Trésors d`art du Vietnam : la sculpture du Champa

Transcription

Trésors d`art du Vietnam : la sculpture du Champa
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
Rencontre
Trésors d’art du Vietnam :
la sculpture du Champa
Entretien avec Pierre Baptiste, commissaire de l’exposition
Qui sont les Cham ? À quel moment leur civilisation fut-elle à son apogée ? Quelle est leur
architecture ? Leur statuaire ? Pourquoi sont-ils si méconnus ? Quels sont les liens du musée
Guimet avec le musée de Da Nang, au Vietnam ? Qui est le photographe Charles Carpeaux ?
Doit-on parler d’un “royaume perdu” à propos de cette civilisation indochinoise ? Réponses
de Pierre Baptiste, conservateur du musée Guimet.
Art Absolument : D’où viennent les Cham ?
Pierre Baptiste : Pendant longtemps on a pensé que
les Cham venaient de l’Asie continentale, du sud de la
Chine, et qu’ils avaient été chassés avec d’autres éléments de populations par les Han ; plus récemment,
on a pu mettre en avant le fait qu'ils ne sont pas originaires du continent asiatique, mais plutôt de la mer,
et du Sud, des environs de la péninsule malaise –
peut-être Sumatra ou Bornéo. Ce sont essentiellement les anthropologues et les ethnologues, mais
aussi les linguistes qui, dans leurs travaux les plus
récents, ont mis en exergue cette origine insulaire
des Cham, qui se seraient établis le long des côtes du
centre et du sud du Vietnam actuel, à une date indéterminée. On ignore si ce sont eux les auteurs de cet
art de la fin du néolithique visible sur ces côtes ; on
n’a pas trouvé de véritable continuité entre les sites
de la fin du néolithique et les sites cham. À quel >
…/…
| ex p o |
Musée national des Arts asiatiques – Guimet
Trésors d'art du Vietnam : la sculpture du Champa
Du 12 octobre 2005 au 9 janvier 2006
Thap Banh It (“Tours d’Argent”, province de Binh Dinh).
XIe siècle, vue ouest de la tour centrale (photo Pierre Baptiste, juin 2005).
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
page 35
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
Avalokiteshvara. Provenance exacte inconnue
(province de Binh Dinh, Vietnam). IXe-Xe siècle, bronze, H. 64 cm.
moment arrivent-ils ? Il semblerait que ce soit au
plus tard dans le courant du premier millénaire avant
notre ère : ce qu’il y a d’incontestable, c’est que dans
les premiers siècles après Jésus-Christ, on trouve
leur trace dans des sites déjà bien implantés qui vont
devenir prépondérants en entrant en contact avec la
civilisation indienne. Ils vont recevoir de l’Inde les
fondements de sa pensée et de sa culture : l’hindouisme (ou brahmanisme) et le bouddhisme. Les
Cham vont être en contact essentiellement avec les
marchands indiens dès les premiers siècles de notre
ère, comme l’ensemble des peuples de l’Asie du Sudest : les Khmers (dans les territoires de l’actuel
Cambodge et du sud du Vietnam), les Môns (en
Thaïlande centrale), mais aussi les Malais, les
Javanais... Les marchands indiens apportent dans
leurs “bagages” l’écriture que ces populations de
l’Asie du Sud-est ne connaissent pas : le sanskrit.
Ce n’est pas seulement l'hindouisme qui va être un
facteur de développement de la civilisation cham,
mais toute “l’indianité”, c’est-à-dire tous les éléments
qui font de la civilisation indienne son caractère spécifique : son écriture sacrée, ses religions – bouddhisme
et hindouisme –, mais aussi une conception du monde
et de la société.
Art Absolument : Leur royaume était-il centralisé, à
la manière de celui des Khmers avec leur célèbre
capitale Angkor ?
Divinité masculine. Dong Duong (province de Quang Nam,
Vietnam). Fin IXe- début Xe siècle, grès.
page 36
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
Pierre Baptiste : À la fin du XIXe siècle, quand les
Français vont découvrir les vestiges des royaumes
cham, les épigraphistes, les indianistes, s'attaquent à
la lecture des inscriptions lapidaires rédigées sur les
piédroits des sanctuaires, sur les stèles des temples, à
l’occasion d’une offrande faite à une divinité par
exemple. Ces traductions vont permettre aux historiens de brosser à grands traits l’histoire d’un royaume
cham, avec une vision chronologique rendue possible
par les généalogies de souverains figurant parfois sur
certaines épigraphes. Durant les trois-quarts du XXe
siècle on a plutôt considéré le Champa comme un pays
assez centralisé, avec une royauté tantôt établie dans le
Nord, tantôt dans le Sud, mais dominant l’ensemble du
territoire. Mais des études plus récentes ont montré la
fragilité de cette hypothèse : la topographie particulière
de ces territoires, constitués de petites plaines coincées entre la chaîne annamitique (à l'Ouest) et la mer (à
l'Est) et séparées les unes des autres par des caps
montagneux, a conduit les Cham à être plutôt organisés en chefferies, ou en grandes principautés, qui
avaient certes conscience de faire partie d’un tout, mais
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
qui n’étaient pas autant unifiées qu’on le pensait. Aussi, est-on conduit aujourd’hui à remettre un peu en question
cette vision d’un royaume centralisé, ce qui entraîne, il faut bien l'avouer, de grandes difficultés dans la reconstruction de cette histoire méconnue. Bien des souverains portant le même nom, il apparaît plus difficile encore qu'il >
Vishnu sur sa monture Garuda.
Ngu Hanh Son (Montagnes de Marbre, province de Quang Nam, Vietnam) (?). Début IXe siècle, grès, H. 58 cm.
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
page 37
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
y a vingt ans de brosser les grands traits d'une histoire
événementielle, avec un début et une fin, où on verrait
le développement du Champa, son apogée, puis son
déclin progressif.
Art Absolument : Pour quelles raisons – alors que
leurs voisins khmers sont si célèbres – les Cham
sont-ils à ce point méconnus ?
Pierre Baptiste : Ils sont effectivement très peu
connus, pour plusieurs raisons. D’abord, leur spécificité :
ils ne se sont jamais vraiment unifiés, n’ont pas eu de
véritable capitale centralisée, d’où leur relative faiblesse. Il en résulte également que leurs monuments
n’ont pas les dimensions prodigieuses de certains de
ceux de leurs contemporains. La seconde raison est
liée aux aléas de l’histoire : dès les environs de l’an
1000, leurs voisins immédiats dans le Nord, les futurs
Vietnamiens dont le fief occupe alors le delta du
Fleuve Rouge, sont enfin parvenus à s’émanciper du joug
chinois et vont chercher, sous la pression de leur développement démographique considérable, à s’étendre.
Or, ils n’ont pas le choix : vers le Nord, se trouve la
Chine dont ils viennent à peine de se libérer ; ils ne
peuvent que se tourner vers le Sud. C’est le début de
ce qu’on a appelé dans la tradition vietnamienne
le “Nam-Tien”, la Marche vers le Sud. De l’an 1000
jusqu’au milieu du XIXe siècle, la majeure partie des
relations entre les Vietnamiens et les Cham induit un
constant repli de ces derniers vers le Sud. Avec
le temps, les Vietnamiens, en tant que nouveaux
maîtres des régions conquises, vont d'ailleurs chercher à gommer les traces de ce passé. On connaît
ainsi beaucoup d’inscriptions qui ont été totalement
burinées, lissées, afin que la mémoire de ce peuple
disparaisse. D’autres ont été parfois réduites en gravats
enterrés au pied des monuments, eux-mêmes souvent utilisés comme "carrière" de brique. La troisième
raison est liée à l'histoire de la recherche scientifique
les concernant, au moment de la présence coloniale
française en Annam. À la fin du XIXe siècle, des
membres de l’administration coloniale s'intéressent
en amateurs aux vestiges de la civilisation cham.
C’est en 1900, avec la création de l’École française
d’Extrême-Orient (EFEO), que l’on va étudier ce patrimoine de manière vraiment scientifique ; on va commencer un inventaire des monuments, procéder à un
certain nombre de fouilles archéologiques et traduire
la plupart des inscriptions découvertes. Mais, en
1907, le site d’Angkor, alors dans le giron de la
Thaïlande, est rétrocédé au Protectorat du Cambodge
et l'EFEO va avoir la charge de ce site, autrement dit
de temples considérables, magnifiques, plus vastes
que n’importe lequel des monuments cham, et dans
lesquels se trouvent encore des témoignages épigraphiques bien plus nombreux. De manière bien compréhensible, chercheurs et archéologues français
se précipitent au Cambodge afin d'étudier cette
manne nouvelle, dans l'espoir de reprendre un jour
les travaux en cours au Champa. Mais ces travaux ne
vont pas être repris, ou presque : à l'exception de
recherches de terrain menées dans les années 1920
et 1930, les études consacrées au patrimoine cham
connaissent un lent déclin lié, naturellement, aux
graves conflits dont le Vietnam est secoué à partir de
la seconde guerre mondiale.
Art Absolument : Sans oublier la guerre avec les
États-Unis…
Dragon-makara (figure d'échiffre) (?).
Thap Mam (province de Binh Dinh). XIIIe siècle, grès, H. 114cm.
page 38
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
Pierre Baptiste : Il est vrai que cette guerre, outre la
dimension humaine, est très dévastatrice pour le
patrimoine vietnamien en général et celui du Champa
en particulier. La guerre française, juste avant 1954,
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
avait déjà été assez inquiétante pour certains monuments du Champa, et Philippe Stern (1895-1979), alors
directeur du musée Guimet et grand spécialiste de cet art pour avoir mis en forme la chronologie relative des
monuments cham, s’était à l’époque beaucoup inquiété de la dégradation des sites. Il avait envoyé un certain
nombre de rapports au ministère des Affaires étrangères pour demander leur protection et va renouveler cette
démarche de manière beaucoup plus officielle pendant la guerre américaine : en 1969, il écrit au Président des
États-Unis une longue lettre accompagnée de plans et de cartes très précises, annotées, dans laquelle il
demande aux Américains de préserver le patrimoine du Vietnam et notamment les monuments cham… Ce qu’il
y a de très émouvant, c’est que ce courrier n’a pas laissé la Maison Blanche indifférente : dans les archives
nationales de Washington, on a pu retrouver des courriers, des notes verbales qui témoignent de l’importance
qu’a eue cette lettre diffusée jusqu'à l’ambassade américaine de Saigon à l'époque ; les troupes américaines >
Guerrier en vol (élément de décor architectural).
My Son (province de Quang Nam, Vietnam). Xe siècle, grès, H. 47 cm.
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
page 39
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
ont essayé de protéger, autant que faire se peut, un
certain nombre de monuments et de sites, dont
notamment le musée Cham de Da-Nang qui est le
conservatoire le plus important de l’art cham, là où
sont réunis depuis 1918 l’ensemble des plus belles
sculptures, les plus grands chefs-d’œuvre de la statuaire du Champa, qui a bénéficié d'une garde renforcée. Malheureusement, tous les monuments n’ont
pas connu une telle chance et certains d'entre eux,
parmi les plus beaux, ont totalement disparu dans les
bombardements, comme la tour A1 de My Son (province de Quang Nam), un chef-d'œuvre du Xe siècle,
construits les temples les plus importants, notamment la tour A1 de My Son que j’ai évoquée il y a un
instant. Ces monuments s'incrivent dans la tradition
indienne – plus particulièrement de l’Inde du sud ; ce
sont ce qu’on appelle en France des « tours sanctuaires » : des temples de plan carré, ouverts le plus
souvent à l’est par une porte et, sur les autres faces,
par des portes fictives, sculptées dans la maçonnerie
de brique. Ces temples de brique – les Cham ont toujours privilégié la brique comme matériau de
construction – reçoivent le plus souvent des décors
de grès, notamment au niveau de la porte (piliers, linteau, fronton…) et dans les faux étages de la toiture
où apparaît une quantité de petits animaux et de personnages ; le temple, avec son toit en forme pyramidale, à tout le moins en étages décroissants, évoque
toujours « la montagne », le séjour des dieux ; quant à
l’intérieur, qui est entièrement clos, sans fenêtres ni
ouvertures à l'exception de la porte, se trouve une
cella très sobre, de plan carré, avec des murs de
brique extrêmement lisses, dans lesquels on trouve
de simples niches à luminaires. Au centre de cet
espace très nu – c'est ainsi qu'il apparaît aujourd’hui
en tout cas – se trouvait une représentation de la divinité, qu’il s’agisse d’une divinité bouddhique – d’une
image du Bouddha ou d’un bodhisattva – ou d’une
image brahmanique : en premier lieu Shiva, les souverains Cham étant essentiellement shivaïtes. Ce
dieu créateur/destructeur, si important dans l'hindouisme, était vénéré sous la forme d’une divinité
anthropomorphe ou sous celle, plus sacrée, du linga,
cette pierre cylindrique dont la forme phallique
évoque la puissance créatrice du dieu.
Art Absolument : A-t-on une idée précise des rituels
qui s’y déroulaient ?
Gardien de l'espace : Ishana (?).
My Son, groupe A (province de Quang Nam, Vietnam).
Xe siècle, grès, H. 76 cm.
ou le temple bouddhique de Dong Duong (province de
Quang Nam), d’une importance considérable, qui
avait fait l’objet de fouilles archéologiques à l’automne 1902 et que l'on ne connaît plus aujourd'hui
qu'à travers les documents réunis à cette époque.
Art Absolument : Que dire de leur architecture ? De
sa fonction symbolique ?
Pierre Baptiste : Le Xe siècle est l’apogée de l’architecture cham. C’est durant ce siècle que sont
page 40
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
Pierre Baptiste : Sans doute n’étaient-ils pas très
éloignés de ce que l’on peut encore voir aujourd'hui
dans les monuments hindous de l’Inde du sud par
exemple : les brahmanes rendant hommage aux dieux
par différents rituels parmi lesquels figurent de nombreuses offrandes de nourriture, de colliers de fleurs,
des cérémonies d'ondoiement, etc. Il est certain qu'au
Champa, comme dans l’ensemble de l’Asie du Sud-est
indianisée, les rituels devaient présenter un aspect
bien similaire. En effet, les dispositifs de culte,
comme les piédestaux, notamment avec cette cuve à
ablutions qui agit comme une gouttière destinée à
recevoir l'eau lustrale que l’on verse sur l’image divine
et à la conduire hors du temple, sont bien visibles. Il
est vrai que nous n’avons pas de témoignages directs,
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
ou très peu, mais il semble probable que ces rituels
aient été très proches de ceux de l’Inde.
Art Absolument : Est-ce que l’on peut parler d’un art
hybride ?
Pierre Baptiste : Le fait que les Cham aient été des
"gens de la mer", en contact avec des territoires
aussi éloignés que la péninsule malaise, Java, peutêtre les côtes de l’Inde du sud et de Ceylan, mais
aussi avec la Chine (les Chroniques dynastiques chinoises mentionnent durant des siècles le rituel des
ambassades rendant hommage au Fils du Ciel, parmi
lesquelles figurent des Cham), a bien évidemment
marqué leur art dans lequel transparaissent des
influences parfois très directes. Mais cet art a toujours gardé sa spécificité. La singularité des Cham,
c’est qu’ils ont su assimiler les influences de leurs
voisins sans que jamais l'on assiste à une copie servile ou mal comprise de modèles extérieurs. Ces
influences donnent souvent naissance à un art très
original comme à Dong Duong, à la fin du IXe siècle,
où l'on trouve des sculptures extraordinaires.
Pierre Baptiste : Cela s’explique naturellement par le
passé colonial de la France en Indochine, c'est évident, mais fort heureusement aussi par l’intérêt que
les Français portent à ce patrimoine dès la fin du XIXe
siècle. La sculpture cham la plus importante que
conserve le musée Guimet est une grande image de
Shiva qui provient des Tours d’Argent (province de
Binh Dinh) ; il s’agit d’une sculpture qui a été trouvée
par un administrateur fasciné par cette grande divinité gisant dans un complet état de décrépitude dans
un monument abandonné, éloigné de toute localité.
C’est d'abord par mesure conservatoire qu’il a ramené
Art Absolument : Quelle est la fonction de la sculpture –
en particulier de la statuaire?
Pierre Baptiste : Il faut bien garder à l'esprit que,
dans le monde indien, la sculpture – comme
d'ailleurs toute image religieuse – est avant tout un
support de méditation. Les commanditaires, les
brahmanes, savaient très bien, naturellement, qu’il
n’y avait pas dans le ciel des divinités ayant une apparence humaine, parées de bijoux, etc. Ces représentations, qui varient en fonction d'iconographies bien
spécifiées dans les textes sacrés, sont des concepts
que l’on cherche à transmettre au fidèle, d’image en
image, une représentation symbolique du divin qu’il
va progressivement intégrer. Pour prendre un
exemple concret, que le dieu Shiva soit sous l’aspect
d’une pierre tripartite, d’une divinité masculine
extrêmement statique, ou, au contraire, qu’il soit
figuré sur un tympan, dansant, paré d’une multiplicité de bras, c’est toujours le même dieu qui apparaît,
mais transcrit de manière différente selon le message véhiculé. Cet aspect de la conception religieuse
est aux antipodes de la tradition occidentale.
Art Absolument : Hormis les musées du Vietnam, la
collection de sculptures cham la plus complète –
environ une trentaine – se trouve au musée Guimet :
pour quelles raisons ?
Garuda maîtrisant le naga (tympan).
Tra Kieu (province de Quang Nam, Vietnam).
Xe siècle, grès, H. 96 cm.
cette sculpture en France, dans le but de faire
connaître à la métropole la beauté et la richesse de la
sculpture cham, un art étonnant à propos duquel on
ne connaissait alors rien. Cette sculpture s’est donc
retrouvée au Louvre quelque temps, puis au musée
indochinois du Trocadéro, avant d'être conservée au
musée Guimet. Mais que l'on ne s'y trompe pas, cette
œuvre n'est pas venue en France comme une "prise
de guerre" ou un chef-d'œuvre venant enrichir notre
patrimoine. Personne dans le monde occidental ne
s'intéresse alors à cette statuaire qui ne possède >
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
page 41
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
aucune valeur, ni artistique, ni financière : ces découvreurs ne sont donc pas des "pilleurs", mais des
amoureux désintéressés qui ont beaucoup donné, à
l'inverse, pour que ce patrimoine soit reconnu à sa
juste valeur. À l'exception de cette œuvre, c’est surtout dans les années 1930, avec l’exposition coloniale
de 1931, puis avec la mission conduite en Asie par
Philippe Stern en 1936, que la collection cham du
musée Guimet s’enrichit d’un ensemble représentatif
de sculptures. Sans doute Philippe Stern était-il le
mieux placé pour choisir en Indochine des sculptures
khmères et cham (n’oublions pas que ses travaux ont
permis d'établir la chronologie des arts du Cambodge
et du Champa). Sa démarche est, à son image, toute
de rigueur et de méthode et les œuvres seront choisies
afin d'évoquer, en France, les grandes étapes de la
sculpture cham et khmère, sans toutefois "déposséder
les pays concernés". Aussi, les grands chefs-d'œuvre
uniques demeurent-ils dans les musées de l'Indochine
alors constitués par l'EFEO et nos rapports actuels
avec nos collègues vietnamiens et cambodgiens s'en
trouvent grandement facilités.
Démontage du Shiva de My Son C1 (VIIIe siècle)
dans les salles du musée de sculpture cham de Da Nang.
Octobre 2004 (photo Bertrand Porte – EFEO).
page 42
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
Art Absolument : Quels sont les rapports actuels
entre le musée Guimet et le musée de Da Nang ?
Pierre Baptiste : Ce qui est très émouvant, quand on
songe à l'histoire des relations entre le Vietnam et la
France, est que les Vietnamiens aient souhaité nous
associer au développement des musées du Vietnam.
Ainsi, le musée Guimet apporte son concours dans
différents domaines, tant au musée d’Histoire
du Vietnam de Ho Chi Minh-Ville qu’au musée Cham
de Da Nang, et particulièrement dans le domaine
de la restauration de la sculpture sur pierre où nous
travaillons, avec l'EFEO, à la formation des restaurateurs vietnamiens.
Art Absolument : Pouvons-nous évoquer la personnalité de Carpeaux, le fils du sculpteur, qui a fait des
photographies de tous les sites cham au début du
siècle dernier ?
Pierre Baptiste : Oui, Charles Carpeaux est effectivement le fils du sculpteur, et c’est peut-être d'ailleurs
pour lui un handicap, car son père était naturellement
très lié à la cour de Napoléon III. Sa famille va souffrir
du désastre de 1870, et le fils va peut-être en souffrir
plus que d’autres… Je ne sais pas si c’est lié à son
désir d’évasion, quoiqu’il en soit, après avoir tâtonné
dans le domaine de la sculpture et du moulage, il va
se rapprocher de l’École française d’Extrême-Orient,
qui vient d’être créée, un peu comme on s’engage
dans la Légion étrangère. Il part à corps perdu dans
cette école qu’il rejoint à Saigon. Pour le Champa,
c’est d'abord à l’automne 1902 qu’il réalise une campagne photographique pour nous très précieuse,
consacrée aux fouilles du monument bouddhique de
Dong Duong dirigées par Henri Parmentier. Durant
toute l’année 1903 et jusqu’au printemps 1904, il
seconde encore Henri Parmentier sur le site de My
Son, où ses travaux photographiques offrent un
témoignage exceptionnel d'un site aujourd'hui bien
dégradé. Nous avons donc une documentation de
toute première importance quand on songe aux
dégradations qu’ont subies ces monuments dès les
années 1920 et 1930, puis dans les années 1960/1970.
La majeure partie des plaques de verre, qui sont
des vues stéréoscopiques (des photographies à
deux images que l’on pouvait visionner dans un petit
appareil permettant d’avoir une restitution en relief
de l’image) va être donnée par la mère de Charles
Carpeaux au musée Guimet, suite à la disparition
prématurée de son fils, mort d'une crise aiguë de
dysenterie à 34 ans, épuisé par ces travaux archéolo-
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
giques et surtout par le climat de la péninsule indochinoise. Ce fonds est resté largement inexploité pendant
près d’un siècle, et ce n’est que dans la perspective de cette exposition que nous nous sommes de nouveau penchés sur ces collections dans lesquelles se trouvent des vues de monuments du Cambodge, ainsi que les prises
de vues effectuées à Dong Duong, à My Son et dans d’autres monuments cham. Le département des archives
photographiques du musée a entrepris une campagne de restauration de ces photographies sur plaques de
verre qui ont par ailleurs été numérisées.
Art Absolument : L’exposition restitue-t-elle ce qu’on pourrait appeler “le royaume perdu du Champa” ?
Pierre Baptiste : Je ne crois pas qu’on puisse le restituer ; peut-être le public sera-t-il frustré devant l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons le plus souvent concernant le nom exact des souverains qui commanditèrent la plupart de ces sculptures, leurs dates d’installation dans les sanctuaires, le nom même de certains
dieux dont l'effigie s'est pourtant conservée, etc. J’ai bien peur que ce royaume reste encore perdu aujourd’hui,
mais j’espère que le voile sera en partie levé, et que le public pourra se rendre compte du niveau artistique
atteint par les Cham, trop longtemps considérés comme des artistes de second, voire de troisième plan. En fait,
à présenter ces sculptures dans des conditions nouvelles, on s’aperçoit qu’elles sont d’une qualité souvent
extraordinaire, déconcertante. J’espère également qu'une telle manifestation suscitera de nouvelles vocations
dans l’avenir, car on ne peut que souhaiter que des épigraphistes de la jeune génération, mais aussi des
archéologues formés à un niveau international, puissent contribuer, avec les Vietnamiens aujourd'hui très
actifs, à mieux connaître ce patrimoine à propos duquel tout reste encore à découvrir.
II
Shiva dansant (tympan).
Phong Le (province de Da Nang, Vietnam). Début Xe siècle, grès, H. 90 cm.
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
page 43
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
Photographie
Charles Carpeaux,
photographe aventurier
Charles Carpeaux, le fils du célèbre sculpteur, fut l’un des pionniers photographes de l’École
française d’Extrême-Orient. Prises entre l’hiver 1902 et l’hiver 1904, ces photographies,
qui appartiennent aux archives du Musée Guimet, sont autant des témoignages patrimoniaux
que des points de vue esthétiques.
My Son (province de Quang Nam), groupe E vu depuis le Sud-Est.
Fin janvier 1904.
page 44
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
Charles Carpeaux, le fils du célèbre sculpteur, fut l’un des pionniers photographes de l’École française
d’Extrême-Orient. Prises entre l’hiver 1902 et l’hiver 1904, ces photographies, qui appartiennent aux
archives du musée Guimet, sont autant des témoignages patrimoniaux que des points de vue esthétiques.
Fonds Charles Carpeaux – Archives photographiques du musée Guimet
Dong Duong (province de Quang Nam), Charles Carpeaux devant le gopura de première enceinte.
Octobre 1902.
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
page 45
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
My Son (province de Quang Nam), rassemblement de sculptures dans le groupe G.
Fin 1903, début 1904
page 46
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
My Son (province de Quang Nam), groupes B, C et D vus du Nord.
Avril 1903.
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
page 47
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
Dong Duong (province de Quang Nam), rassemblement de sculptures dans la troisième enceinte.
Novembre 1902.
page 48
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
| peinture | esthétique | rencontre | photographie | domaine public | région | bibliothèque | événements |
Dong Duong (province de Quang Nam), rassemblement de sculptures dans la troisième enceinte.
Novembre 1902.
(artabsolument)
no 14
•
automne 2005
page 49