L`amendement anti-anorexiques est dangereux pour la santé et l

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L`amendement anti-anorexiques est dangereux pour la santé et l
L’amendement anti-anorexiques
est dangereux pour la santé
et l’éthique.
Par Pierre-Antoine Chardel, philosophe, professeur à Télécom
Ecole de Management, directeur adjoint du LASCO – Monde
Contemporain, Paris et Juliette Rouchier, économiste, chargée
de recherche au CNRS, membre du GREQAM, Marseille.
L’adoption récente par les députés d’un « amendement antianorexiques» à la loi Santé va à l’encontre des
recommandations contenues dans le rapport « Les jeunes et le
web des troubles alimentaires », issu de plus de trois années
de recherche menées en France et au Royaume Uni par notre
équipe transdisciplinaire Anamia, et rendu public l’année
dernière.
C’est apparemment en méconnaissance des résultats de cette
étude (pourtant financée par l’Agence Nationale de la
Recherche – l’ANR), que nos décideurs politiques font le choix
de créer un nouveau délit dans le code pénal, en condamnant à
une peine d’un an d’emprisonnement et à 10 000 euros d’amende
toute personne qui serait suspectée de faire l’apologie de
l’anorexie sur Internet. Cette mesure de répression s’avère
dangereuse dans la mesure où elle ne prend nullement en
considération la complexité des formes de sociabilité qui sont
engagées sur le web, et qui sont déterminantes pour un grand
nombre de personnes atteintes de troubles des comportements
alimentaires (TCA). Une interrogation sur les conséquences
d’une telle mesure sur les principes de liberté d’expression,
du besoin de reconnaissance et de la responsabilité envers
autrui nous semble cruciale.
Dans l’amendement en question, Internet se voit stigmatisé. Il
est en effet question de s’attaquer à des sites censés faire
l’apologie de la maigreur excessive. Or dans le cas des sites
dits « pro-ana », nous avons moins affaire à des logiques
simplement
revendicatrices,
faisant
l’apologie
de
comportements alimentaires extrêmes, qu’à des personnes
vulnérables qui s’expriment librement et qui manifestent ainsi
un besoin d’attention. Une attention que ces personnes (le
plus souvent des jeunes femmes mais également des jeunes
hommes) ne trouvent pas nécessairement dans les systèmes de
santé classiques, ou en raison de l’extension des déserts
médicaux. De plus, dans l’évocation d’Internet, on néglige de
distinguer les logiques informationnelles (propres aux sites)
et les dynamiques communicationnelles (caractéristiques des
forums) qui permettent aux individus d’interagir, en créant
les conditions d’une écoute mutuelle, voire d’une forme de
reconnaissance.
Une fois de plus, des mesures simplistes et hautement
problématiques d’un point de vue éthique sont décidées par des
politiques pour traiter de phénomènes sociaux et humains dont
la complexité mériterait une évaluation beaucoup plus
réfléchie : car il est question ici de sanctionner des
personnes malades, comme si on décidait de punir des drogués
ou des schizophrènes pour « incitation » !
On semble être aujourd’hui renvoyés à une tendance démagogique
qui se propage dans nos sociétés en crise où la pénalisation
hâtive, et le contrôle des risques que celle-ci est censée
produire, semble l’emporter sur la réflexion critique et une
compréhension ample et nuancée des problèmes à traiter. En
outre, dans le cas de l’anorexie et de ses manifestations en
ligne, un autre enjeu éthique majeur consiste à ne pas
amalgamer la forme et le fond. Si la forme des pages
personnelles et des blogs des internautes concernés par des
troubles de comportements alimentaires est certes parfois
choquante, elle n’en demeure pas moins travaillée par des
questions de fond, c’est-à-dire existentielles. Nous avons
affaire le plus souvent à des expressions de souffrance et de
détresse psychique qui ne sont en aucune façon réductibles, ni
à l’univers du mannequinat (ce que le psychanalyste JeanMichel Huet a justement souligné récemment), ni à la supposée
nocivité de l’Internet. Car des formes de subjectivation tout
à fait inédites sont engagées via les médiations numériques,
qui devraient faire l’objet d’une analyse thérapeutique
scrupuleuse. Elles sont complexes et requièrent un niveau
d’attention élevé à l’heure où le numérique bouleverse en
profondeur nos cadres d’analyse des phénomènes sociaux.
Les réseaux en ligne deviennent les vecteurs de formes
inédites de dialogue et de partage qui doivent stimuler de
nouveaux efforts d’interprétation. En effet, dans le cas de
l’anorexie, si les réseaux sociaux numériques peuvent bien sûr
véhiculer certains discours qui peuvent apparaître « néfastes
» pour la santé des personnes, l’idée qu’un simple message sur
une page (ou même des pages) puisse être à l’origine d’une
maladie sévère, dont les causes sont bien entendu beaucoup
plus diffuses et multifactorielles, n’est ni tenable ni
honnête intellectuellement. Qui plus est, on sait que ces
mêmes réseaux permettent aussi – et de manière tout à fait
ambivalente – la création de lieux d’échange que les usagers
ne trouvent pas dans la vie dite « réelle ». Ce sont ces
disparités et cette multitude de pratiques numériques qui
devraient être analysées en profondeur, et prises en compte
par nos responsables politiques aujourd’hui.
Il serait donc urgent de renforcer la compréhension des
pratiques numériques qui sont en jeu avec l’anorexie, pour
aider sans juger, en prenant davantage la mesure de ce qui est
en jeu d’un point de vue éthique dans ces pratiques. Car on le
sait désormais, les liens qui se développent sur le web créent
des modes de socialisation pour des populations qui se
trouvaient le plus souvent marginalisées avant l’essor
d’Internet. De ce fait, seule une analyse plus fine des effets
du web sur les modes de socialisation des personnes touchées
par des troubles des comportements alimentaires pourra à
l’avenir aider le développement de stratégies plus adaptées en
matière de soin.
Pour ces raisons, nous soutenons la dynamique portée par les
professionnels de santé et les associations de personnes
vivant avec ces troubles, ainsi que leurs familles, qui prend
aujourd’hui la forme d’une lettre ouverte au président de la
République française, François Hollande. L’amendement « antianorexique » à la loi santé voté la nuit du 1er avril 2015 peut
encore être retiré lorsque la loi sera discutée au Sénat le 4
mai prochain. Nous invitons donc chaque membre de la société
civile à réagir en ce sens, à signer la pétition lancée par
l’AFDAS-TCA et la FNA TCA, en participant de la sorte à la
contestation de mesures législatives répressives et contreproductives, en vue de voir émerger une véritable politique de
santé publique pour lutter contre ces maladies mentales que
sont les TCA.
Source: Le Monde.fr