Machines souvenirs ()

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Machines souvenirs ()
Machines souvenirs et terriers temporels
La mémoire a ses représentations spatiales, ses diagrammes et ses cônes qui
s’emploient à donner une forme globale à l’écoulement temporel, et au raccord qui s’y
opère entre ses différentes dimensions. Si ces représentations spatiales posent d’emblée
un problème ce n’est pas parce qu’elles spatialisent le temps au lieu d’en fournir une
compréhension temporelle, mais parce qu’elles établissent la forme globale du rapport
entre mémoire et présent qui se trouve alors pré-donnée dans chaque cas particulier de
souvenir. Ce qui disparaît sous ces représentations spatiales, et ce quelle que soit leur
justesse, c’est précisément le montage spatial, le type de raccord à l’œuvre dans les
opérations du souvenir. En posant le problème ainsi il ne s’agit pas de prôner une
approche locale au détriment des représentations globales, mais plutôt de demander
quelles articulations entre local et global se jouent dans les opérations de la mémoire,
quelle disposition, quelle distribution des places, quels raccords. S’il est un penseur qu’il
faut interroger à l’aune de cette approche c’est sans doute Husserl qui, à force de sans
cesse réaffirmer la forme pré-donnée du flux de conscience, ou à force d’être lu comme le
penseur de ce flux et de sa forme globale, jette un écran de fumée sur les descriptions du
montage spatial propre au souvenir. Le montage spatial (juxtaposition) n’est pas un
motif de la pensée husserlienne, mais il se peut que cet élément extérieur permette à la
fois de compliquer le trop célèbre flux des vécus, et d’appréhender le souvenir par-delà
le diagramme de l’écoulement. Il n’est donc pas question de faire ici de Husserl le
champion de l’écoulement temporel et de ses rétentions ou, au contraire, de l’accuser de
se contenter de proposer une conception spatialisée de la mémoire qui n’atteint jamais
les processus temporels à l’œuvre. Ce serait poser la question en des termes trop
généraux car nous n’avons pas affaire à deux blocs, l’un spatial l’autre temporel, pas plus
que nous ne cherchons à fournir une représentation spatiale de la mémoire que l’on
pourrait ensuite convertir en une représentation temporelle ; nous sommes bien plutôt
confrontés au montage spatial, c’est-à-dire à des degrés de complication, à des types de
raccords. La question « qu’est-ce qu’un souvenir chez Husserl ? » signifie alors qu’est-ce
qui se raccorde à quoi dans le souvenir, selon quelle distribution, quelle construction
spatiale ce raccord produit-il, à quel degré de complication se situe-t-elle, et est-elle
propre au souvenir ? Autant de questions qui nous conduiront à identifier un écho
machinique du souvenir, et à poursuivre cette piste vers un autre domaine qui travaille le
lien entre montage spatial et souvenir, celui des images du cinéma.
Souvenir, pont et illusion
Il faut commencer par rappeler très brièvement que chez Husserl le souvenir fait
partie, avec la conscience d’image, des perceptions modifiées, c’est-à-dire de ces types de
perception qui ne relèvent pas de la perception originaire ou, autrement dit, du
« maintenant actuel »1. Cette distinction entre deux types de perception donne au
souvenir un mode d’apparaître général, le conflit, qu’il partage avec la conscience
d’image. Tout souvenir et toute image apparaissent donc en conflit avec le présent
1 Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris PUF,
Épiméthée, 5ème édition, 1996, §31, p. 85.
1
effectif et son actualité puisqu’ils lui ravissent, pour un temps, le statut d’intuition
vivante. Mais il ne faudrait pas aller trop vite en besogne et croire que ce conflit est un
mode de raccord homogène ; ce n’est pas le cas, il est double et propose plusieurs types
de montage spatial puisqu’il est à la fois Widerstreit, concurrence, et Zwiespältigkeit,
dédoublement ou coexistence. La situation se complique encore un peu plus si on prend
en compte qu’il existe parmi les souvenirs au moins deux sortes de cas : les cas généraux
et les cas isolés ou « cas limites » qui, rappelle Husserl, « sont des cas spécifiques, non
des problèmes sans importance »2. Commençons par le cas le plus courant de souvenir et
rappelons le principe qui gouverne cette première forme de conflit : « le présent
perceptif ne permet pas qu’un ressouvenir devienne pleinement intuitif en même temps
et aussi longtemps qu’elle, la perception, est effectivement pleinement intuitive »3. Cette
règle montre bien qu’il s’agit ici de conflit au sens d’une concurrence et, plus
précisément, d’un montage spatial qui relève d’une superposition clignotante, en
quelque sorte, puisque quand la perception est intuitive le ressouvenir lui est superposé
comme simple appréhension vide, et inversement. Dans cette concurrence, le raccord
entre un présent actuel et un présent passé prend la forme d’un « pont » érigé grâce à
des « membres-ponts qui se ressemblent »4, lesquels mettent en œuvre une association
de caractères communs entre présent et passé, mais aussi au sein du passé lui-même
puisque le souvenir peut s’étendre vers des membres contigus. Aux vues des types de
raccord – concurrence, « pont », association – qui régissent l’entrée en scène du souvenir
on est alors en droit de se demander si le montage spatial qui nous est proposé dans ce
cas général est bien propre au souvenir, car l’association et la concurrence sont
également les principes qui régissent l’organisation des champs perceptifs. Si le conflit
du souvenir est conçu selon le modèle du conflit entre différents champs perceptifs, ou
bien entre deux éléments d’un même champ perceptif, il faut en conclure que la
conception husserlienne du souvenir et du type de raccord spatial qu’il met en jeu obéit
au modèle de l’illusion perceptive.
Prenons l’exemple du bâton dans l’eau dont le reflet aquatique donne
l’impression qu’il est rompu5. Nous avons ici un cas de conflit entre deux champs
perceptifs, le champ visuel et le champ tactile, qui finit par trouver une correction dans
l’enchaînement de la perception : « Le toucher et le saisir effectifs ont cependant pour
résultat un bâton "droit" ». Bien entendu, le rôle de la correction par la perception
effective ne joue pas le même rôle dans le cas de l’illusion et du souvenir, mais c’est le
montage spatial qui nous intéresse ici. Or le souvenir et l’illusion semblent bien se
déployer selon une même opération qui procède par concurrence et résolution du
conflit, mettant en scène un montage spatial qui opère avec des segments se recouvrant
2 Husserl, De la synthèse passive, Grenoble, Jérôme Millon, 1998, p. 411.
3 Ibid, p.255.
4 Ibid, p. 256.
5 Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir, Grenoble, Jérôme Millon, 2002, p. 87.
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l’un l’autre le temps d’une concurrence, ou plutôt d’une superposition, et délimités par
des points d’intérêt ou de ressemblance. De la même manière, il est frappant et
significatif que la description de l’alternance des champs visuels dans la vision
stéréoscopique où « disparaît la portion correspondante de gauche lors de l’irruption
d’une portion du champ visuel de droite »6 soit si proche de la concurrence avec le
présent actuel qui caractérise le souvenir. Nous retrouvons bien ici la superposition
clignotante qui régit le souvenir compris selon le modèle de la concurrence spatiale
entre champs perceptifs. Précisons que le type de montage spatial à l’œuvre dans ce
souvenir qui se calque sur la forme de l’illusion est linéaire, segmenté, et trouve dans la
pointe de l’ « instant actuel » son principe organisateur. Régie par ce schéma de l’illusion,
tout se passe comme si la topologie de la mémoire, en tant que « système rigoureux des
places dans lequel chaque durée individuelle, avec son système de points, est
rigoureusement située »7, obéissait davantage au contenu des éléments selon les
principes de ressemblance et d’association plutôt qu’aux différentes relations possibles
entre ces éléments. Il reste alors à interroger quel degré de complication la mémoire
ainsi conçue peut atteindre, et si le conflit de perceptions dans lequel apparaît le
souvenir peut relever dans certains cas du dédoublement plutôt que de la concurrence et
de l’association.
Souvenir oublieux de soi et machine-souvenir I
Cette conception du souvenir à partir d’une ligne unique et de segments qui
emprunte ses caractéristiques à l’illusion perceptive n’est pas la seule, il en existe une
autre, « le souvenir entièrement oublieux de soi » dont le statut est quelque peu ambigu,
puisqu’il est à la fois un cas isolé et « à chaque instant possible »8. De quoi s’agit-il ? Dans
ce souvenir oublieux de soi c’est bien la concurrence qui semble céder le pas au
dédoublement et à la coexistence, le raccord s’effectuant entre des pans plutôt qu’entre
des points et des segments : « nous pouvons laisser disparaître totalement le présent
actuel et nous-mêmes comme sujets actuels du présent et, de façon pure, vivre
intuitivement dans le monde du souvenir ». En passant de la concurrence entre segments
au monde du souvenir ou au « pan entier de vie du moi »9, il est probable que la mémoire
engage une opération spatiale d’un autre type. On pourrait d’ailleurs rapprocher ce
souvenir oublieux de soi de la description que propose Bergson de la « vision
panoramique des mourants », lorsque « les nécessités de la vie ne sont plus là pour
6 Ibid, p. 109.
7 Husserl, De la synthèse passive, op. cit., p. 80.
8 Ibid, p.57.
9 Ibid, p. 59.
3
régler l’effet de ressemblance et par conséquent de contiguïté »10. Le montage spatial
quitte alors la concurrence et la superposition de segments et organise, sur un espace
que l’on imagine plus vaste que la simple ligne, un défilement ininterrompu de pans, ou
un travelling, dont le rythme et les raccords ne sont plus déterminés par le maintenant
actuel. C’est bien cette possibilité qu’évoque Husserl lorsqu’il mobilise, pour préciser ce
souvenir oublieux, un réservoir de connexions mortes à côté de l’enchaînement des
perceptions : « C’est le réservoir des objets parvenus, dans le processus du présent
vivant, à une institution vivante. Pour le moi, ils sont enfermés dans ce réservoir, mais ils
restent bien sûr à sa disposition. (…) ils ne sont plus par conséquent vivants de manière
affective, mais le sens est encore là de manière implicite sous une forme "morte", il est
simplement dépourvu de la vie fluente »11. Le cas isolé du souvenir oublieux consisterait,
à partir de ce réservoir, à « reproduire, continûment depuis le début et d’un seul trait,
notre vie toute entière »12. Mais redonner une vie fluente aux connexions mortes de ce
réservoir met-elle en jeu la même distribution spatiale que le panorama, vue unique et
élargie, de Bergson ? Il semble que ce réservoir confère plutôt au souvenir husserlien un
écho que l’on pourrait qualifier de machinique, et qui n’est pas présent dans la « vision
panoramique des mourants ». Ce réservoir se situe en effet du côté d’une mémoire
enregistrée, stockée, spatialisée, et que l’on déploie ensuite à nouveau dans l’espace à
travers les films de famille, les albums photo et leurs agencements particuliers, ou
encore le diaporama. Mais ce réservoir et la possible reproduction continue « de notre
vie toute entière » font également écho à une machine-souvenir qui redonnerait leur
influx à ces formes sédimentées. Il faut noter que le montage spatial que propose ce cas
de souvenir est encore singulièrement proche de l’illusion, non plus de l’illusion
perceptive du bâton rompu dans l’eau, mais d’une illusion totale qui recouvrirait point
par point la succession des présents actuels. Si nous avons là un dédoublement et non
plus une concurrence, c’est donc en son sens le plus faible puisque la linéarité du
continuum n’y est ni altérée ni bouleversée, mais simplement recouverte par une
connexion continuelle de souvenirs. Ainsi remise en jeu dans l’espace et projetée dans
les champs perceptifs, la mémoire reste encore tributaire du modèle de l’illusion.
Il est d’ailleurs des films qui mettent en scène de manière littérale cette machinesouvenir, ce sont souvent des films d’anticipation comme Minority Report ou Strange
Days, par exemple13. Si leur traitement de la machine-souvenir est littéral ce n’est pas
simplement parce que la machine est présente comme telle, mais parce qu’elle reproduit
le montage spatial linéaire et segmenté de la mémoire. Dans Minority Report comme
dans Strange Days, il s’agit de segments de souvenir classés par événements et stockés
sur des sortes de barrettes de données pour le premier, ou des cassettes pour
10 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Gallimard, La Pléiade, 5ème édition, 1991, p. 307.
11 Husserl, De la synthèse passive, op. cit., p. 240.
12 Ibid, p. 245.
13 Minority Report, Steven Spielberg, 2002 ; Strange Days, Kathryn Bigelow, 1995.
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l’esthétique plus low-tech du second. Mais les deux films proposent deux types distincts
de rediffusion de la mémoire bien que cette dernière, dans les deux cas, se trouve
nimbée d’une même lumière vive et dorée par contraste avec les teintes plus sombres
des autres scènes. Dans Minority Report la scène est projetée en trois dimensions dans
l’espace de la pièce et à la première personne, en l’occurrence selon le point de vue de la
personne qui filmait, grâce à un système de projecteurs qui évoque à la fois
l’hologramme et le jeu d’ombres. Dans Strange Days la surface de projection est interne,
puisque la scène est rediffusée à l’aide d’un lecteur de cassettes relié à un casque à
électrodes qui oblige l’utilisateur à fermer les yeux. Le souvenir est également à la
première personne et reproduit ici aussi la perspective de celui qui enregistrait. Ce qui
ressort de cet usage privé du souvenir-machine dans Minority Report comme dans
Strange Days, c’est avant tout un certain pathos du souvenir comme scène passée
évoquée à nouveau depuis la ligne du présent qui insiste sur le caractère nettement
délimité de l’instant passé à travers les insuffisances de la machine : le souvenir s’arrête
net dans Strange Days, le décollement entre la figure lumineuse et le vide derrière la
projection devient de plus en plus visible dans Minority Report. Les limitations de la
machine-souvenir de Minority Report tranchent d’ailleurs avec l’autre dispositif
technique du film, celui de l’unité pré-crime qui permet quant à lui de manipuler les
images à travers des montages spatiaux et temporels qui n’ont d’autre limite que la
virtuosité de la main. Le caractère segmenté, mis bout à bout et linéaire de la mémoire
qu’illustrent ces films n’est pourtant pas dû au recours à la machine, mais à l’articulation
générale entre local et global à laquelle sont soumises les opérations de la mémoire.
Cette articulation est régie par le présent actuel auquel échoue le rôle de « centre
d’évocation » : le passé passe au présent, tout comme l’image cinématographique est
conçue comme passant au présent au fil d’une narration chronologique. En fin de
compte, la question que pose le souvenir oublieux de soi ainsi que les machines de
stockage puis de diffusion que mettent en scène ces films, c’est celle de la totalité du
souvenir. Mais si l’articulation entre le local et le global relève du passage au présent qui
harmonise et organise les différents segments en jeu, peu importe que le souvenir soit
une association délimitée ou une connexion reproduite d’un trait et continûment, le
montage spatial reste le même : un collage qui, malgré son étendue ou sa complexité,
épouse un continuum linéaire. Qu’on revive un instant passé, ou une connexion passée
entière au présent, le continuum ne s’en trouve pas pour autant transformé : les
articulations du local au global demeurent régies par une forme pré-donnée.
Machine-souvenir II
Malgré les exemples filmiques évoqués qui entrent en résonnance avec la
conception husserlienne du souvenir oublieux et de son réservoir, il ne faudrait pas
croire que ce type de montage spatial linéaire soit le fait de la machine. Il suffit pour s’en
convaincre d’examiner l’exemple de Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais où les ratés de la
machine, ou bien du cerveau de Claude Ridder soumis à l’expérience, sont l’occasion de
faire surgir une autre distribution spatiale de la mémoire. Cette machine, entre le terrier
et la tente gonflable couleur sable, ne fonctionne plus selon un principe de rediffusion
d’un souvenir enregistré, mais plutôt selon une répétition et une reprise où le présent
perd sa fonction de forme globale organisatrice. Si l’on suit la belle analyse que propose
Gilles Deleuze de Je t’aime, je t’aime dans L’Image-temps, il ne s’agit donc plus de
segments qui se superposent, ni de revivre un instant passé au présent, mais de
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parcourir des « nappes » agencées par « fragmentations » successives. C’est sur ce point
précisément que le montage spatial diffère du souvenir comme segment délimité par les
deux présents qui lui confèrent son identité. L’opération de la mémoire n’est plus ce qui
insère des segments dans un continuum déjà donné, mais ce qui transforme ce
continuum : « Les fragmentations sont inséparables de la topologie, c’est-à-dire de la
transformation d’un continuum »14. Que donne à voir la machine-souvenir de Je t’aime je
t’aime ? Une minute particulière d’une journée ensoleillée au bord de la mer, plus
précisément l’instant où Claude Ridder nage sous l’eau puis en sort, et la voix de Catrine
qui lui demande alors : « C’était bien ? ». Mais cette minute ne se donne pas à voir ainsi,
elle est entrecoupée de plans où l’on voit Ridder allongé dans la machine en compagnie
d’une souris blanche sous une cloche de verre, elle nous replonge à plusieurs reprises
sous l’eau selon un angle différent puisque Ridder est toujours plus proche de la caméra,
elle nous fait sortir plusieurs fois de l’eau mais, là encore, elle coupe à différents endroits
et la perspective est toujours légèrement différente, la caméra comme un peu plus en
surplomb et éloignée, la lumière plus blanche.
On pourrait dire que le montage cinématographique haché et répété introduit un
souvenir hors de toute chronologie, mais nous sommes encore loin du compte car
déclarer que l’on sort de la chronologie et de la linéarité n’est pas tout, encore faut-il
préciser les raccords et les constructions que permet cette non chronologie. Le montage
spatial semble relever d’un pliage et d’un dépliage incessants qui font retour vers cette
minute de vacance, celle qui lance l’expérience, qui la répètent, la reprennent mais
jamais à l’identique, toujours sous forme d’une disjonction. À travers ce pliage et ce
dépliage on découvre de nouvelles perspectives, de nouvelles zones et lumières, on
construit aussi un continuum indéterminé comme lorsque Ridder, allongé sur une autre
plage avec Catrine, voit passer devant lui une souris blanche qui évoque immédiatement
l’animal de laboratoire qui se trouve à côté de lui dans la machine. Si l’on devait pointer
la forme de raccord entre local et global que produit le souvenir dans ce film, elle serait
probablement à chercher dans ce plan fixe traversé par la souris qui témoigne de la
déformation et, plus précisément dans ce cas particulier, de la compression du
continuum. Il faut sans doute revenir ici sur la distribution et le montage spatial que
permet le terrier, un espace complexe à multiples sorties et galeries où chaque
changement local (creuser une nouvelle galerie, en boucher une ou en raccorder
certaines entre elles) ne se contente pas de modifier l’espace global, mais affecte
également le raccord entre chaque autre point local et la totalité.
On retrouve ce terrier temporel dans un autre film d’Alain Resnais, Muriel ou le
temps d’un retour, même si la machine-souvenir n’y est plus présente à proprement
parler. De fait, la machine-souvenir n’est pas loin et le terrier non plus dans cet
appartement encombré de meubles aux teintes variées de marrons et sans cesse
changeants, qui arrivent et partent au gré de l’activité d’antiquaire d’Hélène. Si la
machine-souvenir insiste aussi dans ce film c’est bien sûr à travers le montage et ses
multiples faux raccords ou, dans d’autres scènes, à travers la distribution spatiale et le
jeu sur les échelles. Serge Daney – cité par Raymond Bellour – saisit avec justesse que ce
montage spatial donne l’impression qu’Alain Resnais tente d’expliquer par ce biais « ce
qu’il ressentait comme la contrainte excessive d’une grille préconçue, et par là d’un
14 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 158.
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programme à exécuter »15. Les échos de la machine-souvenir insistent encore. Le
montage spatial des raccord entre les galeries d’un terrier suppose quant à lui un espace
global sans cesse orientable à nouveaux frais, et c’est bien cette indétermination que l’on
retrouve dans les faux raccords de Muriel ou le temps d’un retour : une première fois au
cours d’un dîner qui réunit chez Hélène cette dernière, Bernard, ainsi que Françoise et
Alphonse tout juste arrivés à Boulogne, puis une seconde fois lorsque Bernard demande
à Hélène un réveil. Pendant ce dîner chez Hélène, par exemple, celle-ci pousse Bernard
hors de la cuisine jusque dans le salon pour le présenter à ses invités, puis retourne dans
la cuisine. On ne devine alors du salon que la porte dont ils sont sortis, un fragment de
rideau, un miroir et, sur un autre mur, un tableau ainsi qu’une bougie. Le plan suivant,
plus large, nous montre le même salon selon une autre perspective, Bernard est
désormais assis dans un fauteuil et Hélène sort à nouveau d’une pièce pour surgir
derrière lui, accompagnée par le son d’une corne de brume. Le temps de ce raccord, et
ensuite tout au long du film, l’appartement semble être orienté autrement, il est
d’ailleurs très difficile d’identifier la pièce dont Hélène sort dans le second plan – qui est
en fait la même –, puisque des rideaux similaires à ceux dont on n’apercevait qu’un
fragment dans le plan précédent sont disposés à plusieurs endroits de la pièce. Cette
impression est renforcée par le mouvement d’Hélène en arrière plan qui accompagne ce
raccord, entrant dans le salon pour ensuite retourner dans la cuisine lors du premier
plan, puis sortant d’une pièce pour entrer dans le salon lors du second, mais aussi et
surtout par le fait que les invités sont invisibles.
Dans le second exemple, Bernard est en train de descendre les escaliers devant la
porte d’entrée de chez Hélène qui se tient sur le palier, quand il se retourne et remonte
quelques marches avant de lui demander si elle n’aurait pas un réveil. Le faux raccord, ou
le raccord télescopé pourrait-on dire, passe par un plan rapproché sur le bras de
Bernard qui avance vers la main d’Hélène qui tient un réveil. Puis nous découvrons dans
le plan suivant qu’ils ne sont plus dans l’escalier, ni en haut, mais dans une des pièces de
l’appartement. Les trajectoires spatiales que permet l’appartement ainsi que les faux
raccords qui émaillent ce repas mais aussi tout le film – des faux raccords qui
« n’interviennent pas dans le mouvement », note Raymond Bellour, soulignant ainsi
« l’effet de choc entre les plans », mais que le mouvement des acteurs à l’intérieur du
plan (l’entrée et la sortie d’Hélène, le geste du bras de Bernard) précipitent pourtant les
uns contre les autres – donnent à sentir le bouleversement incessant que chaque raccord
local produit sur les autres connexions du local au global. Cette transformation du
continuum et la production d’un temps indéterminé, flottant et net comme peut l’être un
souvenir, ne passe pas seulement par un montage spatial fait de raccords et utilise tout
aussi bien la distribution spatiale et les échelles de grandeur. Dans Muriel ou le temps
d’un retour toujours, Alphonse et Hélène se retrouvent ainsi dans un espace vert entouré
par la ville et pourtant comme en dehors. On aperçoit au fond du plan un bâtiment aux
portes vitrées, sans doute sont-ils arrivés par là. Autour d’eux on distingue donc des
bâtiments à l’échelle normale de la ville, mais eux-mêmes marchent sur un sentier très
étroit qui serpente au milieu de bâtiments proches de la maquette ou de la miniature,
ainsi que de bornes rouges et blanches de kilométrage placées à intervalle rapproché. La
compression de la distribution spatiale que rend possible ce passage brutal et inattendu
par un terrain de mini golf évoque, autrement que les faux raccords, la machine souvenir
et la possibilité de modifier l’orientation du continuum temporel.
15 Raymond Bellour, Le Corps du cinéma, Paris, P.O.L, p. 572.
7
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Les images en mouvement nous ont aidé à esquisser une trajectoire à travers les
différents types de montage spatial de la mémoire. Le point de départ, c’est la ligne
husserlienne et les diverses opérations de contiguïté – l’association, le pont, le
recouvrement – qui peuvent s’y articuler. Ce qui la caractérise ce n’est pas tant qu’elle
soit linéaire, mais la forme pré-donnée de son enchaînement qui rend impossible d’en
modifier l’orientation. Bien sûr, ce montage spatial peut prendre une forme extrême, le
souvenir oublieux ou l’illusion totale de la machine-souvenir 1 qui procède par une
superposition point par point. Mais on n’obtient pas un autre type de montage spatial et
de machine-souvenir en complexifiant les raccords de segments sur une ligne, ni en
multipliant les lignes ou les ponts entre lignes parallèles sur un plan bidimensionnel.
Pour conclure cette trajectoire en empruntant un autre biais que celui des images en
mouvement du cinéma, il faut évoquer un terrier temporel que l’on trouve exposé dans le
caisson lumineux d’une image fixe, Odradek (1994) de Jeff Wall qui renvoie à une
nouvelle de Kafka du même nom, et qui en évoque également une autre intitulée Le
Terrier. Odradek (1994) donne à voir un espace en bas d’un escalier aux murs blancs sur
leur moitié supérieure et marron sable en dessous. La composition spatiale ménage
plusieurs ouvertures, une fenêtre en haut de l’escalier, une porte bleue fermée en bas à
droite, un couloir qui s’enfonce en profondeur à gauche de l’escalier et, après le mur qui
porte un robinet, un autre couloir. La lumière des néons du caisson transmet autrement
et dans un autre type d’image, fixes cette fois, l’indétermination temporelle que l’on peut
trouver dans les films d’Alain Resnais, tout comme le mouvement figé de la jeune fille
dans l’escalier ainsi que les ombres étirées reprennent l’alliance particulière
d’immobilité et de mouvement du faux raccord. L’agencement spatial de la photographie,
ses multiples ouvertures et les murs dont on ne voit que la base, alliés à la cavité du
caisson, construit quant à lui des galeries à la profondeur inédite et dont l’orientation
nous reste inconnue. Ces galeries se prolongent dans Le Terrier de Kafka où une créature
impossible à identifier de manière précise parcourt et reconfigure, tant physiquement
que mentalement, un « travail de combinaison » dont le « cœur », la place forte, n’est
« pas tout à fait le centre »16, et où l’articulation entre local et global est rejouée à chaque
« rond-point »17, à chaque nœud de galeries. En ce sens, le terrier ne se confond pas avec
le labyrinthe qui multiplie les pistes et les impasses dans une forme globale déjà arrêtée,
puisque son montage spatial modulaire est, au contraire, sans cesse ré-orientable et réarticulable. Là où la ligne du pont offre une superposition proche de l’image
stéréoscopique et de son illusion de relief, le terrier sort du plan strictement
bidimensionnel et offre au souvenir son volume et sa profondeur.
16 Franz Kafka, « Le Terrier » in La Muraille de Chine et autres récits, Paris, Gallimard, Folio,
1950, p. 280-281.
17 Ibid, p. 297.
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