Le secret est d`abord de plaire et de toucher

Transcription

Le secret est d`abord de plaire et de toucher
5
10
15
20
25
30
35
Le secret est d’abord de plaire et de toucher :
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher.
Que dès les premiers vers, l'action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.
Je me ris d'un acteur qui, lent à s'exprimer,
De ce qu'il veut, d'abord, ne sait pas m'informer,
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement me fait une fatigue.
J'aimerais mieux encor qu'il déclinât son nom,
Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon »,
Que d'aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles.
Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué.
Que le lieu de la Scène y soit fixe et marqué.
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
Sur la scène en un jour renferme des années.
Là, souvent, le héros d'un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu'avec art l'action se ménage ;
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas.
Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose
Les yeux, en le voyant, saisiraient mieux la chose ;
Mais il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.
Que le trouble toujours croissant de scène en scène
À son comble arrivé se débrouille sans peine.
L'esprit ne se sent point plus vivement frappé
Que lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé,
D'un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue
BOILEAU, L’Art poétique, chant III (1674)
L’Autre Monde ou les Etats et Empires de la Lune,
Savinien de Cyrano de Bergerac [1657]
La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir
étaient sonnées lorsque nous revenions d’une maison proche de Paris, quatre
de mes amis et moi. Les diverses pensées que nous donna la vue de cette boule
de safran nous défrayèrent sur le chemin. Les yeux noyés dans ce grand astre,
tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire
des bienheureux; tantôt l’autre protestait que c’était la platine où Diane dresse
les rabats d’Apollon; tantôt un autre s’écriait que ce pourrait bien être le soleil
lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons regardait par un trou ce
qu’on faisait au monde quand il n’y était plus.
« Et moi, dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je
crois sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps
pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui
le nôtre sert de lune. »
La compagnie me régala d’un grand éclat de rire.
« Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la lune, de
quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. »
Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Épicure, Démocrite et, de
notre âge, Copernic et Kepler, avaient été de cette opinion, je ne les obligeai
qu’à s’égosiller de plus belle.
Victor Hugo, Préface de Cromwell (1827)
Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule1, ce péristyle2, cette
antichambre3, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne
sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les
conspirateurs, chacun à leur tour [...].
L'unité de temps n'est pas plus solide que l'unité de lieu. L'action, encadrée de force dans les vingtquatre heures, est aussi ridicule qu'encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme
son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure
sur tout ! On rirait d'un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser l'unité
de temps à l'unité de lieu comme les barreaux d'une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par
Aristote4, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes
masses dans la réalité ! c'est mutiler hommes et choses, c'est faire grimacer l'histoire. Disons mieux :
tout cela mourra dans l'opération ; et c'est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent à leur
résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie. Voilà pourquoi, bien
souvent, la cage des unités ne renferme qu'un squelette [...].
Il suffirait enfin, pour démontrer l'absurdité de la règle des deux unités, d'une dernière raison, prise
dans les entrailles de l'art. C'est l'existence de la troisième unité, l'unité d'action, la seule admise de
tous parce qu'elle résulte d'un fait : l'œil ni l'esprit humain ne sauraient saisir plus d'un ensemble à la
fois. Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C'est elle qui marque le point de vue
du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans
le drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l'unité avec la
simplicité d'action. L'unité d'ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur
lesquelles doit s'appuyer l'action principale. Il faut seulement que ces parties, savamment
subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l'action centrale et se groupent autour d'elle aux
différents étages ou plutôt sur les divers plans du drame. L'unité d'ensemble est la loi de perspective
du théâtre.
Quel jugement Hugo porte-t-il sur les trois unités héritées du siècle classique ? Quels arguments
avance-t-il pour se justifier ?