Machines souvenirs ()
Transcription
Machines souvenirs ()
Machines souvenirs et terriers temporels La mémoire a ses représentations spatiales, ses diagrammes et ses cônes qui s’emploient à donner une forme globale à l’écoulement temporel, et au raccord qui s’y opère entre ses différentes dimensions. Si ces représentations spatiales posent d’emblée un problème ce n’est pas parce qu’elles spatialisent le temps au lieu d’en fournir une compréhension temporelle, mais parce qu’elles établissent la forme globale du rapport entre mémoire et présent qui se trouve alors pré-donnée dans chaque cas particulier de souvenir. Ce qui disparaît sous ces représentations spatiales, et ce quelle que soit leur justesse, c’est précisément le montage spatial, le type de raccord à l’œuvre dans les opérations du souvenir. En posant le problème ainsi il ne s’agit pas de prôner une approche locale au détriment des représentations globales, mais plutôt de demander quelles articulations entre local et global se jouent dans les opérations de la mémoire, quelle disposition, quelle distribution des places, quels raccords. S’il est un penseur qu’il faut interroger à l’aune de cette approche c’est sans doute Husserl qui, à force de sans cesse réaffirmer la forme pré-donnée du flux de conscience, ou à force d’être lu comme le penseur de ce flux et de sa forme globale, jette un écran de fumée sur les descriptions du montage spatial propre au souvenir. Le montage spatial (juxtaposition) n’est pas un motif de la pensée husserlienne, mais il se peut que cet élément extérieur permette à la fois de compliquer le trop célèbre flux des vécus, et d’appréhender le souvenir par-delà le diagramme de l’écoulement. Il n’est donc pas question de faire ici de Husserl le champion de l’écoulement temporel et de ses rétentions ou, au contraire, de l’accuser de se contenter de proposer une conception spatialisée de la mémoire qui n’atteint jamais les processus temporels à l’œuvre. Ce serait poser la question en des termes trop généraux car nous n’avons pas affaire à deux blocs, l’un spatial l’autre temporel, pas plus que nous ne cherchons à fournir une représentation spatiale de la mémoire que l’on pourrait ensuite convertir en une représentation temporelle ; nous sommes bien plutôt confrontés au montage spatial, c’est-à-dire à des degrés de complication, à des types de raccords. La question « qu’est-ce qu’un souvenir chez Husserl ? » signifie alors qu’est-ce qui se raccorde à quoi dans le souvenir, selon quelle distribution, quelle construction spatiale ce raccord produit-il, à quel degré de complication se situe-t-elle, et est-elle propre au souvenir ? Autant de questions qui nous conduiront à identifier un écho machinique du souvenir, et à poursuivre cette piste vers un autre domaine qui travaille le lien entre montage spatial et souvenir, celui des images du cinéma. Souvenir, pont et illusion Il faut commencer par rappeler très brièvement que chez Husserl le souvenir fait partie, avec la conscience d’image, des perceptions modifiées, c’est-à-dire de ces types de perception qui ne relèvent pas de la perception originaire ou, autrement dit, du « maintenant actuel »1. Cette distinction entre deux types de perception donne au souvenir un mode d’apparaître général, le conflit, qu’il partage avec la conscience d’image. Tout souvenir et toute image apparaissent donc en conflit avec le présent 1 Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris PUF, Épiméthée, 5ème édition, 1996, §31, p. 85. 1 effectif et son actualité puisqu’ils lui ravissent, pour un temps, le statut d’intuition vivante. Mais il ne faudrait pas aller trop vite en besogne et croire que ce conflit est un mode de raccord homogène ; ce n’est pas le cas, il est double et propose plusieurs types de montage spatial puisqu’il est à la fois Widerstreit, concurrence, et Zwiespältigkeit, dédoublement ou coexistence. La situation se complique encore un peu plus si on prend en compte qu’il existe parmi les souvenirs au moins deux sortes de cas : les cas généraux et les cas isolés ou « cas limites » qui, rappelle Husserl, « sont des cas spécifiques, non des problèmes sans importance »2. Commençons par le cas le plus courant de souvenir et rappelons le principe qui gouverne cette première forme de conflit : « le présent perceptif ne permet pas qu’un ressouvenir devienne pleinement intuitif en même temps et aussi longtemps qu’elle, la perception, est effectivement pleinement intuitive »3. Cette règle montre bien qu’il s’agit ici de conflit au sens d’une concurrence et, plus précisément, d’un montage spatial qui relève d’une superposition clignotante, en quelque sorte, puisque quand la perception est intuitive le ressouvenir lui est superposé comme simple appréhension vide, et inversement. Dans cette concurrence, le raccord entre un présent actuel et un présent passé prend la forme d’un « pont » érigé grâce à des « membres-ponts qui se ressemblent »4, lesquels mettent en œuvre une association de caractères communs entre présent et passé, mais aussi au sein du passé lui-même puisque le souvenir peut s’étendre vers des membres contigus. Aux vues des types de raccord – concurrence, « pont », association – qui régissent l’entrée en scène du souvenir on est alors en droit de se demander si le montage spatial qui nous est proposé dans ce cas général est bien propre au souvenir, car l’association et la concurrence sont également les principes qui régissent l’organisation des champs perceptifs. Si le conflit du souvenir est conçu selon le modèle du conflit entre différents champs perceptifs, ou bien entre deux éléments d’un même champ perceptif, il faut en conclure que la conception husserlienne du souvenir et du type de raccord spatial qu’il met en jeu obéit au modèle de l’illusion perceptive. Prenons l’exemple du bâton dans l’eau dont le reflet aquatique donne l’impression qu’il est rompu5. Nous avons ici un cas de conflit entre deux champs perceptifs, le champ visuel et le champ tactile, qui finit par trouver une correction dans l’enchaînement de la perception : « Le toucher et le saisir effectifs ont cependant pour résultat un bâton "droit" ». Bien entendu, le rôle de la correction par la perception effective ne joue pas le même rôle dans le cas de l’illusion et du souvenir, mais c’est le montage spatial qui nous intéresse ici. Or le souvenir et l’illusion semblent bien se déployer selon une même opération qui procède par concurrence et résolution du conflit, mettant en scène un montage spatial qui opère avec des segments se recouvrant 2 Husserl, De la synthèse passive, Grenoble, Jérôme Millon, 1998, p. 411. 3 Ibid, p.255. 4 Ibid, p. 256. 5 Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir, Grenoble, Jérôme Millon, 2002, p. 87. 2 l’un l’autre le temps d’une concurrence, ou plutôt d’une superposition, et délimités par des points d’intérêt ou de ressemblance. De la même manière, il est frappant et significatif que la description de l’alternance des champs visuels dans la vision stéréoscopique où « disparaît la portion correspondante de gauche lors de l’irruption d’une portion du champ visuel de droite »6 soit si proche de la concurrence avec le présent actuel qui caractérise le souvenir. Nous retrouvons bien ici la superposition clignotante qui régit le souvenir compris selon le modèle de la concurrence spatiale entre champs perceptifs. Précisons que le type de montage spatial à l’œuvre dans ce souvenir qui se calque sur la forme de l’illusion est linéaire, segmenté, et trouve dans la pointe de l’ « instant actuel » son principe organisateur. Régie par ce schéma de l’illusion, tout se passe comme si la topologie de la mémoire, en tant que « système rigoureux des places dans lequel chaque durée individuelle, avec son système de points, est rigoureusement située »7, obéissait davantage au contenu des éléments selon les principes de ressemblance et d’association plutôt qu’aux différentes relations possibles entre ces éléments. Il reste alors à interroger quel degré de complication la mémoire ainsi conçue peut atteindre, et si le conflit de perceptions dans lequel apparaît le souvenir peut relever dans certains cas du dédoublement plutôt que de la concurrence et de l’association. Souvenir oublieux de soi et machine-souvenir I Cette conception du souvenir à partir d’une ligne unique et de segments qui emprunte ses caractéristiques à l’illusion perceptive n’est pas la seule, il en existe une autre, « le souvenir entièrement oublieux de soi » dont le statut est quelque peu ambigu, puisqu’il est à la fois un cas isolé et « à chaque instant possible »8. De quoi s’agit-il ? Dans ce souvenir oublieux de soi c’est bien la concurrence qui semble céder le pas au dédoublement et à la coexistence, le raccord s’effectuant entre des pans plutôt qu’entre des points et des segments : « nous pouvons laisser disparaître totalement le présent actuel et nous-mêmes comme sujets actuels du présent et, de façon pure, vivre intuitivement dans le monde du souvenir ». En passant de la concurrence entre segments au monde du souvenir ou au « pan entier de vie du moi »9, il est probable que la mémoire engage une opération spatiale d’un autre type. On pourrait d’ailleurs rapprocher ce souvenir oublieux de soi de la description que propose Bergson de la « vision panoramique des mourants », lorsque « les nécessités de la vie ne sont plus là pour 6 Ibid, p. 109. 7 Husserl, De la synthèse passive, op. cit., p. 80. 8 Ibid, p.57. 9 Ibid, p. 59. 3 régler l’effet de ressemblance et par conséquent de contiguïté »10. Le montage spatial quitte alors la concurrence et la superposition de segments et organise, sur un espace que l’on imagine plus vaste que la simple ligne, un défilement ininterrompu de pans, ou un travelling, dont le rythme et les raccords ne sont plus déterminés par le maintenant actuel. C’est bien cette possibilité qu’évoque Husserl lorsqu’il mobilise, pour préciser ce souvenir oublieux, un réservoir de connexions mortes à côté de l’enchaînement des perceptions : « C’est le réservoir des objets parvenus, dans le processus du présent vivant, à une institution vivante. Pour le moi, ils sont enfermés dans ce réservoir, mais ils restent bien sûr à sa disposition. (…) ils ne sont plus par conséquent vivants de manière affective, mais le sens est encore là de manière implicite sous une forme "morte", il est simplement dépourvu de la vie fluente »11. Le cas isolé du souvenir oublieux consisterait, à partir de ce réservoir, à « reproduire, continûment depuis le début et d’un seul trait, notre vie toute entière »12. Mais redonner une vie fluente aux connexions mortes de ce réservoir met-elle en jeu la même distribution spatiale que le panorama, vue unique et élargie, de Bergson ? Il semble que ce réservoir confère plutôt au souvenir husserlien un écho que l’on pourrait qualifier de machinique, et qui n’est pas présent dans la « vision panoramique des mourants ». Ce réservoir se situe en effet du côté d’une mémoire enregistrée, stockée, spatialisée, et que l’on déploie ensuite à nouveau dans l’espace à travers les films de famille, les albums photo et leurs agencements particuliers, ou encore le diaporama. Mais ce réservoir et la possible reproduction continue « de notre vie toute entière » font également écho à une machine-souvenir qui redonnerait leur influx à ces formes sédimentées. Il faut noter que le montage spatial que propose ce cas de souvenir est encore singulièrement proche de l’illusion, non plus de l’illusion perceptive du bâton rompu dans l’eau, mais d’une illusion totale qui recouvrirait point par point la succession des présents actuels. Si nous avons là un dédoublement et non plus une concurrence, c’est donc en son sens le plus faible puisque la linéarité du continuum n’y est ni altérée ni bouleversée, mais simplement recouverte par une connexion continuelle de souvenirs. Ainsi remise en jeu dans l’espace et projetée dans les champs perceptifs, la mémoire reste encore tributaire du modèle de l’illusion. Il est d’ailleurs des films qui mettent en scène de manière littérale cette machinesouvenir, ce sont souvent des films d’anticipation comme Minority Report ou Strange Days, par exemple13. Si leur traitement de la machine-souvenir est littéral ce n’est pas simplement parce que la machine est présente comme telle, mais parce qu’elle reproduit le montage spatial linéaire et segmenté de la mémoire. Dans Minority Report comme dans Strange Days, il s’agit de segments de souvenir classés par événements et stockés sur des sortes de barrettes de données pour le premier, ou des cassettes pour 10 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Gallimard, La Pléiade, 5ème édition, 1991, p. 307. 11 Husserl, De la synthèse passive, op. cit., p. 240. 12 Ibid, p. 245. 13 Minority Report, Steven Spielberg, 2002 ; Strange Days, Kathryn Bigelow, 1995. 4 l’esthétique plus low-tech du second. Mais les deux films proposent deux types distincts de rediffusion de la mémoire bien que cette dernière, dans les deux cas, se trouve nimbée d’une même lumière vive et dorée par contraste avec les teintes plus sombres des autres scènes. Dans Minority Report la scène est projetée en trois dimensions dans l’espace de la pièce et à la première personne, en l’occurrence selon le point de vue de la personne qui filmait, grâce à un système de projecteurs qui évoque à la fois l’hologramme et le jeu d’ombres. Dans Strange Days la surface de projection est interne, puisque la scène est rediffusée à l’aide d’un lecteur de cassettes relié à un casque à électrodes qui oblige l’utilisateur à fermer les yeux. Le souvenir est également à la première personne et reproduit ici aussi la perspective de celui qui enregistrait. Ce qui ressort de cet usage privé du souvenir-machine dans Minority Report comme dans Strange Days, c’est avant tout un certain pathos du souvenir comme scène passée évoquée à nouveau depuis la ligne du présent qui insiste sur le caractère nettement délimité de l’instant passé à travers les insuffisances de la machine : le souvenir s’arrête net dans Strange Days, le décollement entre la figure lumineuse et le vide derrière la projection devient de plus en plus visible dans Minority Report. Les limitations de la machine-souvenir de Minority Report tranchent d’ailleurs avec l’autre dispositif technique du film, celui de l’unité pré-crime qui permet quant à lui de manipuler les images à travers des montages spatiaux et temporels qui n’ont d’autre limite que la virtuosité de la main. Le caractère segmenté, mis bout à bout et linéaire de la mémoire qu’illustrent ces films n’est pourtant pas dû au recours à la machine, mais à l’articulation générale entre local et global à laquelle sont soumises les opérations de la mémoire. Cette articulation est régie par le présent actuel auquel échoue le rôle de « centre d’évocation » : le passé passe au présent, tout comme l’image cinématographique est conçue comme passant au présent au fil d’une narration chronologique. En fin de compte, la question que pose le souvenir oublieux de soi ainsi que les machines de stockage puis de diffusion que mettent en scène ces films, c’est celle de la totalité du souvenir. Mais si l’articulation entre le local et le global relève du passage au présent qui harmonise et organise les différents segments en jeu, peu importe que le souvenir soit une association délimitée ou une connexion reproduite d’un trait et continûment, le montage spatial reste le même : un collage qui, malgré son étendue ou sa complexité, épouse un continuum linéaire. Qu’on revive un instant passé, ou une connexion passée entière au présent, le continuum ne s’en trouve pas pour autant transformé : les articulations du local au global demeurent régies par une forme pré-donnée. Machine-souvenir II Malgré les exemples filmiques évoqués qui entrent en résonnance avec la conception husserlienne du souvenir oublieux et de son réservoir, il ne faudrait pas croire que ce type de montage spatial linéaire soit le fait de la machine. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’exemple de Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais où les ratés de la machine, ou bien du cerveau de Claude Ridder soumis à l’expérience, sont l’occasion de faire surgir une autre distribution spatiale de la mémoire. Cette machine, entre le terrier et la tente gonflable couleur sable, ne fonctionne plus selon un principe de rediffusion d’un souvenir enregistré, mais plutôt selon une répétition et une reprise où le présent perd sa fonction de forme globale organisatrice. Si l’on suit la belle analyse que propose Gilles Deleuze de Je t’aime, je t’aime dans L’Image-temps, il ne s’agit donc plus de segments qui se superposent, ni de revivre un instant passé au présent, mais de 5 parcourir des « nappes » agencées par « fragmentations » successives. C’est sur ce point précisément que le montage spatial diffère du souvenir comme segment délimité par les deux présents qui lui confèrent son identité. L’opération de la mémoire n’est plus ce qui insère des segments dans un continuum déjà donné, mais ce qui transforme ce continuum : « Les fragmentations sont inséparables de la topologie, c’est-à-dire de la transformation d’un continuum »14. Que donne à voir la machine-souvenir de Je t’aime je t’aime ? Une minute particulière d’une journée ensoleillée au bord de la mer, plus précisément l’instant où Claude Ridder nage sous l’eau puis en sort, et la voix de Catrine qui lui demande alors : « C’était bien ? ». Mais cette minute ne se donne pas à voir ainsi, elle est entrecoupée de plans où l’on voit Ridder allongé dans la machine en compagnie d’une souris blanche sous une cloche de verre, elle nous replonge à plusieurs reprises sous l’eau selon un angle différent puisque Ridder est toujours plus proche de la caméra, elle nous fait sortir plusieurs fois de l’eau mais, là encore, elle coupe à différents endroits et la perspective est toujours légèrement différente, la caméra comme un peu plus en surplomb et éloignée, la lumière plus blanche. On pourrait dire que le montage cinématographique haché et répété introduit un souvenir hors de toute chronologie, mais nous sommes encore loin du compte car déclarer que l’on sort de la chronologie et de la linéarité n’est pas tout, encore faut-il préciser les raccords et les constructions que permet cette non chronologie. Le montage spatial semble relever d’un pliage et d’un dépliage incessants qui font retour vers cette minute de vacance, celle qui lance l’expérience, qui la répètent, la reprennent mais jamais à l’identique, toujours sous forme d’une disjonction. À travers ce pliage et ce dépliage on découvre de nouvelles perspectives, de nouvelles zones et lumières, on construit aussi un continuum indéterminé comme lorsque Ridder, allongé sur une autre plage avec Catrine, voit passer devant lui une souris blanche qui évoque immédiatement l’animal de laboratoire qui se trouve à côté de lui dans la machine. Si l’on devait pointer la forme de raccord entre local et global que produit le souvenir dans ce film, elle serait probablement à chercher dans ce plan fixe traversé par la souris qui témoigne de la déformation et, plus précisément dans ce cas particulier, de la compression du continuum. Il faut sans doute revenir ici sur la distribution et le montage spatial que permet le terrier, un espace complexe à multiples sorties et galeries où chaque changement local (creuser une nouvelle galerie, en boucher une ou en raccorder certaines entre elles) ne se contente pas de modifier l’espace global, mais affecte également le raccord entre chaque autre point local et la totalité. On retrouve ce terrier temporel dans un autre film d’Alain Resnais, Muriel ou le temps d’un retour, même si la machine-souvenir n’y est plus présente à proprement parler. De fait, la machine-souvenir n’est pas loin et le terrier non plus dans cet appartement encombré de meubles aux teintes variées de marrons et sans cesse changeants, qui arrivent et partent au gré de l’activité d’antiquaire d’Hélène. Si la machine-souvenir insiste aussi dans ce film c’est bien sûr à travers le montage et ses multiples faux raccords ou, dans d’autres scènes, à travers la distribution spatiale et le jeu sur les échelles. Serge Daney – cité par Raymond Bellour – saisit avec justesse que ce montage spatial donne l’impression qu’Alain Resnais tente d’expliquer par ce biais « ce qu’il ressentait comme la contrainte excessive d’une grille préconçue, et par là d’un 14 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 158. 6 programme à exécuter »15. Les échos de la machine-souvenir insistent encore. Le montage spatial des raccord entre les galeries d’un terrier suppose quant à lui un espace global sans cesse orientable à nouveaux frais, et c’est bien cette indétermination que l’on retrouve dans les faux raccords de Muriel ou le temps d’un retour : une première fois au cours d’un dîner qui réunit chez Hélène cette dernière, Bernard, ainsi que Françoise et Alphonse tout juste arrivés à Boulogne, puis une seconde fois lorsque Bernard demande à Hélène un réveil. Pendant ce dîner chez Hélène, par exemple, celle-ci pousse Bernard hors de la cuisine jusque dans le salon pour le présenter à ses invités, puis retourne dans la cuisine. On ne devine alors du salon que la porte dont ils sont sortis, un fragment de rideau, un miroir et, sur un autre mur, un tableau ainsi qu’une bougie. Le plan suivant, plus large, nous montre le même salon selon une autre perspective, Bernard est désormais assis dans un fauteuil et Hélène sort à nouveau d’une pièce pour surgir derrière lui, accompagnée par le son d’une corne de brume. Le temps de ce raccord, et ensuite tout au long du film, l’appartement semble être orienté autrement, il est d’ailleurs très difficile d’identifier la pièce dont Hélène sort dans le second plan – qui est en fait la même –, puisque des rideaux similaires à ceux dont on n’apercevait qu’un fragment dans le plan précédent sont disposés à plusieurs endroits de la pièce. Cette impression est renforcée par le mouvement d’Hélène en arrière plan qui accompagne ce raccord, entrant dans le salon pour ensuite retourner dans la cuisine lors du premier plan, puis sortant d’une pièce pour entrer dans le salon lors du second, mais aussi et surtout par le fait que les invités sont invisibles. Dans le second exemple, Bernard est en train de descendre les escaliers devant la porte d’entrée de chez Hélène qui se tient sur le palier, quand il se retourne et remonte quelques marches avant de lui demander si elle n’aurait pas un réveil. Le faux raccord, ou le raccord télescopé pourrait-on dire, passe par un plan rapproché sur le bras de Bernard qui avance vers la main d’Hélène qui tient un réveil. Puis nous découvrons dans le plan suivant qu’ils ne sont plus dans l’escalier, ni en haut, mais dans une des pièces de l’appartement. Les trajectoires spatiales que permet l’appartement ainsi que les faux raccords qui émaillent ce repas mais aussi tout le film – des faux raccords qui « n’interviennent pas dans le mouvement », note Raymond Bellour, soulignant ainsi « l’effet de choc entre les plans », mais que le mouvement des acteurs à l’intérieur du plan (l’entrée et la sortie d’Hélène, le geste du bras de Bernard) précipitent pourtant les uns contre les autres – donnent à sentir le bouleversement incessant que chaque raccord local produit sur les autres connexions du local au global. Cette transformation du continuum et la production d’un temps indéterminé, flottant et net comme peut l’être un souvenir, ne passe pas seulement par un montage spatial fait de raccords et utilise tout aussi bien la distribution spatiale et les échelles de grandeur. Dans Muriel ou le temps d’un retour toujours, Alphonse et Hélène se retrouvent ainsi dans un espace vert entouré par la ville et pourtant comme en dehors. On aperçoit au fond du plan un bâtiment aux portes vitrées, sans doute sont-ils arrivés par là. Autour d’eux on distingue donc des bâtiments à l’échelle normale de la ville, mais eux-mêmes marchent sur un sentier très étroit qui serpente au milieu de bâtiments proches de la maquette ou de la miniature, ainsi que de bornes rouges et blanches de kilométrage placées à intervalle rapproché. La compression de la distribution spatiale que rend possible ce passage brutal et inattendu par un terrain de mini golf évoque, autrement que les faux raccords, la machine souvenir et la possibilité de modifier l’orientation du continuum temporel. 15 Raymond Bellour, Le Corps du cinéma, Paris, P.O.L, p. 572. 7 *** Les images en mouvement nous ont aidé à esquisser une trajectoire à travers les différents types de montage spatial de la mémoire. Le point de départ, c’est la ligne husserlienne et les diverses opérations de contiguïté – l’association, le pont, le recouvrement – qui peuvent s’y articuler. Ce qui la caractérise ce n’est pas tant qu’elle soit linéaire, mais la forme pré-donnée de son enchaînement qui rend impossible d’en modifier l’orientation. Bien sûr, ce montage spatial peut prendre une forme extrême, le souvenir oublieux ou l’illusion totale de la machine-souvenir 1 qui procède par une superposition point par point. Mais on n’obtient pas un autre type de montage spatial et de machine-souvenir en complexifiant les raccords de segments sur une ligne, ni en multipliant les lignes ou les ponts entre lignes parallèles sur un plan bidimensionnel. Pour conclure cette trajectoire en empruntant un autre biais que celui des images en mouvement du cinéma, il faut évoquer un terrier temporel que l’on trouve exposé dans le caisson lumineux d’une image fixe, Odradek (1994) de Jeff Wall qui renvoie à une nouvelle de Kafka du même nom, et qui en évoque également une autre intitulée Le Terrier. Odradek (1994) donne à voir un espace en bas d’un escalier aux murs blancs sur leur moitié supérieure et marron sable en dessous. La composition spatiale ménage plusieurs ouvertures, une fenêtre en haut de l’escalier, une porte bleue fermée en bas à droite, un couloir qui s’enfonce en profondeur à gauche de l’escalier et, après le mur qui porte un robinet, un autre couloir. La lumière des néons du caisson transmet autrement et dans un autre type d’image, fixes cette fois, l’indétermination temporelle que l’on peut trouver dans les films d’Alain Resnais, tout comme le mouvement figé de la jeune fille dans l’escalier ainsi que les ombres étirées reprennent l’alliance particulière d’immobilité et de mouvement du faux raccord. L’agencement spatial de la photographie, ses multiples ouvertures et les murs dont on ne voit que la base, alliés à la cavité du caisson, construit quant à lui des galeries à la profondeur inédite et dont l’orientation nous reste inconnue. Ces galeries se prolongent dans Le Terrier de Kafka où une créature impossible à identifier de manière précise parcourt et reconfigure, tant physiquement que mentalement, un « travail de combinaison » dont le « cœur », la place forte, n’est « pas tout à fait le centre »16, et où l’articulation entre local et global est rejouée à chaque « rond-point »17, à chaque nœud de galeries. En ce sens, le terrier ne se confond pas avec le labyrinthe qui multiplie les pistes et les impasses dans une forme globale déjà arrêtée, puisque son montage spatial modulaire est, au contraire, sans cesse ré-orientable et réarticulable. Là où la ligne du pont offre une superposition proche de l’image stéréoscopique et de son illusion de relief, le terrier sort du plan strictement bidimensionnel et offre au souvenir son volume et sa profondeur. 16 Franz Kafka, « Le Terrier » in La Muraille de Chine et autres récits, Paris, Gallimard, Folio, 1950, p. 280-281. 17 Ibid, p. 297. 8