Bonjour mesdames et messieurs, je suis Marie

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Bonjour mesdames et messieurs, je suis Marie
Bonjour mesdames et messieurs, je suis Marie-Louise et je suis du SDF, le pays
qui m’habite… Toute une histoire !
Ma couleur ? Les petits jeunes dans mon quartier disaient « bois noir, bois
d’ébène » et ça résonnait comme une chanson… Je me souviens de tellement
de rire, de gens, du bruit, des odeurs…
Ici je me demande tout le temps où sont les gens ?
Mon nom de famille a une consonance africaine et barbare, on dirait un cri de
guerre. Rien à voir avec les De la Tulipe, Saint-Sauveur ou Édouard Henri. Et
comme si ça ne suffisait pas, il faut m’affubler de la terminologie de « minorité
visible », eh. Imaginez mon nom, dans la case minorité visible, accompagné de
mon cv et de mes études venues d’ailleurs, réponse : « Heu, il vous faut faire
une équivalence de vos diplômes, et puis aussi il vous faut une expérience
québécoise, et pour votre domaine, vous devriez faire partie d’un ordre
professionnel, et ce serait bon de connaître l’anglais si vous voulez travailler en
communication »… Oh lala.
Bon, le bénévolat est bon pour le cv me dit-on, alors go ! Les compatriotes, sans
doute à cause d’un désabusement et d’un malaise collectifs, me disent de faire
une formation accélérée en secrétariat et bureautique, je trouverais vite du travail
et de l’argent… Journaliste ? Écrivain ? Oublie ça, ce n’est pas possible ici…
Mais moi on m’a choisie, j’ai dans mes tiroirs un Certificat de Sélection du
Québec dont le critère premier est la connaissance du français… C’est ma
langue maternelle et j’ai beaucoup voyagé… J’aime Céline Dion et j’ai regardé
Elvis Gratton même s’il ne m’a pas fait rire… La seule Fanfreluche que j’ai bien
connue est la poupée de Bobette dans Bob et Bobette, mais ici j’ai accepté
qu’elle soit la justicière qui entre dans les livres qu’elle lit quand l’histoire ne lui
convient pas, c’est elle qui a rendu à Cendrillon son soulier perdu et a croqué la
pomme à la place de Blanche-Neige…
Rien à foutre de tout ça, tabarouette. Le processus, tranquillement pas vite, va
toujours de zéro à dix, tu ne peux pas venir avec ton quatre, ton six ou ton huit…
Pourtant j’arrive sans handicap de langue, mais on va faire une fixation sur ce
que je n’ai pas à Montréal… Bilingue ? Mais je parle, en plus du français, le
lingala et le swahili, c’est bien plus que bilingue non !
Zéro à dix, c’est comme ça. Le téléphone te le dit, et pour parler à un préposé,
my God, ils sont pires que le système automatisé : ils ne connaissent rien à part
ce qu’on leur a appris à dire pour les cas 1, 2, 3 ou 4, pas de sensibilité ni de
débrouillardise. Comme à l’hôpital !
Je ne vous ai pas tout dit : En plus de mon nom, mon parcours et mon
expérience professionnels qui semblent n’intéresser personne, en plus des
compatriotes qui me poussent à devenir secrétaire – la meilleure chose qui
puisse m’arriver selon eux, en plus de mon inactivité et mon ennui – j’ai toujours
bougé… eh ben je me découvre enceinte deux mois après mon arrivée. Ouais,
j’étais vraiment attendue quoi, pour être immobilisée...
Et donc à l’hôpital… hum… vous les avez sûrement déjà croisées vous aussi,
ces infirmières-là visage fermé et qui vous regardent comme si votre grossesse
était une arme de destruction massive… heu non, juste mon bébé… en tout cas,
je vous en parlerais la prochaine fois…
Selon notre face, notre couleur ou notre origine, les gens pensent connaître nos
valeurs. Exemple, parce que j’ai un nom barbare, je dois adorer donner le sein à
bébé ?
Le partage de nos valeurs, qui devraient être universelles, nous rappelle que 1+1
= 2 partout dans le monde.
En m’établissant à Montréal, j’ai fait le choix d’exister dans une société
francophone… sic.
Quand il n’y a rien eu à dire sur mon français, on a commencé à me rabâcher les
oreilles avec des affaires d’intégration, ma cuisine épicée, mon accent, les
subtilités de la langue dont je n’ai pas conscience, déodorants ou désodorisants,
bus ou autobus, génial ou écœurant, super ou malade…
Je voulais un travail qui me ressemble ! Alors j’ai appris à faire des cv comme on
en fait ici, tout un apprentissage, et j’en ai envoyé pas mal. Je me suis jurée que
malgré le fait que cette société est une grosse machine, elle ne peut pas
fonctionner sans moi, je dois faire partie d’elle. Parce que vous savez quoi ?
Ceux qui s’établissent dans ce pays, en défiant le froid et la neige, ne viennent
pas tous pour voler, y en a pas mal qui viennent donner et enrichir le Québec,
faut que ce soit souligné. De 36 degré sous les tropiques à moins 40 degré avec
facteur vent, en tout cas, faut le faire…
Mes compatriotes disent que je suis une chanceuse. J’ai trouvé un travail au
bout de 3 mois de recherche assidue. Et … Pas secrétaire du tout… J’espère
pouvoir le garder et ne pas être juste l’élément « diversité » qui mettrait de la
couleur dans les réunions d’équipes entre les check-in et les check-out. Et
pouvoir passer de contractuelle à permanente un jour.
En tout cas, ce qui est sûr, j’ai pris le pouvoir, le dessus, je me suis mise en
action.
Le féminisme, dans ce super petit livret vert fluo de la TGFM que j’ai pris chez
Anne, c’est une prise de pouvoir, une force de transformation, une vision du
monde qui implique l’action, briser les murs, une lutte politique, une recherche de
liberté, une nécessité, repenser les genres et les sexes, l’éclatement des
possibles… et je fais cela chaque jour depuis que je fais attention à la fille qui est
en moi.
C’est comme ça que j’ai su que je suis une féministe.
D’où je viens, je n’aurais accepté cela de personne, féministe étant très
péjoratif… Moche, garçon manqué, aigrie, frigide, on disait même « mal baisée »
- excusez…
Mais non, je le suis, féministe, je l’ai toujours été, déjà dans ma société barbare,
et puis ici.
Comme on aime les abréviations ici, je dirais que je suis ressortissante du SDF,
ça peut être un pays, comme RCA, ou RDC, ou USA, ou FFQ, ou TGFM, ou
AINC, ou MICC, ou TCRI, ou AFT, ou CIC, ou CFC…
J’ai été sélectionnée, admise, jugée apte, capable, de vivre au Québec, alors !
Eh, mais où sont les gens ?
Vous savez, on est toute quelque peu pareille, on a des envies de nouveauté, de
sexe, de bien-être, à côté de la routine métro-boulot-dodo… Envie parfois d’une
vie de rechange, kinoise, parisienne, montréalaise ou new-yorkaise. La preuve
quand on a mal dedans, l’effet est pareil, quand on suinte de l’intérieur, larmes,
sueur ou sang, ce sont les mêmes couleurs, la même douleur…Je rêve d’une vie
de rechange qui viendrait balayer tous mes soucis !
Tout, ici, va tranquillement pas vite…
Il parait que c’est le bon rythme, je devrais être rassurée, mais pas du tout.
Des choses me manquent ! Et les gens, ils sont où, les gens, hein ?
Là-bas, quand on ne voit pas les gens, c’est qu’il y a manifestation quelque part,
ils y sont tous. Ici, ils sont silencieux, ils se font tout petits, ils toussent à peine,
font la file pour monter dans un bus et le seul moment où je me suis vraiment
amusée et que j’ai eu un sentiment d’appartenance, c’est … (taper dans la
casserole) quand il y a eu l’évènement « casseroles »… le bruit a été
rassembleur, c’est quelque chose que je connais, le bruit…
Je vous dis un matin sans chant de coq, sans cris d’enfants, sans klaxons, sans
aboiements de chien errants poursuivis par des jeunes fumeurs de plantes
médicinales, sans échange verbal de conducteurs avec les roulages, ah, il y a un
problème… soit un couvre-feu et le pays va mal, soit une manif ville-morte et le
pays va encore plus mal…
Ici on ne me trouve pas assez intégrée. Je parle fort, je m’habille très coloré et
j’ai du mal à fonctionner avec le service automatisé : je veux un visage devant
moi, une respiration, un nom, des réponses à mes question, un échange quoi !
« Si vous appelez pour un rendez-vous, faites le 1, si c’est pour un examen,
faites le 2, si vous voulez réécouter ce menu faites le zéro… »
Ah ! Comment je fais ?
Je rêvais tellement d’une vie de rechange qui viendrait balayer tous mes soucis,
alors je suis partie, enfin je suis venue ici et on me parle de mes couleurs
criardes.
Je suis là, j’ai fini par trouver un emploi, pas celui de mes rêves mais qui
correspond le plus près à mes standards. J’espère le garder, vraiment ! Je le dis
comme je le pense, avec le sourire désormais, j’ai perdu trop d’énergie avec la
colère en arrivant, à la chasse des équivalences, les oreilles à entendre TOUT, je
suis fatiguée.
Je me suis beaucoup isolée aussi. De la communauté. Et j’ai dû trouver moimême des ressources pour survivre puis exister et enfin être. Car aujourd’hui je
suis.
Chaque trajectoire est différente, et moi mon parcours migratoire est bizarre. Je
suis partie pour fuir la misère, mais cette fille rencontrée y a trois semaines est ici
pour avoir rejoint son conjoint qui, à l’heure actuelle, est parti voir ailleurs…
Montréal est très diversifié, après tout… il est parti faire sa diversité !
Ce que je vais faire, c’est vous parler de souffrance, de départ, de largage. Un
peu aussi de nouveauté, de changement, de rencontres. Le trop plein de murs et
de barrières qu’on doit abattre quand on va la recherche d’un emploi, c’est
infernal.
Y en a trop plein, ce n’est pas possible !
À certaines personnes, on leur demande encore aujourd’hui « d’où viens-tu ? »
Y en a qui sont là depuis plus de dix ans, mais comme qui dirait tu ne changes
pas ton nom, tu changes juste de passeport, non tu changes la couleur de ton
passeport et son appartenance… mais ton nom barbare, tu l’as toujours. Alors, tu
viens d’où ?
C’est cela qui me donne des fois le sentiment d’être une éternelle SDF.
Une « sans domicile fixe » quoi…
Je suis une trentaine d’années d’existence SDF, et je parle aux gens comme je
fais la cuisine : sans trop de délicatesse ! Quand on a du talent dit-on, il faut le
gaspiller, c’est ce que je fais de mon indélicatesse.
Je veux démystifier ma vie et résoudre la montagne de mes problèmes en
commençant par la perte de toutes mes valeurs et mon maintien en emploi. Une
façon de garder mon boulot d’ailleurs est de ne jamais parler de mes problèmes
personnels au travail. Avec un nom aussi barbare que le mien, ça fera très vite le
cliché « employée trop émotive et pas professionnelle ». Non, moi je rêve
d’augmentation de salaire ou de changement de poste alors le panneau
« émotive » même là où la conciliation famille-travail est quasiment difficile pour
tout le monde, non merci… moi, faut pas que je me trahisse, tes problèmes
personnels au travail ça fait faiblesse et waouh, je suis forte… féministe !
Y a des endroits, des choses dont je ne vous parlerai pas, parce que j’ai envie de
les garder rien que pour moi et je trouve ça parfaitement légitime…
En tout cas !
D’où je viens… Cosmos, troisième planète en venant de la terre… Non,
vraiment?
Ok, je viens de l’ouest de Montréal, à NDG, je suis plus que bilingue, je parle
bien français, j’ai une Fanfreluche qui change les côtés de ma vie moins jolis en
chefs d’œuvre, j’ai un travail – pas secrétaire, agente de projet dans un super
organisme communautaire, je suis montréalaise, je suis féministe et j’espère
pouvoir répondre de cette manière à cette question et garder ce sentiment
d’appartenance.
Merci.

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