de son livre), l’homme contemporain ne peut pratiquement pas
échapper au « domaine de la lutte » (en matière sexuelle). Dans son essai150, Guillebaud –
qui analyse minutieusement la question du plaisir, du désir, de la morale sexuelle et de
l’interdit dans notre société moderne – insiste sur ce phénomène social (et paradoxal) qui a
voulu qu’en matière de plaisir, nous soyons passés de la libération et de la permission à
l’injonction ; il se réfère pour cela à Jean Guitton :
148
TdP, op. cit., pp. 154 sq.
149
L’Ère du vide, op. cit., p. 43.
150
Le titre de cet essai a été choisi en référence à Les Lois où Platon fait l’éloge du plaisir en considérant
néanmoins comme « faible et critiquable l’homme qui laisse le "tyran Eros" s’introniser dans son âme pour
en gouverner, quotidiennement, tous les mouvements » (TdP, op. cit., p. 11).
64

« Une sexualité obligée ? Le philosophe Jean Guitton […] au début des années 70, disait
redouter que la vie occidentale ne devînt, sous couvert de permissivité proclamée, une
"immense corvée de plaisir". […] Le libre accès au plaisir a déjà cessé d’apparaître
comme une simple libération pour devenir Ŕ aussi Ŕ une injonction constitutive de
l’époque, une sommation de la bienséance moderne. »151
Cette injonction (entre autres véhiculée par la publicité), il faudrait dire cette « course
effrénée à la consommation », entraîne une lutte sans frein et engendre son lot de
frustrations (décelable surtout chez Houellebecq). Il y aura des gagnants et des perdants, le
sexe étant devenu un « principe de différenciation narcissique »152.
Dans La Tyrannie du plaisir, Guillebaud cite Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut153 qui
ironisaient sur « la dérive fonctionnelle, médicale, normative et lugubrement gymnique du
plaisir "moderne" ». Il souligne également le phénomène de « biologisation du sexuel ».
Le plaisir deviendrait une pure affaire anatomique, marchande (nous reviendrons un peu
plus loin sur cette notion) et sportive :

« Il [le plaisir] est prestation, rassasiement ou performance. Tout à son ivresse devant
tant de « possibles », l’individualisme contemporain a rétrogradé l’effusion voluptueuse
au rang d’une prédation immédiate et sans avenir, c’est-à-dire une fonction corporelle
forcément plus solitaire encore dans son principe que ne pourrait l’être le boire et le
manger. »154
La perception toute fonctionnelle du corps et de la sexualité qu’évoquent Finkielkraut et
Bruckner est doublée, notamment dans Plateforme de Michel Houellebecq, d’une
appréhension en tout point anatomique et marchande. Alors que les « princes » de la
séduction vont de conquête en conquête, d’autres sont voués à la frustration. Ce désir
inassouvi est encore accru par la manière dont la société occidentale met en valeur la
beauté physique. Or l’une des questions soulevées dans Plateforme n’est-elle pas de se
demander si l’on est en droit de blâmer les perdants de cette lutte qui se tournent vers les
151
TdP, op. cit., pp. 135-136.
152
PE, op. cit., p. 200. C’est ce qu’affirme Bruno à Michel lors d’une de leurs nombreuses discussions.
153
BRUCKNER, Pascal et Alain Finkielkraut, Le Nouveau Désordre amoureux, Seuil, 1979.
154
TdP, op. cit., p. 475. Précisons que dans le film Baise-moi (drame réalisé par Virginie Despentes et
Coralie Trinh Thi en 2000), adapté du roman éponyme, les actrices ne cessent de s’alimenter quasiment tout
au long du film, figurant ainsi une sorte d’instinct primaire, mais aussi la « solitude » de cette fonction
corporelle.
65
paradis artificiels de l’amour vénal et des plaisirs tarifés ? La prolifération de la
prostitution n’est-elle pas le corollaire d’un système qui voue de plus en plus d’individus
au néant sentimental et sexuel ? Nous avons déjà vu que Michel Renault, le narrateur, suit
pour le ministère de la Culture des dossiers d’art contemporain. A la mort de son père, il
hérite d’une importante somme d’argent. Il part en voyage organisé en Thaïlande et
rencontre Valérie, avec qui il se lie à son retour. La jeune femme travaille pour un tour
opérateur, Nouvelles Frontières, comme assistante d’un « gagneur », Jean-Yves. Avec ce
dernier, elle décide de quitter le groupe Aurore pour relever un important défi : rendre son
dynamisme à la filiale Eldorador. Ils choisiront de créer des clubs, s’appuyant sur le
tourisme sexuel, à Cuba et surtout en Thaïlande (Michel est aussi à l’origine de ce concept
inédit et « novateur »). Il faut dire que deux versants de la sexualité apparaissent dans le
roman : celui « heureux » du désir et de l’échange entre les amants, ainsi que celui que le
narrateur (qui n’est autre que Michel Renault) annonce, dans un passage effrayant de
lucidité, comme « l’avenir du monde », celui du tourisme sexuel. C’est ce versant
qu’exploitent sans vergogne Jean-Yves et Valérie après avoir été aux Caraïbes pour
observer ce qui se passait dans les clubs de vacances.
Voilà la trame que Houellebecq utilise pour son analyse des comportements sociaux dans
une société qui fait fi de toute morale au nom d’un hédonisme consumériste triomphant.
Au moment de la création des nouveaux clubs, Michel se demande pourquoi les
Occidentaux n’arrivent plus à coucher ensemble : « c’est peut-être lié au narcissisme, au
sentiment d’individualité, au culte de la performance ». Le narrateur évoque le
dépérissement de la sexualité en Occident (qu’il considère d’ailleurs comme un
phénomène sociologique) en illustrant son propos par l’exemple vivant que constitue JeanYves qui est en train de vivre un divorce : « Non seulement il ne baisait plus, il n’avait plus
le temps d’essayer, mais il n’en avait même plus envie, et c’était encore pire, il sentait
cette déperdition de vie s’inscrire dans sa chair ». Le narrateur voit dans le « commerce »
et la marchandisation du corps une « situation d’échange idéale »155 susceptible de
procurer du contentement à tout le monde et de prévenir les frustrations les plus vives ;
ainsi, par un cruel renversement des valeurs, il s’agirait d’une solution « éthique » à ses
yeux... L’homme occidental étant devenu froid, rationnel et extrêmement conscient de son
existence individuelle, il souhaite avant tout éviter aliénation et dépendance, alors qu’il est
« impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins
155
66
PF, op. cit., pp. 250-252.
temporaire d’un certain état de dépendance et de faiblesse ». Michel aboutit à la
conclusion que la « professionnalisation de la sexualité en Occident est devenue
inéluctable »156. Dans une défense et illustration de la marchandisation du corps, il avance
que « les critères du choix sexuel » sont « exagérément simples » étant donné qu’ils se
réduisent à la jeunesse et à la beauté physique et relèvent du principe élémentaire de la
concurrence : « Européen aisé, je pouvais acquérir à moindre prix, dans d’autres pays, de
la nourriture, des services et des femmes […] je ne voyais aucune raison de m’en
priver. »157
Guillebaud évoque ce phénomène de la marchandisation du corps dans notre société
occidentale contemporaine. Dans une chapitre intitulé « Au bonheur du capital » (partie I,
chapitre 4), il insiste sur une contradiction (parmi d’autres) en vigueur dans notre société
libérale : le grand mouvement de libération sexuelle des années 60 et 70 qui se voulait
somme toute anti-bourgeois se trouve, par un singulier renversement de situation satisfaire
les exigences et intérêts de la société capitaliste : « la libre consommation sexuelle, loin
d’être préjudiciable au nouvel ordre établi, répond à ses exigences et satisfait ses
intérêts »158. Plus spécifiquement, il évoque le tourisme sexuel et voit en lui une
« délocalisation du désir » :

« […] on est frappé par l’équivalence de plus en plus marquée entre l’approche
contemporaine du plaisir (ou du désir) et le fonctionnement effectif de l’économie
mondiale. […] Comme en matière industrielle, on voit surgir des marchés et s’exprimer
de nouveaux besoins. Le tourisme sexuel correspond assez exactement à une
"délocalisation" du désir ».
Et l’écrivain-journaliste d’ajouter :

« L’argent apparaît dorénavant comme un policier du désir infiniment plus brutal et plus
injuste que toutes les morales de la terre. […] A partir du moment où il est opéré par le
marché, le tri ancestral entre plaisirs permis ou défendus, désirs satisfaits ou frustrés,
volupté accessible ou hors d’atteinte ne s’embarrasse plus de la moindre humanité, ni de
la plus petite compassion. Le tri est brutal, sans nuances ni accommodements. On peut
payer ou non. On est contraint de vendre son corps ou pas. On est jugé performant ou
156
Ibid., p. 254.
157
Ibid., pp. 307-308.
158
TdP, op. cit., pp. 110-133.
67
sans valeur. Plus d’espace de négociation, plus de souplesse ni de jeux au sens
mécanique du terme. C’est-à-dire plus de culture amoureuse… »
Le « discours érographique » d’un Houellebecq et d’une Catherine Millet par exemple est
dépourvu de toute herméneutique : ce discours est centré sur un « corps-objet » et
s’intéresse à l’évaluation des parties fonctionnelles, à la répétition des mêmes gestes et à
l’inventaire de ces gestes. Le corps représenté est dépourvu de signes, il n’est aucunement
suggestif ; il est ouvert à des contacts sériels erratiques et peut être considéré comme
système d’organes fonctionnels dépourvus d’unité intérieure. La jouissance devient une
« valeur » équivalente à une communication triviale et sans implication personnelle
affective.
Dans une telle société, caractérisée par la désertion sociale des valeurs et des institutions,
dans une société soumise à une « inflation érotique » (qui, d’une part, figure
l’ « avilissement de l’être humain au rang d’objet » et, d’autre part, « le sexe-machine »
qui fait « disparaître les rapports de séduction dans une débauche répétitive et sans
mystère »159), dans une société fondée sur le principe de la lutte, il ne faut pas s’étonner
que les relations humaines deviennent progressivement impossibles, que l’intersubjectivité
tende à s’amenuiser et que les frustrations deviennent légion. Dans une critique du
libéralisme, Jean-Yves Fréhaut, un collègue de travail du narrateur d’Extension émet une
théorie sur la civilisation et aboutit à l’assertion que « toute relation humaine se réduit à un
échange d’informations » :

« Si les relations humaines deviennent progressivement impossibles, c’est bien entendu
en raison de cette multiplication des degrés de liberté dont Jean-Yves Fréhaut se faisait
le prophète enthousiaste. Lui-même n’avait connu, j’en ai la certitude, aucune liaison ;
son état de liberté était extrême. »160
B) Un désert d’amour et d’affects
Dans une société où le rapport à l’autre devient malaisé ou crispé, il est évident que
la sexualité subit également les avatars de l’individualisme contemporain occidental. Dans
une société qui prétend casser tous les tabous, parler de tout en toute franchise selon un
159
L’Ère du vide, op. cit., p. 43.
160
EDL, op. cit., p. 43.
68
« détachement cool » (Lipovetsky), dans une société qui voue un véritable culte au corps,
la sexualité se trouve véritablement objectivée. « La sexualité […] occupe maintenant une
place banale et est davantage considérée comme fonction biologique que comme
phénomène mental », écrit Jacques Ruffié dans son livre Le Sexe et la mort161. Il conclut à
la banalisation de l’acte charnel après le événements de Mai 68 et la libéralisation des
mœurs. La sexualité peut être considérée comme un « bien d’échange » ainsi que le
suggère Houellebecq dans Plateforme.
S’il est un aspect de l’évolution des mœurs dont rendent compte les ouvrages de notre
corpus, c’est bien celui-ci : notre société occidentale dresse des barrières contre l’émotion
et tient à l’écart toute intensité affective. Cette société parvient insidieusement, selon
Lipovetsky, à « climatiser le sexe, l’expurger de toute tension émotionnelle » pour
« parvenir à [un] état d’indifférence ». Il constate la « fin de la culture sentimentale, fin du
happy end […] [le] surgissement d’une culture cool où chacun vit dans un bunker
d’indifférence, à l’abri de ses passions et de celles des autres » 162. Cette fuite devant les
signes de la sentimentalité, ce refus de considérer l’amour (fût-il physique) en tant que don
de soi (mais aussi en tant que transport hors de soi), l’ « écrivain-sociologue » Michel
Houellebecq l’évoque dans Plateforme :

« Ils [les Occidentaux] ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s’acharner,
ils n’arrivent plus à ressentir le sexe comme naturel. [...] Il est impossible de faire
l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins temporaire d’un certain
état de dépendance et de faiblesse. [...] Nous sommes devenus froids, rationnels,
extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits ; nous souhaitons
avant tout éviter l’aliénation et la dépendance ; en outre, nous sommes obsédés par la
santé et par l’hygiène : ce ne sont pas les conditions idéales pour faire l’amour »163.
161
RUFFIE, Jacques, « La sexualité dans l’humanité contemporaine » (chap. XI) in Le Sexe et la mort, Paris,
Odile Jacob, 1986, p. 220.
162
L’Ère du vide, op. cit., p. 110.
163
PF, op. cit., p. 254. Dans ses romans, Houellebecq s’exprime (bien entendu par personnages interposés)
sur l’amour, mais il choisit aussi de le faire dans ses poèmes. Voici ce qu’il écrit par exemple dans La
Poursuite du Bonheur : « Ils mourront c’est certain un peu désabusés, / Sans illusions lyriques ; / Ils
pratiqueront à fond l’art de se mépriser, / Ce sera mécanique.[…] / Ne craignez rien, amis, votre perte est
minime / Nulle part l’amour n’existe. / C’est juste un jeu cruel dont vous êtes les victimes […]. » (Rester
vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., pp. 56-57).
69
Nous verrons que notre corpus offre un tableau sociologique de l’amour en Occident à
l’extrême fin du XXe siècle, tableau qui se caractérise par un vide affectif généralisé ainsi
que par une désublimation de la sexualité.
1. Obsolescence de la linea amoris
Déconnectée du sentiment d’amour et de partage dont elle devrait être le prolongement, la
sexualité se trouve moins que jamais intégrée à une expérience humaine profonde.
D’ailleurs, le désarroi du discours amoureux occidental dont parle Guillebaud dans son
essai164 est figuré par une rupture dans la linea amoris (voire une ignorance de celle-ci),
rupture que nous retrouvons ponctuellement dans notre corpus. Ainsi que l’écrit Gaëtan
Brulotte, « les rapports amoureux obéissent habituellement au code herméneutique : ils
ont, en gros, la forme d’une proposition qui comporte une demande, des délais de réponse
plus ou moins longs (des résistances) et une clôture (le consentement charnel) ». L’auteur
résume cette linea amoris (dont le but est de régir les approches) à l’aide du schéma
d’Aelius Donatus (commentaire sur Térence, IVe siècle) que voici :
1) Visus : le coup d’œil (le premier regard) ;
2) Allocutio : la question, le verbe (la conversation, la proposition) ;
3) Tactus : la caresse ;
4) Osculum : le baiser ;
5) Coïtus : le « don de mercy »165.
Dès que les étapes sont brûlées, apparaît une situation irrévérencieuse et scandaleuse : une
situation où les contacts intimes se produisent directement, sans médiation d’un
quelconque formalisme. Brulotte, qui se fonde essentiellement sur des ouvrages antérieurs
au XIXe siècle pour ses analyses de la posture « Aisance » (pp. 34-56), indique justement
que l’érographie renseigne beaucoup sur les mœurs d’une époque quant à la linea amoris.
Lorsque l’impatience l’emporte, la sexualité perd de sa gaine sociale et le « désir parodie
les pratiques de duel », écrit-il. Une manière brutale de bousculer la linea amoris laisse
164
TdP, op. cit., p. 431.
165
Œuvres de chair, op. cit., pp. 34-56.
70
place à la brusquerie incivile du contact obscène et au viol d’un certain savoir-vivre qui
règle les relations sexuelles – et sociales – entre les humains. Dans des récits qui
transgressent la linea amoris et qui de ce fait introduisent un état brut et purement instinctif
(« primitif ») du contact, le désir est sauvage parce que « sans histoire et sans forme
déterminée ». Ce désir sauvage brise « la linéarité qu’il devrait suivre culturellement ».
L’érographie, telle qu’elle figure dans notre corpus, présente une approche du désir autre
que celle d’ « une culture de l’obstacle »166 : elle se définit dans la présence et
l’instantanéité. Chez Millet et Despentes, l’acte sexuel (nous n’oserions utiliser
l’expression d’amour physique) est rapide et sériel.
La société dépeinte dans notre corpus est bien celle d’un hédonisme triomphant ; nous
sommes en présence d’un certain « état des lieux » d’une société libérale et permissive qui
a perdu toute notion de limites. Alors que la sociabilité exige des barrières, des règles qui
seules peuvent protéger les individus les uns des autres, notre société a évolué vers une
libéralisation sexuelle exacerbée (dont Mai 68 fut, pour Houellebecq, le catalyseur). Là où
« règne l’obscénité de l’intimité, la communauté vivante vole en éclats et les rapports
humains deviennent "destructeurs" »167, écrit Lipovetsky. Il ajoute que dans notre société
intimiste où l’authenticité et la sincérité constituent des vertus cardinales, les individus,
absorbés par leur moi intime, se trouveraient de plus en plus incapables de « jouer » des
rôles sociaux. La libéralisation des mœurs a entraîné une certaine propension à
l’assomption ostentatoire, envers et contre tout… et tous ! Citons à nouveau Lipovetsky,
dont l’ouvrage nous a été d’une précieuse utilité : « Le narcissisme affaiblit la capacité de
jouer avec la vie sociale […]. Plus les individus se libèrent des codes et coutumes en quête
d’une vérité personnelle, et plus leurs relations deviennent "fratricides" et asociales »168.
Bruno, l’un des personnages principaux des Particules, rencontre Christiane dans un
jacuzzi (au Lieu du Changement) et, sans se connaître, ils se livrent à un rapport sexuel
« anonyme »169. Loin de mettre la distance d’un balcon pour se conquérir (Roméo et
Juliette), ils font connaissance dans la frénésie sexuelle la plus débridée. Dans Lila dit ça,
la jeune fille demande tout de go au narrateur s’il n’a pas « envie de voir sa chatte »170…
166
Ibid., p. 45.
167
L’Ère du vide, op. cit., p. 93.
168
Ibid, p. 92.
169
PE, op. cit., pp. 169 sq.
170
Lila dit ça, op. cit., p. 11. Notons au passage que la tante de Lila incarne le dernier bastion d’un
puritanisme récalcitrant contre l’évolution des mœurs quant à la permissivité ambiante. Dans un passage
71
Nous ne pouvons pas, aujourd’hui, appréhender amour et sexualité selon une quelconque
« Carte du Tendre ». L’acte sexuel n’est pas reporté ou sublimé, il contribue rarement à
bâtir une passion ; il est plutôt instinctuel, primitif, animal.
2. Houellebecq : la froide conceptualisation du corps et de la sexualité
Le « héros » d’Extension, analyste-programmeur d’une trentaine d’années au bon statut
social mais dépourvu de charme, mène une vie privée catastrophique : sa vie sexuelle est
un désert, sa vie sentimentale un mirage. Depuis que sa femme Véronique l'a quitté, il
n'arrive plus à s'intéresser à sa carrière, aux femmes. Tout devient pour lui matière à
répulsion : les réunions de bureau, les déjeuners d'affaires, un pot de départ à la retraite...
Cravates et minijupes deviennent les emblèmes de cette société – d’un « nouvel ordre
social et sexuel » – où l'individu est évalué en fonction de l'efficacité économique et du
pouvoir de séduction. Dépourvu de beauté (dans un monde qui ne cesse de mettre en valeur
le physique), il n’a pas eu de relations sexuelles depuis son divorce d’avec Véronique. Il
n’est pas ce qu’on appelle prosaïquement un « sexe-symbole » ni un « mâle désirable », et
il en est conscient : « Aussi ai-je toujours senti, chez les femmes qui m’ouvraient leurs
organes, comme une légère réticence ; au fond je ne représentais guère, pour elle, qu’un
pis-aller »171. Pour un déplacement professionnel en province, « notre héros » fait équipe
avec l'un de ses collègues, Raphaël Tisserand. Celui-ci ne pense qu'à draguer, mais
n'obtient jamais le moindre succès car il est très laid et totalement dépourvu du charme qui
pourrait le rendre attrayant malgré cela. En fait, Raphaël Tisserand est victime du système
de valeurs en vigueur qui met l'accent sur les apparences et sur la performance. Il ne fait
certes que croiser des femmes incapables de voir au-delà des apparences, mais lui-même
s'obstine à appliquer des recettes qui, dans son cas, ne peuvent être qu'inopérantes : il
drague les filles lourdement, en boîte, comme s'il avait un physique de play-boy. En réalité,
Tisserand est un homme aliéné, ignorant de lui-même, et pour tout dire, piégé : il est
désireux de s'intégrer au système, mais les valeurs de ce système impliquent qu'avec un
physique tel que le sien, il ne puisse se faire aimer. Il ne comprend pas que le système dans
d’une extrême crudité et drôle à la fois, la fillette veut « jouer un tour » à sa tante en lui racontant comment
elle a été sodomisée par le diable (pp. 123 sq.).
171
72
EDL, op. cit., p. 15.
lequel il est intégré économiquement implique la destruction de sa vie affective. Lors d’un
dîner entre le narrateur et un certain Jean-Pierre Buvet, un ami prêtre, celui-ci vient à
évoquer le sujet de la sexualité. Le prêtre est d’avis que « notre civilisation souffre
d’épuisement vital » : « Nous avons besoin d’aventure et d’érotisme, car nous avons
besoin de nous entendre répéter que la vie est merveilleuse et excitante ; et c’est bien
entendu que nous en doutons un peu. »172
A la fin de la deuxième partie du roman, pour fêter Noël, le narrateur et Tisserand sortent
en boîte « aux Sables » ; la discothèque s’appelle L’Escale. Rapidement, le narrateur
remarque que l’endroit est peuplé de « chair fraîche ». Tisserand et lui se trouvent dans un
état d’excitation et de nervosité important : « je commençais à avoir envie de vomir, et je
bandais ; ça n’allait plus du tout ». Le narrateur remarque une fille qui ressemble à
Véronique. Fébrile, il se rend aux toilettes, se fait vomir et se masturbe en pensant « bien
sûr » à son ex-femme et aux vagins en général : « ça s’est calmé »… Il se lance ensuite
dans une réflexion sur l’amour et la sexualité. Il convient de citer cet extrait :

« Du point de vue amoureux Véronique appartenait, comme nous tous, à une génération
sacrifiée. Elle avait certainement été capable d’amour ; elle aurait souhaité en être
encore capable je lui rends ce témoignage ; mais cela n’était plus possible. Phénomène
rare, artificiel et tardif, l’amour ne peut s’épanouir que dans des conditions mentales
spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté de mœurs qui caractérise
l’époque moderne. »173
L’amour comme innocence et comme capacité d’illusion, comme aptitude à résumer
l’ensemble de l’autre sexe à un seul être aimé lui semble incompatible avec l’état d’esprit
contemporain. Toute projection d’ordre sentimental et romanesque semble condamnée
d’avance ; l’homme, au cours de son existence, deviendrait vite incapable d’amour et en
vieillissant, il ne lui resterait plus que déception et ressentiment.
Cette tare contemporaine de la relation malaisée à l’autre, le narrateur d’Extension en fait
la douloureuse expérience dans une séquence du roman où il s’entretient avec Catherine
Lechardoy (du Ministère de l’Agriculture). Lors de la conversation (qui est plutôt un
monologue de la jeune femme), il s’égare dans une hallucination sexuelle qui ne fait que
signaler un désarroi plus profond qui touche au relationnel et à l’affectif (séquence que
172
Ibid., pp. 31-32.
173
Ibid., pp. 110 sq. Nous soulignons.
73
Houellebecq, fidèle à lui-même, représente dans un style cru, comme pour mieux expliciter
la détresse du personnage) :

« Catherine Lechardoy et moi-même restâmes face à face. Un net silence s’ensuivit. Puis,
découvrant une issue, elle se mit à parler de l’harmonisation des procédures de travail
entre la société de services et le ministère Ŕ c’est-à-dire entre nous deux. Elle s’était
encore rapprochée de moi Ŕ nos corps étaient séparés par un vide de trente centimètres,
tout au plus. A un moment donné, d’un geste certainement involontaire, elle pressa
légèrement entre ses doigts le revers de mon col de veste. Je n’éprouvais aucun désir
pour Catherine Lechardoy ; je n’avais nullement envie de la troncher. Elle me regardait
en souriant, elle buvait du Crémant, elle s’efforçait d’être courageuse ; pourtant, je le
savais, elle avait tellement besoin d’être tronchée. Ce trou qu’elle avait au bas du ventre
devait lui apparaître tellement inutile. Une bite, on peut toujours la sectionner ; mais
comment oublier la vacuité d’un vagin ? Sa situation me semblait désespérée, et ma
cravate commençait à me serrer légèrement. Après mon troisième verre j’ai failli lui
proposer de partir ensemble, d’aller baiser dans un bureau ; sur le bureau ou sur la
moquette, peu importe ; je me sentais prêt à accomplir les gestes nécessaires. Mais je me
suis tu ; et au fond je pense qu’elle n’aurait pas accepté ; ou alors j’aurais d’abord dû
enlacer sa taille, déclarer qu’elle était belle, frôler ses lèvres dans un tendre baiser.
Décidément, il n’y avait pas d’issue. Je m’excusai brièvement, et je partis vomir dans les
toilettes. »174
Le narrateur apprécie d’écrire des fictions animalières. Avec beaucoup d’humour et de
sarcasme, l’un de ses personnages narre l’histoire de « Marthe et Martin », deux
sexagénaires mariés depuis quarante-trois ans. Voici ce passage où il est question
d’ « amour » :

« Ils sont déjà en retraite ou tout près de l’être, suivant le régime social qui s’applique
dans leur cas. Comme on dit, ils vont finir leur vie ensemble. Dans ces conditions il est
bien certain que se forme une entité "couple", pertinente en dehors de tout contact social,
et qui parvient même sur certains plans mineurs à égaler ou dépasser en importance le
vieux gorille individuel. C’est à mon avis dans ce cadre que l’on peut reconsidérer
l’éventualité de donner un sens au mot "amour". Après avoir hérissé ma pensée des pieux
de la restriction je puis maintenant ajouter que le concept d’amour, malgré sa fragilité
ontologique, détient ou détenait jusqu’à une date récente tous les attributs d’une
prodigieuse puissance opératoire. »175
174
Ibid., pp. 46-47. Nous soulignons.
175
Ibid., pp. 84 sq.
74
Dans un autre passage – qui est plutôt une insère pseudo-scientifique – le narrateur du
premier roman de Houellebecq réfléchit sur les motivations profondes du comportement
amoureux et, pour ce faire, il livre au lecteur des statistiques peu communes :

« Considérons un groupe de jeunes gens qui sont ensemble le temps d’une soirée, ou bien
de vacances en Bulgarie. Parmi ces jeunes gens existe un couple préalablement formé ;
appelons le garçon François et la fille Françoise. […] Il ressort d’une série de mesures
que Françoise et François passeront environ 37% de leur temps à s’embrasser, à se
toucher de manière caressante, bref à se prodiguer les marques de la plus grande
tendresse réciproque. Répétons maintenant l’expérience en annulant l’environnement
social précité, c’est-à-dire que François et Françoise seront seuls. Le pourcentage tombe
aussitôt à 17%. »176
La tendresse n’est souvent qu’affectation et à l’origine de l’étreinte se trouve moins le désir
irrésistible de l’autre que la volonté de clamer haut et fort son triomphe dans le domaine de
la « lutte » amoureuse… De retour d’un séjour à l’hôpital, le narrateur retrace certains
souvenirs de vacances qu’il a recensés dans une fiction animalière intitulée Dialogues d’un
teckel et d’un caniche. Dans cet écrit de jeunesse, qui pourrait être qualifié
d’ « autoportrait adolescent », il rapporte l’histoire de Brigitte Bardot [sic], une fille laide,
grosse et frustrée qui fréquentait la même classe que lui. Il y développe le théorème selon
lequel « la sexualité [serait] un système de hiérarchie sociale ». D’ailleurs, d’après
Houellebecq, la libéralisation des mœurs aurait causé l’intrusion des lois du marché dans
les rapports homme-femme :

« Dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation,
tout à fait, indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de
différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs
strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des
raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation
absolue. Certains font l'amour tous les jours ; d'autres cinq ou six fois dans leur vie, ou
jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de femmes ; d'autres avec aucune. C'est
ce qu'on appelle la « loi du marché ». Dans un système économique où le licenciement est
prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où
l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. […]
Certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et
la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et
176
Ibid., p. 87.
75
excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme
économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la
vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension
du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la
société. […] Certains gagnent sur les deux tableaux; d'autres perdent sur les deux. […]
le trouble et l'agitation sont considérables ».177
Le narrateur d’Extension ne parle pas de plan sentimental mais sexuel, comme si tout
sentiment avait disparu, comme si l’homme n’était plus qu’un animal, à l’image de ceux
dont il se sert pour faire ses chroniques.
Une même réflexion sur amour, société et économie se trouve dans Les Particules ; le
narrateur constate « l’aplatissement des critères de séduction intellectuels et moraux au
profit de critères purement physiques » et concurrentiels :

« Dans la société libérale où vivaient Bruno et Christiane, le modèle sexuel proposé par
la culture officielle (publicité, magazines, organismes sociaux et de santé publique) était
celui de l’aventure: à l’intérieur d’un tel système le désir et le plaisir apparaissent à
l’issue d’un processus de séduction, mettant en avant la nouveauté, la passion et la
créativité individuelle (qualités par ailleurs requises des employés dans le cadre de leur
vie professionnelle). »178
Au sujet du libéralisme sexuel, Jean-Claude Guillebaud fait le constat suivant dans son
essai La Tyrannie du plaisir : « le langage érotique lui-même s’est trouvé contaminé par
une lexicographie venue de l’économie : performance, concurrence, consommation,
évaluation comparative, prévalence du court terme, etc. »179. La vie en société constitue
donc plus que jamais une lutte permanente au sens darwinien du terme, même sur le plan
sexuel ; nous pourrions même parler (en rapport aux romans de Houellebecq) de
« darwinisme social ».
Dans Les Particules, Bruno représente un autre parangon de l’homme incapable
d’entretenir des relations affectives. Durant sa jeunesse, une timidité excessive a fait de lui
un bien piètre séducteur. Après deux aventures de jeunesse malheureuses (avec Caroline
Yessayan et Annick), il aboutit à la conclusion que les filles les plus convoitées finissent
toujours par appartenir aux garçons les plus ignobles (précisément ceux qui le
177
Ibid., p. 100. Nous soulignons.
178
PE, op. cit., p. 304.
179
TdP, op. cit., p. 121.
76
brutalisaient). Après un mariage désastreux, Bruno se lance dans une recherche frénétique
et désespérée de la plénitude amoureuse et physique. Une rencontre inespérée avec
Christiane au Lieu du Changement, un camp de vacances post-soixante-huitard, lui laisse
espérer un éventuel renouveau affectif. Il se confie à elle, lui dit des choses qu’il ne confie
ni à son psychiatre ni même à son frère Michel et envisagera même un avenir avec elle.
Mais il est dit au lecteur que Christiane « croit » être amoureuse et que Bruno aussi
« croit » être heureux180.
Lors de leur séjour au Cap d’Agde, Bruno et Christiane font la connaissance de Rudi et
Hannelore. C’est à cette occasion que l’enseignant ès lettres (Bruno) s’adonne à des
réflexions toutes scientifiques et mécaniques sur la jouissance sexuelle humaine :

« La jouissance sexuelle (la plus vive que puisse connaître l’être humain) repose
essentiellement sur les sensations tactiles, en particulier sur l’excitation raisonnée de
zones épidermiques particulières, tapissées de corpuscules de Krause, eux-mêmes en
liaison avec des neurones susceptibles de déclencher dans l’hypothalamus une puissante
libération d’endorphines. A ce système simple est venu se superposer dans le néo-cortex,
grâce à la succession des générations culturelles, une construction mentale plus riche
faisant appel aux fantasmes et (principalement chez les femmes) à l’amour. »181
En ce qui concerne Michel, le frère de Bruno, il ne semble guère davantage capable d’une
réelle effusion. Cependant, il échappe à la débâcle en se réfugiant délibérément dans
l’univers abstrait de la science ; il est ainsi, pense-t-il, à l’abri des vicissitudes humaines :
« les sentiments qui constituent la vie des hommes n’étaient pas son sujet d’observation ; il
les connaissait mal »182. Pour résister à la « lutte », il n’y a que deux moyens : l’emporter
ou garder ses distances. Michel a choisi son camp. Lorsqu’il retrouve Annabelle à Crécy,
vingt-trois ans plus tard, il a du mal à parler. Il découvre qu’elle aussi a raté sa vie
affective : déçue par les hommes, elle mène une vie solitaire, calme, dénuée de joie. Elle
voudrait que la vie passe très vite :

« Je n’ai pas eu de vie heureuse […]. Je crois que j’accordais trop d’importance à
l’amour. […] les hommes me laissaient tomber dès qu’ils étaient arrivés à leurs fins, et
j’en souffrais. […] Les hommes ne font pas l’amour parce qu’ils sont amoureux, mais
180
PE, op. cit., pp. 185 et 276.
181
Ibid., p. 273.
182
Ibid., p. 148.
77
parce qu’ils sont excités […]. Tout le monde vivait comme ça autour de moi, j’évoluais
dans un milieu libéré ; mais je n’éprouvais aucun plaisir à provoquer ni à séduire. »183
Après une nuit passée ensemble (séquence que le narrateur, en véritable entomologiste,
utilisera pour se livrer à une considération froide des vies de Michel et Annabelle),
Annabelle est consciente qu’il est tard pour entamer une relation, mais elle veut tout de
même essayer :

« J’ai encore ma carte d’abonnement de train de l’année scolaire 74-75, la dernière
année où nous sommes allés au lycée ensemble. Chaque fois que je la regarde, j’ai envie
de pleurer. Je ne comprends pas comment les choses ont pu merder à ce point. Je
n’arrive pas à l’accepter. »184
Les retrouvailles entre Michel et Annabelle, « mammifères intelligents qui auraient pu
s’aimer », sont surtout l’occasion pour le narrateur d’évoquer la misère affective et les
ratés sentimentaux des otages de la société de consommation :

« Au milieu du suicide occidental, il était clair qu’ils n’avaient aucune chance. Ils
continuèrent cependant à se voir une ou deux fois par semaine. […] Il parvenait à la
pénétrer, mais ce qu’il préférait c’était dormir auprès d’elle, sentir sa chair vivante. »185
Les considérations toutes physiologiques ne font que rendre plus saillantes la tare affective
et l’insensibilité apparente des personnages. Michel aboutira au constat tragique qu’il
n’aura jamais connu le sentiment d’amour :

« Il éprouvait de la compassion pour elle, pour les immenses réserves d’amour qu’il
sentait frémir en elle, et que la vie avait gâchées ; il éprouvait de la compassion, et c’était
peut-être le seul sentiment humain qui puisse encore l’atteindre. Pour le reste, une
réserve glaciale avait envahi son corps ; réellement, il ne pouvait plus aimer. […] Ils
étaient tristes, parfois, mais surtout ils étaient graves. […] Ils éprouvaient l’un pour
l’autre un grand respect et une immense pitié. »186
183
Ibid., pp. 289-291.
184
Ibid., p. 294.
185
Ibid., p. 295.
186
Ibid., pp. 296-297.
78
Leur tentative pour rebâtir ce qu’ils ont perdu est gênée par la froideur émotionnelle de
Michel ; il ressent de la compassion pour elle mais pas d’amour. Annabelle tombera
enceinte de Michel et avortera en raison d’anomalies cellulaires sérieuses. Après
l’avortement, elle devra avoir recours à l’ablation de l’utérus. Atteinte d’un cancer et
acceptant mal que son corps amoindri ne puisse plus constituer une « source de bonheur et
de joie », elle tentera de se suicider. Annabelle, dans toute sa naïveté, avait cru en
l’amour187. A la mort de celle-ci, Michel prend pleinement conscience de la puissance du
vide :

« Il traversa la chambre et s’approcha du corps d’Annabelle. Ce corps était identique à
ce qu’il avait connu, à ceci près que la tiédeur l’abandonnait lentement. Sa chair,
maintenant, était presque froide. […] Sa vie d’homme il l’avait vécue seul, dans un vide
sidéral. Il avait contribué au progrès des connaissances ; c’était sa vocation, c’était la
manière dont il avait trouvé à exprimer ses dons naturels ; mais l’amour il ne l’avait pas
connu. Annabelle non plus, malgré sa beauté, n’avait pas connu l’amour ; et maintenant
elle était morte. Son corps reposait à mi-hauteur, désormais inutile, analogue à un poids
pur, dans la lumière. »188
Cette appréhension problématique et tragique de l’amour est aussi perceptible dans le
dernier roman de Houellebecq, Plateforme. Ce roman fut salué par certains comme une
dénonciation du tourisme sexuel et du commerce des corps, tandis que d’autres n’y virent
qu’une apologie de l’amour vénal. Les thuriféraires du roman avancent entre autres qu’à la
jouissance frelatée que procure la fréquentation des prostituées thaïes répond l’extase
amoureuse authentique du narrateur Michel Renault pour Valérie. D’ailleurs, Jérôme
Garcin écrit dans le Nouvel Observateur que la trame du roman repose essentiellement sur
une « simple et belle histoire d’amour »189. Xavier Ajavon, qui consacre un article à
187
Selon le narrateur, il est peu vraisemblable, aujourd’hui, qu’une fille de dix-sept ans accorde la même
importance à l’amour. Les jeunes filles d’aujourd’hui seraient plus avisées et plus rationnelles, se
préoccupant en priorité de leurs études et de leur avenir professionnel. Les sorties avec les garçons ne
seraient qu’une activité de loisirs, un divertissement où interviennent à parts plus ou moins égales le plaisir
sexuel et la satisfaction narcissique. « Bien entendu elles se coupaient ainsi de toute possibilité de bonheur
[…] mais elles espéraient ainsi échapper aux souffrances sentimentales et morales […]. Cet espoir était
d’ailleurs rapidement déçu ; la disparition des tourments passionnels laissait en effet le champ libre à
l’ennui, à la sensation de vide, à l’attente angoissée du vieillissement et de la mort. » (pp. 350-351).
188
PE, op. cit., pp. 356-357. Nous soulignons.
189
Le Nouvel Observateur, n° 1923 (13 au 19 septembre 2001).
79
l’ « écrivain-sociologue » Michel Houellebecq, parle lui d’ « une belle histoire d’amour
tragique »190. Tout d’abord enlisé dans le désenchantement et le vide affectif, Michel se
rend compte que même dans un monde oppressé par un consumérisme et un
individualisme exacerbés, une rencontre authentique est encore possible. Le désir peut
donc parfois mener vers l’autre et permettre de s’investir dans un partage humain... Après
la mort violente de Valérie dans un attentat islamiste, Michel est incapable de retrouver le
mode d’existence qui fut le sien jusqu’à la rencontre de Valérie, à savoir une vie solitaire,
voire solipsiste. La cassure que provoque la mort de la jeune femme plonge Michel dans un
gouffre existentiel duquel il ne sera pas possible de revenir. Au dénouement du roman, il
s’installe définitivement en Thaïlande pour se laisser sombrer dans un état de déréliction
totale et attendre une mort apaisante ; il n’y retourne nullement pour rechercher un univers
de débauche. Il a connu l’amour véritable et ne saurait se contenter d’un ersatz de femmes.
Mais il serait réducteur de s’arrêter à ce constat. Le dernier roman de Houellebecq est
beaucoup plus « riche » que cela. En effet, les personnages du roman sont complexes, voire
ambigus191. Au début du roman, il apparaît comme la victime d’une société atomisée dont
l’individualisme empêche toute véritable rencontre et où l’amour ne constitue pas une
expérience humaine et profonde, mais un objet de consommation parmi beaucoup. Il mène
une existence médiocre dans une société qu’il n’aime guère. C’est avec une désespérance
lucide qu’il analyse sa situation ; il n’est pas épanoui dans son métier (il suit pour le
Ministère de la Culture des dossiers d’art contemporain et aide les artistes à monter et
exposer leurs projets) et il est sûr que la solitude sera son lot jusqu’à la mort : « J’étais
célibataire, sans enfant ; sur mon épaule, personne n’aurait eu l’idée de venir s’appuyer.
Comme un animal, j’avais vécu et je mourrais seul. » Il se demande également pourquoi il
n’a jamais « manifesté de véritables passion »192 dans sa vie. Michel trouve cependant une
satisfaction éphémère dans de fugitives rencontres avec des prostituées. Mais à partir du
moment où il s’engage dans une relation avec Valérie, cadre chez un tour-opérateur
français, sa situation change : il cesse d’être victime et se retrouve comblé physiquement et
sentimentalement. Mais au lieu d’oublier son passé pitoyable de débauché, il imagine, avec
190
AJAVON, Xavier, « Houellebecq en touriste sexuel », Res publica, n° 22 (version en ligne :
www.respublica.com).
191
A notre connaissance, Alain Wagner est le seul à avoir insisté avec pertinence sur cette particularité du
roman dans son article « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (article non publié au moment de
la rédaction de ce travail).
192
80
PF, op. cit., pp. 136-137 et 33.
sa bien-aimée et l’associé de celle-ci, un projet de villages Aphrodite dont le but est
d’assurer une gestion rationnelle du tourisme sexuel (et une forte augmentation du pouvoir
d’achat des trois promoteurs). Au lieu de tirer un trait sur le vice né d’une vie tissée de
misère sentimentale et sexuelle, il y voit – au nom d’un hédonisme consumériste – une
« situation d’échange idéale » et il est d’avis que « le fric qu’on peut ramasser là-dedans
est presque inimaginable »193. Michel et Valérie font donc preuve d’opportunisme mais
surtout d’amoralisme en proposant de tirer profit du vide affectif des autres, alors que
Michel lui-même vient tout juste d’en sortir ! La relation d’amour dont il est question entre
Michel et Valérie s’oppose, par son intensité, à un monde où le plaisir amoureux n’est plus
qu’un objet vénal parmi d’autres. Or cette idylle est loin d’être innocente. Michel et
Valérie ne se détournent pas de l’univers du tourisme sexuel ; non seulement ils veulent
s’enrichir sur le plan financier, mais ils s’en servent pour donner du piment à leur histoire :
lors d’un séjour à Cuba, Valérie n’hésite pas, lors de leurs ébats, à recourir à la
participation d’une femme de chambre. Nous voyons bien que l’amour entre les deux
protagonistes se situe dans une société où la définition des valeurs est devenue
problématique ; leur amour se développe bel et bien dans le même monde que le commerce
des corps et sa marchandisation.
3. Chimo face à la spontanéité du… corps
Chez Chimo comme chez Houellebecq, les relations problématiques et ardues entre
hommes et femmes sont également appréhendées sur fond d’état des mœurs en Occident à
la fin du XXe – début XXIe siècle194. Lila dit ça raconte, à la première personne et dans une
langue crue, les amours de banlieue d’un jeune beur (Chimo) et d’une jeune fille d’un
milieu catholique (Lila). La jeune fille, au « visage d’ange » mais aussi à l’imagination et à
la sensualité exacerbées, a seize ans ; le garçon, plutôt timide et romantique, en a dix-neuf.
Un jour, lorsque les deux adolescents se trouvent non loin du bac à sable, Lila propose à
Chimo (le narrateur) de lui « montrer [s]a chatte »195. Le garçon assiste sans mot dire au
spectacle donné par Lila qui, jupe au vent, se laisse glisser sur un toboggan. Peu après,
193
Ibid., p. 252.
194
Avec cette différence que Houellebecq dépeint la classe moyenne alors que les livres de Chimo se situent
dans des banlieues pauvres.
195
Lila dit ça, op. cit., p. 11.
81
nous la retrouvons en amazone sur la barre du vélo du narrateur. S’ensuit une longue scène
(très explicite) d’acrobaties érotiques auxquelles s’adonnent sans se cacher les deux
adolescents. Nous dirons avec Olivier Le Naire que, si Lila nous émeut, c’est pour son
charme déconcertant, « cette fragile ingénuité qui tranche si poétiquement avec la
cochonne brutalité de ses propos »196. Or ses propos ne sont que le reflet d’une société
débridée. Ainsi que le relève Hugo Marsan, « elle rêve le sexe comme il est vendu par les
adultes »197. En effet, il est beaucoup question de sexe dans ce livre et pourtant il émeut le
lecteur en raison de la présence d’un narrateur ingénu qui recherche désespérément un
enlacement amoureux, doux et câlin, une certaine spontanéité de cœur. Or Lila soulève sa
jupe, Chimo est soulagé par sa main experte, mais la tendresse, les étreintes, l’espoir sont
des mots morts ! Lila dit ça témoigne de la violence et de l’impudence d’une société qui a
perdu toute idée de l’amour et qui a désublimé la sexualité.
Chimo a beaucoup de mal à comprendre (et à vivre) la sexualité que lui propose le monde
dans lequel il vit. Issu d’un milieu défavorisé, il n’a sans doute pas eu de réelle éducation
sexuelle (sa mère fait des ménages et a peu de temps à lui consacrer ; son père les a quittés)
et la seule vision qu’il ait de cette aspect de toute vie humaine est sans doute celle donnée
(ou vendue !) par les adultes et les médias198. Dans Lila, Chimo parle de « viande en
mouvement », mais ressent confusément que cette perception est incomplète. Lila, dont la
représentation de l’amour se résume aux acrobaties des films pornographiques, est aux
antipodes de la jeune adolescente tendre, sensible et « fleur bleue ». Considérant que la
norme est celle donnée par les acteurs et actrices de films pornographiques, elle s’égare
sans cesse, mythomane, dans des élucubrations sexuelles incroyables. Lila confie à Chimo
que si elle était amoureuse d’un homme un jour, elle voudrait qu’il la voie « baiser avec un
autre » ou avec d’autres : « je leur mettrais un masque ou un capuchon, comme ça on
verrait pas leurs gueules en tout cas, ils seraient juste des machines de viande ». Voici
comment réagit le jeune homme, perplexe :

« - Pour toi c’est ça l’amour ?
- Un peu, oui, elle me répond. Et pour toi ?
- Moi, je lui dis, franchement je sais pas ce que c’est.
196
LE NAIRE, Olivier, « Mais qui est donc Chimo ? », L’Express, 25 avril 1996.
197
MARSAN, Hugo, « La vie derrière soi », Le Monde, 27 avril 1996.
198
Cette remarque vaut aussi pour Lila qui s’égare dans des élucubrations sexuelles dignes des films
pornographiques les plus extravagants et fantasmatiques.
82
- T’as jamais été amoureux ?
Elle me fait mal de ses yeux bleus en me disant ça.
- Je crois pas, je lui dis quand même.
- Tu es pas sûr ?
- Non.
- Moi non plus, elle me renvoie. » 199
Les histoires les plus abominables circulent sur Lila : elle monterait régulièrement dans
une limousine, s’imaginent les « amis » de Chimo, réunis régulièrement au café « La
Campana »… Lila sera violée par les fameux « amis » de Chimo. Celui-ci les surprendra et
les mettra en fuite. Il s’avérera qu’elle était vierge et qu’elle avait donc inventé de toutes
pièces ses aventures sexuelles. En voyant Chimo qui tenait un couteau à la main pour
pouvoir la détacher, elle prend peur et prise de panique, se jette par la fenêtre. Peu
auparavant, lors d’une dispute, il avait eu envie de « la prendre et de la serrer fort » : « je
crois que oui j’aurais dû le faire mais j’ai pas pu […] quelque chose là me faisait peur
encore »200.
Dans son deuxième roman intitulé J’ai peur, Chimo poursuit son apprentissage de la vie et
des relations humaines. Il est toujours le jeune beur naïf et romantique perdu dans une
banlieue parisienne grise, impersonnelle et cruelle. Au début du roman, il possède deux
millions de francs, cet argent constituant les droits d’auteur touchés pour Lila dit ça. Mais
très vite il se laisse entortiller par un dénommé Dominique. A la recherche de son argent
volé, Chimo mène le lecteur dans le sillage de toute la lie de la société, avec la même
innocence du jeune homme sans défense qui était la sienne dans Lila dit ça. A travers le
ton décalé propre à l’auteur Chimo, nous faisons la connaissance de prostituées, de voleurs,
de violeurs, de proxénètes, de drogués et autres escrocs en tout genre. Comme dans Lila,
les personnages se caractérisent par une incapacité, voire un rejet de toute sentimentalité,
de toute vie affective ou amoureuse. Chimo n’a pas oublié Lila, il pense même souvent à
elle avec quelque sentiment de tristesse et de culpabilité :

« J’essaye d’écrire quelque chose mais ça vient mal. A part ma vie, j’ai pas d’idée. Je
pense à Lila deux heures par jour, et pas de la pensée joyeuse. Si j’ai raté quelque chose
avec elle, je rumine ça, et pourquoi elle me parlait de cul, que même des gens ont trouvé
mon livre porno et pourtant j’avais adouci, pourquoi cet ange à la bouche sale sur mon
199
Lila dit ça, op. cit., p. 53.
200
Ibid., p. 169.
83
chemin, et vierge en plus jusqu’à son viol, son dernier saut. Je me dis : Chimo si tu avais
trouvé le courage, même pas le courage juste l’audace un jour, tu l’aurais prise par la
taille et embrassée, ça lui aurait peut-être gardé la vie. »201
En fait, la mort de Lila repose sur un « malentendu » tragique : l’incapacité de dire ses
vrais sentiments.
Dans J’ai peur, Chimo tombe amoureux d’Amira, mais cet amour ne sera pas réciproque.
La jeune femme appartient à la bande de Dominique. Elle lui fait un récit (féerique) de sa
vie, lui parle de son père, roi des voleurs… Chimo est sous le charme et quelque peu
intimidé. Il est d’avis que les filles, et Amira plus que toutes, ont « plus de secrets » que les
garçons, « plus de recoins dans la chair dans le cœur, elles en savent plus que [lui] sur la
situation des sentiments »202. Un jour, de façon totalement imprévue, Dominique propose à
Chimo d’épouser Amira, étant donné que la validité du permis de séjour de la jeune femme
s’achève. Chimo accepte et croit qu’une histoire pourrait naître entre eux. Cependant, il ne
compte pas avec la réaction d’Amira : après le repas donné en l’honneur de leur mariage,
Amira part de son côté. Lorsqu’un jour il lui propose « un moment de caresse ensemble »,
elle lui demande s’il rêve203. Leur seule nuit de « noces » sera purement sexuelle et…
tarifée : Amira exige un hôtel de luxe et s’empresse de préciser que cela n’a rien à voir
avec le mariage. La sensibilité et la sensualité dont fait preuve le jeune homme (« j’entrais
dans un pays que je connaissais que par petits bouts, là je découvrais des bois des rivières
des fleurs et un palais sans fin, fait avec des pierres de chair »204) tranche avec l’attitude
pour le moins expéditive d’Amira (elle le quitte au petit matin).
Il a eu tort de tirer des plans sur la comète avec ce mariage blanc : « je me fabrique des
jardins où la vie glisse comme de l’eau bleue sur du marbre, à la fin de la journée il me
reste quoi ? Ni lune, ni miel. J’ai mon cœur qui bat mais c’est pour rien, il est comme en
dehors de mon corps […]. »205 Un jour, Amira et Chimo se rendent à une rave-party afin
de dévaliser des délurés qui pour la plupart s’adonnent à des pratiques sexuelles les plus
viles et dégradantes. Une fois sortis, Chimo manifeste un désir de tendresse de la part de sa
femme ; froide, elle le repousse :
201
J’ai peur, op. cit., p. 37. Nous soulignons.
202
Ibid., p. 151.
203
Ibid., p. 162.
204
Ibid., p. 213.
205
Ibid., p. 152.
84

« Je suis là attendri de fatigue en face d’elle au bord du carrefour, un moment l’audace
me vient de lui prendre la main de la tirer vers moi, j’ai jamais fait ça avec personne au
monde et même que ça la surprend, je vois ses yeux noirs qui s’étonnent, elle me
demande : Chimo qu’est-ce qui te prend qu’est-ce que tu veux ? Je lui dis que ce que je
veux c’est clair tout de même, que cette nuit s’achève pas séparément, qu’on essaye peutêtre de trouver quelque part un moment de caresse ensemble, ça nous ferait du bien après
ce qu’on a vu […]. Je lui dis qu’elle me plaît comme je sais pas l’exprimer […]. Elle me
regarde avec un air de surprise dans ses yeux où la nuit est claire et elle me dit ça :
- Mais tu rêves, Chimo ? Tu y es pas du tout. Faut pas te monter la tête à ce sujet-là. »206
Chimo évolue dans une société où la tendresse a cédé le pas à la satisfaction toute
physiologique du corps, elle a cédé le pas à la « viande » et au sexe sans amour.
3. Nobécourt, Despentes : entre affection et aversion
Chez Lorette Nobécourt, l’expression d’une quelconque affectivité est également malaisée.
Nous le verrons plus en détail par la suite, la narratrice Irène mène tout au long de son
monologue intérieur une quête autodestructrice qui participe d’un manque effroyable
d’amour. Elle grandit dans une famille dont les membres répriment toute effusion
affective. D’une certaine manière (et avec désespoir), elle les aime malgré leur hypocrisie
et leur « mascarade »207 (« d’une vie dont ils étaient incapables »), malgré la cruauté et
l’indifférence dont ils font preuve à son égard208 : elle aime les siens et réclame qu’ils
l’aiment en échange : « ma mère ne déposait aucun baiser sur mes joues d’enfant, et mon
père, à aucun moment, ne me serrait gentiment dans ses bras […] oui on peut devenir folle
pour cela, je le sentais dans ma rage à me caresser moi-même, c’est-à-dire à me gratter
jusqu’au sang »209. Mais elle n’était pas seulement mal-aimée. Sa mère, soumise à des
accès de nervosité incontrôlée n’hésitait pas à la battre ; elle la cravachait lorsqu’elle
voulait la rejoindre dans le lit parental : « elle empoignait la cravache reposant dans
l’entrée et me frappait jusqu’à épuiser l’horreur qu’elle avait d’elle-même de me détester
206
Ibid., pp. 161-162. Nous soulignons.
207
La Démangeaison, op. cit., p. 21.
208
Ce qui préfigurait ce qu’elle allait découvrir dans la société.
209
La Démangeaison, op. cit., p. 20.
85
à ce point »210, remarque avec lucidité la narratrice. Rien de moins étonnant qu’au manque
affectif, le repli solipsiste de la jeune femme soit la seule « compensation » à sa portée ;
pour se consoler, elle « tachai[t] [s]es draps des soubresauts de [s]on corps, qu’ils fussent
érotiques ou plus simplement lacrymonials »211. Rien de moins étonnant aussi qu’elle
gardera ces séquelles même après sa rencontre avec Rodolphe, « le jeune homme aux yeux
verts ». A aucun moment il n’est question d’amour tendre, leur relation est compulsive et
terrifiante : « J’abandonnai ma grosse femelle, mon insatiable, je me donnai à la morsure
électrique de mon ventre. Il sortit sans un mot. »212
Chez Virginie Despentes, amour et affection sont également « problématiques » dans les
rapports entre individus. Ici violences et tensions intersubjectives demeurent le lot commun
des victimes d’une société en déréliction. Manu et Nadine, les deux criminelles en fuite de
Baise-moi, Louise, la strip-teaseuse des Chiennes savantes engluée dans les affaires de la
pègre lyonnaise, Pauline, la jeune « grunge » rebelle des Jolies choses, toutes évoluent
dans un environnement mâtiné d’hostilité et de méfiance. A travers une écriture de
l’urgence, effervescente, la romancière nous présente des personnages aux conditions de
vie extrêmes : délinquance irréversible, viols et violences, marginalisation sociale213. De
Manu nous apprenons (au début de Baise-moi) qu’elle entretient depuis plusieurs mois une
relation avec un certain Lakim. Or difficile de qualifier cette relation d’ « amoureuse » :

« Elle ne se souvient pas avoir manifesté le moindre désir d’être avec lui, mais il la
récupère régulièrement et l’embarque chez lui, comme s’il l’avait adoptée d’office. […]
Elle l’aime bien. A ceci près qu’il ne la supporte pas telle qu’elle est. Et il a tort de croire
qu’elle modifiera quoi que ce soit pour lui. Il a des idées sur la vie qu’il compte bien faire
respecter. Elle a de bonnes raisons pour être ce qu’elle est. Leur histoire ressemble à une
course droit contre le mur. »214
Aucun n’est prêt à faire de concession, trop imbu de sa personne et incapable de céder afin
de ne pas mettre à jour sa vulnérabilité. Cette relation est d’ailleurs uniquement fondée sur
un bien piètre compromis : « tant que ça baise plus dur que ça clashe », il n’y pas de
210
Ibid., pp. 30 sq.
211
Ibid., p. 21.
212
Ibid., p. 91.
213
Les jolies choses est le seul roman qui laisse augurer d’une heureuse échappatoire pour la chanteuse
Pauline et son compagnon de désespoir Nicolas.
214
86
Baise-moi, op. cit., p. 38. Nous soulignons.
raison pour Manu d’envisager une séparation. Aucun sentiment altruiste n’est exprimé
dans tout le livre et lorsque Manu est abattue dans une épicerie, Nadine regrette
« stupidement de ne l’avoir jamais prise dans ses bras »215. A la fin du roman (troisième
partie), Nadine, « qui se sent déjà loin de ce monde », se rapproche de Tarek, un garçon
que les deux tueuses en série avaient rencontré au hasard de leurs pérégrinations. Elle se
retrouve avec Tarek et la sœur de celui-ci, Fatima, dans un hôtel « F1 ». Elle est fatiguée et
abasourdie par la vie qu’elle vient de mener aux côtés de Manu. La séquence dans cet hôtel
témoigne d’une incapacité à témoigner le moindre élan d’affection. Voici un extrait pour
étayer notre propos :

« Tarek prend ses mains dans les siennes, les enferme dans les siennes. Il les serre
davantage. Elle se colle contre lui, s’agrippe à lui, enfonce son visage dans son cou. Le
contact de son corps lui fait d’abord du bien et elle tâche de s’engouffrer dans lui. Puis
elle retombe brusquement. Se voit faire et comprend que ça ne sert à rien. Elle sent qu’il
cherche à lui donner de sa force à lui, à lui ôter du poids. Ils transpirent beaucoup,
lèchent leurs plaies l’un contre l’autre. […] C’est de l’amour qu’il veut lui faire entrer
dans le corps et elle s’ouvre autant que possible. En même temps, elle se sent désolée.
Son corps est encombrant […]. »216
Le malaise de Nadine est physiologique ; elle ressent une réelle nausée. Pour échapper à
cette étreinte, elle s’écarte doucement et « réprime spontanément le geste de repli auquel
son corps aspire ». Une fois à l’extérieur, lorsqu’elle a réussi à s’éclipser sans dire au
revoir, elle ressent « un infini plaisir à marcher dans la nuit » ; sa délivrance est « presque
charnelle, c’est à la tiédeur qu’elle échappe »217.
Dans les Jolies choses, nous retrouvons le même topos du vide affectif. Pauline et Claudine
sont sœurs jumelles. La première est réservée, asociale et ne supporte pas la seconde, qui
est plutôt une fêtarde hédoniste. Claudine, qui habite à Paris, débute une carrière
prometteuse dans la chanson. Seulement, c'est Pauline qui sait chanter et Claudine
échafaude un plan où sa sœur se ferait passer pour elle, alors qu’elle-même (Claudine) se
contenterait du play-back et des mondanités... Mais Claudine se suicide. Pauline décide dès
lors de la « remplacer » et, grâce à Nicolas, un ami de sa sœur, elle fera la découverte du
« joli » monde du « show-biz ». En fait, Pauline est une véritable prédatrice : elle est prête
215
Ibid., p. 237.
216
Ibid., pp. 244-246.
217
Ibid., p. 247.
87
à tout pour gagner rapidement de l’argent. Elle voudrait partir avec Sébastien, son petitami qui doit purger une courte peine en prison. Or un jour, Sébastien obtient une remise de
peine et se rend chez Claudine sans prévenir. Il ne sait rien de la substitution. Le malaise et
la déception de Pauline sont grands. Ils se disputent ; le garçon quitte l’appartement. C’est
avec dégoût et stupéfaction qu’elle découvrira le côté glauque des nuits parisiennes, son
hypocrisie, sa débauche. Sébastien reviendra quelque temps après ; Pauline se sentira
apaisée. Elle le supplie, sans toutefois le lui dire de vive voix : « Ne me laisse plus jamais
seule, faire comme j’ai fait : n’importe quoi, ne me laisse plus jamais libre d’aller voir
comment c’est dehors »218. Prise dans l’engrenage du monde du spectacle, elle trompera
Sébastien. Celui-ci finira par la quitter.
Dans Les Chiennes savantes, le livre le plus émouvant de Virginie Despentes (notamment
dans son dernier tiers), l’expression des sentiments est tout aussi malaisée dans le milieu de
la prostitution et du commerce du sexe. Louise, la narratrice, travaille dans un peep-show
de Lyon, l’ « Endo ». Elle habite avec son frère ; il est la seule personne de qui elle ose
s’approcher, appréciant sa chaleur rassurante. Chez l’une de ses amies, elle fera la
connaissance d’un certain Victor, un homme énigmatique mêlé sans doute à l’histoire de
meurtres qui bouleverse l’entourage de Louise. Cet homme la viole, mais la jeune femme,
comme pour s’abîmer dans une relation toute physique et brutale, retournera auprès de lui.
Victor exerce sur elle une attraction mystérieuse ; elle ressent le besoin confus de combler
un certain vide qu’elle a en elle et « réclame sa chaleur »219. Un autre personnage tout
aussi émouvant de ce roman est Laure. Laure est la petite amie de Saïd, un jeune homme
qui fréquente le même bar que Louise et ses collègues, L’Arcade. A la fin du livre nous
apprenons que le meurtrier de Lola, Stef et Mireille n’est autre que Laure ; elle se sentait
seule et mal-aimée. Dépressive et jalouse, elle n’a pu contenir ses pulsions meurtrières et
s’est livrée à trois odieux crimes passionnels.
218
Les jolies choses, op. cit., p. 164.
219
DESPENTES, Virginie, Les Chiennes savantes, Paris, éd. J’ai lu, 1997, pp. 173 sq. Nous reparlerons de
cette attraction dans la troisième partie.
88
5. La « rage antiromantique » chez Catherine Millet
Affectivité et amour sont également absents chez Catherine Millet. Le lecteur bute
constamment sur « un tourbillon d’organes »220, de la page neuf à la page deux cent vingt
et une (soyons précis). Catherine Millet conte221, avec une placidité déconcertante les
expériences sexuelles d’une certaine « Catherine M. ». Nous nous joignons à Michel Crépu
pour dire que ce livre est déconcertant par son ton « impassible, recto-tono, d’une
troublante indifférence à l’égard de son objet »222. Ne prenons pour preuve que sa table
des matières : 1. Le nombre ; 2. L’espace ; 3. L’espace replié ; 4. Détails. Ce découpage
« structural », digne d’un catalogue d’exposition, instaure d’emblée une distance inouïe par
rapport au sujet traité : la sexualité. La directrice d’Art Press, qui rattache son livre
discrètement aux années 70 et à la libération sexuelle – Thomas Clerc a raison de le
signaler223 –, fait assumer complètement la mise à nu de sa vie intime à son « personnage »
et veut offrir une vision « naturelle » de la sexualité à mille lieues de toute
« dramatisation »224. De plus, le livre de Catherine Millet participe d’une intégration
décidée de l’obscène dans le « cadre officiel du récit hors genre, hors rayons "porno" »225.
Il n’empêche que nous pouvons en faire une lecture « sociologique » et dégager en creux
l’évolution des rapports entre hommes et femmes dans la société post-moderne.
Du début à la fin, il est question de sexe, pas d’amour. Catherine Millet met une bonne
volonté industrieuse et appliquée, coupée de toute émotion, à décrire ses pratiques
sexuelles dans un livre qui se veut un document. Daniel Bougnoux, dans un article
élogieux, voit dans ce livre « une quête farouche du sexe pour le sexe, avec des mots
exacts, dépouillés d’embarras autant que de fioritures »226. Selon le journaliste, « la
casuistique amoureuse a glissé vers des techniques du corps », à rebours de l’intrigue
amoureuse traditionnelle (et par exemple de ses affres de l’attente et de la jalousie). Même
s’il est fait allusion au lien qui rattache « Catherine M. » à Jacques (Jacques Henric est le
220
SOLLERS, Philippe, « Le regard sur soi d’une femme libre », Le Monde, 7 avril 2001.
221
Permettons-nous l’homonymie avec le verbe « compter »…
222
CREPU, Michel, « Catherine Millet l’impudique », L’Express, 14 avril 2001.
223
CLERC, Thomas, « La grandeur de "La Vie sexuelle…" », Libération, 17 mai 2001.
224
En cela, elle est « anti-houellebecquienne ».
225
CLERC, Thomas, « La grandeur de "La Vie sexuelle…" », Libération, 17 mai 2001.
226
BOUGNOUX, Daniel, « La putain de l’art contemporain », Le Monde, 30 mai 2001.
89
mari de Catherine Millet227), nous assistons à des frénésies glaciales, à la fois organiques et
désincarnées. D’où le malaise ressenti à la lecture d’un livre qui respire la « rage
antiromantique » (l’expression est de Michel Crépu). En femme libérée, elle décrit
« Catherine M. » (celle dont le prénom – l’individualité – supplante le nom – la socialité –)
comme celle qui a pleinement assumé ses choix de vie, sans soumission aucune, avec le
plaisir qui lui permet d’affirmer qu’elle a été libre dans ses choix. Elle est « naturellement
ouverte aux expériences » et n’est nullement bridée par des « entraves morales »228.
L’échange est d’une grande pauvreté, Catherine M. choisissant l’assouvissement brutal de
ses désirs, toutes muqueuses dehors. Elle avoue d’ailleurs que s’ « engager dans les
méandres du jeu de la séduction […] serait au-dessus de [s]es forces »229. Bref, le sexe
n’est pas le prolongement de l’amour.
Tous les auteurs de notre corpus mettent en évidence, d’une manière ou d’une autre, la
pauvreté de l’échange. Dans tout notre corpus, les personnages cherchent un certain
détachement émotionnel. Afin de ne pas se sentir vulnérables, ils résistent à tout
attachement profond. Ils semblent développer pour ainsi dire une indépendance affective.
Lipovetsky, qui considère ce phénomène comme inhérent à l’individualisme contemporain,
cite les travaux de Lasch (Le Complexe de Narcisse) qui utilise l’expression pertinente de
« fuite devant le sentiment »230. La sociabilité entre les sexes est devenue plus que jamais
problématique et le rapport de l’un à l’autre sexe est davantage marqué par la dissuasion et
la crainte que par l’approche saine de la séduction. Dans une société en tout vouée à un
libéralisme hédoniste effréné, la seule expérience possible semble être celle de la sensation,
de l’expérience du corps, en dehors de tout sentimentalisme ou épanchement affectif. Chez
Houellebecq et consorts, il n’y a pas d’amour, mais on y copule comme on s’embrasse. On
y cache ses sentiments, dans une sorte d’inversion des pudeurs. L’ « obscène », pris au
sens de « ce qui n’est pas montrable », n’est plus la sexualité (omniprésente), mais la
passion, l’affect, l’amour…
227
Pour l’anecdote, notons que Catherine Millet prétend s’être mariée avec Jacques Henric « pour les
impôts » (Luc Le Vaillant, « Tout le plaisir est pour eux », Libération, 4 avril 2001).
228
La Vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001, p. 11. Par la suite nous utiliserons l’abréviation
LVSCM.
229
LVSCM, op. cit., p. 61.
230
L’Ère du vide, op. cit., pp. 109 sq.
90
C) Corps, sexualité, éthique et violences
À la suite d’une telle évolution sociale, dont notre corpus rend compte, la
civilisation de la fin du XXe et du début du XXIe siècle connaît une complète remise en
question du rapport entre sexualité et éthique.
1. Une panne du désir
Alain Wagner évoque dans son article consacré à Plateforme un appauvrissement du désir
dans notre société. Il parle de « désir aux abois »231 et souligne avec pertinence cet
affaiblissement dû au fait que le sexe est devenu un objet de discours et de
fantasmes. Cette évolution empêche l’homme de vivre pleinement sa sexualité. Les
symptômes de cette « panne du désir » sont bien décelables chez Michel dans Plateforme ;
le narrateur ne manque pas de les relever. Rappelons qu’il est d’avis que l’homme
occidental est aujourd’hui incapable de « s’oublier » et de « se donner » à l’autre : « Offrir
son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir : voilà ce que les
Occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. »232 Sur ce
point, Alain Wagner écrit avec justesse que ce manque de générosité et d’ouverture, cette
approche complexée et contrainte de la sexualité ne sont pas seulement dus à la crainte de
ne pas être « à la hauteur des standards du porno », c’est-à-dire à une vision performative
et compétitive de l’amour physique, mais également à « un individualisme crispé qui nous
empêche d’aller au-delà de notre petite personne ». Ainsi que le remarque le narrateur du
dernier roman de Houellebecq, l’homme occidental serait devenu froid, rationnel,
extrêmement conscient de son existence individuelle et de ses droits, souhaitant avant tout
éviter l’aliénation et la dépendance. Nous avons déjà évoqué que l’homme contemporain a
l’habitude de se voir proposer un déluge d’images aguichantes dans une société subissant
les assauts d’une « inflation érotique », mais il n’est malheureusement plus à même de
vivre pleinement la sexualité ni d’éprouver un authentique désir pour le corps de l’autre.
« C’est une tendance française […] de parler de sexe à chaque occasion sans rien faire »,
relève Michel, alors que Valérie, elle aussi, déplore que parmi les hommes qu’elle connaît,
231
WAGNER, Alain, « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale ».
232
PF, op. cit., p. 254.
91
« il n’y en [ait] plus aucun qui croie aux rapports amoureux »233. Cette sexualité
verbalisée à outrance, mais aussi somme toute désincarnée (nous pensons automatiquement
à Catherine Millet), n’est qu’une dérobade qui permet à l’homme moderne de se voiler la
face sur une évidence dramatique : il n’est plus capable d’aimer.
Jean-Claude Guillebaud parle justement de cette « panne du désir », de cette angoisse
révélatrice du désarroi amoureux contemporain et de la crainte d’un véritable
« évanouissement du désir » :

[La] crainte […] d’un « évanouissement du désir lui-même, la peur d’une impuissance
par désintérêt progressif, la terreur d’un immense fiasco collectif venant sanctionner les
excès de ce que Foucault appelait le "prêche sexuel". Nos sociétés si agressivement
érotisées sont en réalité tenaillées par la hantise du non-désir. Ladite hantise nourrissant
d’ailleurs l’érotisation et ainsi de suite. […] Dans tout discours ou spectacle, elles
s’obstinent à solliciter le désir comme pour éviter qu’il ne capitule. »234
2. Interdit et transgression
L’auteur de La Tyrannie du plaisir note que la notion de transgression étant devenue de
plus en plus inopérante, s’instaure dès lors dans notre société une sorte de « regret du
temps du péché » où il était encore possible d’achopper sur un certain interdit. Il cite
d’ailleurs Didier Ottinger, commissaire d’une exposition consacrée aux péchés capitaux en
1996-1997 au centre Georges-Pompidou : « Les péchés sont le signe d’un jeu avec les
mécanismes de la transgression, bien qu’il n’y ait plus matière à transgression. » Et
Guillebaud de citer également Gilles Lipovetsky : « le péché ne donne plus à rêver, mais il
sert à se requinquer, à réinsuffler le désir »235. Dans une sous-partie titrée « L’amour à
mort »236, Guillebaud évoque une certaine quête nostalgique du péché perdu qui vise à
« réveiller un désir exténué ». Or cette quête consiste parfois à repousser la limite de
l’interdit, à s’engager dans une surenchère redoutable et vaine, « dont l’horizon ultime est
évidemment la mort ». Il cite un exemple de ce « flirt désespéré avec l’interdit final », à
233
Ibid., pp. 216 et 154.
234
TdP, op. cit., p. 143.
235
Le Point, 12 octobre 1996.
236
TdP, op. cit., pp. 145 sq.
92
savoir l’attirance pour le danger et la fascination – « en ces temps de sida »237 – pour les
rapports non protégés :

« Une sourde appétence pour le risque, la violence, mais aussi la mort flotte aujourd’hui
dans l’époque. Elle n’est pas sans rapport avec cette panne du désir, qui n’est pas autre
chose qu’une panne de la vie. […] Le commerce avec la mort serait l’ultime
aphrodisiaque de nos sociétés aux désirs éteints. Quant à la modernité occidentale, si
soucieuse de dédramatiser le sexe dans les années 60, voilà qu’elle redécouvre […] que
le désir a partie liée avec la violence et la mort. »
Il est question de cette attirance chez Virginie Despentes (dans Baise-moi essentiellement)
et chez Chimo. Dans Baise-moi, Manu et Nadine refusent à un homme un rapport sexuel
avec préservatif238. Dans Lila dit ça, la jeune fille demande à Chimo qu’il la filme un jour
pendant qu’elle fera l’amour. Pour convaincre le jeune adolescent quelque peu désarçonné,
elle se lance dans une analyse du « boom » du porno « hard » et voit dans la vente de films
amateurs une occasion de gagner une petite fortune susceptible de lui permettre de quitter
sa cité grise. Elle serait prête à avoir des relations sans préservatif. Permettons-nous ce bref
« érogramme »239 :

« Paraît que ça marche à fond en ce moment mais alors sans capote ils exigent, ça en fait
reculer beaucoup. Mais eux ils disent que les gens à cause du sida ils baisent presque
plus […] ils veulent voir baiser les autres. Ils veulent que les autres baisent dangereux
pour eux, tu vois ? Et plus c’est salaud plus ils en demandent, violent et sanguinaire
aussi, tout ce qu’ils veulent plus se permettre en personne. […] D’où fortune pour les
films de cul maintenant et amateurs surtout parce que ça cherche pas dans l’artistique,
ça fait vérité, ça impose. Avec la sensation du risque en plus, de la mort au bout de la
bite, mais pour les autres. »240
237
N’est pas à considérer ici le livre de Catherine Millet. En effet, le décor du livre n’appartient pas aux
années 2000-2001 où il fut écrit et publié, mais bien aux années 70.
238
Baise-moi, op. cit., pp. 204-208.
239
Le terme est de Gaëtan Brulotte et il est à considérer comme « l’équivalent du photogramme au cinéma.
[…] Il représente la chair même du propos sans quoi celui-ci ne serait qu’un squelette. » (Œuvres de chair,
op. cit., p. 21).
240
Lila dit ça, op. cit., pp. 84-89.
93
Dans J’ai peur, Chimo fait la connaissance de Mireille, une amie d’infortune de Domi,
droguée, prostituée et séropositive ; une fille dans qui « y a presque plus de vie »241. Un
jour, lorsqu’ils se trouvent dans un bar, elle apprend au garçon, dépassé par ce qu’il entend,
que certains de ses clients, « des joueurs » (et pas « forcément des malades »), veulent
avoir des relations sans protection, « à la santé du fossoyeur », comme ils disent :

« Ils ["les joueurs"] ont tâté à tous les risques sauf à celui-là. Ils prolongeraient leur bite
même dans la mort sans trembler. Une force qu’on peut pas croire, sur le sommet de la
passion. Le sida, ils adoraient ça, même à en crever. Depuis les nouveaux médicaments
ils sont pas contents paraît-il, c’est comme un filet pour le trapéziste, ils préféreraient
sans. Comme s’ils perdaient le roi des frissons, l’incomparable. »
Le narrateur de Plateforme aussi s’adonne à un rapport non protégé, mais par inadvertance.
Cela dit, il n’en est pas terrifié pour autant, « après tout il y avait peut-être des contrôles
médicaux, ou autre chose »242.
Au sujet de l’interdit, Guillebaud cite André Breton qui, à la fin de sa vie, aurait redouté
qu’à force de dévoilement et de permissivité, notre société ne finisse par « priver le désir
de sa force »243. Dans le même élan, il nomme Georges Bataille, qui partageait les mêmes
craintes et qui n’était pas de ceux qui voyaient une issue dans l’oubli des interdits sexuels.
Dans quantité d’autres textes, Georges Bataille, que Guillebaud qualifie de « grand
apologiste de la transgression et du plaisir », fait l’éloge de l’interdit, répétant qu’une
suppression « trop radicale de celui-ci menacerait le désir lui-même et, en dernière
analyse, notre humanité ». Guillebaud insiste sur la crainte, dans l’œuvre de Bataille, d’un
épuisement possible de l’érotisme faute d’interdits, mais aussi sur l’idée qu’il n’y a plus,
alors, d’autre solution « que de convoquer symboliquement l’abjection, la violence simulée,
les mots orduriers, un mime de la déchéance afin d’y ressourcer le désir » :

« Faute de pouvoir jouer sur une transgression érotique qui n’échauffe plus personne, on
y convoque inlassablement une violence verbale et descriptive qui apparaît comme une
transgression de substitution. On y use d’une infinité de stratagèmes langagiers pour
ranimer la flamme défaillante : situation mimétique ou libre-échangiste, déchaînement de
violence simulée, escalade fictive dans l’esclavage et l’insulte, etc. »
241
J’ai peur, op. cit., p. 131.
242
PF, op. cit., p. 124.
243
TdP, op. cit., pp. 148 sq.
94
Sachons seulement que cette violence-là ne se contente pas uniquement de la simulation.
Sous une forme « ritualisée », c’est encore la quête confuse d’une « vraie » transgression
qu’expriment les pratiques sadomasochistes qui, selon Jean-Claude Guillebaud, sont très
répandues aujourd’hui.
Dans J’ai peur, Chimo et sa femme Amira se rendent (nous avons évoqué cette séquence)
à une rave-party afin de dérober les jeunes gens en transe. Dans un lieu « en dehors du
monde »244, ils plongent « dans la mêlée des hommes, dans le souterrain du grand
châtiment ». Ils peuvent y voir les pratiques les plus cruelles, les plus avilissantes :
certaines personnes qui « se plantent des crochets dans la chair les joues les seins les
épaules et se font soulever en extase par des poulies », d’autres qui copulent un peu partout
« à plus savoir à qui se rattachent les sexes » ; les personnes qu’ils rencontrent sont venues
« danser avec la mort ». Horrifié, Chimo s’attend « à voir passer à travers les murailles de
grands oiseaux noirs aux becs d’acier qui piqueraient la chair humaine et emporteraient
les morceaux ». Pauline, dans Les jolies choses de Despentes, fait l’expérience pénible
d’un tel lieu qu’elle qualifie d’ailleurs de « mouroir » :

« Elle connaît le mot : boîte à partouze, et se faisait une idée de ce qu’il signifiait. Mais
ça lui prend plusieurs minutes pour comprendre où elle est et ce qui s’y passe. […] Ça
faisait plutôt penser à : mouroir. Corps malades, souffrant en gémissant, misère de la
mort proche, corps blancs, difformes, cherchant un soulagement. Plaintes en messes
basses sortent de partout. Il faut un moment pour comprendre que les gens baisent. Enfin,
qu’il s’agit de sexe. »245
Dans Les Particules, Houellebecq s’attache à démontrer la connivence entre la libération
sexuelle et les pratiques criminelles comme les snuff movies :

« […] la destruction progressive des valeurs morales au cours des années 60, 70, 80 puis
90 était un processus logique et inéluctable. Après avoir épuisé les jouissances sexuelles,
il était normal que les individus libérés des contraintes morales ordinaires se tournent
vers les jouissances plus larges de la cruauté ; deux siècles auparavant, Sade avait suivi
un parcours analogue. En ce sens, les serial killers des années 90 étaient des enfants
naturels des hippies des années 60 […]. »246
244
J’ai peur, op. cit., pp. 158 sq.
245
Les jolies choses, op. cit., p. 158.
246
PE, op. cit., pp. 260-261. Le terme to snuff vient de l’argot américain et signifie « massacrer ».
95
L’extension du domaine de la transgression semble irrésistible 247. Chimo ne manque pas
d’évoquer ces pratiques extrêmes que sont le sado-masochisme et les snuff movies :
« paraît qu’il y a des filles qui sont prêtes à se faire tuer, vraiment tuer, pour qu’on les
filme en train de mourir dans les snuffs, tout ça pour quatre secondes de gloire, passer en
lumière dans le noir d’après, pas une mort inconnue comme d’autres »248.
Une conséquence du libéralisme effréné serait donc une certaine forme de cruauté et de
violence (dernier interdit majeur dans notre société) qui résulterait d’une surenchère dans
la transgression, surenchère déclenchée par l’hédonisme triomphant et la dissociation entre
sexe et éthique.
3. Conduites antisociales
Lipovetsky remarque dans son essai que plus les individus se libèrent des codes et
coutumes en quête d’une vérité personnelle, et plus leurs relations deviennent
« fratricides » et « asociales »249. Là où règne « l’obscénité de l’intimité », ajoute-t-il, « la
communauté vivante vole en éclats et les rapports humains deviennent "destructeurs" » ; il
suggère ainsi qu’une certaine répression libidinale est garante de sociabilité et qu’elle
fonde un ordre social humainement viable. Selon lui, l’émancipation individualiste (ou
« procès de personnalisation ») durcit les conduites criminelles des déclassés, et favorise le
« surgissement d’actions énergumènes »250. Il note une correspondance entre un éclatement
narcissique et un éclatement enragé et violent. Le « procès de personnalisation » a entraîné
deux effets contraires et antagonistes : d’un côté l’épanouissement de la personne, du moi,
et de l’autre des déviances destructrices émanant de frustrations.
Avant d’illustrer notre propos à l’aide de certains exemples, permettons-nous d’ouvrir une
parenthèse et de nous intéresser à l’agressivité d’un point de vue psychologique (sans
247
Puisque Houellebecq évoque Sade, notons brièvement que la violence est une particularité du libertinage
sadien (libertinage « nocturne » dirait Michel Onfray (Le Désir d’être un volcan, Journal hédoniste, Paris,
Grasset, 1996)). Il s’agit, selon Maurice Lever (émission Campus citée plus haut), d’un plaisir
« monocorde » d’une personne sur la souffrance infligée à l’autre. Le corps sadien est le lieu de la violence
d’un côté ou de la douleur de l’autre, mais jamais vraiment un lieu de la volupté ou de la jouissance.
248
J’ai peur, op. cit., p. 159.
249
L’Ère du vide, op. cit., pp. 92 sq.
250
Ibid., p. 295.
96
toutefois nous aventurer trop loin dans ce vaste champ d’investigation anthropologique). A
la lumière de ces brèves considérations nous pourrons appréhender sans doute plus
aisément les exemples qui suivront et notamment ceux tirés des romans de Virginie
Despentes.
Selon l’encyclopédie en ligne Hachette Multimédia251, l’agressivité désigne, en
psychologie, en psychanalyse et en psychologie sociale, « toute tendance visant, par un
moyen quelconque et sous n’importe quelle forme, à causer un tort à un individu, un
groupe ou à ce qui les représente ». Or les comportements agressifs prennent des formes
très variées, et dont la violence physique n’est que la plus apparente. L’agressivité dans
l’étude de conduites humaines constitue pour les psychologues et psychanalystes un pan
important de leur science. Indiquons globalement que jusqu’aux années 20, il existait pour
Freud deux instincts humains fondamentaux : l’instinct sexuel et l’instinct de conservation.
Freud aborde le problème de l’agressivité, entre autres, dans le phénomène de
l’ « ambivalence », c’est-à-dire dans le fait que « l’amour et la haine coexistent dans toute
relation à un objet et se transforment aisément l’une en l’autre » (Éros et Thanatos). Les
comportements agressifs se voient dès lors rattachés aux deux instincts fondamentaux de la
libido et de l’autoconservation.
Plus tard (après 1920), misant avec Adler sur l’existence d’une « pulsion destructrice
autonome » (instinct de mort), Freud sera aussi amené à étudier de près, dans le
masochisme et le sadisme, les multiples combinaisons de l’agressivité et de la sexualité. Sa
grande découverte en ce domaine est que le masochisme est premier, qu’il existe dans
l’homme un besoin fondamental d’autopunition lequel devient agressivité en se retournant
contre autrui. Continuons cet aparté psychologique en précisant quelque peu la notion de
pulsion de mort. Freud désigne les pulsions de mort comme s’opposant aux « pulsions de
vie » (pulsion étant à prendre au sens de « poussée », « charge énergétique »). Voici un
extrait de l’article sur lequel nous nous fondons :

« Les pulsions de vie, désignées aussi par le terme Éros, comprennent non seulement les
pulsions sexuelles, mais aussi les pulsions d’autoconservation. Quant aux pulsions de
mort, elles sont d’abord tournées vers l’intérieur et tendent à l’autodestruction ; elles
peuvent également être dirigées vers l’extérieur et se manifester alors sous la forme
d’agression et de destruction ».
251
« Yahoo Encyclopédie », www.yahoo.fr, 2001.
97
La pulsion de mort représente selon Freud la « tendance fondamentale de tout être vivant à
retourner à un état anorganique », nous est-il dit dans le même article. Chez les êtres
vivants,

« […] la libido rencontre la pulsion de mort ou de destruction qui domine chez eux, et qui
tend à désintégrer cet organisme cellulaire et à [le] conduire […] à l'état de stabilité
anorganique […]. Elle a pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et
s'en débarrasse en la dérivant en partie vers l'extérieur, en la dirigeant vers les objets du
monde extérieur […]. Cette pulsion s'appelle alors pulsion de destruction, pulsion
d'emprise, volonté de puissance. Une partie de cette pulsion est placée directement au
service de la fonction sexuelle. C'est le sadisme proprement dit. Une autre partie ne fait
pas ce déplacement vers l'extérieur ; elle demeure dans l'organisme. C'est en elle que
nous devons reconnaître le masochisme […]. » (Le Masochisme, 1924).
L’existence d’un instinct de mort fut très contestée, notamment par les psychosociologues
anglo-saxons, et en 1957 parut une thèse de Dollard, Doob et Miller, Frustration et
agression, dont la parution suscita de grands débats. On appelle frustration, « tout obstacle
mis à la satisfaction d’un désir, y compris par le sujet lui-même ». La thèse des auteurs est
la suivante : « L’existence d’un comportement agressif présuppose toujours l’existence de
la frustration et, inversement, l’existence de la frustration mène toujours à quelque forme
d’agression ». Il fut établi plus tard que cette thèse était trop radicale et que l’agressivité
n’était que l’une des réponses possibles à la frustration. Le débat sur le côté naturel de
l’agressivité et de la cruauté de l’homme est toujours ouvert de nos jours… Toujours est-il
que « la réaction humaine la plus commune à la frustration est encore l’agressivité, que
celle-ci se porte sur la cause de la frustration, sur un tiers innocent ou sur soi-même ».
Nos auteurs ne manquent pas de rendre saillant le côté ténébreux et inhumain d’une
évolution sociale qui au départ s’annonçait comme une libération et qui finalement génère
les frustrations les plus lancinantes. Nous vivons une sorte d’âge d’or de l’individualisme,
concurrentiel aux niveaux économique, sentimental et privé et les relations humaines,
qu’elles soient publiques ou privées deviennent de véritables rapports de domination
amenant avec eux tout un comportement compétitif exacerbé.
Et le corps et la sexualité de véhiculer ou de figurer dans notre corpus les pulsions
antisociales qui en résultent. Ces pulsions, sous la forme de déviances (pratiques sexuelles
extrêmes, cruauté, meurtres) constituent les symptômes d’un malaise plus général qui
englobe relations intersubjectives dans société hédoniste et permissive. Après avoir aboli
98
toutes les barrières, après avoir proclamé haut et fort qu’il était « interdit d’interdire »,
l’homme contemporain est confronté aux démons qu’il a lui-même fait apparaître. Dans
une société en manque de repères et dans laquelle les valeurs traditionnelles sont en
déliquescence, il ne reste pour certains que l’exutoire de la spirale jusqu’au-boutiste de la
violence. Et ce sont les plus jeunes qui sont souvent les plus exposés. Le « procès de
personnalisation » endurcit les plus jeunes qui affirment de plus en plus tôt (et avec force et
sauvagerie) leur personnalité. Ce phénomène de société touche essentiellement les
déracinés culturels et les minorités. L’auteur Chimo n’a pas manqué de rendre attentif à
cela dans ses romans. Dans un passage critique sur la vie dans les cités, il évoque la
prostitution (« l’amour ici c’est comme le reste, on fait avec ce qu’on a, on se
débrouille »), le sida (« le virus des temps modernes ») et les tristement fameuses
tournantes252. Rappelons que Lila se fait violer par les « amis » de Chimo (elle se suicidera
l’instant d’après). Quant au narrateur d’Extension, il observe avec détachement et
désenchantement un groupe de jeunes Rouennais, victimes d’une ère du temps vouée à
l’avilissement et à l’agression :

« Certains parmi les plus jeunes sont vêtus de blousons aux motifs empruntés au hardrock le plus sauvage ; on peut y lire des phrases telles que : "Kill them all !", ou "Fuck
and destroy !" ; mais tous communient dans la certitude de passer un agréable aprèsmidi, essentiellement dévolu à la consommation, et par là même de contribuer au
raffermissement de leur être. »253
Dans Plateforme sont aussi évoqués des viols collectifs et des bagarres entre bandes
rivales, autant de formes inédites et ravageuses de l’agressivité et de la violence.
Mais c’est particulièrement dans les romans de Virginie Despentes et notamment dans
Baise-moi que des pulsions destructrices et antisociales sont légion. Manu et Nadine sont
des personnages issus d’un milieu défavorisé. Marginales et marginalisées, elle jettent sur
leur univers quotidien un regard sans compassion aucune et refusent de subir la société et
ses frustrations. Mises au ban de la société, les filles des trois romans de la Nancéenne sont
toutes des personnages aux conditions de vie extrêmes : délinquance irréversible ou
viols254 et violences... Véritables personnages acharnés, elles rejettent le monde
252
Lila dit ça, op. cit., pp. 64-65 et 74 sq.
253
EDL, op. cit., pp. 69-70.
254
Manu et Karla (une amie) sont violées dans Baise-moi ; il en est de même pour Louise dans Les Chiennes
savantes.
99
« ordinaire » et incarnent une sorte de nihilisme destructeur et le refus de la mauvaise foi
dont se parent les bonnes consciences. Toutes d’ailleurs peuvent épouser le parti pris de
Nadine (Baise-moi) : « S’exclure du monde, passer le cap. Être ce qu’on a de pire. Mettre
un gouffre entre elle et le reste du monde. »255 Les deux protagonistes de Baise-moi, se
livrent avec une fureur désespérée au crime sexuel et la dévaluation d’autrui à laquelle
elles s’abandonnent procède, somme toute, d’une démarche vindicative envers l’hostilité
d’une société qui mène à la mort ou à la folie : elles entendent se venger de la société (de la
misère sociale) en s’en prenant à la vie même. C’est ce que suggèrent d’ailleurs les
nombreuses références empruntées aux groupes de hard-rock anglo-saxons : « I went in
war with reality »256...
Manu et Nadine ne trouvent pas d’autre exutoire à leur frustration que le crime sexuel et la
jouissance de faire souffrir. Elles cavalent, au hasard, d’homme en homme, de victime en
victime ; elles se précipitent droit vers la « jouissance ultime » qu’est la mort physique
brutale. Celles que Jean-Jacques Pauvert qualifie de « prédatrices insatiables »257,
soumettent leurs victimes à leurs caprices de serial killers, à leurs chantages, leur font subir
les pires humiliations, les pires infamies. Leur attitude est affreuse, sale et méchante,
souvent écœurante, abyssale, et pour tout dire absurde258. A aucun moment dans leur fuite
en avant, elles ne fléchiront dans leur volonté de puissance meurtrière, restant même
insensibles à un architecte qui tente de les raisonner : « Ce que vous faites est…
terriblement violent. Vous devez avoir beaucoup souffert pour en venir à ces extrémités, à
ces ruptures. Je ne sais quel désert vous avez traversé, je ne sais ce qui me pousse à avoir
confiance en vous. », leur dit-il en vain. Elles ne supporteront pas bien longtemps la
placidité et la maîtrise de soi qui semble émaner de cet homme : « ça donne envie de
chercher la faille, de précipiter ce calme majestueux dans le carnage ». Le meurtre sera
horrible.
Nous avons indiqué précédemment, lorsque nous avons évoqué Freud, les particularités de
la pulsion de mort : elle serait d’abord tournée vers l’intérieur et tendrait à
l’autodestruction ; elle pourrait, selon le psychanalyste, également être dirigée vers
l’extérieur et se manifester alors sous la forme d’agression et de destruction. Dans le
second cas, elle relèverait du sadisme. Nous venons de voir que la violence se décline chez
255
Baise-moi, op. cit., p. 158.
256
Ibid., p. 239.
257
De l'infini au zéro, op. cit., p. 309.
258
Nous reviendrons sur cette notion en troisième partie.
100
Despentes dans la représentation brute de la scène sexuelle ; ses personnages, sadiques,
cherchent à survivre, à jouir même si c’est possible, mais ils sont pour la plupart
indifférents à la souffrance des autres, qu’ils méprisent d’ailleurs tout autant qu’euxmêmes. Cela dit, dans notre corpus, nous ne rencontrons pas uniquement de l’agressivité
extériorisée, exercée sur autrui. Les frustrations que génère une société fondée sur la
« lutte » entraînent en effet une critique implacable contre le moi. Lipovetsky prétend que
la « société narcissique favorise le dénigrement et le mépris de soi »259.
Si la tentation d’éteindre une frustration par le crime sexuel ou le crime tout court est un
pas que franchissent allégrement Nadine et Manu, ce n’est pas le cas de Tisserand dans
Extension du domaine de la lutte. Il manque y céder sous l’injonction du narrateur, mais au
dernier moment il ne commet pas l’irréparable. Le narrateur incite Tisserand au meurtre
après lui avoir signifié sa misère sexuelle. Ils suivront un métis et son amie, un couple
sensuel qu’ils avaient repéré dans une discothèque des Sables. Pour finir, Tisserand n’osera
pas les tuer (le narrateur lui avait fourni un couteau) ; en pleurs devant le commanditaire, il
avouera s’être masturbé dans le sable des dunes. Le psychosociologue Kurt Lewin (cité
dans l’article en ligne de Hachette Multimédia) montre d’ailleurs dans ses travaux que les
individus réagissent très différemment à la frustration et que celle-ci peut aussi bien
conduire à la passivité résignée qu’à l’agressivité. Dans une société inhabitable, il peut
rester le repli sur soi et le refuge autarcique. D’une certaine manière le narcissisme
contemporain se nourrirait de la haine du moi. Cela est particulièrement vrai pour les
personnages de Houellebecq ; ils ont tout pour être heureux, mais ils ne le sont pas : tous
jouissent d’une certaine aisance matérielle, ils ont tous des métiers respectables, mais ils
n’arrivent pas à trouver leur place dans la société dans laquelle ils vivent et se portent peu
d’estime. Michel de Plateforme, se considérant comme un parasite, est d’avis qu’on peut
bien se passer de gens comme lui. Le constat est limpide : ils n’aiment pas la société dans
laquelle ils vivent et ils ne s’aiment pas. Citons encore le personnage de La Démangeaison,
qui, vivant dans une société hygiéniste faisant preuve d’indifférence et d’un effroyable
manque d’amour, se mure dans une paranoïa autodestructrice que vient rendre encore plus
vive une maladie de peau très grave (le psoriasis).
Ce mépris de soi consécutif à la frustration de ne pas trouver sa place dans la société
contemporaine, d’y être déphasé, ou de ne pas correspondre au parangon social (être beau,
riche, « décontracté », compétitif) entraîne des pathologies qui relèvent de la psychologie.
259
L’Ère du vide, op. cit., p. 105.
101
Lipovetsky remarque d’ailleurs que le « procès de personnalistaion », s’il suscite une
« décrispation de la personnalité » (épanouissement, conquête de l’identité personnelle,
droit d’être absolument soi-même), apporte malheureusement aussi son lot de syndromes
pathologiques comme le stress et la déprime260 qui mènent, eux, à la désunification et à
l’éclatement de la personnalité. Le personnage d’Extension devra être interné dans une
maison de repos : « Officiellement, donc, je suis en dépression. La formule me paraît
heureuse. Non que je me sente très bas ; c’est plutôt le monde autour de moi qui me paraît
haut. »261 Pour la psychologue qui le suit, il se cacherait derrière un discours trop
sociologique, alors qu’il lui faudrait se recentrer sur lui-même… Sa réponse illustre ô
combien le désarroi mental dans lequel il se trouve : « Mais j’en ai un peu assez, de moimême…. », lui dit-il262. Voici un autre extrait tiré d’une séquence d’avec son médecinpsychologue :

« Je ne comprends pas concrètement, comment les gens arrivent à vivre. J’ai
l’impression que tout le monde devrait être malheureux ; vous comprenez, nous vivons
dans un monde tellement simple. Il y a un système basé sur la domination, l’argent et la
peur Ŕ un système plutôt masculin, appelons-le Mars ; il y a un système féminin basé sur
la séduction et le sexe, appelons-le Vénus. Et c’est tout. Est-il vraiment possible de vivre
et de croire qu’il n’y a rien d’autre ? »263
Selon le narrateur, le monde d’aujourd’hui ne peut se concevoir que dans la séparation
entre les individus. Il manquera de céder à une tentative de mutilation à l’aide de ciseaux :
il aura envie de se planter les ciseaux dans ses yeux et d’arracher…
Notre corpus représente donc bien une société en déréliction et il en dépeint les
avatars. Cette société contemporaine, capitaliste, matérialiste, libérale, permissive se
caractérise par un effritement des valeurs (auxquels les événements de Mai 68 auraient
servi de catalyseur), par la remise en cause des principes éthiques traditionnels et par la
négation de toute « transcendance » (morale, politique, religieuse264). Or l’individualisme
260
Ibid., p. 159.
261
EDL, op. cit., p. 135.
262
Ibid., p. 145.
263
Ibid., pp. 147-148.
264
Tous nos récits se situent dans une perspective de « l’après-mort de Dieu ».
102
et la libéralisation des mœurs (à la base considérés comme salutaires et enrichissants) a
mené vers une instabilité totale : précarisation de la vie professionnelle, climat de
concurrence exacerbé, éclatement de la cellule familiale, méfiance à l’égard de toute
relation. « De l’individualisme naissent la liberté, la sensation du moi, le besoin de se
distinguer et d’être supérieur aux autres », dit Bruno à son frère Michel dans Les
Particules élémentaires265.
À travers la notion de « procès de personnalisation » forgée par Lipovetsky, nous voyons
que notre corpus rend compte de l’individualisme contemporain dans la société
occidentale. Signalons toutefois qu’explicitement désignés dans l’œuvre de Houellebecq,
l’individualisme contemporain et ses avatars le sont moins directement dans le reste du
corpus. Amorcé dans les années 50 et 60, le « procès de personnalisation » a engendré
explosion de revendications de liberté dans de nombreux domaines (entre autres celui de la
vie sexuelle). Il a certes permis une « décrispation » de la personnalité, mais aussi, nous
venons de l’évoquer, une perte de repères sociaux et une explosion des syndromes
psychopathologiques. La société du « bien-être » a généré une véritable désocialisation
générale. Le « procès de personnalisation » a abouti à un procès d’atomisation et
d’individualisation narcissique. Il a agencé un type de personnalité de moins en moins
capable d’affronter dignement l’épreuve du réel. Nous avons vu que les relations
humaines, qu’elles soient publiques ou privées, se réduisent à un rapport de domination.
C’est littéralement la civitas qui fait naufrage.
Et le corps et la sexualité de constituer des images substitutives d’une telle évolution
sociale. Corps et sexualité figurent, en même temps qu’ils véhiculent, les rapports entre les
individus dans la société libérale. Et notre corpus, dans la mesure où nos écrivains
s’expriment sans ménagement en choisissant d’ « appeler un chat un chat », prend au mot
le consensus libéral pour en dénoncer mieux et plus fort les avatars et surtout l’abîme vers
lequel se précipite l’individu contemporain. La solitude tourmentée du plaisir et la
désocialisation de la sexualité ne prennent leur véritable sens que si on les rapporte à un
phénomène d’atomisation sociale beaucoup plus général. Cette propension, en œuvre dans
une société érotisée à l’excès, à ne pas associer le sexuel à un tout corporel et personnel
identifiable, à négliger la sexualité en tant qu’expérience humaine globale, conduit à une
vacuité certaine dans les rapports entre des humains de plus en plus repliés sur eux-mêmes
et incapables de vivre l’Autre. Il y a coïncidence et correspondance entre ce qui se passe
265
PE, op. cit., p. 199.
103
sur le terrain de la sexualité et ailleurs. Jean-Claude Guillebaud écrit à juste titre que « la
désocialisation progressive, l’affaiblissement des institutions […], la précarisation des
individus renvoyés à leur solitude […] sont les dislocations les plus redoutables menaçant
rien de moins que la cohésion de nos sociétés postindustrielles ».266 Cette dislocation est
ressentie par le jeune Chimo, qui au cours de son apprentissage de la vie, appréhende
fortement que « plus rien d’honnête te reste, plus rien de doux, plus un atome de pitié, que
l’amour ne soit plus qu’au rasoir au fouet, que tu tendes la main vers un autre que pour
frapper »267.
Un autre versant pessimiste de l’évolution de la société et des mœurs est la violence,
qu’elle soit portée sur les autres ou sur soi. C’est ce dont rend compte surtout l’œuvre de
Virginie Despentes, dont l’univers est peuplé de personnages voués à la solitude et à la
tristesse, et qui, à bout de forces, luttent, pour jouir coûte que coûte, avec l’énergie du
désespoir. Cet élan antisocial, Lipovetsky le relève comme un fait sociologique ; pour lui la
« violence hard, désespérée, sans projet, sans consistance, est à l’image d’un temps sans
futur valorisant le "tout, tout de suite" ». Cette perte de sang-froid serait représentative de
l’ère narcissique qui d’ailleurs s’avérerait être « suicidogène »268.
Le surinvestissement du moi et le repli solipsiste propres à l’individualisme contemporain
ont mené à l’interrogation et à l’incertitude. Libéré de tout sentiment de culpabilité morale
mais également orphelin de repères sociaux, l’individu narcissique est enclin à l’angoisse
et à l’anxiété. Jankélévitch écrit dans son essai qu’ « érotisme et violence sont les deux
alibis d’une époque foncièrement privée d’amour et qui trouve dans l’échauffement sexuel
je ne sais quelle compensation à son incurable sécheresse »269. De cette époque de troubles
relationnels, nos auteurs nous dressent le tableau sociologique, à travers le corps comme
sismographe du réel. Cela dit, ce tableau est aussi révélateur de nos plaies existentielles.
266
TdP, op. cit., p. 477.
267
J’ai peur, op. cit., p. 238.
268
L’Ère du vide, op. cit., pp. 303 sq. « Aller jusqu’au fond du gouffre de l’absence d’amour. Cultiver la
haine de soi. », écrit Houellebecq (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 14).
269
Cité dans le Dictionnaire de sexologie, J.-J. Pauvert (1962) et mentionné par Jean-Claude Guillebaud in
TdP, op. cit., p. 165.
104
Partie III :
« LE CORPS,
LIEU DES PLUS FOLLES ANGOISSES
»
105
106
n plus d’une lecture sociologique menée à travers le motif du corps, nous
E
avons choisi de procéder à une lecture métaphysique de notre corpus.
Derrière une approche sociologique, nous pouvons déceler chez nos
auteurs une réflexion métaphysique : à travers leurs personnages, ne cherchent-ils pas à
s’interroger sur l’homme et la condition humaine dans une société en pleine mutation ?
Nous verrons dans cette troisième et dernière partie qu’aux yeux de nos auteurs, le principe
que notre civilisation célèbre et appelle sans relâche, qu’elle met constamment en avant, à
savoir l’humanité, est aujourd’hui menacé dans ses fondements. Dans le monde de
l’individualisme triomphant, de la marchandisation et de la chosification de la vie, qu’en
est-il de ce que Jean-Claude Guillebaud appelle le « principe d’humanité » ? Telle est la
question à laquelle nous tenterons de répondre à l’aune de notre corpus. Nous verrons que
l’érographie, en plus de signaler certains aspects de l’évolution sociale et des mœurs (que
nous avons évoqués en deuxième partie), met en lumière, au-delà de l’aspect choquant, une
certaine idée de l’humanité. Et le corps et la sexualité de refléter, dans la manière dont ils
sont appréhendés et thématisés, une inquiétude existentielle contemporaine profonde ainsi
qu’une certaine vision de l’humain de la fin du XXe et du début du XXIe siècle.
Dans son livre L’Image corps, figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paul Ardenne
rappelle que le corps a toujours été une préoccupation majeure pour les artistes,
préoccupation qui bien entendu a varié avec les époques270. Pour lui, le corps est l’une des
plus grandes interrogations du XXe siècle. Artistes, écrivains, philosophes n’auraient cessé
de se préoccuper de ce sujet pour tenter de comprendre notre rapport avec notre enveloppe
charnelle ainsi qu’avec le monde où le corps évolue. Nadeije Laneyrie Dagen rejoint la
position de Paul Ardenne dans une interview accordée à Catherine Argand en avançant que
le corps est aujourd’hui plus que jamais « le lieu des plus folles angoisses ». Selon
l’historienne d’art, qui s’exprime notamment au sujet du livre de Catherine Millet, les
écrivains comme les peintres, en traitant le corps crûment, froidement et avec un réalisme
270
Paul Ardenne y décrypte des représentations humaines essentiellement dans les arts plastiques et fournit
une analyse de la position du corps au sein des pratiques artistiques contemporaines. Toutefois, certaines
remarques et réflexions peuvent être transposées à la littérature.
107
clinique, témoigneraient de sa désacralisation271. « Angoisse », « déshumanisation », «
vide » sont des mots-clés du livre de Paul Ardenne et de l’entretien accordé par Nadeije L.
Dagen. Ces notions, nous le verrons dans la suite du développement, ne sont pas étrangères
à notre corpus…
A) Le corps « souffrant » et « intranquille »
Les gestes ébauchés se terminent en souffrance
Et au bout de cent pas on aimerait rentrer
Pour se vautrer dans son mal d’être et se coucher,
Car le corps de douleur fait peser sa présence.
Michel Houellebecq, Le Sens du combat, Flammarion, 1996, p. 9.
Le corps (et partant l’homme) tel qu’il est représenté à travers nos personnages est
un « corps souffrant ». Il s’agit d’une souffrance d’être, d’une souffrance d’exister sans
atteindre au plein bonheur de la réalisation intime ou collective. Ce corps fait l’expérience
de l’ « impossible » : il est perfusé par la souffrance du décalage qu’il y a entre ce à quoi le
corps aspire et ce qu’il peut ou plutôt ne peut pas, d’où l’inéluctabilité de la frustration et
de son pendant, le sentiment désespérant de l’inachèvement existentiel. Frédéric Badré
l’écrit dans son article consacré à la « nouvelle tendance en littérature » : « L’homme
souffre de ne pouvoir être au monde, d’en avoir une vive conscience, et de savoir que cette
situation est sans recours »272.
En plus d’être « souffrants », nos personnages sont « intranquilles » (pour employer un
terme pessoen273) dans la mesure où, comme Caligula, ils ne peuvent plus « dormir
tranquilles ». Pour eux aussi « les décors s’écroulent » et ils ne peuvent pas « oublier ». À
eux aussi se pose la question du mal existentiel et de la contingence 274, c’est-à-dire de la
271
ARGAND, Catherine, « Le corps, lieu des plus folles angoisses », entretien avec Nadeije Laneyrie Dagen,
Lire, septembre 2001.
272
BADRE, Frédéric, « Une nouvelle tendance en littérature », Le Monde, 3 octobre 1998.
273
Fernando Pessoa, poète portugais (1888-1935), qui a notamment écrit Le Livre de l’Intranquillité ainsi
qu’un Faust admirable et vertigineux (Bourgois Éd.).
274
Houellebecq utilise l’expression de « présence humaine » pour parler du sentiment que ressent,
souvenons-nous-en, un Roquentin devant la racine de marronnier dans La Nausée de Sartre : « Je ressens, sur
108
sensation de la non-nécessité de l’existence pour les êtres ou pour les choses, en un mot de
l’inutilité de l’homme. Pour utiliser un vocabulaire camusien, nos personnages sont
conscients de l’ « absurde » et ressentent un sentiment d’ « étrangeté ». Ce sentiment n’est
autre qu’un sentiment de malaise et d’anxiété majeure ressenti en présence d’un être, d’un
objet ou d’un paysage et qui est provoqué par l’impression bizarre, étrange de ne plus rien
reconnaître ainsi que par une anxiété majeure. L’absurde n’est autre que l’absence de
réponse à l’inquiétude métaphysique de l’homme.
1. La « conscience malheureuse » et « douloureuse » chez Houellebecq
Cette conscience de l’absurde, Michel Houellebecq l’évoque au début de son premier
roman Extension du domaine de la lutte lorsqu’il évoque « la règle »275. Le « domaine de
la règle », c’est tout ce qui fait la vie, quotidienne, banale, pénible, « organique » serionsnous tenté de dire. La règle, ce sont tous ces gestes que l’homme est obligé de faire et qui
déterminent son existence : aller au travail, gagner de l’argent, subvenir à ses besoins les
plus élémentaires, manger, boire, dormir… C’est le fameux « métro, boulot, dodo ». Cette
route se suit aisément la plupart du temps… Cependant, le narrateur en vient à ressentir
une certaine « nausée », une « certaine lassitude à l’égard des choses de ce monde » :

« […] rien en vérité ne peut empêcher le retour de plus en plus fréquent de ces moments
où votre absolue solitude, la sensation de l’universelle vacuité, le pressentiment que votre
existence se rapproche d’un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour vous
plonger dans un état de réelle souffrance. Et cependant, vous n’avez pas envie de
mourir. »276
Autour du narrateur d’Extension, les personnages luttent pour un peu d’amour, de plaisir
sexuel ou d’argent. Il est, rappelons-le, technicien en informatique. Il n’a plus d’ambition.
Sa vie est une succession de déceptions banales ; les repères sociaux s’effritent. Il perd son
emploi. Il ne trouve pas de femme. L’ « enfance » est finie : au-dessus de lui, il sent
ce banc, ma présence humaine ; ma présence humaine en face de la fontaine » (Rester vivant suivi de La
Poursuite du bonheur, op. cit., p. 104).
275
EDL, op. cit., pp. 12-14.
276
Ibid., p. 13.
109
grandir l’aile noire de la dépression277. L’époque de l’inconscience se trouve révolue (« à
l’époque de votre adolescence […] l’existence vous apparaissait riche de possibilités
inédites ») et l’homme ne peut plus vivre longtemps dans le « domaine de la règle », il lui
faut intégrer le « domaine de la lutte » : « vous ne pouviez vivre plus longtemps dans le
domaine de la règle ; aussi, vous avez dû entrer dans le domaine de la lutte »278.
D’ailleurs, l’installation dans une vie « absente » n’est pas tenable :

« […] il paraît invraisemblable qu’une vie humaine se réduise à si peu de chose ; on
s’imagine malgré soi que quelque chose va, tôt ou tard, advenir. Profonde erreur. Une
vie peut fort bien être à la fois vide et brève. Les journées s’écoulent pauvrement, sans
laisser de trace ni de souvenir […]. Parfois aussi, j’ai eu l’impression que je
parviendrais à m’installer durablement dans une vie absente. Que l’ennui, relativement
indolore, me permettrait de continuer à accomplir les gestes usuels de la vie. Nouvelle
erreur. L’ennui prolongé n’est pas une position tenable […]. »279
En rapport avec cet état de conscience aiguë de la condition humaine, le narrateur de
Plateforme reproche notamment à son père (qu’il n’aimait pas) son « inconscience », sa
« tranquillité » ; le narrateur est persuadé que son père « avait réussi à traverser la vie sans
jamais ressentir de réelle interrogation sur la condition humaine », préférant « s’abrutir »
dans l’effort physique de l’alpinisme « pour s’empêcher de penser »280.
Dans Les Particules élémentaires, dès son plus jeune âge, le jeune Michel est conscient
que « l’univers humain […] était décevant, plein d’angoisse et d’amertume »281. Précoce
en ce qui concerne ses études et ses capacités d’abstraction, il avait souvent, dans son
enfance et plus tard dans son adolescence, l’air complètement absent et considérait la vie
humaine selon le déterminisme le plus rigoureux. Sa vision du monde sera corroborée plus
tard par le choix de ses recherches en physique quantique ; elle est celle du physicien des
particules élémentaires :
277
« […] Et s’endormir comme une viande / Sur un matelas défoncé / Enfant, je marchais dans la lande / Je
cueillais des fleurs recourbées / Et je rêvais du monde entier […] » (Michel Houellebecq, Le Sens du
combat, Paris, Flammarion, 1996, p. 53).
278
L’ « éveil de la conscience » de Camus (Le Mythe de Sisyphe).
279
EDL, op. cit., p. 48.
280
PF, op. cit., p. 71.
281
PE, op. cit., p. 85.
110

« Un matin, vers onze heures, il s’allongea dans l’herbe, au milieu des arbres
indifférents. Il s’étonnait de souffrir autant. Profondément éloigné des catégories
chrétiennes de la rédemption et de la grâce, étrangère à la notion même de liberté et de
pardon, sa vision du monde en acquérait quelque chose de mécanique et d’impitoyable.
Les conditions initiales étant données, pensait-il, le réseau des interactions initiales étant
paramétré, les événements se développent dans un espace désenchanté et vide ; leur
déterminisme est inéluctable. Ce qui s’était produit devait se produire, il ne pouvait en
être autrement […]. La nuit Michel rêvait d’espaces abstraits, recouverts de neige ; son
corps emmailloté de bandages dérivait sous un ciel bas, entre des usines
sidérurgiques. »282
L’existence de tout homme lui semble mécanique, « mathématique ». Déjà enfant, il
ressentait une difficulté d’être au monde, un mal-être et une insoutenable contingence de
l’existence ; il se sentait « séparé du monde ». Lorsque Annabelle, son amie d’enfance
(l’innocente romance de Michel et Annabelle est un des épisodes les plus touchants du
livre, où l’amour est d’ailleurs largement absent), se laisse séduire par un certain Di Meola,
un homme à femmes qu’avait connu la mère de Michel, celui-ci se rend compte à quel
point l’existence l’indiffère : « d’autres connaîtraient le bonheur, ou le désespoir ; rien de
tout cela ne pourrait jamais exactement le concerner ni l’atteindre »283. Plus tard,
lorsqu’ils se rencontrent à nouveau, Michel, à l’heure du bilan et dans un état d’absolu
détachement mental, ressent plus que jamais comme une étrange présence du monde
observable : dans une vision de la vie et du monde soumis au déterminisme le plus strict
(l’homme telle une particule semble obéir aux lois de la physique et suivre un parcours
quasiment fixé d’avance), il passe en revue l’enchaînement des circonstances, les étapes du
mécanisme qui avait brisé sa vie et celle d’Annabelle : « Tout apparaissait définitif,
limpide et irrécusable. Tout apparaissait dans l’évidence immobile d’un passé
restreint. »284 La même étrangeté au monde se retrouve chez Bruno et Christiane : une nuit,
en observant la lune briller sur la mer, Bruno dit se rendre compte avec clarté que l’homme
n’a « rien, absolument rien à faire avec ce monde »285.
Ce sentiment d’étrangeté au monde – d’absurde – se trouve exacerbé au moment où les
deux frères perdent leurs compagnes respectives. A l’enterrement de Christiane, Bruno
282
Ibid., p. 113. C’est sur cette conception tirée de la physique que Michel va modeler la « nouvelle
génération »…
283
Ibid., p. 109.
284
Ibid., pp. 349 sq.
285
Ibid., p. 185.
111
observe sa compagne : « Le corps de Christiane ne pourrait plus bouger, respirer ni parler
[…] il n’y avait plus aucun destin possible pour ce corps […] ». Il se dit que

« cette fois toutes les cartes avaient été tirées, […], la dernière donne avait eu lieu et elle
s’achevait sur un échec définitif. […] Dans un état bizarre de détachement sensoriel,
comme s’il flottait à quelques centimètres au-dessus du sol, il vit les employés assujettir
le couvercle à l’aide d’une perceuse-dévisseuse. »286
Après la dispersion des cendres d’Annabelle, à un moment donné, Michel se souvient des
après-midi lors desquels, jeune fille, elle venait l’attendre à la gare et le serrait dans ses
bras : « Il regarda la terre, le soleil, les roses ; la surface élastique de l’herbe. C’était
incompréhensible. »287 Quant au narrateur de Plateforme, qui perd sa compagne Valérie
dans un attentat islamiste, il choisit l’exil à Pattaya, attendant la fin dans un état
d’indifférence totale par rapport aux êtres et au monde.
Nous remarquons, à la lumière des quelques passages évoqués, qu’il y a chez Houellebecq
un même nivellement, par la conscience des personnages, de tous les événements
ordinaires et extraordinaires qui appartient à une tradition de l’absurde ; les personnages
progressent avec indifférence au travers d’événements majeurs ou mineurs. Le narrateur
d’Extension « joue son rôle » en observant les mouvements humains et les banalités de la
vie, que ce soit dans son travail ou dans sa vie privée. Dans Les Particules, le narrateur, en
parlant de Michel et de sa lucidité désespérante, évoque d’ailleurs son « désinvestissement
radical à l’égard des préoccupations humaines »288. C’est avec indifférence que Bruno
assiste à l’enterrement de Christiane, « dans un état bizarre de détachement sensoriel » (il
prend conscience de son vide affectif et émotionnel). Le choc affectif semble absorbé par
une indifférence béante, et la primauté du physique sur le psychologique, du matériel sur le
spirituel, du monde extérieur sur la vie intérieure font par moments penser à la léthargie
d’un Meursault.
Dans une perspective plus sociologique, Lipovetsky relève dans son essai que la société
narcissique se caractérise par une profonde indifférence à l’égard du monde. Ceci est
surtout vérifié par les personnages perdus et égarés de Michel Houellebecq. Le « héros »
d’Extension déambule dans une errance apathique aux Sables-d’Olonne sans rien ressentir
286
Ibid., p. 310.
287
Ibid., p. 358.
288
Ibid., p. 281.
112
« de particulier »289, il se rend « un peu à tout hasard » à son bureau pour « pianoter
arbitrairement sur un clavier quelconque » avant d’aller manger « un peu par
désespoir »290… Tous les personnages de l’auteur cultivent ce que l’on pourrait appeler
une « non-résistance » au monde. L’exemple suivant vient illustrer notre propos :

« Il traverserait les émotions humaines, parfois il en serait très proche ; d’autres
connaîtraient le bonheur, ou le désespoir ; rien de tout cela ne pourrait jamais
exactement le concerner ni l’atteindre. A plusieurs reprises dans la soirée, Annabelle
avait jeté des regards dans sa direction tout en dansant. Il avait souhaité bouger, mais il
n’avait pas pu ; il avait eu la sensation très nette de s’enfoncer dans une eau glacée. […]
Il se sentait séparé du monde par quelques centimètres de vide, formant autour de lui
comme une carapace ou une armure. »291
Comme étranger au monde, le jeune Michel des Particules, lors d’un voyage avec son frère
et son amie Annabelle, se projette dans un avenir dramatiquement « stérile ». Adulte, il
finira par trouver refuge dans la science.
Le « divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor »292, ce sentiment de l’absurde
qui vient de la situation de l’homme dans l’univers, de la discordance fondamentale entre
l’être humain et le monde auquel il ne peut s’intégrer, cette conscience douloureuse et
malheureuse293, les personnages de Houellebecq ne sont pas les seuls à en faire
l’expérience.
2. La « peur physiologique » de Chimo
Dans ses deux romans, Chimo constate aussi, tout au long de son apprentissage de la vie,
que « les hommes meurent et ne sont pas heureux » (fameuse réplique de Caligula). Dans
Lila, lui aussi fait l’expérience de la contingence : « les herbes tu te demandes où elles
arrivent à pousser, c’est tout comme nous, herbes des décombres mes camarades »294, se
289
EDL, op. cit., p. 107.
290
Ibid., pp. 127 sq.
291
PE, op. cit., p. 109.
292
CAMUS, Albert, Le Mythe de Sisyphe, Paris, [Gallimard, 1942], Folio Essais, 1992, p. 20.
293
Pierre Courcelles, à propos des Particules, parle de « roman de la conscience individuelle malheureuse »
(Regards, janvier 1999, version en ligne sur www.regards.fr/archives/).
294
Lila dit ça, op. cit., p. 26.
113
demande-t-il dans sa banlieue « rejetée par Dieu »295. Ce qui inaugure son « expérience
absurde » dans J’ai peur c’est le spectacle d’une humanité à « la vie dérapée »296,
spectacle qu’il côtoie de près dans les quartiers mal famés de Bagnolet. Dans un monde
qu’il ne comprend pas, son intense sentiment d’étrangeté est doublé d’une grande angoisse.
Cette angoisse existentielle, confuse au début, va s’accentuant au fil du deuxième roman,
ne cessant de tarauder le jeune homme :

« J’ai vu la mort une fois à la télé dans une émission médicale, les globules dans les
veines qui ralentissent tous ensemble et puis s’arrêtent et c’est fini. […] J’ai peur, j’ai
peur. Si je me trouvais dans la forêt-jungle avec un tigre me déboulant au cul, au moins
je saurais de quoi j’ai peur ».297
Cette « peur physiologique » de la mort ne le quittera pratiquement jamais ; jusqu’à la fin
du roman, la vie lui semblera une farce macabre. Il est conscient que sa « vie
d’innocence »298 est déjà finie et sa nausée tient en ces mots : « je me rends compte que
notre horreur est profonde, c’est pas un petit bouton sur la peau c’est au fond du sang »299.
« L’angoisse bourgeonnait comme un essaim de vers / Cachés sous l’épiderme, hideux et
très voraces ; / Ils suintaient, se tordaient »300, écrit Houellebecq dans La Poursuite du
bonheur… A la fin de J’ai peur, Chimo a vingt-deux ans et a perdu sa naïveté en même
temps que ses illusions. Il est « revenu de la vie sans être jamais parti », comme dirait
Hugo Marsan301. Ne sachant pas être « inconscient » et ayant sur toute chose la pensée
ouverte, il ne trouve plus aucune quiétude d’esprit ; « le moindre bruit dans l’escalier »302,
il l’entend…
295
Ibid., pp. 13 et 161.
296
J’ai peur, op. cit., p. 154.
297
Ibid., p. 195.
298
Ibid., p. 202.
299
Ibid., p. 239.
300
Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 81. Ajoutons au passage deux répliques du
personnage Faust de la pièce éponyme de Fernando Pessoa ; Faust incarne l’esprit intranquille et
l’intelligence aux prises avec la pensée du mystère du monde : « Seules l’innocence et l’ignorance sont /
Heureuses, mais ne le savent pas » (p. 138) ; « La conscience du mystère / […] / Me tient solitaire et horrifié
/ Devant tout. / Ah, ne pas pouvoir / Détacher de moi cette conscience ! » (Pessoa, Fernando, Faust, Christian
Bourgois éditeur, 1990, p. 144).
301
MARSAN, Hugo, « La vie derrière soi », Le Monde, 27 avril 1996.
302
J’ai peur, op. cit., p. 244.
114
3. Les « corps criards » chez Despentes et Nobécourt
En ce qui concerne les personnages de Virginie Despentes et de Lorette Nobécourt,
l’image qui les caractérise le mieux, à notre avis, est celle du « corps criard ». Nous
empruntons cette image à Paul Ardenne qui l’applique à une partie de l’art pictural du XXe
siècle et qu’il illustre par l’œuvre d’Edvard Munch, Le Cri (1893). En effet, le « corps
criard » offre une perception traumatique du monde et de la vie considérés comme
inadmissibles303. Pour Ardenne, le cri représente l’ « espace psychologique du conflit
intérieur »304. Il constitue ce geste par lequel l’homme éprouve sans possible rémission sa
condition mortelle, « son être-pour-la-mort inéluctable ».
Une angoisse existentielle profonde est ressentie par Louise dans Les Chiennes savantes.
Confrontée aux atrocités dont elle est témoin car vivant dans la faune interlope de Lyon,
elle exprime ainsi son désarroi, son mal-être et son mal à l’être :

« Et je sentais la chose me tordre de la gorge jusqu’au milieu du ventre, qui me donnait
envie de déglutir, mais déglutir ne servait à rien, ruban d’anxiété, j’aurais voulu le faire
passer à coups de tête contre les murs, démolir quelque chose, l’ôter de là. »305
Lorsqu’il s’agit de Virginie Despentes, le cri est directement associé à ses personnages
brutaux et excessifs de Baise-moi, dont l’auteur nous livre souvent les états d’âme à travers
des références à des groupes de musique hard-rock qui scandent le texte : au début de
Baise-moi, nous pouvons lire par exemple « I’m screaming inside, but there’s no one to
hear me »306. Tous ses personnages sont comme étrangers à tout et à eux-mêmes, jetés (et
perdus) dans une existence absurde, entraînés, comme inéluctablement, dans une spirale
tragique.
En ce qui concerne Lorette Nobécourt, la confession que nous livre la narratrice de La
Démangeaison est celle d’une conscience acérée. Il s’agit du cri d’une conscience à fleur
303
Michel Houellebecq écrit dans Rester vivant : « A partir d’un certain niveau de conscience, se produit le
cri. » (op. cit., p. 11).
304
L’Image corps, op. cit., pp. 72 sq.
305
Les Chiennes savantes, op. cit., p. 126.
306
Baise-moi, op. cit., p. 33. Elle se réfère souvent à Mike Muir, auteur du groupe Suicidal Tendencies.
115
de peau307, un cri étouffé jusqu’à ce qu’il trouve son expression dans l’ « écriture » qu’elle
inflige à son corps :

« Je dénonçais sans cesse par cette écriture de peau, tout ce que j’avais à dire, tout ce que
j’allais dire un jour […]. Le texte s’en imprimait sur mon épiderme […]. Un texte-fleuve,
telles furent mes allergies, immondes, repoussantes, terrifiantes que j’inscrivais avec mes
ongles nerveusement. »308
La narratrice crie son désespoir et sa souffrance de vivre dans une confession dont le
« livre-corps » se veut témoin du « mal-aise ». S’inscrivant dans une veine plus
symbolique que trash (par opposition aux livres d’une Virginie Despentes), La
Démangeaison de Lorette Nobécourt charrie un profond dégoût du corps, le corps qui n'est
jamais un objet de volupté (comme dans le reste du corpus) mais une masse de chair
encombrante et inutile, également vouée à la mortification et au meurtre. Offrant l’image
d’un corps souffrant supplicié, effrayant et encombrant, il s’agit dans ce livre, rappelons-le,
de la confession intime d'une existence chaotique faite de douleurs et de traumatismes.
Avec un ton écorché et virulent, ce texte-confession d’une femme ravagée par le psoriasis
(« La chose me grattait, me grattait insolemment, toujours aux mêmes endroits, ceux de la
première heure, et le cerveau, et les bras »309), que Jean-Luc Douin qualifie de
« rageur »310, constitue une véritable scansion du corps à l’orée du suicide. La narratrice
Irène se penche sur elle-même, « sur l’abîme »311 et étreint le verbe pour exhiber le corps
comme pour exhiber le non-sens. Contractée sur elle-même, Irène est un corps souffrant
qui cherche « les mobiles du drame », elle enquête sur soi et pour ainsi dire sur l’existence
:

« Sur la moquette râpeuse, ou nue, face à la grande glace de la salle de bains,
j’écorchais mon squelette, je rendais ma carnation plus profonde encore, je faisais sortir
les chairs brûlantes, je mettais à vif toutes les muqueuses, je déchirais lentement, avec
précision, l’enveloppe de mon corps, j’atteignais des nudités extrêmes ! »312
307
« Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri et il me faut au
moins croire à ma protestation. » (Camus, Albert, L’Homme révolté, [Gallimard, 1951], Folio, 1997, p. 23.)
308
La Démangeaison, op. cit., p. 40.
309
Ibid., p. 18.
310
DOUIN, Jean-Luc, « Le corps du délit », Le Monde, 6 mars 1998.
311
La Démangeaison, op. cit., p. 13.
312
Ibid., p. 89.
116
Et sous son corps supplicié, sous sa peau qui ne couvre que le sang et les chairs
gargouillantes, Irène découvre la « félonie » et l'infamie de la condition humaine. La
narratrice aurait bien pu faire sienne l’assertion de Michel Houellebecq dans son essai sur
Lovecraft lorsqu’il soutient que l’univers est « une chose franchement dégoûtante » :

« Le monde pue. […] il n’y a que des cadavres gonflés, ballonnés et noirs, sur le point
d’éclater dans un vomissement pestilentiel. Ne parlons pas du toucher. Toucher les êtres,
les entités vivantes, est une expérience impie et répugnante. Leur peau boursouflée de
hideux bourgeonnements suppure des humeurs putréfiées. Leurs tentacules suceurs, leurs
organes de préhension et de mastication constituent une menace constante. Les êtres, et
leur hideuse vigueur corporelle. »313
Éminemment consciente que la corporéité humaine est réduite à un destin malheureux,
Irène éprouve une nausée, un dégoût de tous les instants devant toute entité humaine. Au
risque d’être un peu long, étayons notre propos par ce passage :

« Les dimanches, un immense dégoût me prenait à leur table. Ce n’était pas tant cette
façon odieuse qu’ils avaient d’ingurgiter les mets (ou qui me paraissait odieuse, car elle
était, je crois, extrêmement banale), mais le bruit que j’entendais grâce à une sorte de
troisième oreille : les pourlèchements de babines, les affreux rots retenus… Il me
semblait même que je tombais avec la nourriture dans leurs estomacs grossiers avant de
longer les méandres de leurs intestins, tandis que le côlon, large paroi visqueuse,
commençait de digérer l’ensemble. Il n’est pas jusqu’à leurs excréments que je subissais
en imagination, ainsi que leur anus écarté prêt à laisser sortir la merde. Tout cela me
rebutait au plus haut point alors même que je ne pouvais m’empêcher d’y penser. Et
leurs conversations, auxquelles j’essayais d’échapper par ce moyen Ŕ l’imagination de la
nourriture descendant lentement par l’orifice ouvert Ŕ me pénétrait dans le cerveau avec
violence, telle la bêtise brute. Car c’était sans cesse, à maintes et maintes reprises, les
mêmes sujets, les mêmes slogans répétés à l’infini, les mêmes fausses interrogations qui
se voulaient profondes, les mêmes refus de voir et d’entendre. »314
Irène, c’est la pensée qui réfléchit sur elle-même et qui dès lors constate sa propre
contradiction vertigineuse. Avec ce livre, Nobécourt nous livre un vrai soliloque
métaphysique, un drame sans autre personnage que la protagoniste, sans autre « théâtre »
313
H. P. Lovecraft, op. cit., p. 73.
314
La Démangeaison, op. cit., pp. 57-58.
117
que la conscience de celle-ci. Elle constate que la pensée est vaine, que le monde est
dépourvu de sens, que Dieu n’existe pas, qu’on ne peut croire en l’amour et elle maudit les
principes, la morale, les compromis, le savoir. Tout est vain dans une existence où il s’agit
de s’adapter ou de « crever ». Voilà une certitude qu’elle n’entend pas voiler par de
quelconques « décors ». Elle incarne, nous le verrons plus loin, la conscience qui hait
l’inconscient, les artifices et les conventions, tout ce qui constitue le mensonge de
l’existence.
4. Maladie et amoindrissement du corps
La maladie peut évidemment être considérée comme une figure du « corps souffrant ». Il
n’est plus à démontrer que la maladie et la souffrance physique révèlent l’humanité à ellemême (d’ailleurs pour Houellebecq, rien ne vaut que par la souffrance315). Représenter la
maladie relève pour un écrivain d’une expérience des limites vécue de manière charnelle :
il s’agit en quelque sorte du premier stade du « souviens-toi que tu vas mourir ». La
maladie ramène le « corps souffrant » à sa pesanteur spécifique qui est celle, à venir, du
cadavre. Comme le dit Houellebecq, « elle [la maladie] rend tout plus sordide »316. La
maladie peut être considérée comme le rappel de la mort inéluctable à laquelle nul
n’échappe…317 Dans notre corpus, la représentation du corps malade, surtout présente chez
Houellebecq et Nobécourt, a pour but de rappeler la destinée périssable du corps, de
montrer son inéluctable « friabilité ».
Irène, la narratrice de l’allégorique livre qu’est La Démangeaison, dont la peau est
recouverte de « hiéroglyphes haineux »318 en raison d’une maladie de peau (le psoriasis),
se livre à un long monologue d’une force étonnante. Atteinte de cette maladie depuis son
plus jeune âge, elle se gratte, s’irrite, se déchire et se creuse, livrée à un véritable prurit
d’autodestruction. Elle cède aux exigences de la démangeaison et fait l’apprentissage de la
différence et du mensonge de l’existence à travers son corps (cette « mauvaise machine »).
En raison même de sa maladie, elle a une conscience aiguë de la mort, conscience qui ne la
315
Voir entre autres Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur (op. cit., pp. 9-35).
316
« Et le corps fatigué qui se mêle à la terre, / Le corps jamais aimé qui s’éteint sans mystère » (Rester
vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 49).
317
Et le corps malade peut l’être du monde et de lui-même…
318
La Démangeaison, op. cit., p. 17.
118
quitte pour ainsi dire jamais. Sa « peau-frontière » laisse peu à peu voir la souffrance
intérieure de son être. La jeune femme au « psoriasis fou »319, dans ses souffrances et ses
angoisses, va jusqu’à éprouver le « goût » de la mort : « un goût étrange, sorte de saveur
de la mort s’il en est une, ou de l’angoisse […] m’emplissait la bouche »320. Révoltée déjà
dès l’enfance, désireuse de regarder sa condition en face, elle ira jusqu’à craindre qu’on lui
ravisse « la conscience de son être » à l’hôpital où elle a été admise à la suite d’une chute
de balançoire :

« […] plus que tout je craignais, avec les trafics d’une opération douteuse, de me
réveiller comme eux, c’est-à-dire sans la conscience de mon être. Car dans ma difficulté
à exister, j’allais bientôt acquérir grâce à ma maladie, la certitude d’être toujours
différente. Folle, lépreuse, suicidaire, ainsi fut mon rôle, oui, mais je restais donc
l’étrangère »321.
La narratrice insiste sur la notion d’ « étrangère » ; cette notion est à prendre au sens de
« celle qui a conscience de l’absurde ». Éminemment lucide sur sa condition (qui est celle
de tout homme, car « enfin il s’agit de mourir »322), elle refuse les décors masqués de
l’habitude. Mal-aimée dans sa famille dont elle refuse les convenances sournoises, les
conventions et les « fausses interrogations qui se voulaient profondes », elle récuse le
« refus de voir et d’entendre »323 des siens, leur jeu social et existentiel, le faux sommeil
rassurant et apaisant.
Le corps (seule certitude dans une existence dépourvue de « transcendance ») peut
introduire des angoisses comme la maladie mais aussi comme l’amoindrissement physique.
Chez Houellebecq, le narrateur d’Extension souffre d’une péricardite ; dans Les Particules,
les compagnes des deux frères, Christiane (compagne de Bruno) et Annabelle (compagne
de Michel), souffrent respectivement d’une nécrose vertébrale (qui la clouera dans un
fauteuil roulant) et d’un cancer... autant de préfigurations de la mort. Aussi bien Bruno
qu’Annabelle (qui souffre d’un cancer de l’utérus) sont conscients de la durée limitée de
l'existence : « jamais je n’aurais imaginé que la vie soit si restreinte, que les possibilités
319
La scarification apparaît ici comme une façon de figurer la mort dans le corps. Les marques laissées sur le
corps disent en quelque sorte la létalité.
320
La Démangeaison, op. cit., p. 17.
321
Ibid., p. 32. Nous soulignons.
322
Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 30.
323
La Démangeaison, op. cit., p. 57.
119
soient si brèves »324, dit-elle ; « je venais d’avoir trente-cinq ans ; je savais que la
première partie de ma vie était terminée »325, constate Bruno juste avant de se faire soigner
dans une clinique psychiatrique. Au moment de l’accident de Christiane (elle souffre d’une
nécrose des vertèbres), le narrateur avait déjà évoqué la notion de corps en relation avec
l’âge, l’amoindrissement et la mort. De façon extrêmement rationnelle, il avait précisé que
les éléments de la conscience contemporaine n’étaient plus adaptés à notre civilisation
mortelle : « chacun a dans sa tête une perspective d’avenir simple : le moment viendra
pour lui où la somme des jouissances physiques qui lui restent à attendre de la vie
deviendra inférieure à la somme des douleurs »326. Cette conception est reprise par
Annabelle :

« […] il y a une époque de la vie où l’on sort et où l’on s’amuse ; ensuite apparaît
l’image de la mort. Tous les hommes que j’ai connus étaient terrorisés par le
vieillissement, ils pensaient sans arrêt à leur âge. Cette obsession de l’âge commence très
tôt Ŕ je l’ai rencontrée chez des gens de vingt-cinq ans Ŕ et elle ne fait ensuite que
s’aggraver. »327
Cette même obsession est celle aussi, par exemple, du patron de Louise dans Les jolies
choses de Virginie Despentes, d’autant plus que le monde dans lequel évolue la jeune
femme valorise à outrance la jeunesse et la beauté du corps (ainsi que son
« fonctionnement ») :

« La peau qui se barre, l’odeur qui change. C’est un corps étranger au sien, à celui
qu’on devait toujours avoir, celui qu’on a toujours connu. […] Et à l’intérieur de ce
corps, rien ne change, on est le même qu’il y a vingt ans, dans une machine qui se
déglingue tout doucement. Et même les douleurs d’âme, les déceptions, on croyait s’y
habituer, depuis le temps qu’on s’endurcit. Et c’est le contraire, ça se met à faire mal
comme jamais. Et puis à force, toujours sentir que ça tape au même endroit, ça fait un
mal, c’en est atroce. »328
324
PE, op. cit., p. 341.
325
Ibid., p. 247.
326
Ibid., p. 308.
327
Ibid., pp. 290-291. Ajoutons une réminiscence camusienne : « Il appartient au temps et, à cette horreur
qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui même aurait dû s’y
refuser. Cette révolte de la chair, c’est l’absurde. » (Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 30).
328
Les jolies choses, op. cit., pp. 233-234.
120
La majorité de nos auteur, nous l’avons vu, s’attachent à mettre en évidence un corps voué,
appelé à disparaître329. Ils le mettent à jour dans sa substance la plus profonde et son
intériorité physiologique (extrême dans les séances de scarification béantes avec le
personnage de Nobécourt) ne fait que rappeler sa dimension mortuaire et funèbre.
B) Réponses au désarroi existentiel
Tous nos personnages connaissent, cela est indéniable, un désarroi existentiel ou en
tout cas une lucidité certaine quant à leur finitude. Dès lors, il est intéressant de se
demander comment ils composent avec cette donne inéluctable. Nous avons précédemment
évoqué Camus et un mot-clé de sa philosophie, à savoir « la conscience » ; tous les
protagonistes de notre corpus ont une conscience aiguë du dénouement funeste de leur vie.
Comment font-ils donc face à cette douloureuse certitude ? Camus écrit dans Le Mythe de
Sisyphe que « tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle »330. L’éveil de
la conscience entraîne selon lui soit un « retour inconscient dans la chaîne » (de la vie
insouciante) soit un « éveil définitif », qui comprend le suicide331 (une échappatoire) ou le
rétablissement (assomption de sa condition). C’est le fait d’accepter sa condition, celui de
pouvoir accepter ce « défi » qui fait d’un homme un homme « absurde » et « révolté » au
sens camusien du terme. Est donc « absurde » l’homme qui tire sans défaillance les
conclusions qui s’imposent d’une absurdité fondamentale. Comment nos personnages se
comportent-ils devant la constatation somme toute banale mais ô combien tragique que fait
Caligula : « les hommes meurent et ne sont pas heureux » ? Sont-ils capables de sublimer
leur désarroi ? En d’autres termes comment se « révoltent »-ils (si tant bien ils se
révoltent332) ? Sont-ils capables du « bonheur sisyphien »333 qui consiste à rouler
329
La poésie de Michel Houellebecq (dont nous émaillons notre texte), et notamment les recueils
Renaissance et Le Sens du combat, sont exemplaires à ce sujet. Nous pouvons dire que sa poésie consigne les
stigmates de la souffrance humaine et qu’elle témoigne de l’impossibilité de vivre.
330
Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 29.
331
Sur le même plan, Camus place « l’espoir », cette « marque d’une lucidité qui se renonce » (Le Mythe de
Sisyphe, op. cit., pp. 184-185).
332
Rappelons que pour Camus, la révolte est la seule position philosophique cohérente.
333
Sisyphe, figure mythologique qui roule éternellement son rocher vers le sommet d’une montagne, est le
« héros absurde ». Il est aussi un héros tragique, car il est conscient de sa destinée et il l’assume ; ce
sentiment que son destin lui appartient lui apporte la joie : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. ».
121
inlassablement un rocher vers le sommet d’une montagne, sont-ils capables d’assumer
cette « lutte vers les sommets qui suffit à remplir un cœur d’homme » ?
1. Désespérance des personnages houellebecquiens
Les personnages houellebecquiens ne vérifient pas vraiment la démarche qui consiste à
regarder la condition humaine « en face ». Rappelons que pour un Camus, la valeur
suprême sont la lucidité et la ténacité : il y a pour l’auteur de La Peste un héroïsme à vivre
en pleine conscience, à affronter l'absurde en pleine lumière. Or dans les trois romans de
Houellebecq, tous les personnages sont incapables de sublimer leur désarroi existentiel. Ils
ne « luttent » pas vraiment et cultivent plutôt une « non-résistance » au destin.
Le fait que le corps soit faillible et mortel ne quitte pour ainsi dire à aucun instant le
narrateur d’Extension, narrateur qui pourrait à lui seul représenter le type houellebecquien,
miné par l’amertume, le renoncement et l’accablement devant un destin qui le broie :

« Cette notion de vieillissement et de mort est insupportable à l’individu humain ; dans
nos civilisations, souveraine et conditionnée elle se développe, elle emplit
progressivement le champ de la conscience, elle ne laisse rien subsister d’autre. Ainsi,
peu à peu, s’établit la certitude de la limitation du monde. Le désir lui-même disparaît ; il
ne reste que l’amertume, la jalousie et la peur. Aucune civilisation, aucune époque n’ont
été capables de développer chez leurs sujets une telle quantité d’amertume. […] S’il
fallait résumer l’état mental contemporain par un mot, c’est sans aucun doute celui que
je choisirais: l’amertume. »334
A aucun moment, le narrateur ne trouvera la force d’opposer un « non » franc à son destin,
de se « révolter » réellement contre sa condition dans une assomption courageuse. Il sera
même tenté de se suicider, de choisir l’échappatoire.
Lorsqu’il est interné en maison de repos, il remet un texte à la psychologue dans lequel il
prétend en avoir « assez de [lui]-même » et avance que certains êtres éprouvent tout
334
EDL, op. cit., p. 148. A ce propos, accordons une note aux couvertures de la collection « Nouvelle
génération » des éditions J’ai lu. La plupart sont l’œuvre de Marc Daniau et sont très réussies. En ce qui
concerne Extension (cf. bibliographie), il a choisi de représenter un homme affalé sur une chaise, abattu,
désabusé voire résigné ; cette illustration de couverture n’est pas sans rappeler le tableau Au seuil de
l’éternité (1890) de Van Gogh.
122
simplement une effrayante impossibilité à vivre et qu’au fond « ils ne supportent pas de
voir leur propre vie en face, et de la voir en entier, sans zones d’ombre »335. Il dit aussi ne
pas comprendre comment les gens arrivent à vivre étant donné qu’il a l’impression que tout
le monde devrait être malheureux. Pessimiste, il considère que la civilisation est fondée sur
le système « simple » de la domination, de l’argent et de la peur et se demande s’il est
possible « de vivre et de croire qu’il n’y a rien d’autre ». Il lui est difficile d’affronter sa
condition sans « appuis transcendants »336, sans valeur en laquelle il pourrait croire
(comme la solidarité ou l’humanisme par exemple). Il souffre de sa conscience aiguë de la
matière, du néant et de la mort ; il n’a conscience de rien d’autre. De plus, il établit une
séparation absolue entre son existence individuelle et le reste du monde : « C’est la seule
manière dont nous puissions penser le monde aujourd’hui. »337
Lorsqu’il sort de la maison de repos, à la fin du livre, la liberté de se prendre en charge tout
seul lui est insupportable. Cependant, un mois plus tard, il prend le train pour SaintCirgues-en-Montagne. A Langogne, il loue un vélo. Alors qu’il y a « un chemin à
parcourir » et qu’il « faut parcourir »338, avant même d’avoir démarré, il prend
« conscience de l’absurdité » de son projet, mais aussi, et de façon plus vive que jamais, de
l’absurde. Gravir une montagne de quarante kilomètres pour arriver à Saint-Cirgues c’est
se surestimer… Au contraire de Sisyphe, plus il avance vers les sommets de la montagne,
moins le but dernier de ce voyage lui apparaît. Tel le personnage mythologique, il gravit
« ces côtes inutiles, toujours recommencées […] sans même regarder le paysage ». Il
aimerait être mort tellement l’effort est immense, mais il entend aller jusqu’au bout. Il a le
pressentiment que « quelque chose de décisif, presque d’héroïque » se joue à ce momentlà. Au sommet de la montagne, il y a l’absurde et la réponse ou l’absence de réponse.
L’effort est louable, courageux, « quelque chose paraît possible », mais

« […] soudain tout disparaît. Une grande claque mentale me ramène au plus profond de
moi-même […] Je m’allonge dans une prairie, au soleil. Et maintenant j’ai mal, allongé
dans cette prairie, si douce, au milieu de ce paysage si amical, si rassurant. Tout ce qui
335
Ibid., pp. 146 sq.
336
« Vivre sans point d’appui, entouré par le vide, / La nuit descend sur moi comme une couverture, / Mon
désir se dissout dans ce contact obscur ; / Je traverse la nuit, attentif et lucide. » (Rester vivant suivi de La
Poursuite du bonheur, op. cit., p. 74).
337
EDL, op. cit., p. 147.
338
Ibid., pp. 152 sq.
123
aurait pu être source de participation, de plaisir, d’innocente harmonie sensorielle, est
devenu source de souffrance et de malheur ».
Le bonheur est impossible. Le paysage est de plus en plus doux, amical et joyeux ; le
narrateur en a mal à la peau. Il est au centre de l’abîme et ressent sa peau comme une
frontière, le monde extérieur comme un écrasement : « L’impression de séparation est
totale ; je suis désormais prisonnier en moi-même. » Elle n’aura pas lieu, la fusion
sublime ; « le but de la vie est manqué. »339 Il aura essayé ; il n’aura pas été capable de
faire le choix sisyphien de la constance dans le malheur et surtout de s’y tenir. Le rocher de
Sisyphe est lourd…
Nous pouvons dire de Houellebecq que son œuvre tout entière respire le désenchantement
radical et le refus existentiel (ses personnages ne sont pas des « révoltés »)340. C’est surtout
dans des écrits « périgraphiques » (nous pensons notamment à ses essais) que nous
trouvons l’essence de ce qui constitue le fond de ses romans, à savoir des idées plutôt
sombres et désabusées. « N’ayez pas peur du bonheur ; il n’existe pas »341 est-il écrit dans
Rester vivant ; « Tout peut arriver dans la vie et surtout rien »342, dans Plateforme. Pour
l’un des protagonistes des Particules élémentaires, la justification de la nature et du monde
se trouve dans « une destruction totale, un holocauste universel Ŕ et la mission de l’homme
sur la Terre [est] probablement d’accomplir cet holocauste »343… Mais c’est sans doute
dans son essai sur Lovecraft (auteur fantastique qu’il découvre à l’âge de seize ans) qu’il
nous livre les prémices de son univers désillusionné et terne. Dans H. P. Lovecraft, Contre
le monde, contre la vie, il considère que « la vie est douloureuse et décevante »344.
Convaincu qu’on peut très bien vivre sans rien attendre de la vie345, Michel Houellebecq
nous dépeint dans tous ses livres l’homme incapable de sublimer son désarroi existentiel en
tendant vers un idéal (que celui-ci soit religieux, social, politique, moral). Pour l’homme
houellebecquien, le bonheur est une superstition ! Toujours dans son essai sur l’écrivain
339
340
Ibid., p. 156.
Alain Wagner parle de « pessimisme métaphysique » (in « Michel Houellebecq : la plateforme du
scandale »).
341
Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 28.
342
PF, op. cit., p. 216.
343
PE, op. cit., p. 48.
344
H. P. Lovecraft, op. cit., p. 13.
345
Interview accordée à Jean-François Duval (www.construire.ch/sommaire/0045/45entret.htm).
124
américain, il compare l’univers lovecraftien avec celui dans lequel vit selon lui l’homme
du XXe siècle :

« Humains du XXe siècle finissant, ce cosmos désespéré est absolument le nôtre. Cet
univers abject, où la peur s’étage en cercles concentriques jusqu’à l’innommable
révélation, cet univers où notre seul destin imaginable est d’être broyés et dévorés
[…]. »346
Les personnages de Houellebecq ont les pieds au bord du vide. Tous évoluent dans un
présent sans issue, où l’homme est coupé de toute référence à l’absolu et avili par une
civilisation sans âme. Que ce soient les personnages des Particules ou de Plateforme, tous
subissent leur destin (et s’ils tentent de s’y opposer, ils ne tentent jamais de s’en sortir « par
le haut »). La remarque suivante, que Houellebecq fait au sujet des personnages
lovecraftiens pourrait bien s’appliquer aux siens (ainsi qu’à ceux de Chimo comme nous le
verrons par la suite) :

« Assaillis par des perceptions abominables, les personnages de Lovecraft se
comporteront en observateurs muets, immobiles, totalement impuissants, paralysés. Ils
aimeraient s’enfuir, ou sombrer dans la torpeur d’un évanouissement miséricordieux.
Rien à faire. Ils resteront cloués sur place, cependant qu’autour d’eux le cauchemar
s’organise. Que les perceptions visuelles, auditives, olfactives, tactiles se multiplient et se
déploient en un crescendo hideux. »347
Leur lot est d’essayer de se dépêtrer de la fange du non-sens... mais l’entreprise est
douloureuse.
De Chimo (Lila dit ça, J’ai peur), à Louise (Les Chiennes savantes), à Pauline (Les jolies
choses), en passant par Nadine et Manu (Baise-moi) et Irène (La Démangeaison), nous
verrons à présent que tous nos personnages, à l’image des personnages houellebecquiens,
sont au bord du gouffre, de l’abîme. Leur façon d’appréhender leur destin, leur existence
malheureuse et douloureuse (leur attitude face à la conscience de l’absurde) est loin d'être
comparable aux héros « absurdes » et « révoltés » d'un Camus ; leur posture n'est pas celle
du « défi » camusien, à savoir une posture emprunte de dignité et d’humanisme. Ils
éprouvent tous le « malaise de l’inhumanité de l’homme », « cette incalculable chute
346
H. P. Lovecraft, op. cit., p. 21.
347
Ibid., p. 76. Nous soulignons.
125
devant l’image de ce que nous sommes, cette "nausée" »348 dont parle Camus, mais nous
verrons que leur choix de révolte (si jamais elle a lieu) n’est pas le bon349.
2. La sexualité comme « divertissement »
Nombre de nos personnages ne parviennent pas à regarder en face leur condition sans
fléchir, à « oublier ». Or l’activité sexuelle (voire la frénésie sexuelle) contenue dans notre
corpus – qu’elle soit présente sous la forme de la sexualité en couple, en groupe ou sous
celle de l’onanisme – est souvent utilisée en tant que moyen pour se soustraire au désespoir
absolu. Elle constitue un véritable « divertissement » au sens pascalien du terme. A
l’époque des idéologies en faillite, des églises désertées, de la politique discréditée, la
dépense voire l’épuisement libidinal constituent une sorte de « compensation
métaphysique »350. Michel dans Plateforme s’exprime à ce sujet :

« Le dieu qui a fait notre malheur, qui nous a créés passagers, vains et cruels a
également prévu cette forme de compensation faible. S’il n’y avait pas, de temps à autre,
un peu de sexe, en quoi consisterait la vie ? Un combat inutile contre les articulations qui
s’ankylosent, les caries qui se forment. Tout cela, de surcroît, inintéressant au possible Ŕ
le collagène dont les fibres durcissent, le creusement des cavités microbiennes dans les
gencives. Valérie écarta les cuisses au-dessus de ma bouche. »351
La dépense corporelle est donc la seule compensation à la portée des personnages
houellebecquiens (surtout des Particules et de Plateforme), une sorte de « divertissement »
qui permet d’abdiquer de la pensée au profit de la sensation physique et sexuelle. Il s’agit
ainsi en quelque sorte d’accorder un sursis à la pensée et à la conscience, d’oublier son
348
Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 31.
349
Nous pouvons inclure le livre de Catherine Millet, même s’il n’est pas marqué explicitement par le
désespoir. Le livre, à la fois transparent et mystérieux – comme le suggère justement Josyane Savigneau dans
Le Monde du 7 avril 2001 (« Catherine Millet se raconte comme personne ») – parle d’une conscience du
néant (de la part de la narratrice) qui est latente.
350
WAGNER, Alain, « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (article non publié). Alain Wagner
va jusqu’à écrire que « Houellebecq n’imagine pas Sisyphe heureux : il l’imagine en train de faire l’amour ».
351
PF, op. cit., pp. 220-221.
126
existence absurde…352 D’ailleurs chez Houellebecq il est intéressant de constater, ne
serait-ce que d’un point de vue structurel, que des considérations métaphysiques (sur le
sens des actions humaines, sur la condition humaine en général) sont souvent encadrées
d’ « intermèdes » sexuels. Ne citons que quelques exemples parmi lesquels celui où le
narrateur de Plateforme observe les « mamelons », les « fesses » ainsi que les poils pubiens
de deux jeunes femmes qui sortent de l’eau, avant de se pencher avec une déconsidération
âpre sur la somme de ce qu’aura été sa vie après quarante ans d’existence : « Des gens
comme moi, on aurait pu s’en passer. »353 Dans un autre passage, Michel explique à
Valérie tout le mépris qu’il a pour lui-même, se trouvant usé et résigné à une vie terne ;
l’instant d’après il obtient une fellation « réparatrice » qui lui procure un plaisir inouï (par
ailleurs, la description très crue de la scène sexuelle tranche avec les propos désabusés et
tristes qui l’ont précédée, ajoutant ainsi un côté pathétique à la séquence) 354. Les
innombrables coïts entre Michel et Valérie (qu’ils soient accompagnés ou pas) sont
susceptibles de les soustraire, le temps de la jouissance, aux contingences d’un monde et
d’une existence qu’ils n’aiment pas (mais qu’ils contribuent tout de même à pervertir, dans
une sorte d’avilissement vertigineux). Avant de rencontrer Valérie, Michel confie avec
trivialité avoir eu coutume de se rendre régulièrement dans un peep-show, afin de se
« laver la tête » et d’oublier les postures monotones et feintes que lui impose une vie qui
somme toute l’indiffère. Dans Les Particules, l’obsédé sexuel désabusé qu’est
Bruno recherche une certaine « évanescence de soi » dans les boîtes à partouzes qu’il
fréquente avec Christiane (les séquences au Lieu du Changement sont très révélatrices à
cet égard).
Chimo quant à lui, à la fin de J’ai peur, semble s’être fait à l’idée que dans la société dans
laquelle il vit, les individus ont le « cœur en béton » et qu’il ne leur reste que leur corps
comme seule certitude. Il semble ne plus se faire d’illusion quant à l’existence du
352
Encore faut-il ajouter que cette échappatoire est subordonnée aux limites physiques et à
l’amoindrissement du corps. De plus, elle n’est pas donnée à tout le monde : le narrateur d’Extension ou
Tisserand n’y ont pas accès.
353
PF, op. cit., p. 93.
354
Ibid., p. 146. Chez Houellebecq (notamment dans Plateforme), l’insistance sur le sexuel est pour ses
personnages désespérés et désespérés de leur désespoir, un refuge existentiel face à la perte des modèles
amoureux. Les séquences crues mais souvent touchantes par leur insensibilité apparente manifestent la
nostalgie d’un amour procurant une plénitude.
127
sentiment d’amour. Lorsque ses doutes existentiels sont à leur apogée355, sa femme (il
s’agit d’un mariage organisé, « blanc ») lui propose une relation sexuelle pour qu’il « aille
mieux ». Amira semble comprendre la détresse de Chimo ; elle pleure et de façon
intempestive, lui propose de le « soulager » en couchant avec lui. Il passe un moment
jubilatoire avec elle. Voici ce qu’il écrit dans une description toute anatomiste de la jeune
femme :

« […] on croit qu’on va faire un trou à la nuit et apercevoir l’autre monde. Je me suis
endormi collé contre elle avec ma main refermée sur sa chatte et je me disais, je me
rappelle, avant que le sommeil m’efface, je me disais qu’une chatte vraiment c’est le
contraire du béton, du sec du froid du plastique, le vrai contraire de la mort, c’est mou
flexible chaud ça bouge en secret sous les doigts, comme de la terre vivante bien repliée
avec une source au milieu, un peu gonflée comme un animal sous la mousse humide, une
bête au cœur battant qui se cacherait des chasseurs […] je me disais ça et rien que d’y
penser je me régale encore, un relief doux pour que les doigts doucement s’y promènent
en s’enfonçant à des moments dans des fossés d’herbe mouillée […]. »356
La recherche du plaisir physique, qui nargue la mort, est le signe d’un être désireux
d’oublier, d’exorciser voire de nier l’angoisse de la finitude357.
En ce qui concerne Catherine M., émettons une réserve quant à la notion de
« divertissement » ; en effet, sa vie sexuelle riche et plurielle dépasse cette notion pour
atteindre au « mode de vie ». Ne cherche-t-elle pas dans ses innombrables orgies à
suspendre le temps (et peut-être à combler le vide de ne pas se sentir exister) dans une série
d’instantanés (une série de « petites morts »358) lors desquels elle dépasse pour ainsi dire la
355
A bout, le jeune homme ne supporte plus le monde et les hommes qui l’entourent : « elle est bien malade
et frappée l’espèce » ; « ce monde n’est pas fait […] pour les oreilles ouvertes aux jolis vents de la promesse,
il est pas fait pour les innocents les naïfs […] » (J’ai peur, op. cit., pp. 153 et 62).
356
J’ai peur, op. cit., p. 215. Cela dit, il transparaît dans les mots de Chimo toujours une part de sensibilité
et… d’innocence.
357
Chez Houellebecq, notamment dans Plateforme, les êtres semblent davantage occupés à se « soulager »
qu’à s'aimer ; l'affect semble supplanté par une dépense physique « compensatrice ».
358
Jean-Luc Douin consacre un article à l’ouvrage du mari de Catherine Millet, Jacques Henric (Légendes de
Catherine M., Denoël, 2001) et souligne que l’image du nu exhibé, selon Henric, donne à voir un corps
« plus chaud que le néant », et que, tant que la mort n’a pas exercé sa violence, « il n’y a pas de raison pour
s’arrêter » (« Du trivial au divin, Jacques Henric écrit son album de famille », Le Monde, 7 avril 2001).
128
mort par l’expérience d’une « renaissance perpétuelle » ?359 De par la nature « infinie » de
sa démarche lucide, elle renvoie bien entendu à un certain don juanisme féminin dans la
mesure où elle incarne un « mythe du recommencement ». Nous pouvons dire pour elle
(avec Jacques Henric360) – comme pour Don Juan – qu’il n’y a pas de « raison pour
s’arrêter » aussi longtemps que le corps est « plus chaud que le néant ». Rappelons que
Camus voit précisément en Don Juan un « homme absurde » (en précisant que ses
exemples ne sont pas des modèles) : « Tout être sain tend à se multiplier. »361 Dans la
démarche de Catherine M. nous décelons toujours une sorte d’ « intellectualisation » de
l’acte en train de s’accomplir ; trop consciente de la raison (métaphysique) de son attitude,
elle tente souvent de résister à l’abandon total : « Je ne me laisse pas aller facilement et,
dans les moments censés être d’abandon, je suis encore, souvent, aux aguets. »362
Cette dernière remarque vaut aussi pour le personnage de Lorette Nobécourt : Irène ne peut
se défaire d’une conscience aiguë de la mort, même dans l’état extatique que procure la
jouissance physique : « Je me masturbais dans le but de m’apaiser. Vainement. J’occupais
mes mains, j’étais obsédée par l’occupation de mes mains. (…) mon squelette en rut. »363
Lors de sa première expérience sexuelle avec Rodolphe, son petit ami, elle semble se livrer
à une lutte où les opposants sont la « conscience » et l’ « inconscience » :

« […] je me déployais, égratignant brusquement les murs, laissant s’escalader en moi la
multiplication de ces deux plaisirs, l’un de lui, l’autre de moi, partagée entre cette envie
fulgurante de m’écorcher et la panique de mes mains agitées par le plaisir, comme les
papillons affolés sous l’abat-jour de la lampe en pleine nuit. J’abandonnai ma grosse
femelle, mon insatiable, je me donnai à la morsure électrique de mon ventre. Il sortit sans
un mot. »364
Pour ce qui est des personnages de Virginie Despentes, le maximum de sensations
physiques coïncide avec le maximum de destruction (Thanatos veille…). Pour ses
personnages, posséder ce qu’ils tuent, s’accoupler avec la souffrance constitue un avant-
359
Mais ce n’est là qu’une lecture du livre de Millet. Plus loin nous verrons qu’une autre lecture est possible
à la lumière des notions d’ « individu », d’ « homme » et de « dépersonnalisation ».
360
Voir Légendes de Catherine M., op. cit., pp. 203-204.
361
Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 100.
362
LVSCM, op. cit., p. 191.
363
La Démangeaison, op. cit., p. 79.
364
Ibid., p. 91.
129
goût de la mort ; de ce point de vue la frénésie sexuelle de ses « héroïnes » est avilissante,
dégradante et abyssale. Manu et Nadine dans Baise-moi cherchent à survivre, à jouir même
si c’est possible (bestialement) et sont indifférentes à la souffrance des autres. En fait, tout
se passe comme si les personnages (masculins ou féminins) de l’auteur éprouvaient le
besoin d’être toujours « ailleurs », d’être transportés et enveloppés dans une atmosphère
syncopée ; tout se passe comme s’ils recherchaient une sorte de « déréalisation »
stimulante, euphorique ou enivrante. Paradoxalement, ils cherchent à se sentir vivre dans
cet état de « déréalisation ». Sans relâche, elles semblent désirer planer, éprouver des
sensations immédiates, être transportées dans une sorte de trip sensoriel et pulsionnel365.
Cet état de transe permanente est particulièrement décelable dans Baise-moi (avec l’état
d’urgence dans lequel se trouvent nos picaros féminins, qui sous l’empire de l’alcool et de
la drogue, se livrent à un carnage ignoble) et dans Les jolies choses. En ce qui concerne ce
dernier roman, Pauline plonge dans le monde de la nuit et connaît ses premières
« expériences parisiennes ». Elle sera rapidement engluée dans l’univers de la drogue, de la
débauche et happée par les ambiances obscures de night-clubs hantés. Cet état pulsionnel
vaut littéralement comme échappatoire, comme arrachement à une existence malheureuse.
Que cette échappatoire relève de la violence envers autrui ou de la frénésie sexuelle – ou
des deux à la fois –, elle participe souvent d’une expression exacerbée d’un mal-être, d’une
volonté de dissociation et de coupure avec la vie. En fait, l’acte sexuel ou la furie érotique
– et, si elle a lieu, de la jouissance (qu’elle soit « partagée » ou solitaire) – peuvent en effet
prodiguer un certain « hors-temps » et constituer un puissant vecteur d’arrachement à la
temporalité consciente (« L’écœurement m’est monté, cette envie d’être ailleurs,
d’échapper à l’histoire »366 ; « La poitrine barrée d’un poids absurde, elle voudrait être
ailleurs. Débarrassée d’elle-même. »367). C’est ce que vient illustrer le tout début du roman
Baise-moi (d’une grande férocité), où il est dit de Manu qu’elle « s’est habituée à avoir la
vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule ». Selon le narrateur (ou la
narratrice), il n’y aurait strictement rien de grandiose en Manu, « à part cette inétanchable
soif. De foutre, de bière ou de whisky, n’importe quoi pourvu qu’on la soulage »368.
365
Les romans de Despentes sont d’ailleurs pour la plupart écrits au présent et relatent, rappelons-le, des
histoires dont l’urgence de désirs malsains et haineux constituent le ressort essentiel.
366
Les Chiennes savantes, op. cit., p. 73.
367
Les jolies choses, op. cit., p. 9.
368
Baise-moi, op. cit., p. 14.
130
Gaëtan Brulotte précise dans Œuvres de chair qu'une sorte d'impersonnalité s'instaure, ne
fût-ce que pour un instant éphémère dans la jouissance : dans la fureur érotique il n’y
aurait plus de quant-à-soi369. Cette évanescence de l'identité et de l'altérité n'est d'ailleurs
pas spécifique à la jouissance, puisqu'elle apparaît dans tous les états extrêmes de la vie et
dans les états extatiques comme l'ivresse ou la drogue. L'individu atteint ainsi une sorte de
« perte de soi », un « effacement », s’arrachant ainsi de l'enclos de la conscience, de la
raison et du moi.
3. Suicide et dépréciation de soi
Et vous sentez peser votre chair solitaire
Et vous ne croyez plus à la vie sur la Terre
Michel Houellebecq, Le Sens du combat, Flammarion, 1996, p. 9.
Une autre attitude dont font preuve nombre de personnages de notre corpus confrontés à
leur funeste finitude est celle du suicide (qui ne constitue pas une solution pour Camus).
Le suicide est en effet fréquent chez Houellebecq, mais aussi chez les autres auteurs. Le
« héros » d'Extension, malheureux et désabusé au début du roman (« la sensation de
l’universelle vacuité, le pressentiment que votre existence se rapproche d’un désastre
douloureux et définitif se conjuguent pour vous plonger dans un état de réelle souffrance
[…] cependant, vous n’avez pas envie de mourir »370), finit par céder à la résignation et
pense maintes fois au suicide371, sans toutefois franchir le pas. Avant d'être interné, il fait
un cauchemar atroce, au terme duquel il se voit mettre fin à ses jours en mutilant à l'arme
blanche son corps, entité dont rien ne vient justifier la présence au monde et parmi les
autres êtres humains :

« Je me réveille. Il fait froid. Je replonge. […] je suis en érection. Il y a des ciseaux sur la
table près de mon lit. L’idée s’impose : trancher mon sexe. Je m’imagine la paire de
369
On y anéantirait son propre quant-à-soi ainsi que celui de son prochain. Nous allons y revenir plus loin.
370
EDL, op. cit., p. 13.
371
Voir par exemple : EDL, op. cit., pp. 124 et 131.
131
ciseaux à la main, la brève résistance des chairs, et soudain, le moignon sanguinolent,
l’évanouissement probable. […] je me réveille à nouveau […] cette fois mon projet est de
prendre une paire de ciseaux, de les planter dans mes yeux et d’arracher. »372
Ce sentiment est aussi celui de son collègue de travail Tisserand. D'ailleurs, le lecteur ne
sait pas vraiment si sa mort, survenue dans un accident de la route, est due à des
circonstances involontaires ou s'il s'est donné la mort.
Dans Les Particules, pas moins de trois personnages de premier plan feront le choix du
suicide : Michel, sans attache humaine véritable, mettra fin à ses jours après avoir jeté les
bases d'une nouvelle ère fondée sur la manipulation génétique ; Annabelle ne supportera
pas de vivre dans un corps amoindri par un cancer et se suicidera par une prise excessive
de médicaments :

« Elle ne ressentait rien, sinon une tristesse d’ordre extrêmement général, presque
métaphysique. La vie était organisée ainsi, pensait-elle ; une bifurcation s’était produite
dans son corps, une bifurcation imprévisible et injustifiée ; et maintenant son corps ne
pouvait plus être une source de bonheur et de joie. Il allait au contraire, progressivement
mais en fait assez vite, devenir pour elle-même comme pour les autres une source de
malheur. Par conséquent, il fallait détruire son corps. »373
Quant à Christiane, la compagne de Bruno, elle ne supporte pas de finir ses jours dans un
fauteuil roulant et se jette du haut d'un escalier afin de détruire son corps devenu inutile.
Bruno quant à lui sera interné dans un asile et disparaîtra pour ainsi dire socialement. Les
deux destins, ceux de Bruno (celui qui aurait aimé adhérer au monde) et de Michel (celui
qui s’est toujours situé en dehors du monde), ont mené au même désespoir inéluctable.
Chimo est également tenté par les ténèbres. Dans son apprentissage du dégoût et de
l’inhumanité de l’homme, il ressent à maintes reprises comme un vortex qui l’aspire : « Je
sens que je tourne en rond comme de l’eau sale dans un lavabo, avec le trou de l’oubli qui
m’aspire, je peux m’agripper à rien je tombe je tombe. »374 Il finira par douter des autres et
de lui-même, mais jamais il ne ressentira du mépris pour l’humain, tout au plus est-il
fataliste : « Y a pas plus insulté que ma glace. Ce monde n’est pas fait […] pour les
oreilles ouvertes aux jolis vents de la promesse, il n’est pas fait pour les innocents les naïfs
372
Ibid., pp. 141-143. Cf. aussi : « Mon corps tendu jusqu’au délire / Attend comme un embrasement / Un
devenir, un claquement ; / La nuit je m’exerce à mourir » (La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 85).
373
PE, op. cit., p. 348.
374
Lila dit ça, op. cit., p. 84.
132
[…]. »375 Il dit à plusieurs reprises vouloir être mort ; il se demande d’ailleurs, dans Lila,
au terme d’une réflexion sur le monde et l’existence, s’il ne devrait peut-être pas
« commencer par mourir »376. Âgé à peine de dix-neuf ans et sans perspectives d'avenir, il
a, pour ainsi dire, « la vie derrière soi ». Revenu de tout, il a perdu son innocence et ne se
fait plus guère d'illusions quant au genre humain. Il pose notamment de nombreuses
questions au « Proviseur », un ancien professeur d’histoire qu'il rencontre au Balto, un
café. Aigri par la vie et pessimiste, le Proviseur « a sa vie bloquée au fond de la gorge par
moments elle remonte avec des hoquets, ça sent le rance et le chagrin »377. Pour illustrer la
vacuité (et la vanité) de toute vie humaine, le vieil homme développe devant le Chimo sa
théorie des « hommes-poux »378 et possède une vision pour le moins apocalyptique du
monde. Conscient que l’espèce humaine ne peut compter que sur elle-même pour se
détruire379, déçu et n’ayant plus aucun goût de vivre, il confie à Amira qu’il se sent
« glisser » : « Celui que j’étais plus jeune est totalement déçu par ce que je suis. […] Et je
sais pas à quoi ça tient, à moi ou au reste du monde. […] ma vie d’innocence elle est déjà
finie. »380 Pris d’une « nausée métaphysique », il aimerait, comme un drap, tirer sur lui la
quiétude et le silence, dormir et dériver vers l’inconscience, dans un effacement
agréablement ressenti :

« […] je sens la peur qui monte comme de l’eau sale je sais pas pourquoi exactement, ça
commence par un creux pâle dans l’estomac le matin surtout et la langue chaude, je suis
debout devant le lavabo j’ose pas me voir, même plus la force de m’insulter, j’ai du mal à
bouger mon corps même à me mettre sous la douche, je regarde dans la glace le lit
ouvert j’ai envie de me recoucher, de me couvrir la tête avec le drap, des fois je le
fais. »381
375
J’ai peur, op. cit., p. 62.
376
Lila dit ça, op. cit., p. 102.
377
Ibid., p. 178.
378
Réminiscence peut-être de Cyrano de Bergerac…
379
J’ai peur, op. cit., p. 190 : « Allez, allez, désintégrez-vous messieurs et mesdames. Et merci merci dirait la
planète, comme une bête à qui on enlève ses poux. », clame le « Proviseur ».
380
Ibid., p. 202.
381
Ibid., p. 194. Il aurait pu faire sienne cette réplique de Faust : « La plus grande horreur de l’âme / Est de
voir clair en la pensée profonde, / De voir la Suprême Terreur ! Vouloir / Mourir pour ne plus penser, pour
ne plus / Douter Ŕ oh la plus grande des horreurs ! / Pour ne plus voir, pour ne plus voir, pour ne plus voir. »
(Pessoa, Fernando, Faust, op. cit., p. 220).
133
Toutefois, Chimo ne cède pas à la résignation et au suicide, même si ses pensées sont
noires et désabusées.
Cela dit, le suicide n’est pas le motif principal chez nos auteurs pour dire le désarroi et le
nihilisme de l’homme contemporain. Nos auteurs ont surtout recours à d’autres formes
d’ « effacement » de soi… S’il est vrai, comme le suggère Camus, qu’il n’est de destin qui
ne se surmonte par le mépris (« il s’agit de mourir irréconcilié et non pas de plein
gré »382), la « révolte métaphysique »383 se doit toutefois de ne pas nier la vie et l’humain.
Or notre corpus insiste justement sur cette négation. Les représentations humiliantes, peu
flatteuses du corps sont innombrables et relèvent de ce que nous pourrions qualifier une
« esthétique de la détestation » : l’homme est rabaissé de multiples manières, dans une
rhétorique d’agression, d’avilissement et d’humiliation384 portée sur soi (et nous le verrons,
sur autrui). Cette rhétorique participe d'une « révolte nihiliste » : la souffrance ou
l’humiliation infligées à soi et aux autres n’est autre qu’une fuite en avant, une sorte de
précipitation de soi dans l'abîme et de propension à l’anéantissement.
Le narrateur d’Extension, qui avoue dès le début ressentir une « certaine lassitude à
l’égard […] des choses de ce monde »385, n’est guère habité par une quelconque estime de
soi. Peu sûr de lui, indifférent aux autres, c’est un homme replié sur lui-même et à qui il ne
reste plus que l’amertume, le dégoût et l’attente de la mort. C’est pourquoi, dans une
logique de l’ « après-moi-le-déluge », il incite Tisserand au meurtre d’un jeune couple qui
un soir vont s’aimer sur une plage :

« Lance-toi dès ce soir dans la carrière du meurtre ; crois-moi, mon ami, c’est la seule
chance qu’il te reste. Lorsque tu sentiras ces femmes trembler au bout de ton couteau, et
supplier pour leur jeunesse, là tu seras le maître ; là tu les posséderas, corps et âme. »386
382
Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 80.
383
« La révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la
création tout entière. Elle est métaphysique parce qu’elle conteste les fins de l’homme et de la création. » ;
« le révolté [proteste] contre la condition qui lui est faite en tant qu’homme » (L’Homme révolté, op. cit., p.
41).
384
Et d’ailleurs le vocabulaire gras qu’utilisent nos auteurs n’est-il pas lui aussi dévalorisation de l’homme ?
La crudité du langage ne vient-elle pas désacraliser l’individu, l’humain, dans la mesure où elle touche à
l’intégrité subjective ?
385
EDL, op. cit., p. 8.
386
Ibid., p. 118. Ce n’est pas uniquement la frustration sexuelle qui l’incite à mener Tisserand au meurtre : il
le fait par dépit amoureux et surtout par amertume devant son incapacité à communiquer avec autrui.
134
Pendant que Tisserand se rend derrière la dune où se trouvent les jeunes gens, le narrateur
a « terriblement envie de rouler droit vers l’océan »387.
Quant à Bruno des Particules, il procède à de régulières séances d’autodépréciation devant
son miroir et ce, depuis son plus jeune âge ; de plus, il s’avilie dans un recours
innombrable et pathétique à la masturbation, s’enfermant ainsi dans une rude
déconsidération et dans un cercle vicieux conjugué au mépris de soi388. Dans Plateforme,
le narrateur est tout aussi amer devant sa propre existence : lui aussi n’est pas heureux et il
avoue que « c’est avec facilité qu’on renonce à la vie, qu’on met soi-même sa vie de
côté »389. Il se méprise, se considère comme un parasite et n’est pas le plus convaincu des
altruistes. Plutôt misanthrope, il estime d’ailleurs que « c’est dans le rapport à autrui
qu’on prend conscience de soi ; c’est bien ce qui rend le rapport à autrui
insupportable »390. Horreur métaphysique de l’Autre, qui le renvoie à son propre mystère,
à son propre néant…
En vacances en Thaïlande, il observe avec un intérêt libidineux l’anatomie d’une femme au
sortir de l’eau : « Pendant ce temps des gens travaillaient, produisaient des denrées utiles ;
ou inutiles […]. Qu’avais-je produit, moi-même, pendant mes quarante années
d’existence ? A vrai dire, pas grand-chose. [...] Des gens comme moi, on aurait pu s’en
passer. »391 Il s’avérera être comme sa compagne Valérie, un prédateur qui ne trouve
aucun scrupule à exploiter l’évolution des mœurs en matière de sexualité pour se faire « un
maximum de fric » dans le commerce des corps. Ils créent des clubs s’appuyant sur le
tourisme sexuel et cautionnent ainsi l’avilissement d’une société en manque de repères
moraux et peu soucieuse de préserver une quelconque éthique :

« Européen aisé, je pouvais acquérir à moindre prix, dans d’autres pays, de la
nourriture, des services et des femmes ; Européen décadent, conscient de ma mort
prochaine, et ayant pleinement accédé à l’égoïsme, je ne voyais aucune raison de m’en
priver. »392
387
388
Ibid., p. 120.
PE, op. cit., pp. 168 et 189 (entre autres). De plus, cette pratique, sous sa forme frénétique, est
l’expression exacerbée et pathétique du repli sur soi.
389
PF, op. cit., p. 106.
390
Ibid., p. 94.
391
Ibid., p. 93.
392
Ibid., pp. 307-308.
135
A la fin de l’histoire, après que Valérie eut été tuée dans un attentat islamiste, le narrateur
n’a plus aucune envie de comprendre le monde ni d’entretenir d’autres relations humaines.
En plus de considérer que l’écriture ne sauve pas (il n’a aucun message d’espérance à
délivrer), il attend la fin et aboutit lucidement au constat qu’il aura été jusqu’au bout un
enfant de l’Europe, « du souci et de la honte ». Il éprouve pour l’Occident un immense
mépris, à défaut de ressentir de la haine : « Je sais seulement que, tous autant que nous
sommes, nous puons l’égoïsme, le masochisme et la mort. »393 Et le narrateur de
conclure avec mépris sur l’inutilité de la vie, à commencer par la sienne : « On m’oubliera.
On m’oubliera vite. »394
4. Abîmer l’humain
Alors que chez Houellebecq cette propension des personnages au mépris, à l’avilissement
et à la dépréciation est essentiellement portée sur leur propre personne, il n’en est pas de
même chez une Virginie Despentes par exemple. En effet, la « rhétorique de la
détestation » que nous avons évoquée précédemment, ainsi que l’anéantissement et le
suicide touchent au paroxysme chez la Nancéenne. En fait, le suicide est pour pratiquement
tous les personnages despentiens la dernière étape d'un processus d’(auto)destruction et
d'(auto)avilissement consenti et recherché, mené à travers une vie de débauche et d'actes
les plus atroces, et ce, afin de trouver « le blanc derrière les yeux »395. D’autant plus que
chez Despentes l' « acte de tuer et celui de baiser obéissent au même élan »396, ainsi que le
relève sans détours Christian Authier dans son très récent livre Le Nouvel Ordre sexuel
(nous pouvons dès lors parler de « sexualité nihiliste » ou de « sexualité des ténèbres »). A
l’image de cette réplique de Baise-moi, l’univers dépentiens exhale un total mépris de soi
et des autres, de toute existence humaine :
393
Ibid., p. 369.
394
Ibid., p. 370.
395
Les Chiennes savantes, op. cit., p. 237.
396
AUTHIER, Christian, Le Nouvel Ordre sexuel, Paris, Bartillat, février 2002, p. 17.
136

« [Le corps] c'est comme une voiture que tu gares dans la cité, tu laisses pas des trucs de
valeur à l'intérieur parce que tu peux pas empêcher qu'elle soit forcée. Ma chatte, je peux
pas empêcher les connards d'y rentrer et j'y ai rien laissé de précieux… »397
Chez un armurier, les deux héroïnes du roman contemplent les corps qu’elles viennent de
cribler de balles en constatant, laconiquement, que « c’est tous pareils » : « Surtout à ce
stade. On est bien peu de chose quoi … ». Chez un architecte, elles font preuve d’une
indifférence terrifiante par rapport à la vie : « Le corps se secoue puis s’apaise
complètement. Il se répand comme un sac à ordures malencontreusement déchiré qui
laisserait échapper des ordures rouges et brillantes. » 398
Le début de ce roman commence d’ailleurs de façon fulgurante. D'emblée le ton est
donné : une femme blonde adepte du sado-masochisme, se fait « branler » par un homme à
l'aide d'un martinet avant qu'elle ne daigne lui uriner dessus… Il s'agit d'un genre de film
que l'une des deux héroïnes apprécie de visionner, un film pornographique extrême. En
l'espace d'une dizaine de pages seulement, Manu, une actrice de porno occasionnelle, tue
trois personnes et subit, avec son amie Karla, un viol collectif. Quant à Nadine, prostituée à
ses heures, elle étrangle sa colocataire et voit son petit ami (un petit truand meurtrier) se
faire exécuter. La suite de l'histoire ne différera en aucune manière : viols et meurtres viols
gratuits, braquages, « consommation » d'hommes selon l'envie du moment…
Véritable « balade exterminatrice et glauque »399, le roman est maculé de beuveries, de
sécrétions corporelles, de séances d'épilation du sexe, de vomi (Manu d’ailleurs, dans un
total irrespect de soi, ne déteste pas « se vautrer dans le vomi »400)… Dans Baise-moi401, le
corps n'est qu' « un réceptacle », souvent martyrisé, dont il faut satisfaire l' « inétanchable
soif » et que l'on doit remplir « de foutre, de bière ou de whisky » : « Elle [Manu] s’est
habituée à avoir la vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule. Il n’y a
strictement rien de grandiose en elle. »402
397
Baise-moi, op. cit., p. 57.
398
Ibid., pp. 144 et 226.
399
Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 16.
400
Baise-moi, op. cit., p. 14.
401
Le titre aurait bien pu être « Dégrade-moi » …
402
Baise-moi, op. cit., p. 14. La violence du texte n'est que renforcée par la nonchalance avec laquelle les
héroïnes traversent leurs pérégrinations sanglantes (état d'âme exprimé par une écriture sèche voire
simpliste). Selon J.-P. Damour, Virginie Despentes rechercherait une sorte « d’état premier du langage »
(Dictionnaire des écrivains de langue française, Larousse, 2001, pp. 506-507).
137
Despentes offre en fait une vision du sexe où dominent des rapports de domination et de
soumission (à l’image de ceux existant dans la civilisation contemporaine entre des
individus) ; Manu et Nadine mènent une existence où le malheur est littéralement conçu
comme un « art de vivre »… et de mourir :

« En regardant l'allée, elle se demande ce qu'elle préfère y pratiquer, la levrette ou le
carnage. Pendant que le type la besognait, elle a pensé à la scène de l'après-midi,
comment Nadine a explosé la femme contre le mur, comment elle s'est fait détruire par le
gun. Bestial, vraiment. Bon comme de la baise. À moins que ça soit la baise qu'elle aime
comme le massacre. Elle remet ses collants et sort de l'allée. »403
Les deux héroïnes recherchent, à travers leur carnage et grâce à leur « volonté de puissance
organique » qui constitue une véritable « odyssée meurtrière et sexuelle »404 (et qui lui
procure un réel vertige mortifère), à crier leur haine du monde et de la vie : « Ça te dirait
pas, qu’on s’écrase dans un mur ? » ; « J’ai un peu réfléchi, entre sauter dans le vide et
brûler vive […]. Je préférerais finir tout ça aussi bien que ça a commencé et donner sa
chute à la blague. »405 Elle se précipitent pour ainsi dire dans la mort, et avant de mourir,
avant de se détruire, elles entendent ravir le plus possible de vies406. Alors que Manu est
abattue lors d’un braquage manqué, Nadine tente de se suicider dans une dernière alliance
entre sexe et mort, avant d’être arrêtée par des policiers : « Du bout des doigts, elle caresse
la crosse et branle le canon, caresse le métal comme pour le faire durcir et se tendre, qu’il
se décharge dans sa bouche comme du foutre de plomb. »407
Si le nihilisme suicidaire est toujours présent dans les Chiennes savantes, la marginalité
radicale de Baise-moi y fait place à une marginalité plus « institutionnalisée » : celle du
business du sexe. Cela dit, l’atmosphère y est tout aussi abyssale, et Despentes annonce le
ton dès l’épigraphe : « There’s a place I try to go / So far from here / I close my eyes but I
can’t / Can’t disappear…»408 Proxénétisme, grand banditisme, règlement de comptes entre
403
Baise-moi, op. cit., p. 128.
404
Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 16.
405
Baise-moi, op. cit., pp. 155 et 210.
406
Dans une attitude suicidaire, elles imposent à un homme un rapport sexuel non protégé… avant de vomir
sur lui !
407
Baise-moi, op. cit., p. 249.
408
L’extrait est tiré de la chanson « Can't stop », du groupe Suicidal Tendencies (auteur : Mike Muir), de
l’album « The Art of Rebellion » (Epic Records, 1992).
138
clans rivaux et la présence de Victor, un homme mystérieux (sans doute un tueur en série)
hantent le texte. Rappelons que Louise, l'héroïne, va rencontrer cet homme grâce à une
amie commune. Il la viole, la bat, mais elle semble comme happée par les ténèbres et
s'abîme dans une relation bestiale (uniquement physique) où l’acte sexuel frénétique est
une manière de « se perdre » et en même temps – et c’est ce qui diffère par rapport au
roman précédent – un soulagement spirituel (« un emportement mystique et radical ») :

« Quand on a recommencé, je me suis mise à chercher, sa langue n'avait plus rien d'un
organe visqueux, je ne pensais plus à autre chose. Je n'étais plus tout à fait là, mais j'y
étais finalement entière. Sidérée que quelque chose me fasse un bien pareil.»

« […] l’ardeur barbare des histoires de viande crue, il y avait dans ces choses une notion
d’urgence, de soulagement final, qui en faisait un emportement mystique et radical :
l’essence même de moi, il l’extirpait. L’essentiel de moi lui revenait. »409
Cela dit, indiquons avec Christian Authier que le plaisir physique de Louise ne relève pas
d’une « illumination érotique et évanescente »410 :

« Ça n’avait rien d’érotique ni d’évanescent, aucun tripotage raffiné là-dedans, pas
d’attente éreintante, pas de choses du bout des doigts. Que du poids lourd, du quis'enfonce-jusqu'à la garde et les couilles viennent cogner l'entrejambe, foutre giclant
pleine face, seins malmenés pour qu'il se branle entre, se faire coller au mur. De la
chevauchée rude, je me désensevelissais les sens au Kärcher, j'étais loin de ce qui est
doux. »411
« Fais-moi sentir que je ne peux pas m’éloigner, que tu me prives de choix, creuse-moi,
apaise-moi, force-moi »412, dit-elle à son amant-agresseur.
A la fin du roman, Louise est proche de toucher le fond : certaines de ses collègues sont
tuées, elle est mêlée à une affaire de chantage, la mort plane au-dessus d’elle. Elle se sent
loin des tout et de tous ; elle est triste et fait preuve d’indifférence dans un monde hideux :
« J’étais triste, comme remplie de pierres, des pierres bien anguleuses qui me brasseraient
409
Les Chiennes savantes, pp.177 et 182.
410
Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 19.
411
Les Chiennes savantes, op. cit., p. 182.
412
Ibid., p. 184.
139
sévère. »413 Ressentant comme l’angoisse monter du fond de ses entrailles et obnubilée par
Victor, elle se donne à lui pour trouver l’apaisement ; elle s’abîme en lui :

« […] je n’y croyais pas, il ne pouvait rien pour moi et ce sale truc dedans tournait de
plus en plus fort, gagnait en vigueur et ne me laisserait plus tranquille […]. [Victor] le
faisait taire dedans, et me prenait, me ramenait à lui, et je n’entendais plus rien que moi
qui respirais et du plaisir montant, mon corps bien soulagé, loin des yeux et des pierres,
mon corps qui lui appartenait […] serrée contre lui je voulais juste dormir, je me sentais
apaisée. […] La grande peur bien passée, les entrailles accordées. »414
Mais ce mode d’existence est sans issue. Louise n’hésitera pas à tuer à bout portant l’une
de ses amies qui tenait Victor en joue avec une arme à feu. Après le meurtre, et non loin du
corps mort de Sonia, Victor et Louise se livrent à une frénésie sexuelle incroyable. Après
cette scène Victor la quitte. Elle se rend chez son amie Mireille et la trouve écorchée vive,
« blanc de l’os, jusque mi-taille, chair broyée, labourée, de la viande »415 :

« Je me suis adossée au mur, je me cognais doucement la tête contre, puis de moins en
moins doucement. […] j’envoyais valdinguer ma tête contre le mur, je cherchais le blanc
derrière les yeux, je me forçais à cogner plus fort, mais ça ne faisait pas assez mal pour
soulager. […] Je me fracassais la tête contre le béton pour que tout ça sorte, pour que
tout ça cesse. »416
Louise se suicidera à la fin de l'histoire, considérant le suicide comme le seul moyen
d'échapper à une existence qui ne répond pas aux aspirations de bonheur et de quiétude
contenues en tout être humain, non pas sans avoir ravi certaines vies auparavant. Elle
jettera la voiture que conduit Laure dans un ravin (Laure est une fille solitaire, mal-aimée,
désespérée, qui s’avérera être la tueuse des collègues de travail de Louise. Elle agit par
vengeance, croyant que son petit ami Saïd avait des aventures avec des prostituées):

« Je l’ai regardée plus attentivement, ce truc brûlant qu’elle avait dans les yeux, plus
brillant que jamais. Il y avait ce grand virage, j’ai glissé ma jambe sur la sienne, appuyée
sur la pédale de l’accélérateur. Elle a fait des trucs avec le volant en essayant de se
413
Ibid., p. 209.
414
A aucun moment il n’est question d’amour.
415
Les Chiennes savantes, op. cit., p. 236.
416
Ibid., p. 237.
140
dégager, le chien s’est énervé, mais il n’y avait rien à faire. Je tenais bon, pied au sol, nous
roulions vraiment vite, c’était un grand virage. »417
Ce virage, c’est l’abîme définitif…
Moins nihiliste et violent que Baise-moi et Les Chiennes savantes sont Les jolies choses.
Rappelons que l'histoire se situe à Paris dans le monde du rock underground. Claudine,
une jeune femme cynique et perdue qui collectionne les aventures avec des hommes riches,
aimerait percer dans le monde de la chanson. Sa sœur jumelle Pauline est son contraire par
son intégrité et sa fidélité418, mais aussi par sa force de caractère. Lorsque Claudine se
suicide (Claudine, se penchant sur son abîme, se rend compte que sa vie n'est faite que des
tableaux successifs d'une farce grotesque et cruelle menée dans le milieu du spectacle et de
la vie parisienne débridée ; elle se suicide par défenestration.), sa sœur lui usurpe son
identité et mène à bien, avec l'aide de Nicolas, le projet de disque de sa sœur. Ce roman,
mené sur fond d'introspection (la question de la quête d'identité y est centrale 419) et de
bouleversements familiaux (relation conflictuelle avec le père) est moins trash que les
précédents romans mais traite aussi de la tentation des ténèbres auxquels sont confrontées
les protagonistes. Pauline manque d'être happée par le monde de ses « nouveaux » amis
adeptes de la drogue, des boîtes échangistes, de la production de films pornographiques, un
monde de mort dans lequel l’humain est déconsidéré (devant le spectacle affligeant dont
elle a pu prendre connaissance dans une boîte à partouze, elle a ressenti comme une
horreur métaphysique ; le mot « mouroir »420 lui est venu à l’esprit…). A maintes reprises
elle a désiré « se vomir »421, notamment lors d’une séance photo :

« […] il lui serre distraitement la main. Elle se retrouve dehors. Ça lui broie l’estomac.
Humiliation, à en désirer se vomir. Comment elle en est venue à faire exactement ce qu’il
voulait qu’elle fasse. […] Elle le sentait, pendant qu’elle donnait de son intimité
[…]. »422
417
Ibid., p. 250.
418
Fidélité que trahit Sébastien, son petit ami, qui entretenait une relation purement sexuelle avec la sœur de
Pauline !
419
Cette problématique est également bien traitée dans l’adaptation cinématographique (film réalisé par
Gilles Paquet-Brenner, produit par Stéphane Marsil, avec entre autres Marion Cotillard et Patrick Bruel).
420
Les jolies choses, op. cit., p. 158.
421
Ibid., pp. 13 et 179.
422
Ibid., p. 179.
141
Elle se perdra dans des relations purement physiques (notamment avec son patron). Elle
trompera à plusieurs reprises Sébastien avec qui elle avait failli renouer. Ils finiront par se
séparer définitivement, malgré les tentatives de la part de Pauline de repartir sur des bases
saines :

« Je voudrais que tu comprennes, et que tu m’aimes encore, que tu me protèges de tout
ça, que tu me protèges de moi, que tu m’empêches de le faire, que tu saches combien
c’est triste […] je préférerais pas le savoir, ce que je suis vraiment. »423
Malgré son sentiment d’impuissance devant les événements qui constituent sa « nouvelle »
vie, sa sensation de vide intérieur, d’absurdité de la vie et d’incapacité à sentir les êtres et
les choses, elle réussira à échapper à son « propre éclatement en mille morceaux »424 et
s’approchera d’un certain salut en choisissant de partir avec Nicolas pour Dakar425.
Il y a donc chez les personnages de Virginie Despentes une irrésistible propension à
renverser, à ruiner, à détruire, à se « consumer » et à « consumer » les autres (et au-delà
l’humain). Chez cet auteur, le corps est une instance victimaire ; il est matière à un
acharnement vengeur et la vengeance est menée contre la vie426.
Pour ce qui est d’Irène de La Démangeaison, il n’y a de vrai que le corps, la chair et ils
sont voués à la putréfaction ; ils sont la mort. Le corps est dégoûtant, sanieux, absurde :

« C’est avec une joie non dissimulée que je mettais à nu l’obscénité de mes chairs
intérieures. Je creusais ma peau, je cherchais l’énigme, la connaissance mouvante, le
monstre suspect, l’intime débauché […]. […] Découvrir les chairs oui, cet indicible
qu’on ne voit jamais, la face cachée sombre et noire. L’horreur de ce bouillonnement
désordonné, je la voulais, c’est elle que je ne cessais de traquer. Je me retroussais
comme un gant, myologie427 grandeur nature que j’inventais en me dilapidant. Je me
scalpais moi-même, devenant ainsi inutilisable, mauvaise machine, en dehors de la
grande industrie… Et les scarifications béantes que je laissais traîner sur mes tissus
étaient comme autant de preuves de mon étrangeté et de ma différence. Car je me
423
Ibid., p. 198.
424
Ibid., p. 202.
425
C’est le seul livre de Despentes à se terminer sur une note d’espoir.
426
C’est ce qui rapproche (toutes proportions gardées bien entendu) de l’œuvre d’un Sade où la dévaluation,
de l’autre, la négation absolue et le rêve de destruction universelle sont les ressorts essentiels. Pour une
approche succincte du « révolté » Sade, nous renvoyons à L’Homme révolté d’Albert Camus (op. cit., pp. 5770).
427
Partie de l'anatomie qui étudie les muscles.
142
condamnais volontairement à refuser cette bonne santé épargnante, indispensable pour
la vie professionnelle, nécessaire à la mascarade grotesque de la comédie sociale. En
bonne santé, les autres l’étaient plus par terreur que par choix. […] Je me savais lucide.
[…] Je n’avais plus de quoi échanger avec l’extérieur, j’inquiétais donc, mon corps
n’affichait aucune résistance. »428
Dans un monde dépourvu de sens, le corps reste la seule certitude, mais en même temps il
n’a aucune légitimité biologique ou historique : « mon sang c’était moi, mon corps mon
unité, bloc massif électrisé par ses tendons, ses volts désarmants, fils blancs et fous »429.
La seule « joie » possible qui reste à la narratrice est celle de la conscience et de la
souffrance : ses éclaboussures, elle les entretient comme une « sécurité de rester
consciente », au cœur d’un « plaisir à vif »430 : « Petit à petit j’appris à aimer ma maladie,
ses traces, comme autant de certitudes, de preuves d’être encore en vie »431. Elle creuse sa
peau, parce que c’est pour elle « la seule façon de refuser l’adhésion à un monde confus
suintant l’abrutissement »432. L’une de ses déclarations de principe aurait pu être que la vie
est une chose hideuse et qu’à l’arrière-plan, derrière ce que l’homme sait, apparaissent les
lueurs d’une vérité infernale qui nous la rendent encore plus hideuse433. Mais elle ne ferme
pas les yeux sur sa condition.
Se sentant incapable d’intégrer un monde trop « lisse » et côtoyer des personnes dont le
discours suinte l’artifice, le conventionnel et le bien-être satisfait, elle décide de « devenir
sa maladie » et se dira « en quarantaine »434. Elle est en ce sens une « femme absurde »,
mais sa révolte ne sera pas la bonne ; comme les personnages de Baise-moi – et comme
Caligula – elle a voulu surmonter l’universelle déraison par la déraison volontaire : elle a
428
La Démangeaison, op. cit., pp. 93-94.
429
Ibid., p. 97.
430
Ibid., p. 95.
431
Ibid., p. 42. « Il faut imaginer Irène heureuse… ».
432
Ibid., p. 96.
433
« Nous marchons sur des abîmes, / Pauvre de celui qui les sent. La nuit, profonde nuit, / nous cerne,
pauvre de celui qui sait / Combien elle est sans fond / Et comme il est impossible d’y voir. / Halluciné est le
tempo de mes veines / Et une nouvelle terreur me gagne: / La terreur de moi-même. » ; « Un corps humain ! /
Moi, parfois, contemplant mon propre corps, / Je tremblais de terreur en le voyant / Si charnel dans sa
réalité. / Incarnation du mystère, si proche. » (Pessoa, Fernando, Faust, op. cit., pp. 90 et 152).
434
La Démangeaison, op. cit., p. 39.
143
cultivé ce que l’on pourrait appeler l’« horreur métaphysique » de l’autre435 (l’autre qui la
renvoie à son propre néant), et après elle, elle a « écorché les autres »436… Dans sa révolte
folle et nihiliste, elle finira pas retrouver Rodolphe, son petit ami qui l’avait quittée, et elle
le tuera avant d’être appréhendée et internée :

« J’ai souhaité […] agiter le vertige […]. Le petit canif que je plantai dans ses flancs,
l’enveloppe se déchirant, le sang. Il poussa un cri, il ne bougeait pas, me regardait, les
yeux terrifiés. Je retrouvais la panique, celle des autres, des lisses [les « serviles
heureux », « les inconscients »], je plaquais ma main sur la plaie, pour sentir le liquide
chaud, je grattais un peu le rouge, je branlais doucement son membre. Il gémissait, sans
pour autant esquisser un mouvement. Il était désormais, l’enveloppe déchirée, ouvert sur
un autre infini. »437
Ainsi chez Nobécourt comme chez Despentes, le meurtre est l’aboutissement ultime d’un
monde sans appuis transcendants. Or s’il est vrai que « la révolte naît du spectacle de la
déraison, devant une condition injuste et incompréhensible »438, l’horrible est que cette
révolte nie l’homme. Ainsi exhibée, tant de désolation physique qui est notre lot d’humain,
agresse et fait frémir. Le propos de Nobécourt dépasse par son ambition les romans d'une
Virginie Despentes, mais son univers emprunte à la palette de sang, de corps et de sexe
dans laquelle un grand nombre d'auteurs plongent leurs plumes pour choisir de décrire la
laideur, le dégoût et l’horreur comme approche du monde et de l’existence. Aucun souci de
dorloter les sens du lecteur ; il est pris à la gorge !
C) Doutes sur l’humain
Nous venons de voir que les personnages de notre corpus ont du mal à assumer
dignement leur condition en face. Au lieu d’opposer une attitude digne à un destin funeste,
ils choisissent l’échappatoire du suicide ou sombrent dans le désespoir. Mais ils
empruntent aussi, pour certains, le chemin de la révolte nihiliste, meurtrière et suicidaire.
435
Expression chère à Fernando Pessoa : « Horreur métaphysique de l’Autre ! / Frayeur devant une autre
conscience » (Pessoa, Fernando, Faust, op. cit., p. 142).
436
La Démangeaison, op. cit., p. 106.
437
Ibid., p. 109.
438
L’Homme révolté, op. cit., p. 23.
144
Ils témoignent ainsi d’un mépris et d’une indifférence pour la vie, pour le corps, pour
l’humain, ce qui est la marque même du nihilisme.
Selon Ardenne, qui rappelons-le s’est penché sur la représentation du corps dans l’art du
XXe siècle (son ouvrage est essentiellement centré sur l’art pictural et plastique, mais
déborde ce segment pour s’étendre à l’art en général), l’art de la postmodernité ferait état
d’un « corps incertain », le corps serait une « formule instable » que l’on ne saurait
« représenter sans douter bientôt de la valeur de ce qu’elle représente »439. Au terme des
ces trois effets, nous assisterions selon lui à un « effondrement de l’humanisme »440. Notre
corpus rend compte de façon inquiétante de cette déshumanisation.
1. « Érographie » et « dépersonnalisation »
Nous avons vu dans le précédent chapitre que nos auteurs accordaient, dans la perspective
du désarroi existentiel, une place importante à la sexualité. Entre autres, certains ont
thématisé la sexualité comme une sorte de « divertissement » voire d’ « échappatoire » par
rapport à l’absurdité de la vie. Or nous pouvons en faire une autre lecture. Le corps et la
sexualité, évoqués notamment à travers les nombreuses orgies, sont aussi pour nos auteurs
l’occasion d’approfondir leur réflexion sur l’ « homme » et l’ « individu ». Le
« détachement de soi », l’ « oubli de soi » correspond à un « effacement de soi » dans
l’extase, mais répond aussi au besoin de renoncer à l’étroite individualité pour
l’indétermination, au besoin de « se perdre » dans l’acte sexuel, voire dans l’expérience
orgiaque (avec « dissolution » dans l’altérité absolue du collectif).
Brulotte a poussé assez loin l’analyse du phénomène de « l’oubli de soi » (au-delà du
simple « divertissement ») dans l’extase en rapport avec une partie de l’érographie, et son
439
L’Image corps, op. cit., pp. 7-10. Proche d’un véritable inventaire exhaustif, le livre, richement illustré, se
divise en huit chapitres, tous dédiés aux façons dont le corps fait signe, à la façon dont il n’est que le véhicule
construisant le rapport de l’homme au monde et aux autres. Le corps glorifié, le corps mis en pièces, le corps
érotisé, le corps monstrueux, le corps mutant sont autant d’entrées possibles que Paul Ardenne propose pour
appréhender la façon dont les artistes ont représenté le corps au XXe siècle.
440
A ses yeux, le traitement artistique du corps propre au XX e siècle se révèlerait concordant aux accidents
symboliques majeurs enregistrés par l’histoire. Parmi ces « accidents », il note d’abord l’abandon quasi
définitif de la conception du corpus d’essence divine, ensuite la croissance du matérialisme (hommemachine, relation plus technique qu’éthique au corps) et finalement une crise profonde de l’humanité que
précipitent les tragédies de l’Histoire.
145
développement sur ce point est susceptible de venir éclairer différents aspects de certaines
œuvres de notre corpus441. Il met notamment en évidence le fait que la
« dépersonnalisation » est une particularité fréquente dans l’érographie. Le reproche
souvent fait à cette littérature trouverait précisément son origine dans une propension à
créer des personnages dépourvus de sentiments et de vie intérieure, des personnages
manifestant peu ou pas de substance psychologique propre et dont les rapports obéiraient à
une règle d’ « impersonnalité ». Rapportées à notre corpus, ces remarques préliminaires
concernent surtout les personnages de Virginie Despentes et Catherine Millet (qui sont
pratiquement des instances de personnages).
A propos de l’ « impersonnalité » Brulotte note qu’ « un scandale apparaît dès que le récit
ne collige pas certains sèmes indispensables pour produire, de cette réunion, un effet de
"personne" » (ceci explique sans doute les critiques virulentes adressées à l’encontre de
notre corpus). Autrement dit, pour des cultures (comme les nôtres) qui ont érigé la
« personne » en valeur absolue, les « manifestations particularisantes » comme le passé
d’un personnage, ses descriptions physique et psychologique, sont importantes et leur
absence bouleverse la relation du corps et du moi442. Pour l’auteur d’Œuvres de chair, le
moi, c’est la personne ainsi que le propre de l’être humain. Il fonde son analyse sur
l’origine du mot latin persona qui renvoyait à l’univers du théâtre443. Persona signifiait
selon Hobbes « le déguisement ou le simulacre d’un être sur la scène ou le masque » ;
l’acception de ce mot finit par évoluer jusqu’à désigner « tout représentant de discours et
d’action ». Le moi serait donc persona au sens de masque, création théâtrale, invention
sociale ou juridique, « un effet fabriqué par la collectivité ». Pour étayer son propos,
Brulotte cite Norman O. Brown pour qui « une personne est un masque qui est devenu le
corps, qui ne fait plus qu’un avec le corps » (Le Corps d’amour). Or c’est précisément
cette unification de la personne et du corps que vient ébranler l’érographie :
441
Œuvres de chair, op. cit., pp. 185-201.
442
Brulotte indique que l’école du Nouveau Roman a essuyé les mêmes reproches que l’érographie dans la
mesure où elle a joué aussi sur cette valeur de personne/corps en transformant les notions de personnage et de
personne. Des effets de dépersonnalisation analogues y sont exploités : perte du nom et de l’identité, rature
de la dimension caractérielle et de la psychologie, objectivation et désocialisation. Ajoutons aux propos de
Brulotte que Luc Le Vaillant dit de Catherine Millet qu’elle raconte sa vie sexuelle en « entomologiste à la
Robbe-Grillet » (« Tout le plaisir est pour eux », Libération, 4 avril 2001).
443
Nous avons, dans une lecture sociologique de nos œuvres, déjà évoqué cette notion de persona en
deuxième partie.
146

« En "arrachant" la personne, elle retrouve le substantiel. Substantia : ce qui se tient
sous (le masque), c’est-à-dire le corps. En affichant scandaleusement la « substance », en
montrant ce qu’il ne convient pas de montrer (la nudité corporelle et même l’intérieur du
corps), l’érographe dépouille déjà l’humain de ses attributs de personne. On comprend
que ce démasquage soit particulièrement insoutenable, puisqu’il attaque une de nos
valeurs qu’on tient généralement pour indestructible : l’unité personne / corps. »444
Cette unité représente – toujours selon Brulotte – une conquête longue et décisive de la
civilisation et de la conscience sur l’animalité. Or dans notre corpus, les auteurs-érographes
se sont surtout attachés à représenter (avec insistance) la « substance » et la part
instinctuelle de tout individu. Dans chaque récit prédomine un « ça » purement biologique,
gouverné par l’instinct, source de pulsions animales445. Dans chacun de nos livres, à des
degrés différents, le corps (érographique) n’est qu’un objet d’anatomie, un amas d’organes
évacué de son aura subjective446.
Dès lors que dans l’érographie, la « dépersonnalisation » retrouve le substantiel (le corps),
Brulotte conçoit le corps comme se soustrayant « à la normalité psychologique qui en fait
un signe d’identité et de singularité » et distingue de façon générale trois « corps » en leur
prêtant différentes modalités : le « corps amoureux » qui est saturé de signes expressifs ; le
« corps pornographique » qui est dépouillé de toute expressivité ainsi que de toute
intériorité psychologique (dont Sade a donné un modèle) ; et le « corps érotique » qui,
« mi-objet mi-sujet, est avant tout attentif aux codes inscrits à sa surface et s’intéresse
aussi à la mise en désir, même s’il peut, à l’occasion, mettre la personne entre
parenthèses ». L’auteur évoque le modèle sadien qui présente un corps morcelé, non
seulement divisé en deux (pile et face), mais aussi réduit à « un patchwork de lieux fétiches
(lèvres, poitrine, sexe, croupe) ». Le corps sadien offrirait un modèle extrême de
« dépersonnalisation » puisqu’il est réduit à « un système d’organes dépourvus d’unité
intérieure, à un dispositif de parties fonctionnelles soumises aux classements, aux
appariements,
aux
calculs,
aux
variations,
aux
combinatoires ».
Or
cette
« dépersonnalisation » nous la rencontrons chez un Michel Houellebecq et notamment
444
Œuvres de chair, op. cit., p. 186.
445
Notons qu’en ce qui concerne La Vie sexuelle de Catherine M., la narratrice parle du corps comme d’un
objet, comme d’une sorte de prolongation de l’intellect ; il y a ici tout un discours rationnel et intellectuel qui
soumet le « ça » à la conscience.
446
Une gradation pourrait être Houellebecq (dont les personnages sont tout de même caractérisés), Chimo,
Nobécourt, Despentes, Millet.
147
dans les boîtes à partouze que visitent Bruno et Christiane dans Les Particules447 ; elle est
aussi à œuvre dans les lieux sado-masochistes dans lesquels se rendent Chimo et
Dominique ou dans les endroits à la mode de la jet set parisienne dans lesquels est
entraînée Pauline (Les jolies choses). Cette « dépersonnalisation » est bien entendu
présente dans La Vie sexuelle de Catherine M., avec ses muscles par ci, ses jambes par là,
ses phallus en tas, ses « corps sans têtes ». La narratrice ne cache pas son « plaisir
ambivalent d’être palpée et retournée comme une marchandise de choix ». Elle est
d’ailleurs très consciente de l’objectivation corporelle à laquelle elle se livre : « Plus je
détaille mon corps et mes actes, plus je me détache de moi-même. »448 Chez Millet comme
chez Despentes (chez qui se retrouve également le corps sadien, sous son aspect
victimal449), le sujet est matérialisé (il l’est aussi dans les autres livres, mais moins
explicitement).
Brulotte souligne à plus d’une reprise que la réduction de la subjectivité vient de cet
opérateur d’indétermination qu’est la pluralité : le sujet perd son identité, le corps son
unité (dans tous les livres de notre corpus le corps est « morcelé » et évoqué par
métonymie). Nous assistons dès lors à un flottement de l’identité et à une évanescence de
la personne qui contribuent à la dépersonnalisation. Catherine M. évoque ainsi une scène
sexuelle où elle se voit dans un rétroviseur : « Quand je me vois pendant l’acte, je vois des
traits dépourvus d’expression. […] mon regard est vague, entrant en lui-même ainsi qu’il
le ferait dans un espace sans bords, mais confiant, y cherchant, mais sans insistance,
quelque repère. »450
La « dépersonnalisation » prend effet aussi dans le rapport à l'autre. Alors que la relation
sexuelle participe d’une découverte de soi et de l’autre, Brulotte ajoute que cette
connaissance peut aussi passer par une annulation de l’autre. Il distingue des notions
comme alius et alter (être élu et privilégié dans le discours amoureux) et avance qu’une
dépersonnalisation surgit quand on a affaire à ce qui pourrait être appelé l’alius, c’est-àdire l’autre parmi d’autres : « En dévaluant la notion de personne, l’érographie arrive à
faire basculer l’alter dans la région de l’alius et à le transformer en un autre sans qualités,
447
Marc Weitzmann relève d’ailleurs que les boîtes à partouze constituent chez Houellebecq une « catégorie
métaphysique » à partir de laquelle l’auteur pense la condition humaine (Les Inrockuptibles, « Michel
Houellebecq, Monoprix, maxi livre », n° 161, 5 août 1998 – version en ligne sur www.lesinrocks.com).
448
LVSCM, op. cit., pp. 18, 96, 186.
449
Cf. chapitre II. B.
450
LVSCM, op. cit., p. 109.
148
un autre vraiment neutre. » L’ « Autre érotique » devient ainsi une pratique et l’étreinte
sexuelle « de la chair en fusion ». Dans un contexte social (aux implications
philosophiques), Jean-Claude Guillebaud, au sujet de la sexualité contemporaine, parle lui
d’ « outil masturbatoire » :

« Nomade, incertaine, boulimique et anxieuse, la sexualité contemporaine est d’abord
solitaire. Et cela jusqu’au vertige… […] La fortune du mot "partenaire" dans les
relations amoureuses est révélatrice. Elle a fait de l’autre un simple vis-à-vis, un outil
masturbatoire, un instrument plus ou moins performant et donc susceptible d’évaluations
incessantes, de comparaisons, de bancs d’essai, etc. »451
Alors que ce que l'on entend par « érotisme » au sens large est intelligence du corps de
l'autre, l'érographie peut aller plus loin (notamment dans sa forme la plus excessive),
jusqu'à signifier la négation d'autrui. C'est ce que nous retrouvons dans le système sadien
qui pousse cette résolution individualiste (et narcissique452) jusqu'au bout, jusqu'à « ne plus
tenir compte ni de la valeur, ni des intérêts, ni même de la vie des êtres »453 : « Plus
d'équité solidaire dans le plaisir, plus qu'une équipée solitaire dans le culte
des "jouissances isolées", goûtées indépendamment de son objet, voire à son
détriment.»454 En effet, chez Millet les hommes sont réduits à des statuts d’ombre (ses
partenaires multiples ne sont que des corps masculins réduits à cette métonymie de la
virilité : « la bite ») ; les corps sont sans visage et sans histoire. D’ailleurs, Dagen rattache
le livre de Millet à une certaine « littérature de la terreur », du corps violenté et découpé,
une littérature qui désindividualise le corps et en fait une machine ; il est réduit à sa
matérialité, les hommes sont tous pareils, tous interchangeables455. Comme dans l’orgie
sadienne, nous pouvons dire que chez Millet – ainsi que dans toute relation où l’autre est
réduit à sa corporéité – l’individu « se perd ». Catherine Millet ne nie d'ailleurs pas ce parti
pris narcissique sadien : « Les hommes que je rencontrais y croyaient et moi, non. Je
451
TdP, op. cit., pp. 473 sq.
452
Contrairement à Don Juan qui a besoin d'autrui, Narcisse se suffit à lui-même.
453
Cf. chapitre précédent.
454
Œuvres de chair, op. cit., p. 189.
455
Pierre Bourgeade, dans l’émission Campus de Guillaume Durand intitulée « Les libertins : de Sade à
Catherine Millet » (France 2, 12 décembre 2001), évoquait une « littérature de l’horreur et de la souffrance »
et de la chosification de l’humain. Selon lui, Millet insisterait sur le fait que le corps est une matière vouée à
disparaître et que le moyen de « dépasser cette matière » serait la « mise à disposition de cette matière ».
149
participais à ce jeu aussi parce que j’étais le centre d’intérêt d’une soirée.
Narcissiquement cela me contentait. »456 L’altérité en vient à compter pour peu de chose…
2. Instrumentalisation de l’autre
En matière de sexualité, l’homme contemporain, dans sa conception solipsiste de
l’existence, aurait « instrumentalisé » l’autre. N'est-ce pas ce que nous pouvons déceler
dans la lecture du livre d’une Catherine Millet qui s’adonne à une peinture objective de sa
vie sexuelle, une vie sexuelle inventoriée de façon clinique et dénuée de sentiments ? N’y
décèle-t-on pas une « fonctionnalité » de la sexualité à travers des scènes régies par
l’impersonnalité et dans lesquelles, le plus souvent, l’individu est remplacé par le nombre
ou « morcelé », laissant place à une « dépersonnalisation » du corps ? La narratrice,
Catherine M., qui dit s’adapter souvent à « un autre épiderme, une autre carnation »,
avoue son admiration devant « la mécanique des corps ». Citons le début du récit et plus
précisément le moment où l’estimation du nombre des « partenaires » s’avère pour le
moins « compliquée » :

« L’estimation serait encore plus difficile à faire pour les soirées passées au Bois : ne
faudrait-il prendre en considération que les hommes que j’ai sucés, la tête coincée contre
leurs volants, ceux avec qui j’ai pris le temps de me déshabiller dans la cabine d’un
camion, et négliger les corps sans tête qui se relayaient derrière la portière de la voiture,
secouant d’une main folle leur queue diversement raide, tandis que l’autre main
plongeait par la vitre ouverte pour malaxer énergiquement ma poitrine ? Aujourd’hui, je
suis capable de comptabiliser quarante-neuf hommes dont je peux dire que leur sexe a
pénétré le mien et auxquels je peux attribuer un nom ou, du moins, dans quelques cas,
une identité. Mais je ne peux chiffrer ceux qui se confondent dans l’anonymat. Dans les
circonstances que j’évoque ici, et même s’il y avait, dans les partouzes, des gens que je
connaissais ou reconnaissais, l’enchaînement et la confusion des étreintes et des coïts
étaient tels que si je distinguais les corps, ou plutôt leurs attributs, je ne distinguais pas
toujours les personnes. »457
Les glory hole, backrooms ou autres boîtes à partouze que nous rencontrons chez nos
auteurs (à l’exception de L. Nobécourt) symbolisent un parti de solitude et de volonté de
456
VSD, 19-25 avril 2001, cité par Christian Authier, Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 240.
457
VSCM, op. cit., pp. 16-20.
150
« chosification de l’autre ». En effet, ceux-ci permettent une relation ramenée au seul
commerce des organes. Peut-on imaginer métaphore plus parfaite de solipsisme ?
Guillebaud indique à juste titre que ces lieux offrent symboliquement une présenceabsence de l’autre, qui n’est d’ailleurs plus identifiable (ou isolé dans sa deuxième peau de
latex458). Ce vertigineux solipsisme du « désir » permet ainsi de faire l’économie de l’autre
tout en jouissant de lui. Si l’autre est « effacé », c’est que sont redoutées à la fois sa
rencontre et son altérité.
Chimo, dans J’ai peur, se rend avec sa femme Amira à une rave-party qui se déroule dans
différents hangars. Le hangar numéro deux, qui accueille les adeptes du sado-masochisme
et dans lequel on pourrait « chercher [d]es fourches et [d]es yeux de sang », offre une
vision véritablement dantesque : « ça baise un peu partout couché debout à plus savoir à
qui rattacher les sexes »459. A la fin du roman, Chimo accompagne Domi dans une boîte
gay (Dominique est homosexuel)460. Il peut y voir les pratiques les plus viles et manque
même de se faire violer. « Entrée souriante en enfer. » Des personnes « sans visage » y
attendent l’amour qui est « aveugle » ; « le diable est sûrement par là, il se bidonne dans
un coin ou bien il pleure ». Désemparé, le jeune homme progresse difficilement parmi
corps et mains qui le frôlent :

« J’en peux plus, j’arrive pas vraiment à comprendre ces choses, c’est juste si je peux
respirer, c’est qui ces hommes et quoi leur vie ? […] c’est au moins ça que Lila a pas
vu. »
Les personnages des Particules et de Plateforme de Houellebecq fréquentent de tels lieux.
Houellebecq, par personnages interposés, s’adonne d’ailleurs à des incursions
« théoriques » :

« Les hommes et les femmes qui fréquentent les boîtes pour couples renoncent rapidement
à la recherche du plaisir (qui demande finesse, sensibilité, lenteur) au profit d’une
activité sexuelle fantasmatique, assez insincère dans son principe, de fait directement
calquée sur les scènes de gang bang des pornos « mode » […]. »461
458
Le narrateur de Plateforme remarque que les endroits où se pratique le sado-masochisme connaissent une
vogue croissante. Lui-même n’est pas intéressé par ces pratiques extrêmes de la sexualité qui consistent à
rester enfermé dans sa peau, « pleinement livré à ses sensations d’être unique » (PF, op. cit., p. 199).
459
J’ai peur, op. cit., p. 159.
460
Dominique y sera poignardé par un Portugais (J’ai peur, op. cit., pp. 226 sq.).
461
PE, op. cit., p. 303.
151
Catherine, l’amie de Bruno, aura son accident chez Chris et Manu, une boîte à partouze.
Elle souffrira d’une nécrose des vertèbres coccygiennes irrémédiable ; par la suite, elle
devra vivre dans un fauteuil roulant. Pauline, la protagoniste des Jolies choses de Virginie
Despentes, fait aussi l’expérience de tels lieux. Un soir, elle accompagne Nicolas à une fête
dans le but de rencontrer un éventuel producteur de disques :

« Elle connaît le mot : boîte à partouze, et se faisait une idée de ce qu’il signifiait. Mais
ça lui prend plusieurs minutes pour comprendre où elle est et ce qui s’y passe. […] Il faut
un moment pour comprendre que les gens baisent. Enfin, qu’il s’agit de sexe. […]
Rôdeurs, tendent une main hésitante, femmes, renversées et languissantes sans
conviction. Que du gris, partout, pas d’éclairage, pas de musique. Les gens se déplacent
lentement, se fraient un chemin entre les corps. D’abord son œil n’avait rien vu. Mais,
petit à petit, il assemble les gestes et comprend les détails. C’est pas que ça baise ou que
ça s’éclate. Mais il est question de parties génitales. En contact. Exhibées. »462
Nous soulignerons ici la désignation mécanique et métonymique des personnes, noyées
dans une masse indifférenciée, qui participent à cette fête « souterraine ». Ce procédé est
d’ailleurs commun à tous nos auteurs ; hommes et femmes sont des « instruments » : un
homme est réduit à son sexe, une femme, à son vagin ou à sa bouche, dans une sorte de
morcellement du corps463 ; hommes et femmes se meuvent dans une « masse anonymante »
(l’expression est de Nadeije L. Dage ; cf. point suivant). C’est « l’amour en société
anonyme »464, comme dirait Lila. En tout cas, il n’est certainement pas question d’un
échange humain véritable.
3. Désacralisation du corps et déshumanisation
Aux antipodes de toute théorie narcissique ou solipsiste (de type sadienne) se place Michel
Onfray, chantre du « libertinage solaire »465. Il est contre la conception sadienne que le
462
463
Les jolies choses, op. cit., p. 158.
A ce titre, Alina Reyes, dans son livre Le Boucher (Seuil, 1988), établit un lien entre boucherie et
lupanar : les deux ont le même commerce, celui de la viande. Celle-ci subit des morcellements et est exposée
(exhibée) à « l’étal ».
464
Lila dit ça, op. cit., p. 63.
465
Le « soleil », l’un des mots préférés de l’humaniste Camus…
152
corps est une chose qu’on possède et dont on jouit comme d’un bien, d’une propriété, fûtce au prix de sa perte. Dans sa tentative de définir les linéaments d’un libertinage « solaire,
rayonnant et irradiant »466, il critique les approches d’un Sade, d’un Laclos (pour son
lexique guerrier dans les relations amoureuses) ou d’un Bataille (pour son approche
malsaine, nocturne et névrotique avec la sexualité) ; pour ceux-ci « l’enfer c’est les
autres ». A ses yeux, l’homme se doit de jouir et faire jouir sans faire de mal ni à soi ni à
personne ; il y voit le fondement de toute morale. Pour lui, autrui est essentiel en vertu du
fait que tout un chacun est autrui pour les autres et que ce qu’un homme dit vaut autant
pour lui que pour les autres : « pas d’éthique sans autre, sans réciprocité, sans
mouvements d’aller et retour ; pas de morale sans souci de l’altérité, sans volonté de
relation ». Voici ce qui, selon Onfray, pourrait constituer un libertinage solaire, radieux,
véritablement humaniste :

« D’abord, est solaire tout ce qui s’oppose au nocturne : solaires, la vie, le désir et les
plaisirs complices, la jubilation, l’incandescence dans la volonté de jouissance ; solaires
le souci radieux, la prévenance exacerbée, la courtoisie ; solaires la douceur et la
délicatesse, l’âme chevaleresque et la politesse amoureuse. Nocturnes les bouges et les
sanies, les déchets et les nausées, les matières dégoûtantes et les souffrances, les douleurs
et les peines. Nocturnes l’indélicatesse, la négligence, l’oubli de l’autre, le mépris, la
violence. Nocturne l’incapacité radicale à penser dans les termes de la sensibilité de
l’autre. »467
En invoquant un supplément d’âme contre les instincts, il est d’avis que dans le
« libertinage solaire », l’autre est un sujet et que la mort se doit d’être congédiée de
l’entreprise d’approche de l’autre. En citant l’auteur La Mettrie468, Onfray distingue
clairement les notions de débauche et de volupté ; La Mettrie ne viserait pas la pure
décharge d’une énergie et sa réitération comme Sade : « Le voluptueux ne jouit jamais seul,
malgré l’autre ou contre lui. Pas de solipsisme ou de métaphysique désespérée de
l’incommunicabilité,
mais
une
intersubjectivité
radieuse. »469
« Solipsisme »,
« métaphysique désespérée », intersubjectivité nocturne : tout ce qui est légion dans notre
corpus…
466
ONFRAY, Michel, Le Désir d’être un volcan, Journal hédoniste, Paris, Grasset, 1996, pp. 133 sq.
467
Ibid., pp. 140-141.
468
Julien Offray de La Mettrie, médecin et philosophe français (1709-1751).
469
Le Désir d’être un volcan, Journal hédoniste, op. cit., p. 189.
153
Avec Catherine Millet nous ne sommes pas dans le sillon trash emprunté par Virginie
Despentes par exemple. Toutefois, sont également absents désir, plaisir, volupté ou
hédonisme470. Les « happenings sexuels et orgiaques » de la directrice d’Art Press, en plus
de témoigner d’une évolution des mœurs en matière sexuelle (évoquée en deuxième
partie), témoignent d’un certain avilissement recherché : « Il ne faut pas être grand
psychologue pour déceler dans ce comportement une inclination pour l’autoavilissement,
mélangée du dessein pervers d’y entraîner l’autre. »471
La débauche prime ici aussi sur la volupté, mais il s’agit d’une débauche narrée à partir
d’un point de vue singulier. Josyane Savigneau évoque la placidité d’une Catherine Millet
qui commet un livre « sans manifester ni culpabilité ni prosélytisme ni goût de la
provocation »472. Daniel Bougnoux qui, en plus de relever l’impudeur inouïe de l’auteur
ainsi que toute absence de cruauté, souligne « un style et une pensée vigilants », « sans
emphase ni surtout désespoir ». Il n’empêche que la « placidité » fait vite place à
l’indifférence, à la froideur, à l’insensibilité et à l’aseptisation... Bougnoux est conscient
qu’une bonne part de l’art contemporain gravite autour de l’intimité des corps avec le désir
de compromettre le confort du spectateur et que Millet a utilisé son regard et sa
connaissance sur l’art pour écrire son livre ; il se demande d’ailleurs si ce livre n’est pas
aussi « une œuvre-phare de l’art d’aujourd’hui »473.
A cet article répond en quelque sorte celui de Catherine Argand qui a interviewé
l’historienne d’art Nadeije Laneyrie Dagen. Celle-ci est d’avis que chez Millet, la
« chronique du sexe sans morale, sans plaisir, sans interdit […] finit par détruire son
sujet : elle est asexuée »474. Autrement dit, le traitement du corps que fait Millet dans son
récit témoigne d’une « désacralisation », d’une « désindividualisation » du corps. Selon
l’historienne d’art, l’inventaire et le traitement autopsiant, radicalement objectif auxquels
470
Et si hédonisme il y a, il est « féodal », « nocturne ».
471
LVSCM, op. cit., p. 151.
472
SAVIGNEAU, Josyane, « Catherine Millet se raconte comme personne », Le Monde, 7 avril 2001. En
effet, le livre n’est pas vulgaire de par la sérénité avec laquelle il est écrit, mais il est bien entendu, eu égard à
la pudeur, obscène dans la mesure où Millet montre ce qui n’est pas du domaine du représentable.
473
BOUGNOUX, Daniel, « La putain de l’art contemporain », Le Monde, 30 mai 2001). Dans une allusion
probable à Houellebecq, Jauffret, Despentes ou Nobécourt, le journaliste ajoute qu’il y a beaucoup à méditer
dans « le matériau apporté par Catherine Millet », « plus que dans les contorsions et déchets de tant d’œuvres
contemporaines ».
474
ARGAND, Catherine, « Le corps, lieu des plus folles angoisses », entretien avec Nadeije Laneyrie Dagen,
Lire, septembre 2001.
154
se livre Catherine Millet sont révélateurs d’ « un état d’inquiétude du corps ». La façon
que Millet a de disséquer les corps les débarrasse de tout caractère « sacré ». Les hommes
y sont identiques, interchangeables, mais éminemment seuls, dans une sorte de
« multiplication anonymante » figurée par les partouzes innombrables (la remarque vaut
pour Houellebecq et ses camps naturistes comme Le Lieu du Changement dans Les
Particules ou les réseaux hôteliers basés sur l'accouplement tarifé). Ces microcosmes ne
constituent pas la force des ego rassemblés mais l'élision du moi, la banalisation de l'être,
son naufrage.
L’approche de Millet s’inscrirait selon Dagen dans une démarche existant en art et qui
tendrait à traiter le corps de façon impersonnelle avec comme objectif la représentation de
la déshumanisation selon une « esthétique de disparition »475. Ce phénomène artistique
correspondrait à une phase d’inquiétude chez l’homme contemporain qui ne croit plus en
lui ni en son avenir.
4. Solitude et « univers communicationnaire »
Il est clair que la sexualité (« féodale », « nocturne », « nihiliste »), en plus d’être inhérente
à toute vie humaine incarnée, est un moyen pour nos auteurs de figurer des rapports
humains dans la civilisation. Il y a pour ainsi dire correspondance.
Or le travail de sape du concept d’humain mis en évidence à travers la
« dépersonnalisation » et la « désacralisation », nos auteurs le mettent aussi en évidence
par une insistance sur le thème de la solitude. Tous nos personnages sont des êtres seuls au
monde, à l’image de Manu de Baise-moi qui ressent une distance entre elle et le monde476 ;
ils sont, comme elle, loin d’être en phase avec lui477. Alors qu’un Albert Camus considérait
que la solidarité était un moyen de combattre l’absurde, celle-ci n’est même plus donnée
475
Dagen cite notamment Vincent Corpet, un artiste qui réalise des portraits de personnes entièrement nues,
en position d’autopsie, les bras le long du corps, cernées d’un trait noir et peintes à hauteur de regard.
Ajoutons que le livre de Paul Ardenne vient corroborer les propos de Dagen tenus lors de l’interview sur
laquelle nous nous fondons (L’Image corps : figures de l’humain dans l’art du XX e siècle, op. cit., pp. 441 sq
(entre autres)).
476
Baise-moi, op. cit., p. 11.
477
Pour Camus, l’absurde n’est pas dans le monde ni dans l’homme ; il est dans leur confrontation.
155
pour nos « héros » marqués par un individualisme exacerbé478. Pour l’auteur de
L’Étranger, l’expérience de l’absurde est certes individuelle, solitaire, mais celle de la
révolte est l’aventure de tous :

« Le premier progrès d’un esprit saisi d’étrangeté est […] de reconnaître qu’il partage
cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre
de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul homme
devient peste collective. Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le
même rôle que le "cogito" dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais
cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous
les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. »479
Pourtant, les protagonistes de notre corpus sont de véritables « personnages-particules ».
D'où l'accent mis par nos auteurs sur la solitude : les corps sont égarés, erratiques et
expriment, en plus d'une dissociation et d'une coupure sociale, un mal-être profond. Tous
sont renfermés sur eux-mêmes, humains en panne d'humanisation. Surtout décrits de
l’extérieur, dans les plus banals de leurs gestes et de leurs « performances physiques », ils
sont des hommes-machines, individus qui se ressemblent, ils sont interchangeables, même
dans leurs particularités physiques (cf. Millet). Les vies de ces corps sont réduites à ellesmêmes et produisent finalement un univers abstrait et un monde désespérant. Or le solitaire
ne réalise en rien l'humanité. De fait, tous semblent perdus : perdus dans le désordre et
dans l'abîme du temps, perdus dans l'histoire, perdus enfin en eux-mêmes. Les personnages
houellebecquiens (mais cela est valable en somme pour tout notre corpus) nous montrent
bien que la solitude n'est pas seulement une position dans l'espace, celle de l'isolement ;
être seul, c'est être en dehors, hors-jeu, sur la touche, dans une pleine conscience de
l'irréalisation (de l'absurde), dans un sentiment de piétinement (« La vie pour moi elle
avance pas », dit Chimo480). Un passage de H. P. Lovecraft, dans lequel Houellebecq parle
des personnages de l’auteur américain, résume bien notre propos (cette remarque
s’applique en tout et pour tout à ses propres personnages) :

« Peu d’êtres auront été à ce point imprégnés, transpercés jusqu’aux os par le néant
absolu de toute aspiration humaine. L’univers n’est qu’un furtif arrangement de
particules élémentaires. Une figure de transition vers le chaos. […] Et les actions
478
Cf. deuxième partie.
479
L’Homme révolté, op. cit., p. 38.
480
Lila dit ça, op. cit., p. 118.
156
humaines sont aussi libres et dénuées de sens que les libres mouvements des particules
élémentaires. […] Seul l’égoïsme existe. »481
Tout sentiment humain fort a disparu chez nos personnages482. Le solitaire ne se soucie
guère de son semblable, il ne doit de comptes à personne. Le narrateur d’Extension offre de
bons exemples de cette vision du monde agencé en « particules élémentaires », de
l’homme moderne si seul et si entouré, si seul à plusieurs... Le surlendemain du jour où le
narrateur a perdu sa voiture, celui-ci se rend sur le lieu où il l’avait garée (il s’était rendu à
une soirée entre collègues). Sur le chemin, il a une violente « impression d’identité »,
toutes les rues se ressemblent, « des immeubles rectangulaires, où vivent les gens »… Sa
solitude lui devient « douloureusement tangible »483. Il est possible de mourir dans la rue
sans que personne ne se retourne. A Rouen, le narrateur tombe malade (il souffre d’une
douleur au cœur). Il cherche à se rendre à l’hôpital par ses propres moyens ; il se sent
mourir. Une voiture (il y a un couple à l’intérieur) s’arrête, mais uniquement parce que le
feu est au rouge, pas pour lui. La voiture redémarre. Un taxi finira par accepter de le
conduire à l’hôpital, mais uniquement à condition qu’il ne salisse pas les sièges. C’est aussi
dans une totale indifférence que le narrateur assiste à la mort d’un homme dans un
hypermarché : « Déjà ce n’était plus un homme mais un colis, pesant et inerte, on prenait
des dispositions pour son transport. »484 D’ailleurs, pour Bruno des Particules, le
cheminement vers la mort ne peut être qu’extrêmement solitaire : « Nous descendons le
chemin solitaire jusqu’à / l’endroit où tout est noir, / Sans enfants et sans femmes, / Nous
entrons dans le lac / Au milieu de la nuit / (Et l’eau, sur nos vieux corps, est si froide). »485
Dans son essai Théorie de la déroute, Bertrand Leclair souligne, en parlant de
Houellebecq, la « souffrance larvaire » de ses personnages enfermés en eux-mêmes dans
« un refus de se laisser d’aucune manière contaminer par l’autre » :

« La souffrance larvaire des personnages de Michel Houellebecq […] les entraîne à
l’abrutissante volonté d’en finir avec le désir, d’en finir avec l’autre […] : il dresse en
cela un constat d’une justesse redoutable, constat d’une solitude existentielle et d’une
misère sexuelle dans lesquelles, pour autant, il enferme un peu plus encore ses
481
H. P. Lovecraft, op. cit., p. 18.
482
Nous avons longuement parlé de l’individualisme en deuxième partie.
483
EDL, op. cit., pp. 8-9.
484
Ibid., p. 66.
485
PE, op. cit., p. 227.
157
personnages (et, au-delà, ses lecteurs) par le fait même qu’il ne leur octroie tout au long
des Particules élémentaires aucune forme de liberté ou d’autonomie dans la langue. Il
enferme ses personnages dans la ligne horizontale de leur existence, cette ligne où la
liberté s’arrête sans cesse, puisqu’elle s’arrête là où commence celle des objets que sont
les autres, qui sont un enfer […]. »486
Dans cet essai487, Leclerc forge la notion d’ « univers communicationnaire », notion
(connotée négativement) qu’il associe à une idéologie de la transparence en œuvre dans
notre société occidentale. L’ « univers communicationnaire » c’est l’information en temps
réel, Internet, la publicité, les journaux488, alors que pour le journaliste de France Culture,
la parole – la vraie – , est composée de silences, de zones d’ombres, et que, pour tout dire,
elle est mystérieuse, « érotique »489 :

« La parole propre ne peut naître que dans la communication véritable […] : elle a
besoin d’une « région de silence » exactement comme les corps pour se toucher ont
besoin d’un espace et d’une distance où se mettre en scène, espace ou silence qui sont
ceux de l’érotisme. »490
L’ « univers communicationnaire », par opposition à la « communication véritable »,
participerait d’un processus de normalisation et d’homogénéisation, d’une transparence491
et d’une simplification à l’extrême de rapports intersubjectifs. Or cet « univers
communicationnaire » aboutit littéralement à son contraire : au renoncement de la parole.
Selon l’essayiste, la radicalité de l’enfermement des individus en eux-mêmes résulte, dans
notre monde actuel, du sentiment d’incommunicabilité, mais surtout du renoncement d’en
sortir par la parole, étant donné que la parole échangée sous-tend « le risque accepté de
mêler une langue exogène à la sienne »492. L’altérité se joue d’abord dans la parole :
renoncer à parler, c’est « renoncer à l’autre, au risque de l’autre »493.
486
487
Théorie de la déroute, op. cit., p. 88.
Dans lequel il développe toute une réflexion où il tisse ensemble des notions-clés comme société,
communication, parole, amour, érotisme et littérature.
488
La « pornocratie » en œuvre partout.
489
Dans une réflexion englobant toute la société, il considère la littérature comme l’un des rares lieux de
résistance à l’idéologie de la transparence (nous renvoyons, entre autres, à la page 35).
490
Théorie de la déroute, op. cit., p. 70.
491
… qui atteint un summum avec Lila dit ça.
492
Théorie de la déroute, op. cit., p. 39.
493
Ibid., p. 39.
158
Bertrand Leclair considère que l’homme finira par ne plus se distinguer de l’animal dans la
mesure où la parole – propre à l’homme – aura disparu pour ne laisser place qu’à une
communication triviale494. « La fin de l’histoire est sans parole », dit-il en citant Valère
Novarina (Devant la parole, Paris, POL, 1999). En évoquant Houellebecq et notamment la
sexualité, il écrit que celle-ci, désormais réduite à son image pornographique, est d’autant
moins obscène que la société contemporaine l’a réduite à « une pratique, une
communication de corps limités à eux-mêmes et leur besoin, une histoire sans parole ». A
ses yeux, les « boîtes à partouze » constituent l’exemple le plus représentatif de
l’ « univers communicationnaire » :

« […] jusque dans les « boîtes à partouze », qui n’effraient ni ne choquent plus personne.
[…] Les clubs échangistes pourraient symboliser à eux seuls cette fin de l’histoire qui
sera sans parole : chacun y a valeur d’échange pour l’autre, est stricto sensu réduit à sa
valeur d’échange, tandis que l’échange linguistique s’y réduit quant à lui à quelques
jappements d’un plaisir animal mis en scène comme le spectacle de lui-même. Chez
Michel Houellebecq […] comme dans le monde réel, la boîte échangiste, c’est le maillon
fort de l’univers communicationnaire »495.
Dans son développement, Leclair cite Houellebecq, nous pourrions ajouter les noms de
Chimo, Despentes et Millet. La difficulté à vivre l’autre, le refus de se laisser
« contaminer » par l’autre sont également vérifiés dans Les Particules par le repli
quasiment autarcique de Michel dans la science et la retraite ainsi que par l’avilissement de
Bruno dans l’obsession sexuelle. Dans ce roman, Houellebecq fustige en fait, nous l’avons
évoqué, les mythologies sexuelles de 1968, et par là même tout un imaginaire ancré dans le
rêve de la « transparence communicationnelle » et de la libération totale. Cette difficulté de
parole est aussi vécue par le narrateur d’Extension. L’informaticien avoue, comme
d’habitude avec apathie (la même avec laquelle il observe le monde)496, envisager le
premier contact avec un nouveau client avec une certaine appréhension :

« […] il y a là différents êtres humains, organisés dans une structure donnée, à la
fréquentation desquels il va falloir s’habituer ; pénible perspective. Bien entendu
494
« J’aimerais tellement rencontrer des regards / Parler avec des gens comme on parle aux humains »
(Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., « Le train de Crécy-la-Chapelle », p. 76).
495
Théorie de la déroute, op. cit., p. 85. Nous soulignons.
496
Il dit de lui-même qu’il est le plus souvent en « position d’observateur » (p. 153) et qu’il « fréquente peu
les êtres humains » (p. 16).
159
l’expérience m’a rapidement appris que je ne suis appelé qu’à rencontrer des gens sinon
exactement identiques, du moins tout à fait similaires dans leurs coutumes, leurs
opinions, leurs goûts, leur manière générale d’aborder la vie »497.
Il appréhende bien entendu la rencontre avec Catherine Lechardoy du Ministère de
l’Agriculture à qui il doit présenter un nouveau progiciel. La jeune femme, stressée,
déplore l’indifférence d’une société qui ne sait plus communiquer. Or la conversation avec
elle en offre un exemple éloquent : le narrateur écoute, impassible, comme absent et, au
lieu de répondre aux propos de la jeune femme, se réfugie dans un monologue intérieur. Il
ne parle que parce qu’ « il faut [qu’il] dise quelque chose ». Passif, il n’intervient à aucun
moment, il subit les événements, n’ayant aucunement envie de la contredire. Après le
repas, il doit voir le chef de service des études informatiques et également dans cette
situation, il ne sait vraiment pas pourquoi « [il] n’avai[t] rien à lui dire »… Il a d’ailleurs
sur le monde dans lequel il vit une vision bien arrêtée ; toute relation humaine se réduit
pour lui à un échange d’informations. Il confie par ailleurs au lecteur, au début du
roman, que
« sous
nos
yeux,
le
monde
s’uniformise »,
que
les
moyens
de
télécommunication progressent, que l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux
équipements, mais que surtout « les relations humaines deviennent progressivement
impossibles »498. Pour lui, la vie se réduit à une quantité limitée d’anecdotes499.
Dans l’émission Campus intitulée « Les libertins : de Sade à Catherine Millet », Maurice
Lever, dans un rapprochement de quelques traits communs à l’univers de Sade et celui de
Catherine Millet, insiste sur l’absence de lyrisme des corps ainsi que sur leur caractère
abstrait. Nous avons déjà dit que dans l’orgie sadienne l’individu « se perd » ; il en est de
même chez Catherine Millet. Le corps sadien comme celui représenté dans La Vie sexuelle
de Catherine M. n’est pas un corps « qu’on caresse, voluptueux, qui parle » : il est à
l’opposé de toute sensibilité, de toute humanité. Lever souligne chez Catherine Millet cette
propension (très sadienne) à décrire l’ « usinage » des corps et évoque un réel « travail en
série ». Chez les deux, « l’acte sexuel est une connexion au sens technique du terme », plus
qu’une véritable relation intersubjective avec tout ce qu’elle implique de suggestif, de non497
EDL, op. cit., pp. 21 sq.
498
« Tu parlais sexualité, relation humaines. Parlais-tu vraiment, en fait ? Un brouhaha nous environnait ;
des mots semblaient sortir de ta bouche. » ; « Ils émettent parlant tous ensemble une cacophonie de sons où
l’on ne reconnaît que quelques syllabes mastiquées, comme arrachées à coups de dents. » (Rester vivant
suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., pp. 98-99).
499
EDL, op. cit., p. 16.
160
dit et d’ « inter-dit »500, de « dramatique »501. Jean-Claude Guillebaud résume cette même
pensée ainsi :

« Il [le plaisir] est prestation, rassasiement ou performance. Tout à son ivresse devant
tant de "possibles", l’individualisme contemporain a rétrogradé l’effusion voluptueuse au
rang d’une prédation immédiate et sans avenir, c’est-à-dire une fonction corporelle
forcément plus solitaire encore dans son principe que ne pourrait l’être le boire et le
manger. »502
Les propos de Leclair et de Guillebaud se trouvent corroborés de façon éclatante par
l’œuvre d’un Chimo dont le langage est d’une transparence qui court-circuite tout affect.
En effet, Lila parle de sexe « comme si elle […] demanderait : il pleut, tu as soif, tu veux la
moitié d’un chewing-gum ? Naturelle, toujours, c’est ça, simple. »503 Dans sa bouche, la
sexualité se trouve désublimée, le corps également ; l’homme est réduit à sa corporéité, à
« de la viande en mouvement ». La communication reste stérile de par l’absence de zones
d’ombre (elle reproduit le « Verbe collectif » d’une société de la transparence) ; elle est un
pur échange d’informations entre les jeunes adolescents, aucune étreinte, alors que
l’intersubjectivité et l’échange (ces « noces » que sont tout contact amoureux ou en passe
de l’être) exigent un échange irréductible aux normes de la « communication ».
Guillebaud considère également que le triomphe de l’individualisme entraîne un risque de
désagrégation de l’humain et que la solitude de l’homme contemporain n’est que fonction
de la volonté démesurée d’émancipation :

« Une telle atomisation progressive des sociétés humaines, une assomption si radicale de
l’individu désaffilié, un triomphe aussi total de l’individualisme qui exile chacun dans sa
500
Emission Campus (13 décembre 2001), présentée par Guillaume Durand et intitulée « Les libertins : de
Sade à Catherine Millet » ; avec Marie L. (Noli me tangere, La Musardine, 2001), Maurice Lever (Sade,
Fayard, 1991), Pierre Bourgeade (En avant les singes, Gallimard, 2001) et Catherine Millet.
501
« La sexualité est dramatique parce que nous y engageons toute notre vie personnelle. » (Maurice
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1976 ; cité par Jean-Claude Guillebaud, TP,
op. cit., p. 475).
502
TdP, op. cit., p. 475. Précisons que dans le film Baise-moi (drame réalisé par Virginie Despentes et
Coralie Trinh Thi en 2000), adapté du roman éponyme, les actrices ne cessent de s’alimenter quasiment tout
au long du film, figurant ainsi une sorte d’instinct primaire, mais aussi la « solitude » de cette fonction
corporelle.
503
Lila dit ça, op. cit., p. 44. Rappelons le « T’as envie de voir ma chatte ? » du début du texte…
161
solitude, […]. La solitude désenchantée mais anxieuse de l’individu-roi, c’est évidemment
la rançon de l’émancipation de celui-ci. »504
Cela dit, le concept même d'individualité est mis en question explicitement dans Les
Particules. Bruno et Michel ont de nombreuses discussions (qui touchent à la sociologie
comme à la philosophie) et dans un passage émouvant de par la désespérance qui s'en
dégage, Michel en vient à se demander si son frère, qui a un sentiment profond de
l’inutilité de l’homme, est encore un individu :

« Pouvait-on considérer Bruno comme un individu ? Le pourrissement de ses organes lui
appartenait, c’est à titre individuel qu’il connaîtrait le déclin physique et la mort. D’un
autre côté sa vision hédoniste de la vie, les champs de forces qui structuraient sa
conscience et ses désirs appartenaient à l’ensemble de sa génération. De même que
l’installation d’une préparation expérimentale et le choix d’un ou plusieurs observables
permettent d’assigner à un système atomique un comportement donné Ŕ tantôt
corpusculaire, tantôt ondulatoire -, de même Bruno pouvait apparaître comme un
individu, mais d’un autre point de vue il n’était que l’élément passif du déploiement d’un
mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs : rien de tout cela ne le
distinguait, si peu que ce soit, de ses contemporains. »505
En d’autres termes, nul ne possède d’individualité propre en dehors de la capacité de
chaque corps physique à la décrépitude et à la mort. Le moi pensant se noie dans une
masse indifférenciée et la marche de la civilisation, fondée sur le « congédiement de
l’homme », devient alors « un processus sans sujet »506, comme le dit Jean-Claude
Guillebaud. Une conception proche de celle du Michel des Particules, niant la légitimité
ainsi que la nécessité historique (et en dernière instance biologique) de l’homme, est
soutenue par le narrateur de Plateforme : « Il est faux de prétendre que les êtres humains
sont uniques, qu’ils portent en eux une singularité irremplaçable ; en ce qui me concerne,
en tout cas [...] C’est en vain, le plus souvent, qu’on s’épuise à distinguer des destins
individuels, des caractères. »507
Dans la panoplie des questions philosophiques, nous rencontrons des « Que sais-je ? », des
« Qui suis-je ? », des « Que puis-je savoir ? », mais aussi des « Qu’est-ce que l’Identité ? »,
504
TP, op. cit., p. 480.
505
PE, op. cit., p. 221.
506
Le Principe d’humanité, op. cit., p. 171.
507
PF, op. cit., p. 189.
162
« Qu’est-ce que l’Individu ? ». Or il est indéniable que le souci du corps place les travaux
de nos auteurs dans la perspective d’une interrogation sur ce qu’est une « personne ».
Pourtant, pour Lipovetsky (qui développe, rappelons-le, le terme de « procès de
personnalisation »), Narcisse ne serait plus aujourd’hui immobilisé devant son image fixe,
car il n’y aurait plus d’image, mais plus qu’une quête interminable du Soi : dans le monde
actuel, le moi se trouverait « décapé », « vidé de son identité »508. La perte de repères
sociaux générerait une perte d’unité, un réel émiettement du moi, un éclatement de la
personnalité ; le moi serait devenu un « ensemble flou ». Le « procès de personnalisation »
mènerait donc à la dissolution du moi dans un démantèlement de la personnalité.
Cette face du narcissisme contemporain et de la déstructuration du moi, Houellebecq en
offre un bon exemple dans Extension. Dans la troisième partie, le narrateur, au bord du
suicide, se rend chez une psychiatre qui lui signifie qu’il est en dépression : « La formule
me paraît heureuse. Non que je me sente très bas ; c’est plutôt le monde autour de moi qui
me paraît haut. »509 Et le narrateur d’éclater de rire lorsque la psychiatre évoque les
relations avec ses semblables. Le « procès de personnalisation » s’est changé en procès
d’indétermination, ce qu’illustre encore cet extrait de chanson contenu dans Baise-moi :
« Je voudrais pouvoir compter sur quelqu’un. Je voudrais n’avoir besoin de personne. »510
Nous venons de voir que le corps, la chair, la sexualité sont mis en avant dans une
perspective existentielle. Nos auteurs insistent sur la présentation de corps souffrants et
perclus de douleurs (physiques et métaphysiques) en mettant en évidence la corporéité
humaine réduite à un destin malheureux511. Ce faisant, ils minorent la portée intime,
sociale ou historique de tout individu. La sur-représentation des corps tend à « anonymer »
le corps lui-même et notre corpus rend compte de cette déshumanisation en vigueur dans
notre civilisation ainsi que de la disparition de l'humain dans l'humain. D'où le « sentiment
tragique de la vie » (Unamuno) inhérent dans tous les livres de notre corpus.
Tous nos auteurs semblent vouloir en finir avec le principe humaniste de la dignité.
L'humain est abîmé, humilié, avili, déconsidéré, violenté. Or toute violence exercée sur un
508
L’Ère du vide, op. cit., pp. 80 sq.
509
EDL, op. cit., p. 135.
510
Baise-moi, op. cit., p. 234.
511
« Mon corps est comme un sac traversé de fils rouges / […] Cela fait des années que je hais cette viande /
Qui recouvre mes os. » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 45).
163
autre être est également violence contre soi : il s'agit du résultat d'une tragédie intime et
subjective. Nous avons vu, notamment avec Virginie Despentes ou Lorette Nobécourt, que
le principe d'agression devient aussi normal que le fait de manger, d'uriner ou de dormir.
Descartes pourrait être parodié ainsi : « J'agresse donc je suis » et inversement…
« On ne peut pas bien vivre en sachant que l’homme n’est rien et que la face de Dieu est
affreuse », dit le personnage d’une pièce de Camus (Nada dans L’État de siège), voilà en
substance une phrase dont nos personnages pourraient revendiquer la paternité. Nous
sommes bien en présence d’œuvres nihilistes sur lesquelles plane la désespérance, le
suicide et le meurtre. Nous avons évoqué le désespoir plutôt atone et résigné des
personnages houellebecquiens512 ainsi que le désespoir destructeur et la noire exaltation
d’une Virginie Despentes ou d’une Lorette Nobécourt. Or le suicide et le meurtre ne sontils pas, dans une perspective camusienne, les mêmes faces d’un même ordre, celui d’une
intelligence malheureuse qui préfère à la souffrance d’une condition limitée et assumée, le
nihilisme le plus total… Il s’agit pour nos auteurs de faire valoir l'agression, se lancer sans
hésitation dans la violence et en exhiber les effets, taillader sans remords dans l'humain ou,
par souci de correspondance, dégrader tout ce qui prend aux yeux de l'humain quelque
valeur comme le respect, la solidarité, l'amour. Ils posent avec force le problème de la
dégradation de l’intégrité humaine. Ce n’est pas seulement le corps qui est « violenté »,
mais aussi ce qui fonde son humanité. Le démontage incessant du corps rend bien compte
du naufrage de l’humanitas ; le corps tel qu’il est thématisé est un corps perdu et l’image
de ce corps – et partant de l’homme – se fait vecteur de négation et d’irreprésentable, avec
un corollaire fréquent : la souillure et l’avilissement devenus programme.
Nadeije L. Dagen, dans son interview accordée à Catherine Argand (citée au début de cette
partie) conclut l’entretien en disant que le corps est aujourd’hui l’ « analogie du vide »513.
En effet, dans leur insistance à montrer des corps vidés de leur aura subjective (vacance
figurée notamment à travers une sexualité abyssale, parce qu’instinctive, animale et non
plus « dramatique »), de toute valeur et de toute dignité humaine, nos auteurs témoignent
bien de sa déliquescence, de sa « désacralisation » et suggèrent aussi qu’il est désormais
une survivance ; l’homme n’existerait plus pour être un homme d’après des critères
512
« On se meut vaguement, comme un animalcule ; / On n’est presque plus rien, et pourtant qu’est-ce qu’on
souffre ! / On transporte avec soi une espèce de gouffre » (Rester vivant suivi de La Poursuite du bonheur,
op. cit., « Une vie, petite », p. 46).
513
« Je n’ai à partager que de vagues souffrances / Des regrets, des échecs, une expérience du vide » (Rester
vivant suivi de La Poursuite du bonheur, op. cit., « Monde extérieur », p. 77).
164
humanistes. Les valeurs humanistes comme l’amour de son prochain, le respect et la
dignité humaine n’ont plus lieu d’être ; la foi en l’homme disparaît ! L’homme est
engouffré dans l’ère du doute. Notre corpus appartient donc bel et bien à une littérature qui
trace une route menant l’homme tout droit au bannissement de l’humanité. En quatrième
de couverture de son ouvrage consacré à l’art, Paul Ardenne écrit : « tel que l’art du 20e
siècle l’a offert à l’œil du spectateur, le corps est […] un espace de conflits […], trouble
décalque de l’instabilité de la condition humaine ».
165
166
CONCLUSION
167
168
l est indéniable que le corps et le sexe s’affichent de plus en plus et toujours
I
plus crûment dans les livres, les films, la publicité, l’art, etc., à tel point que
dans un article collectif de L’Express du 3 mai 2001 sont évoquées
« l’obsession moderne et galopante de la transparence » ainsi qu’ « une poussée
d’exhibitionnisme généralisé »514. Corps et sexe investissent les débats de société,
nourrissent œuvres et polémiques. Cette spectaculaire érotisation de la société semble se
renouveler sans cesse. Or la production littéraire contemporaine (et notamment les auteurs
que nous avons choisis515) nous offrent des clés pour comprendre ce phénomène. Nombre
d’artistes dessinent une « nouvelle Carte du Sexe », traduisant, ainsi que le suggère
Christian Authier, « un mouvement plus global et de profondes mutations »516.
Un réalisme/naturalisme renouvelé
Au terme de l’entreprise qui était la nôtre, à savoir dresser les contours d’une partie d’un
certain paysage littéraire contemporain, nous pouvons dire, après une approche qui aura été
socio-métaphysique, que notre corpus vérifie bel et bien l’assertion de Jean-Louis Cabanès
qui écrit dans Le Corps et la maladie dans les récits réalistes que
514
REMY, Jacqueline, Jean-Sébastien Stehli, Denis Jeambar, Gilbert Charles, « Le triomphe du
voyeurisme », L’Express, 3 mai 2001.
515
Nous ne pouvions mettre un point final au présent travail sans évoquer le nombre important de femmes
qui constituent notre corpus. En fait, il s’agit d’une coïncidence plutôt que d’un choix orienté en fonction du
sexe de l’auteur (peut-être sont-elles plus médiatisées que leurs homologues masculins…). Il se trouve qu’un
grand nombre de femmes publient de plus en plus des livres dans lesquels « elle méprisent la romance, font
l’apologie de la "viande" ou enfilent les "mots sales" comme de perles », ironise Marie-France Etchégoin
dans Le Nouvel Observateur (Etchégoin, Marie-France, « Sexe. Quand les femmes disent tout, Le Nouvel
Observateur, n ° 1907, 24-30 mai 2001, pp. 13-26 (dossier)). « Révolution des mœurs, stade ultime de la
libération des femmes » ? Une lecture féministe de la « nouvelle tendance » mériterait un travail à lui tout
seul… Cela dit, les hommes aussi sont de plus en plus nombreux à choisir le mode de l’outrance et de
l’impudique ; Christian Authier leur consacre d’ailleurs un chapitre dans Le Nouvel Ordre sexuel (op. cit.,
chapitre 4, pp. 69-87).
516
Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., quatrième de couverture.
169

« dans la littérature dite réaliste ou naturaliste, les thèmes physiologiques ou
pathologiques s’imposent de manière obsédante comme figure privilégiée de toutes les
déviances, du désordre social, voire de la finitude humaine »517.
En ce sens la « génération Houellebecq » (en tout cas l’échantillon que nous nous sommes
proposé de présenter) est « post-réaliste » voire « post-naturaliste » dans la mesure où elle
tend à peindre l’évolution des mœurs et des mentalités en Occident à travers le corps et la
sexualité comme clés de voûte de romans riches en passages « érographiques » et en
descriptions parfois trash de comportements ou de pratiques révélant certains visages de
notre temps. Nos auteurs veulent – comme leurs « prédécesseurs » du XIXe siècle, mais
avec l’audace du langage en plus (libéralisation des mœurs oblige) – rendre manifeste une
certaine aliénation qu’ils observent autour d’eux. A travers une littérature sans fard et en
refusant de se payer de mots (ils prennent en quelque sorte au mot le consensus libéral pour
en dénoncer mieux et plus fort les avatars et surtout l’abîme vers lequel se précipite
l’individu contemporain), ils se font les greffiers d’une société dont ils percent à jour les
faux-fuyants et les tares. D’ailleurs, Philippe Dagen, qui salue « un retour violent de réel »,
est d’avis que la crudité d’une certaine littérature actuelle est une réponse à la prolifération
du « pseudo-corps admirable » ainsi qu’au mythe du « monde parfait » qui va de pair avec
lui et dont nous sommes assaillis dans notre société. Il ne peut être mauvais, selon lui, de
rappeler la réalité des corps avec « leurs humeurs, leurs épanchements, leurs pesanteurs de
chairs fatiguées, leurs odeurs, les formes exactes des organes contre ces visions
hygiénistes »518. Le site des éditions J’ai lu a raison de qualifier de « phénomène littéraire
et social » les livres d’une génération qui entend « dire à la fois notre société et l’individu
dans notre société » (www.jailu.com).
C’est donc à une critique holistique et radicale de la société contemporaine à laquelle le
lecteur de ces écrivains dits « exhibitionnistes » est confronté. Nous avons montré que nos
auteurs proposent un véritable tableau sociologique sur les relations entre les individus
occidentaux de l’entre-deux-millénaires. Et le corps et la sexualité de démarquer sur le
terrain de l’évolution des mœurs, les rapports qui existent entre hommes et femmes, entre
humains, rapports qui, nous avons vu, sont pour le moins abyssaux. En effet, la solitude
tourmentée du plaisir, l’expulsion consentie de l’autre, la désocialisation de la sexualité ne
517
Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes, op. cit., p. 11 ; cité par Colette Becker, op. cit., p. 94.
518
DAGEN, Philippe, « L’intimité mise à nu par les artistes mêmes », Le Monde, 7 avril 2001.
170
prennent leur véritable sens que si on les rapporte à un phénomène d’atomisation sociale
beaucoup plus général. Les livres de notre corpus sont des romans (Catherine Millet écrit
un « récit ») possibles du réel d’aujourd’hui, des romans possibles d’un temps de crise
morale, de la détresse sociale et de l’esprit du temps. Ils constituent des exposés de la
souffrance inhérente à une société occidentale qui n’en finit pas de se défaire, de sombrer
et sur laquelle nos auteurs jettent un regard aigu et sans concessions, se livrant à une
charge sociale féroce. Dans une société du « tous contre tous », l’intersubjectivité est
placée sous le règne de la peur et toute l’œuvre d’un Houellebecq ne fait que dénoncer
avec force l’avilissement de l’homme dans une société sauvage fondée sur le principe
même de la « lutte ». Dès son essai sur Lovecraft sa vision du monde est tout arrêtée :

« Le capitalisme libéral a étendu son emprise sur les consciences ; marchant de pair avec
lui sont advenus le mercantilisme, la publicité, le culte absurde et ricanant de l’efficacité
économique, l’appétit exclusif et immodéré pour les richesses matérielles. Pire encore, le
libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions
sentimentales ont volé en éclat. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenues
des stigmates ridicules. La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son
efficacité économique et son potentiel érotique. »519
Dans chaque livre de notre corpus, il est pour ainsi dire question de la peinture de la
cruauté d’une société qui plonge lentement mais sûrement vers un monde sans plus de
sentiments humains. Dans son récent livre Le Nouvel Ordre sexuel, Christian Authier, en
évoquant les ouvrages de Houellebecq et de Despentes, parle avec justesse d’« un climat
général de "loi de la jungle" distillé par l’idéologie dominante d’un libéralisme
carnassier »520. La société moderne occidentale impose à l’individu un impitoyable
impératif catégorique : entrer dans la « lutte », devenir un individu triomphant, sous peine
d’anéantissement. Pour Houellebecq, Despentes, Nobécourt ou Chimo, la « lutte » relève
d’un darwinisme social fondé sur un rapport de forces 521. Indiquons aussi que la
représentation toute instinctuelle de la personnalité figure une certaine animalité, une
certaine bestialité ainsi qu’une propension à s’épanouir indépendamment des critères de
519
H. P. Lovecraft, op. cit., p. 144.
520
Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 206.
521
Rappelons que dans son livre, Catherine Millet ne se lance pas dans une critique contre la société. Aucune
« lutte » en apparence, mais un usinage des corps révélateur d’une certaine déshérence du concept de
l’humain.
171
l’Autre. De plus, la société libérale et narcissique de la fin du XXe siècle est méfiante à
l’égard de toute expression trop prononcée d’affectivité et l’homme tend à être « une
particule élémentaire pour l’homme » (le titre du deuxième roman de Houellebecq suggère
cette conception de l’univers social).
Au sujet des Particules élémentaires, Pierre Courcelles écrit qu’

« elle est bien là cette souffrance, plus ou moins éprouvée selon les individus, et dans ce
roman excessivement endurée, aux limites du tolérable ; souffrance affective et souffrance
du corps qui l’accompagne ; un roman de vies affectives brisées par l’amour en fuite »522.
Cette remarque vaut pour le reste du corpus dans lequel, l’affectivité, si tant bien qu’elle
existe, est malaisée et entravée par la suspicion ou une incapacité de vivre l’Autre. Les
Particules offrent une réflexion sur l’époque contemporaine à travers un récit de deux
trajectoires de vie marquées par la désespérance et l’impuissance affective jusqu’à la
catastrophe finale (mort et folie), métaphore si l’on veut d’une condition humaine qui est
de toute façon catastrophique puisque l’abîme en est la conclusion. Et Jean-Jacques
Pauvert d’émettre, désabusé (au terme de son anthologie érotique), l’hypothèse que
l’homme n’aurait peut-être plus besoin de passion, de désir – d’érotisme – et qu’il serait
réduit « aux satisfactions immédiates, non plus du désir, mais des simples
concupiscences »523. Dans notre corpus, la sexualité se décline d’ailleurs partout dans la
représentation brute de la scène sexuelle, alors qu’Éros, par définition est « appel » de
l’autre : « À l’heure du hard, du trash et du gore, du "baise-moi" catégorique et de la
pornocratie conquérante, le sentimentalisme et le romantisme n’ont pas bonne presse »524,
écrit Christian Authier. Celui-ci remarque aussi en quatrième de couverture de son livre
qu’en littérature une nouvelle Carte du Tendre semble se dessiner « sous le signe du
hard ». Nos livres sont des récits du plaisir solitaire, du mal-être, de la misère sexuelle et de
la frustration. Chez tous nos auteurs, la chair est triste ou sans jouissance réelle, sans affect.
La misère sexuelle est décrite au scalpel et répond à la misère morale. La sexualité est
devenue une posture ordinaire, désacralisée, désublimée qui courrait aujourd’hui, aux dires
de Guillebaud, le risque d’être désocialisée et déshumanisée, alors même que « dans sa
522
COURCELLES, Pierre, « Lire Houellebecq », Regards, janvier 1999, version en ligne sur
www.regards.fr.
523
De l’infini au zéro, op. cit., p. 696.
524
Le Nouvel Ordre sexuel, op. cit., p. 211.
172
substance elle est culture avant d’être fonction ». Pour illustrer son propos il cite,
rappelons-le, Merleau-Ponty : « La sexualité est dramatique parce que nous y engageons
toute notre vie personnelle », avant de constater, amer, qu’il ne reste plus grand-chose de
ce bel optimisme du philosophe. Rien que la solitude d’un plaisir qui n’est plus
« dramatique », en effet, parce qu’il a cessé « d’engager notre vie personnelle »525. De
notre corpus, l’érotisme vaut véritablement comme en soi, à titre de posture ordinaire et de
pratique désacralisée et nos auteurs semblent vouloir rendre compte surtout d’un
comportement, d’une « mécanique »526. Sont décrits en définitive dans notre corpus un
univers et des personnages pathétiques avec le plus souvent un ton dépité (à l’exception du
ton sobre, presque neutre, de Catherine Millet), un ton qui trace les sillons de la solitude,
de l’abattement et du désespoir. Partout cette impression de grisaille, de froideur qui
appelle à l’esprit du lecteur la figure de l’homme recroquevillé sur lui-même, affalé,
désemparé. Nos « héros » aux vies dissolues sont désemparés dans le tourbillon de la
société post-moderne et incarnent ce que Guillebaud appelle le « paradoxe de
l’individualisme »527 : la passion de la révélation intime du Moi amène l’individu à se
dépouiller… de lui-même. Cette émancipation sans frein, ce « procès de personnalisation
sauvage » (et narcissique) en œuvre dans nos sociétés depuis près de quarante ans
(Lipovetsky) aboutit à son contraire : un démantèlement de la personnalité et des liens
intersubjectifs. Et la libéralisation des mœurs sexuelles de constituer la figure privilégiée
d’un individualisme exacerbé. Ainsi que le suggère Jacques Ruffié, en matière sexuelle, si
l’homme ne suivait que ses instincts, il produirait le type même de la société permissive,
alors qu’ « un certain nombre de règles canalisent l’appétit sexuel et en font une force
sociologiquement structurante »528. Ce sont justement ces « règles » nécessaires à une vie
saine et posée entre hommes et femmes (pas uniquement sur le plan sexuel) qui font de
plus en plus défaut dans les histoires racontées par nos auteurs ; ce qui constitue l’arrièreplan de Lila dit ça, des Jolies choses ou d’Extension du domaine de la lutte, c’est une
société débridée dans laquelle les repères et les valeurs s’effritent.
525
TdP, op. cit., pp. 475-476.
526
LVSCM, op. cit., p. 20.
527
Le Principe d’humanité, op. cit., p. 141.
528
Le Sexe et la mort, op. cit., pp. 181 sq.
173
Exhibition de l’intime comme symptôme d’angoisse
Cette société narcissique de l’ère de la transparence et en perte de repères moraux aboutit à
la déshérence du concept d’humain. Bertrand Leclair évoque dans La Théorie de la
déroute, une société traversée par une sorte d’hystérie communicationnelle qui souffre
paradoxalement d’un « mal de parole » ; l’incommunicabilité est totale, les rapports
humains se limitent (aux yeux du narrateur d’Extension) à un échange d’informations, les
rapports sexuels à de triviales « connexions » (Catherine M.). Nous avons vu toute la
difficulté qu’avaient les personnages de Houellebecq et de Despentes à communiquer et de
ce point de vue notre corpus témoigne d’une métaphysique désespérée de
l’incommunicabilité. À la fin des tabous, à la « transparence de la langue » (qu’illustre à
merveille Lila dit ça de Chimo), à la « transparence des corps » correspond l’opacité des
rapports humains, la perte des repères sociaux, l’effritement progressif et insidieux des
liens entre humains. Nous voyons dès lors à quel point est consubstantiel un certain
pessimisme métaphysique au pessimisme social contenu dans nos textes.
Cette littérature provoque donc des réflexions plus élevées que son propos purement
descriptif en matière sexuelle (et soi-disant racoleur) ; elle ébranle l’unité métaphysique de
la personne et du corps. Nos auteurs mettent en question les principes de base de la société
occidentale, la conception traditionnelle des valeurs morales et de la nature humaine. Une
réflexion sur le corps, la sexualité et la précarité de ces notions s’accompagne d’un souci
quant à la définition même du corps et de l’individu dans une société matérialiste.
Le corps peut magnifier, dans une représentation « glorieuse », la vie et ses possibilités
infinies, mais il proclame également (et de façon intense) notre mort future et notre
finitude inéluctable. Parler du corps oblige à éclairer plus ou moins l’un ou l’autre de ses
deux visages, et nos auteurs ont fait leur choix : celui tragique et pitoyable de sa
temporalité, de sa fragilité, de son usure et de sa précarité. La souffrance appliquée à la
représentation du corps dans notre corpus (notamment avec Despentes et Nobécourt) est le
reflet de sa souffrance existentielle ; nous est offerte une sorte de vision de « fin du corps »
comme nous serait annoncée une « fin du monde ». De Chimo aux Michel (de
Houellebecq), en passant par Nadine et Manu, nos personnages sont marqués par la
douleur et le sentiment de la perdition ontologique.
174
En insistant sur l’aspect corporel des personnages, sur la matérialité fonctionnelle de leurs
corps, nos auteurs minorent leur identité et leur subjectivité529 et suggèrent sa disparition.
Ils pointent ainsi sur l’incertitude quant au concept de « principe d’humanité », quant à
l’humanité de l’homme. Jean-Claude Guillebaud met en garde, dans La Tyrannie du
plaisir, mais surtout dans Le Principe d'humanité (il continue dans son deuxième essai sa
réflexion sur l'humain), sur la disparition de l'humain, sur « cette qualité qui fait que
l'homme est homme »530. Il dénonce cette propension en vigueur dans la société (et dont
tout notre corpus rend compte) qui consiste à nier l'homme en considérant le corps humain
comme un simple matériau, la somme de ses organes, comme une chose en ignorant qu'il
est aussi le produit de son histoire individuelle. L'essayiste dénonce la lente rétrogradation
de la vie au statut de marchandise ainsi que l'abaissement de l'homme au rang de chose ;
l'homme ne peut être objet d'appropriation (cf. Baise-moi, par exemple), de commerce (cf.
Plateforme). Pour étayer son propos, Guillebaud cite le philosophe Emmanuel Kant et la
« troisième formulation de l'impératif catégorique » définissant le principe d'humanité :
« Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la
personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un
moyen. » L’homme ne peut être instrumentalisé, chosifié, dans son corps comme dans son
être ; il y va de son statut et de son identité. D’après Guillebaud, la présence terrestre n’est
en rien comparable à celle d’une chose, d’après Guillebaud : « Si le corps humain ne peut
être dans le commerce comme le serait une chose, c’est qu’il incarne la personne ellemême. Il participe intrinsèquement de l’humanité de l’homme. » Or pour nos auteurs
l’existence personnelle est supplantée par la seule individualité biologique (et cela même
dans un roman qualifié dans la presse de « roman d’amour », à savoir Plateforme).
Effacement insidieux de l’humanité
Michel Houellebecq s’interroge (par personnages interposés) le plus explicitement sur la
notion-même d’individu. Rappelons que l’un des passages les plus profonds est celui où
Michel se demande dans quelle mesure on peut considérer son frère Bruno comme un
529
De ce point de vue, ils figurent une certaine déshumanisation déjà opérée par exemple par le Nouveau
Roman.
530
Le Principe d’humanité, op. cit., pp. 101 sq.
175
individu ; tout ce qu’il lui trouve comme individualité c’est le pourrissement physique de
ses organes.
Se fondant sur les travaux de Pierre Legendre, Guillebaud est d’avis que pour que l’homme
soit sujet humain, il doit être institué, c’est-à-dire inscrit dans une histoire (ce que
Legendre appelle le « principe généalogique »). Être inscrit dans une histoire c’est être
amarré à des fondements, ce qui transforme en être humain ce qui resterait, faute de cela,
une « viande vivante »531. Pour qu’il y ait humanitas, il faut qu’il y ait transmission,
institution culturelle et sociale. Se pose dès lors la question du rapport au temps ; l’individu
désaffilié de toute institution est sans attaches, sans passé :

« Réfugié dans l’instant, voué à une sorte d’immédiateté fébrile, il est aussi sans avenir, en
ce sens qu’il n’est plus véritablement inscrit dans une histoire. L’histoire telle qu’il la
perçoit n’est plus qu’une succession aléatoire de "présents", une addition d’instants
éphémères ayant tous la même valeur. »532
Or nos personnages ne s’inscrivent précisément pas dans une histoire. Égarés, perdus, ils
donnent l’impression d’un piétinement. Sans « héritage » et sans perspective d’avenir
(hormis Pauline dans Les jolies choses), ils donnent tous l’impression d’un piétinement. Ils
semblent tous dépourvus du « pouvoir généalogique » dont parle Guillebaud (il emprunte
l’expression à Pierre Legendre) qui organise le temps humain en une continuité dans
laquelle s’inscrit l’individu. D’ailleurs, un exemple tiré des Particules est tout à fait parlant
à cet égard : « C’est une drôle d’idée […] de se reproduire, quand on n’aime pas la vie »,
se dit Michel lorsqu’Annabelle lui confie désirer un enfant. « J’accepte », dit-il après avoir
conclu que le fait de faire un enfant n’était pas d’ordre rationnel. Il se résout à
l’accouplement en pensant à « l’évidence géométrique »533 de cet acte. Il ne ressent rien et
il ne se l’explique pas… Incapables de tout idéal personnel ou collectif, nos personnages
ne perçoivent aucune nécessité d’existence « historique ».
Cette interrogation sur l'humain est menée très loin dans Les Particules élémentaire de
Michel Houellebecq. Le narrateur de cette « fresque sociale et philosophique »534 annonce
dès le début que le roman traitera de l’ « ancien règne ». C’est ainsi que le narrateur
531
Le Principe d’humanité, op. cit., pp. 138 sq.
532
TdP, op. cit., p. 480.
533
PE, op. cit., pp. 341-342.
534
WEITZMANN, Marc, « MH – Monoprix maxi livre », Les Inrockuptibles, n° 161, 5 août 1998 – version
en ligne www.lesinrocks.com.
176
désigne l’époque de la deuxième moitié du XXe siècle. Cette chronique est racontée par un
narrateur qui se situe lui dans l’avenir, aux environs de 2050 : le récit est fait par un
« homme nouveau » (un clone conçu en laboratoire) issu de la « troisième mutation
métaphysique »535. Ce concept de « mutation métaphysique » se définit par une
transformation radicale de la vision du monde adoptée par le plus grand nombre. Selon le
narrateur-chroniqueur (véritable cicérone futuriste), l’apparition du christianisme marque
la première rupture dans l’histoire de l’humanité. La seconde participe de l’avènement de
la modernité matérialiste et athée, consécutif à l’essor des sciences expérimentales. Voici
les toutes premières phrases du prologue :

« Ce livre est avant tout l’histoire d’un homme […]. […] fréquemment guettés par la
misère, les hommes de sa génération passèrent en outre leur vie dans la solitude et
l’amertume. Les sentiments d’amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient dans
une large mesure disparu ; dans leur rapports mutuels ses contemporains faisaient le plus
souvent preuve d’indifférence, voire de cruauté. »536
C’est cette période que notre corpus utilise comme toile de fond.
Cela dit, la fin de ce roman – qui pose en fin de compte la question de savoir si la survie
d'une société telle que la nôtre est encore souhaitable537 – s'oriente vers la science fiction
en évoquant un « avenir meilleur » qui se caractériserait par la naissance d'une humanité
génétiquement métamorphosée et délivrée des maux que sont l'individu, la mort et la
reproduction sexuée (c’est la « troisième mutation métaphysique »). Les découvertes
menées
par
Michel
Djerzinsky,
l’un
des
deux
personnages
principaux
du
roman inaugureront une « nouvelle ère » et révolutionneront la définition même de
l’homme et de la vie. Sombre perspective que celle d’une délivrance existentielle atteinte
par une révolution génétique découlant d’une remise en cause absolue de la société libérale
et post-soixante-huitarde…538 Le clonage n’est-il pas par excellence l’ignorance du
« procès généalogique » ?
535
PE, op. cit., pp. 9-13. Soulignons cette perspective énonciative originale.
536
PE, op. cit., p. 9.
537
Mais en dernière instance, tous les livres de notre corpus ne posent-ils pas cette question en creux ?
538
Houellebecq affirme dans Interventions qu’il faudrait carrément une « nouvelle ontologie » (Paris,
Flammarion, 1998, p. 120). Il le réaffirme dans une interview accordée à Catherine Argand (Lire, septembre
1998).
177
Des livres antihumanistes ?
Véritables éveilleurs d’idées, nos auteurs incitent, par leurs réflexions et leurs
dévoilements, à la réflexion. Le but du roman n’est-il pas justement d’éveiller l’inquiétude
métaphysique, sociale, n’est-il pas, comme le suggère Maupassant, de « forcer à penser, à
comprendre le sens profond et caché des événements »539 ? « Inquiéteurs » au sens gidien
du terme, il pourraient adhérer à la conception zolienne de la littérature :

« Nous cherchons les causes du mal social ; nous faisons l’anatomie des classes et des
individus pour expliquer les détraquements qui se produisent dans la société et dans
l’homme. [...] nous sommes les actifs ouvriers qui sondons l’édifice, indiquant les poutres
pourries, les crevasses intérieures, les pierres descellées, tous ces dégâts qu’on ne voit pas
du dehors et qui peuvent entraîner la ruine du monument entier. N’est-ce pas là un travail
plus vraiment utile, plus sérieux et plus digne que de se planter sur un rocher, une lyre au
bras, et d’encourager les hommes par une fanfare sonore ? »540
Faut-il pour autant considérer nos œuvres plutôt pessimistes541 comme des œuvres
antihumanistes ? Alain Wagner s’est penché sur cette question dans un article consacré aux
Particules, mais elle pourrait concerner tout notre corpus. Il évoque les diatribes lancées
par les partisans d’un optimisme politiquement correct contre un Michel Houellebecq sous
la plume duquel affleureraient des idées « inquiétantes » et extrêmes (comme l’eugénisme,
qui rappellerait les aberrations nazies). Alain Wagner admet que les propos de l’auteur sont
assez équivoques et qu’ils contribuent à nourrir l’ambiguïté dont aime à se parer l’écrivain.
Toutefois, le deuxième roman de Houellebecq ne peut être à ses yeux taxé
d’antihumaniste. Nous souscrivons à cette assertion, car comment pourrait-on qualifier
d’antihumaniste une œuvre qui dénonce précisément la cruauté et la déchéance de
l’homme dans une société sauvage ? La fin du roman s’achève sur la phrase « Ce livre est
dédié à l’homme. »542 et bien que l’hommage soit en même temps un adieu, Houellebecq
écrit effectivement pour l’homme, ou plus précisément, « il écrit pour l’homme tel qu’il
pourrait être s’il n’était l’esclave de mécanismes sociaux qui étouffent peu à peu en lui
539
Pierre et Jean, op. cit., p. 40.
540
ZOLA, Emile, « Lettre à la jeunesse » (1879), article repris dans Le Roman expérimental, 1880 ; cité par
Colette Becker, op. cit., pp. 177-178.
541
Ne comptons pas parmi elles l’inclassable livre de Catherine Millet.
542
PE, op. cit., p. 394.
178
toute aspiration noble et exacerbent ses pulsions primitives au lieu de les mettre en
veilleuse »543. Et Alain Wagner de se demander depuis quand un optimisme à toute
épreuve serait une condition de l’humanisme : « loin de s’opposer à l’humanisme, la rage,
le dégoût et le désespoir en sont parfois le produit final ».
Même si le mouvement générationnel qui a fait l’objet de ce travail n’a pas produit de
chef-d’œuvre, les livres de la « nouvelle tendance » tracent un profond sillon qu’il ne
faudrait pas sous-estimer du point de vue de l’histoire littéraire. Marie L., dans l’émission
Campus du 13 décembre 2001 sur France 2, soulignait qu’une partie de la littérature
contemporaine, qui recherche la violence et la souffrance, témoignait à la fois d’une
« obsession de la mort mais constituait également un cri qui dénotait un besoin d’amour ».
En quelque sorte, cette littérature vaut pour un acte résolu de « présence », un « je suis là ».
Michel Houellebecq et les « écrivains-sociologues » de la tragédie humaine contemporaine
dépeignent en définitive l’ « incertitude du temps » à travers des romans sans autre théâtre
que le corps. Finalement, ces romans de la conscience individuelle malheureuse (de
« l’abîme intime ») suscitent malaise… pitié et crainte. Ces œuvres « atroces », dans une
critique holistique et radicale de la société contemporaine, percent le voile inhumain qui
enveloppe la civilisation occidentale et invitent, en focalisant l’attention sur ce qu’il faut
bien appeler en dernière instance le Terrible et le Néant, à de douloureux « voyages
intérieurs ».
543
WAGNER, Alain, « Michel Houellebecq, ou celui par qui le scandale arrive » (Luxemburger Wort, 17 et
24 février 2000).
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REISEN, Tom, « Particules. Élémentaires ? », d’Lëtzebuerger Land, 18/12/1998.
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REMY, Jacqueline, Jean-Sébastien Stehli, Denis Jeambar, Gilbert Charles, « Le
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SALLES, Alain, « Les adieux de Bernard Pivot, "interprète de la curiosité
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VAN DER PLAETSEN, « Une hargne de boxeur », Le Figaro, 31/8/2001.
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WAGNER, Alain, « Michel Houellebecq : la plateforme du scandale » (publication
refusée par le LW au moment de la rédaction de ce travail ; nous sommes en
possession d’un exemplaire privé).
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Id., « Michel Houellebecq ou celui par qui le scandale arrive », Luxemburger Wort,
17/2 et 24/2/2000.
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WEITZMANN, Marc, « Houellebecq, aspects de la France, Le Monde, 7/12/2001.
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Id., « Michel Houellebecq, Monoprix, maxi livre », Les Inrockuptibles, n° 161,
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En langue allemande :
ALTWEGG, Jürg, „Die Reportage zum Roman“, FAZ, 28/8/2001.
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Id., „Krieg der ressorts: ‚Le Monde’ streitet um Houellebecq“, FAZ, 28/8/2001.
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ASSHEUER, Thomas, „Sex und Kapitalismus“, Die Zeit, 16/1999.
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188
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STEINFELD, Thomas, „Kneif mich!“, SZ, 27/8/2001.
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Autres sources
-
Notes de cours, enseignement de Madame Colas-Blaise, « La critique littéraire
comme recherche », Cunlux, 1994/95.
-
Écrire aujourd’hui, n°28, mars-avril 1995 (au sujet de la « Nouvelle Fiction »).
-
Le Magazine littéraire, juin 1996, nº 344 (au sujet du polar).
-
Écrire aujourd’hui, « Les techniques modernes du roman », n° 53, mai-juin 1999.
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Le Nouvel Observateur, « Sexe. Quand les femmes disent tout. », n° 1907, 24-30
mai 2001 (dossier).
-
Le Nouvel Observateur, « L’affaire Houellebecq », n° 1923, 13-19/9/2001
(dossier).
-
Encycopaedia Universalis France S.A. (support cédérom).
-
Dictionnaire des écrivains de langue française, Larousse, 2001.
Émissions radio- et télédiffusées
-
Émission Concordance des temps, présentée par Jean-Noël Jeanneney et radiodiffusée sur France Culture, intitulée « De La Garçonne à La Vie sexuelle de
Catherine M. : les avatars de la pudeur » (11/11/2001).
-
Émission Campus de Guillaume Durand sur France 2, intitulée « Les libertins : de
Sade à Catherine Millet » (12/12/2001).
Sites Internet
-
www.yahoo.fr (« Yahoo Encyclopédie »)
-
www.houellebecq.info (site officiel de l’écrivain)
189
-
www.disc.server.com/Indices/125642.html (Amicale des Ennemis des Amis de Michel
Houellebecq)
www.jailu.com
-
www.lire.fr
190
-
TABLE DES MATIERES
191
192
Résumé
4
Abréviations
7
Introduction
11

La polémique autour de la « nouvelle tendance »

Michel Houellebecq : « écrivain de la souffrance ordinaire »

Les « écrivains-exhibitionnistes »

Méthodologie, problématique et plan
I) Le corps et le réel
25
A) Une tendance « post-naturaliste » ?
27
B) Considérations stylistiques
39
C) Des récits « érographiques »
43
II) Corps, sexualité et civitas
A) Une société d’individualisation inédite
51
53
1. Le « procès de personnalisation »
54
2. Le narcissisme contemporain
56
3. Une société érotisée à l’excès
62
B) Un désert d’amour et d’affects
1. Obsolescence de la linea amoris
68
70
2. Houellebecq : la froide conceptualisation du corps et de la sexualité 72
3. Chimo face à la spontanéité du… corps
81
4. Nobécourt, Despentes : entre affection et aversion
85
5. La « rage antiromantique » chez Catherine Millet
89
193
C) Corps, sexualité, éthique et violences
91
1. Une panne du désir
91
2. Interdit et transgression
92
3. Conduites antisociales
96
III) « Le corps, lieu des plus folles angoisses »
A) Le corps « souffrant » et « intranquille »
105
108
a. La « conscience malheureuse » et « douloureuse » chez Houellebecq 109
b. La « peur physiologique » de Chimo
113
c. Les « corps criards » chez Despentes et Nobécourt
115
d. Maladie et amoindrissement du corps
118
B) Réponses au désarroi existentiel
a. Désespérance des personnages houellebecquiens
122
b. La sexualité comme « divertissement »
126
c. Suicide et dépréciation de soi
131
d. Abîmer l’humain
136
C) Doutes sur l’humain
144
a. « Érographie » et « dépersonnalisation »
145
b. Instrumentalisation de l’autre
150
c. Désacralisation du corps et déshumanisation
152
d. Solitude et « univers communicationnaire »
155
Conclusion

Un réalisme/naturalisme renouvelé

Exhibition de l’intime comme symptôme d’angoisse

Effacement insidieux de l’humanité

Des livres antihumanistes ?
194
121
167
Bibliographie
181
Table des matières
191
195