Quel accueil pour la folie

Transcription

Quel accueil pour la folie
La tourmente des débats actuels sur la psychiatrie accroît de façon inacceptable la souffrance des malades,
celle de leur famille, et inquiète l’opinion. L’État prend
le prétexte de quelques évènements exceptionnels pour
faire une loi qui va utiliser la psychiatrie comme une
arme supplémentaire de sa politique sécuritaire.
Cet ouvrage participe à l’information des citoyens et
de leurs élus sur la Santé Mentale pour alimenter le
débat national et soutenir la démarche des usagers et
des familles.
Par ailleurs, à tous ceux qui se préparent aux professions de la Santé Mentale ainsi qu’aux acteurs chevronnés, Guy Baillon propose une nouvelle
introduction dans le champ de la folie.
Guy Baillon, psychiatre des hôpitaux, a travaillé avec la même
équipe de secteur pendant 30 ans dans le 93 entre l’Hôpital de
Ville-Evrard et le secteur de Bondy, cofondateur de l’Association
Accueils. Auteur de nombreux articles sur la psychiatrie au quotidien, « Chronique du lundi » sur le site de SERPSY
(www.serpsy.org) et de deux ouvrages : Les urgences de la folie. L’accueil en santé mentale, 1998, Gaëtan Morin éd. et PUF ; Les usagers
au secours de la psychiatrie. La parole retrouvée, 2009, Érès.
www.champsocial.com
9 782353 711093
ISBN : 978-2-35371-109-3
20 €
CHAMP SOCIAL
Quel accueil pour la folie ?
Quel accueil pour la folie ?
GUY BAILLON
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Collection Collectif psy
GUY BAILLON
Quel accueil pour la
CHAMP SOCIAL
É D I T I O N S
folie?
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AVANT-PROPOS
Folie et psychiatrie : entre colère et espoir
Les usagers ne veulent pas de la psychiatrie actuelle,
celle dont ils se servent en ce moment. Ils font une ‘évaluation brutale’ et sans merci du paysage ‘psy’.
Évaluation renforcée par celle des familles qui porte
sur d’autres points, dont certains peuvent paraître opposés, opposition que certains ‘psy’ soulignent à plaisir,
alors qu’à la base la demande des usagers et des familles
est exactement la même. Par contre les demandes de chacun s’opposent, en période d’inconséquence et d’abandon de la psychiatrie comme aujourd’hui : si les
psychiatres refusent d’entendre les familles, les familles
vont revendiquer une loi leur donnant la possibilité d’enfermer pour soigner puisque c’est le seul moyen qui leur
est accordé d’être écoutées et d’obtenir des soins, demandant toute une suite de garanties contraignantes et privatives de liberté, toutes choses que les usagers exècrent.
Alors les ‘usagers’ se révoltent, oui, ils se révoltent
contre… la liste est longue1.
1. Contre les psychiatres, les soignants, les acteurs sociaux, les directeurs, les familles, les élus, les chefs d’entreprise, les préfets, les juges,
les policiers, contre eux-mêmes, non, contre les ‘faux-usagers’ qui
se font passer pour fous et profitent, contre les statisticiens, les philosophes… contre tout le monde, à chaque fois pas tous… Contre
la souffrance au quotidien, l’indifférence. Surtout contre le rejet, la
stigmatisation, ‘la peur’, l’égoïsme, l’individualisme, l’isolement,
contre l’absence d’amour, simplement.
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Hélas ! Cette révolte va prendre tous les psychistes à
contre-pied, autant ceux qui ont choisi ce métier comme
n’importe quel autre sans foi ni perspective, donc indifférents aux vrais besoins, pensant ‘simplement ‘faire leur
travail’, que ceux qui se battent pour une psychiatrie
meilleure et une foi en l’homme.
Ceux qui veulent une psychiatrie meilleure vont être
stupéfaits, car ils sont persuadés que depuis 50, 30 ans
la psychiatrie s’est considérablement améliorée (c’est tout
à fait exact), ils font tout ce qu’ils peuvent au quotidien
pour qu’elle soit humaine, et pourtant ils se voient brusquement disqualifiés par cette évaluation, ils ne regretteront pas de les écouter : car les usagers veulent une
psychiatrie disponible 24h/24. Ils la veulent ‘en ville’. Ils
la veulent ‘hors hôpital’. Ils la veulent non stigmatisée,
sans affiche, sans concentration. Ils la veulent lisible. Ils
la veulent en liens avec le champ social puisqu’ils sont
dans les deux. Ils la veulent immédiatement disponible,
c’est-à-dire quand ils en ont besoin, et ce besoin c’est
toujours l’imprévu.
Les familles n’en demandent pas plus. Elles demandent seulement à être traitées comme les usagers, avec
dignité, avec confiance. Les familles demandent à être
reçues, de temps en temps, pour apprendre comment se
situer entre leur amour et leur souffrance. Les psychiatres
n’ont pas encore intégré cette nécessité, sauf en psychiatrie infanto-juvénile.
Tout cela est possible si une volonté commune se met
en place autour des usagers et leur entourage : formation,
information, solidarité, foi en l’homme.
Un tableau de la psychiatrie en 2011
Parallèlement à cette révolte, brossons en quelques
lignes un tableau de la psychiatrie telle qu’elle apparaît
aux yeux de l’opinion en 2010. La psychiatrie est sortie
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de son ghetto, on en parle comme d’un outil dont chacun peut se servir, elle n’est plus synonyme d’internement systématique. Bien plus, dès qu’un événement
social collectif survient avec violence, il est convenu d’appeler des ‘psy’ à la rescousse ; la psychiatrie devrait calmer, car elle est censée expliquer. Cela prouve la
reconnaissance de l’opinion, ce qui n’est pas sans poser
problème, car la mission de la psychiatrie est de soigner,
il n’est pas prudent d’utiliser une grande part du temps
du soin à jouer les ‘conseillers en humanité’ de tout un
chacun. N’est-ce pas ici la simple place de la réflexion
humaine appartenant à chaque citoyen ? Sans être réservée à la psychiatrie ?
À l’inverse lorsqu’il nous arrive d’être ‘usager’ de la
Santé Mentale, il faut convenir que l’organisation interne
de la psychiatrie n’est pas lisible. Lorsqu’un des nôtres
souffre, on mesure à notre tour la complexité que constitue l’accès aux soins ; les soignants au lieu d’être accueillants donnent l’impression qu’on les dérange ; si nous
sommes un membre de la famille d’une personne malade
nous sommes à peine écoutés ; nous ne sommes pas
reçus si ‘le’ malade n’est pas présent, alors qu’on voudrait
d’abord comprendre simplement un peu ce qui nous
arrive à nous deux avant de demander un soin pour l’un
d’entre nous. Pouvons-nous continuer ainsi ? Angoisse
d’un côté, réticence de l’autre, l’accessibilité des soins
serait-elle un mythe pour la psychiatrie ?
Puis, s’il nous arrive d’aller d’un département à l’autre, nous constatons que rien n’est comparable dans l’organisation des soins, ni dans le climat des équipes, et rien
ne nous permet de comprendre pourquoi, ni comment
réagir ?
Enfin quand nous apprenons qu’une loi est parue en
2005 pour répondre aux besoins sociaux des personnes
qui ont des troubles psychiques graves, il semble simple
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de demander leur avis aux soignants. Mais ceux-ci s’étonnent et nous renvoient ailleurs en disant que cette loi ils
ne la connaissent pas, ou s’en méfient car cela peut détourner du soin. Ce n’est pas inventé, c’est le quotidien.
Pour l’usager de la santé mentale et sa famille ces parcours sont kafkaïens. Ils ne peuvent comprendre ces réticences, ce désordre, ces inégalités d’une équipe à l’autre, cette
opposition entre soin et compensation sociale ; c’est la jungle.
Est-ce la lutte pour la vie de Darwin et la promesse
de l’extinction d’une race ? Celle des malades mentaux ?
Non. Ce n’est que la face visible de l’iceberg.
Car si nous rencontrons en dehors d’une démarche
de soin les soignants de ces mêmes équipes ils témoignent de la violence qu’ils vivent au quotidien de la part
de leur administration dont l’attitude est, elle aussi, kafkaïenne ; celle-ci n’a qu’une préoccupation, la rentabilité, et qu’un mot d’ordre, le ‘management’ des soins
(comme dans les grandes entreprises) ; elle ne rêve que
de concentrations des moyens, des services, des
malades ; elle n’a qu’un outil la multiplication des
contrôles. L’évaluation de l’humain ne la concerne pas,
car c’est du ‘subjectif’ ! Enfin elle ne se sent pas du tout
concernée par la loi du handicap et méconnaît les
MDPH (maison départementale de l’Égalité des
Chances, loi du 11-2-2005).
Théorie de l’évolution et la continuité de l’espèce humaine
La théorie de l’évolution invite à ne pas oublier la
continuité de l’espèce humaine : un émouvant compagnon de notre recherche, Jean Claude Ameisen.
Pour faire face à cette double révolte, nous vous proposons d’inviter aujourd’hui à nos côtés Jean Claude
Ameisen, chercheur et président du comité d’éthique de
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l’INSERM2, avec son magnifique poème sur la vie :
Dans la lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement
du monde. Livre éblouissant nous racontant l’histoire du
monde, interprétant le présent et nous menant au-delà
de tout ce que nos yeux voient ; grâce à lui nous nous
sentons à même de mettre un terme à certaines de nos
peurs ancestrales les plus profondes, comme celles autour
de la vie et de la mort. Nous nous sentons armés pour
‘penser’ notre civilisation à venir.
Nous apprenons comment les êtres se sont développés
sur notre planète, comment tout homme en garde les
traces, nous découvrons les liens qui unissent tous les
êtres vivants… Certes notre ignorance reste extrême,
nous ne savons pas encore comment l’homme est né,
comment son esprit a émergé, mais à contempler l’histoire du monde, brusquement cette histoire donne sens
à tout.
La théorie de l’évolution est née il y a 150 ans avec
Darwin ‘et’ Wallace (notre auteur souligne qu’il faut les
associer). Elle a eu un destin varié, stimulant d’innombrables recherches, plus étonnantes les unes que les
autres, mettant leurs résultats en cohérence. Mais elle a
aussi été utilisée à mal escient par l’homme contre
l’homme, dans une dérive le darwinisme social a trahi
son propos et l’a utilisée pour donner du poids à l’eugénisme et soutenir le nazisme. J.-C. Ameisen en parle en
termes forts. Heureusement depuis 30 à 40 ans elle a été
solidement restaurée par un foisonnement de découvertes passionnantes, dont nous ne connaissions pas les
plus récentes.
J.-C. Ameisen nous fait, avec une très grande clarté
et une très grande simplicité, le récit de ces différentes
étapes et du bouleversement qui en résulte.
2. Jean Claude AMEISEN, Dans la lumière et les ombres. Darwin et le
bouleversement du monde, Fayard/Seuil, 2008.
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La grande force de son livre est de nous donner une
nouvelle lecture du monde, en donnant sens à toute vie
puisque toute vie participe à la construction de cette histoire commune, bouleversante, message dérangeant qui
nous touche.
Cette réflexion rejoint la demande des usagers qui rencontrent la psychiatrie ; celle-ci leur offrant trop souvent
un aspect kafkaïen, ils réclament son histoire, pensant avec
pertinence qu’elle leur permettra de comprendre. En effet
cette histoire donne du sens aux démarches de chacun
pour faire face aux souffrances psychiques et montre, nous
le verrons, comment aujourd’hui la psychiatrie trouve sa
continuité dans la promulgation de la loi sur l’égalité des
chances du 11-2-2005. Nous verrons aussi pourquoi cette
continuité n’est pas encore évidente aux yeux d’une grande
partie des professionnels.
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« Rien n’a de sens en biologie, excepté à la lumière de l’évolution. » Théodosius Dobzhanski, 1973, cité par J.-C. Ameisen
en exergue à son propos.
Le temps est venu, non pas de chercher constamment
des ‘responsables’ pour les dégradations que nous constatons, mais de montrer comment l’histoire de la succession des événements apporte un éclairage nouveau et
donne de ce fait une façon nouvelle de comprendre ces
enchaînements.
Nous voyons dans ce récit les scientifiques faire des
découvertes extraordinaires, pendant que d’autres
accomplissent des erreurs, nous voyons comment la
science en expliquant la survenue de certaines souffrances ouvre une voie pour les soulager. En même temps
à tout moment cette histoire souligne les incertitudes sur
ce que nous savons, « il n’est pas de sciences sans incertitude », disent de grands chercheurs, alors que nous souhaiterions toujours le contraire, la certitude.
S’appuyant sur le ‘temps’, la profondeur du temps,
l’étirement du temps, l’histoire raconte, selon Darwin,
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comment se produit la généalogie des espèces, donc la
généalogie de l’homme.
Éclairée par les variations dans la succession de ces
espèces, par leur lutte pour l’existence, le tout aboutissant
à la sélection naturelle que propose Darwin comme lecture
de notre monde. Cette théorie s’appuyant sur les différences extérieures des êtres s’est prolongée dans la découverte du rôle joué par les gènes, et ses limites (en effet il
nous précise que la notion de ‘programme génétique’ est
fausse, car l’influence du gène n’est jamais que ‘partielle’),
et du rôle constant joué par l’environnement tant pour
chaque chromosome, que pour chaque cellule, que pour
chaque individu, confirmant la force et la continuité des
‘variations de l’entourage’. Il nous fait découvrir aussi l’histoire de la mort des cellules, du ‘suicide’ de certaines participant, à notre étonnement, à la construction de tout
être, vie et mort indissolublement liées du début à la fin,
ce sera l’histoire du vieillissement. J.-C. Ameisen nous propose une très belle image de tout cela, il décrit chacun de
nous comme étant le ‘sculpteur’ de lui-même, chacun
recevant en héritage une masse initiale (de matière et d’esprit), que tout au long de notre vie nous allons sculpter,
détruire et reconstruire, elle-même modelée aussi par notre
environnement…
Enfin nous aimerions insister sur cette réalité la plus
saisissante, mais qui nous échappe constamment : nous
comprenons à quel point nous jouons sur deux tableaux
tout au long de notre vie : nous sommes à la fois en train
de sculpter un être, et dans le même temps de façon indissociable mais différente, chacun de nous constitue un
infime maillon dans la longue chaîne de l’évolution de
l’homme et des espèces du monde, participant de façon
irremplaçable à cette construction infinie.
Le rôle de chacun étant irremplaçable, chacun étant
définitivement différent de tous les autres, car cette identité est très précise, nous en transmettons une trace, que
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nous ayons des enfants ou non, car ce qui est transmis
n’est pas seulement présent dans les gènes, nous transmettons aussi au moyen de tous les messages transmis dans
notre environnement ; nous participons à la transmission
de l’un et de l’autre, même nos actes de destruction sont
un message transmis, comme nos actes de reconstruction.
Nous voici obligés d’accepter ce lien entre chaque personne et l’ensemble de la race humaine, puis de l’univers.
N’est-ce pas un éblouissement qui nous garde en éveil,
quel que soit ce que nous vivons, qui nous fait admirer le
monde et constamment préserve l’espoir jusqu’à notre
dernière pensée, et ce qui la suivra dans l’infini ?
J.-C. Ameisen ne dit rien, bien sûr, de la souffrance que
l’homme impose à l’homme. Même s’il raconte tout au
long de son ouvrage avec précision l’esclavage, l’eugénisme, le nazisme, les génocides, il s’arrête aux portes du
mystère de l’existence du mal, qu’il n’aborde pas, rappelant que des scientifiques comme d’autres hommes peuvent y participer. En fait cette question du mal ne
concerne pas d’abord la science, elle concerne l’homme
d’abord, en fait uniquement lui. Il nous faudra bien oser
l’aborder. Peut-être le ferons-nous de façon plus lucide
après le récit de cette prodigieuse histoire, et avec plus d’espoir. Ce sera au lecteur de s’en saisir.
Une harmonie du monde…
Nous n’avons pas la prétention d’avoir rapporté l’essentiel de ce ‘poème’, en effet ce livre est construit
comme un poème, un poème par essence ne peut se résumer. Ce message est un appui très fort pour aborder avec
un maximum de sérénité le mystère et la gravité des souffrances psychiques ; de plus il nous donne des pistes pour
penser ; par exemple cette image de sculpteur, sculpteur
du corps comme de l’esprit, si intimement liées et à
laquelle chacun de nous participe sans cesse, comme y
participe notre environnement.
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INTRODUCTION
Quel sens a l’accessibilité pour les personnes présentant des troubles
psychiques ?
C’est une question a priori très simple : pour être
accessible il suffirait d’être présent, n’est-ce pas ?
L’observation montre que c’est infiniment plus
complexe.
Au quotidien, lorsque l’un d’entre nous subit une
grave difficulté psychique que se passe-t-il ? Cet homme,
cette femme ne savent pas qu’ils ont cette difficulté, donc
ils n’ont pas conscience que les autres la voient, et de
plus se sentent mal à l’aise. Ils ne perçoivent ni leur propre trouble, ni le mouvement de retrait des autres.
Leur entourage ne sait comment s’y prendre pour leur
apporter l’aide dont la personne a besoin. La première
chose serait de l’envelopper de paroles, l’entourer d’un
bain de paroles. Toute autre attitude lui donne le sentiment qu’elle est en terrain hostile, à partir de là elle ne
songe qu’à se défendre, se met aux aguets.
Ce bain de paroles (qui ne doit pas chercher à modifier
ce qu’elle dit sur ce qu’elle ressent, car ‘elle sait’ ce qu’elle
ressent) établit un échange fluide où l’âpreté des mots que
les autres veulent lui asséner pour la contredire et qui la
blessent, leur dureté, leur violence, sont atténuées par ce
mouvement de paroles qui l’enveloppe, comme un élément fluide touchant tout son corps, cela l’apaise.
Elle-même souvent commence plutôt à sentir comme
une protection, mais perçoit aussi douloureusement cette
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carapace et ne supporte aucun contact, elle ne sait pas
pourquoi mais elle réagit avec la plus extrême vivacité à
cette douleur.
Cependant au bout d’un bon nombre d’échanges
avec elle, une confiance s’installe. Le flux des mots continue à apaiser.
L’entourage appréhendant les limites de cet échange
peut se sentir totalement dépassé devant la gravité de la
difficulté, ce peut être une excitation vive, une tristesse
extrême, une inhibition profonde, et fait intervenir des
soignants. Ceux-ci parfois trouvent les mots pour établir
un contact, d’autres fois ils jugent qu’un médicament est
une étape indispensable pour retrouver la capacité de
parler ; par contre la personne ne pense pas en avoir
besoin. C’est un moment extrêmement difficile, cette
prise d’un médicament qui lui est offerte pour assouplir
son enveloppe. Peut-être sera-t-elle grâce à lui plus perméable aux paroles et pourra-t-elle exprimer la souffrance qui existe derrière son excitation, son inhibition,
sa certitude acérée sur ce qu’elle vit. C’est difficile, car
elle sait aussi déjà qu’avec ce médicament se prépare l’effritement de son unité psychique, ce qui est pour elle de
l’ordre de l’insupportable.
Certes si tout le monde se ligue contre elle, elle va être
épuisée, se sentir emportée par cette foule, aller à la
dérive, à quoi va-t-elle pouvoir s’accrocher ?
Ne restent que crainte, défiance, méfiance, c’est le
vide, ou la révolte.
Il va falloir beaucoup de temps, beaucoup d’échanges,
de nombreux moments de vie très différents les uns des
autres pour qu’un peu de cohérence, un peu de continuité renaissent pour elle et qu’elle puisse s’appuyer sur
elles.
Le plus souvent cela n’est possible que parce qu’un
vrai partage s’est effectué, elle a pu faire passer un peu
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de sa souffrance, ceux qui l’écoutent éprouvent cette
souffrance à leur tour, elle le perçoit, s’en trouve un peu
déchargée.
Souvent le médicament reste nécessaire à ce moment
pour diminuer l’émotion, cela lui est pénible car cette
émotion, dont elle ne veut pas reconnaître qu’elle est
douloureuse, constitue un appui, alors s’en dessaisir lui
est très pénible, plus rien ne tient aussi bien après.
La reprise de la parole, de l’échange est après cela
essentielle. Elle sait qu’il faudra du temps, cependant peu
à peu quelque chose se tisse sur quoi elle pourra prendre
appui, souvent il faudra du temps, du temps, encore du
temps, peu à peu alors cet appui peut devenir solide, fort.
De sa famille, de son entourage, que pense-t-elle ?
Elle ne sait. C’était déjà difficile avant cela, si la
famille a imposé le traitement elle pense qu’elle ne la
comprend pas. Après c’est souvent encore très difficile.
Elle a besoin de tellement de choses, comme de s’éloigner de ce qui la fait souffrir. Si sa famille est encore là
c’est comme si une tension persistait. ‘Ils’ ne savent pas
très bien ce dont elle a besoin, ils ne veulent pas convenir
que ce n’est pas des mêmes choses qu’avant. Elle se
demande s’il ne faut pas les craindre ? Ici encore le temps
joue son rôle ; à un moment elle s’appuie sur sa famille,
comme si rien ne s’était passé, et sans parler de rien.
Comment réagit cette famille ?
On le voit, de multiples façons la famille souffre ellemême, elle est blessée, elle ne comprend pas, elle a honte,
se sent coupable, cette culpabilité peut la poursuivre très
longtemps. Elle a l’impression que c’est elle qui devrait
tout faire pour calmer son enfant, son conjoint, que c’est
son rôle, et elle constate que rien ne marche pour retrouver un simple contact. Elle ne sait quoi faire. En dernier
recours, dans ces moments de grand désarroi, de bles-
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sure, de douleur, elle se résout à chercher un psychiatre.
Après tout c’est son métier, il saura l’accueillir, lui donner
des clés pour renouer le contact.
Hélas, aujourd’hui la famille rencontre trop souvent
le vide, le psychiatre refuse de les voir, tous les prétextes
sont bons puisque « la personne qui souffre ne les accompagne pas – lui-même a beaucoup à faire, ils doivent aller
ailleurs, lui ne vient pas au domicile… » Au nom de quoi
pensons-nous nécessaire de traiter la famille ainsi ? Si elle
appelle et vient au CMP, c’est qu’elle est dans la détresse,
dans la souffrance ; elle ne sait plus quoi faire, se sent
responsable ; elle sait qu’elle peut être une bouée de sauvetage, peut-être la seule bouée. Mais elle ne trouve pas
de personne à laquelle elle peut s’accrocher, les professionnels qui pourraient faire lien refusent, la laissent
seule, et ceci tout au long des années où le soin se poursuit, sous le prétexte que leur enfant déclare leur être hostile ! C’est un réel déni de notre part de ne pas
comprendre que leur enfant adulte est en plein déni de
ses troubles psychiques. La boucle de ce cloisonnement
est bouclée…
Il ne suffit pas d’être dans la proximité pour être accessible
En réalité personne ne tente d’apprécier le sens réel
de ce mot ‘déni’ en psychiatrie, pas plus que dans le
champ du handicap psychique, ni son sens.
Nous nous appuyons naïvement sur la connaissance
que nous avons de personnes ayant un handicap sensoriel, moteur, nous pensons par exemple aux difficultés
d’un paralysé ; avec une chaise roulante on lui donne
tout de suite une façon de dépasser cette incapacité. On
comprend vite que pour autant tout ne lui est pas
encore accessible (nous savons qu’il a fallu des dizaines
d’années avant que la société s’y intéresse). Il a une
chaise roulante, mais ne peut accéder à l’étage s’il y a un
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escalier roulant, il ne peut traverser certains carrefours.
La Cité intervient alors, installe un ascenseur, abaisse le
trottoir. À partir de là seulement il y a une vraie liberté
d’accès pour le paraplégique.
Par contre lorsqu’il s’agit de difficultés psychiques,
c’est tout autre chose.
Là le chemin qui permet d’aller d’une personne à l’autre, pour établir un contact n’est pas évident, ou plutôt
il est trompeur. On pourrait croire qu’il suffit que les
deux personnes, celle qui souffre, celle qui soigne, soient
dans la même pièce. En fait il faut se demander d’abord
de quelle façon cette rencontre peut se produire. Ensuite
on constate que pour qu’il y ait échange, il faut qu’il y
ait deux désirs qui se cherchent, se trouvent. Mais même
si elles se parlent, au début elles ne se comprennent pas,
l’une sait qu’elle n’a besoin de rien, l’autre si !
L’accessibilité ce n’est pas une simple question de
‘communication’, cela ne se résume pas à la recherche
d’une nouvelle langue. Clairement entre la personne qui
souffre (et parfois n’exprime même pas cette souffrance)
et une autre, par exemple un professionnel de la psychiatrie, ce n’est pas seulement une question d’espace, de
proximité. Il y a en réalité un véritable fossé entre elles.
Il y a méconnaissance et méprise. La personne qui souffre ne voit pas à propos de quoi il lui serait utile, intéressant de prendre contact avec cette personne qui est là, ni
avec une autre, dans la mesure où sa propre souffrance
ne lui est pas apparente. Ce fossé existe avec tous les
autres : les proches, les soignants, les membres de la Maison de l’Égalité des Chances, tous ces acteurs se croient
‘accessibles’ en pensant qu’il leur suffit de dire qu’elles
sont ‘disponibles’.
Il n’en est rien. Il y a d’un côté méconnaissance des
difficultés vécues, et il y a de l’autre côté, ‘en miroir’,
méconnaissance de cette méconnaissance. La personne
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concernée n’a aucune raison de regarder les autres
autrement que comme des ‘passants’ auxquels elle est
aussi indifférente qu’envers les autres, anonymes. Les
professionnels du soin restent fidèles à l’idée d’un ‘service à rendre’, et ils croient avoir fait le tour de la question dès qu’ils se sont décidés à provoquer une
rencontre. En fait ils ne perçoivent pas que c’est une
donnée abstraite pour la personne et surtout une attitude anonyme, alors que ce qui importe c’est le caractère unique de la personne qui est là, et sa propre
histoire. Ils ne se rendent pas compte que cette personne ne sait pas qu’elle a besoin de ce que ces professionnels lui proposent.
De ce fait elle n’a aucune raison, aucune envie de
prendre contact, ni d’établir le moindre lien avec ces
acteurs, puisque la question qui les préoccupe n’a aucun
sens pour elle-même. Il y a là une vraie barrière. Ceci
évoque l’initiative des membres de l’UNAFAM du 78
qui pour illustrer cette réalité font rouler une grande
bulle (une boule ronde de plastique transparent, gonflée)
dans laquelle est enfermée une personne. Cette bulle
peut se mouvoir grâce aux seuls mouvements de la personne enfermée, dont on n’entend pas les paroles et qui
est à l’abri des nôtres. Toute occupée à trouver comment
avancer, elle est aussi indifférente à tout ce qui se passe
autour d’elle ou reste perplexe.
La profondeur de ces méconnaissances mutuelles est
insondable, sans limite.
Il faut des artifices, du temps, des alliés, pour les
dépasser et qu’un lien s’établisse enfin.
Quelles sont les conditions générales de l’accessibilité ?
Hélène Chaigneau au sortir de son dernier anniversaire aussitôt oublié, octobre 2009, a immédiatement
réagi à l’interrogation qui lui était soumise : Nous lui
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demandons : « S’agit-il ici en fait d’accessibilité ? »
— « Non’ ! » « Pourrait-on partir d’une démarche de
compréhension, qui serait le début de l’empathie ? »
— « Non plus ! Car cela, c’est une étape suivante. »
« Celle d’un dialogue ? » — « Encore moins ! » « De la
mise en place d’une rencontre ? » — « Certes. Nous
approchons, car nous mettons là deux personnes en présence sur un pied d’égalité et de réciprocité. »
« Mais nous n’y sommes pas encore, ajoute Hélène
Chaigneau, disons plutôt qu’il s’agit d’une ‘invention’.
Il se produit quelque chose ‘qui n’était pas’. »
Proposition remarquable, pensons-nous, car déjà le
délire est une invention ; contrairement à ce que nous
disons ce n’est pas une ‘conviction’, la personne ‘est’ son
délire, elle y est plongée aussi. L’échange que nous évoquons ici se passe avant et en deçà d’une conviction.
« Nous allons continuer avec elle dans une nouvelle
invention pour se rencontrer dans un ‘co-cheminement’.
Est présent aussi un sentiment d’éclatement, dans la
mesure où survient une surprise qui nous déplace… »,
précise Hélène Chaigneau ; tout ceci montre à quel
point pareille entreprise est loin d’être simple. Elle
n’obéit à aucun protocole systématique, mais à un engagement psychique et affectif profond de l’acteur ; celuici va trouver à un moment une fibre psychique sensible
chez la personne. Alors ‘la rencontre’ peut s’amorcer3.
Nous sommes loin de notre fonctionnement habituel,
nous sommes loin des réseaux, nous sommes loin de l’effet convenu d’un médicament, d’une comptabilité
d’actes et de données précises ; nous sommes à la
recherche des attitudes qui vont permettre un contact en
s’appuyant sur des éléments subjectifs de part et d’autre.
3. Hélène Chaigneau, qui nous a accompagnés dans ce parcours,
nous a quittés dans la sérénité, le 30 août 2010.
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Avec l’affirmation que la notion d’accessibilité nous
ouvrirait les voies, nous croyons être dans une certitude
alors qu’il semble que rien ne soit possible sans le
doute, c’est plutôt l’incertitude qui ouvre les chemins
de la rencontre.
Ceci se déroule au début de tout soin et va se prolonger de diverses façons, si toutefois chacun des acteurs
garde le même cap.
Alors quelle accessibilité pour le handicap psychique ?
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Il en est de même pour les acteurs sociaux, dépassentils totalement cette même difficulté une fois que l’accès
à une compensation d’un handicap psychique est devenu
un objectif pertinent pour eux ?
À distance du moment de la première rencontre avant
les soins, lorsque l’entourage perçoit que les difficultés
psychiques entraînent aussi des conséquences sociales,
parfois redoutables, puisque confinant à l’isolement sous
couvert ‘d’autonomie’, le même fossé apparaît et fait barrage.
Il y prend même l’aspect d’un nouvel obstacle : le
terme nouveau de handicap psychique est blessant, non
pas en raison de la présence du terme de handicap
comme le pensent les ‘psy’, mais à cause de celle du mot
‘psychique’. Il est blessant car il renvoie à maladie, à psychiatrie, notions qui inquiètent depuis trop longtemps
l’opinion, et la personne.
La ‘gêne’ sociale est parfois reconnue par celle-ci
(nous y reviendrons), mais que cette gêne ait un lien avec
le psychisme lui est insoutenable, car elle se sent exister
hors de toute référence à une difficulté psychique.
Nous nous retrouvons donc ici devant la même difficulté que lors du premier contact à la veille d’un soin.
Les acteurs sociaux et les membres de la MDPH veulent
mettre à disposition des personnes ‘notoirement concer-