Vices et vertus de la monnaie

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Vices et vertus de la monnaie
The Ascent of Money
Niall Ferguson
Vices et vertus de la monnaie
Jean-marC daniel
Professeur ESCP Europe
Comprendre les phénomènes économiques ne peut se faire sans étudier la réalité
du monde. Et cette réalité, l’économiste ne peut la percevoir que dans l’histoire. C’est
pourquoi, en historien reconnu de l’économie, Niall Ferguson part des premières
frappes de monnaie par Crésus pour essayer de mieux comprendre la crise financière
actuelle.
N
iall Ferguson s’est fait connaître comme un historien de l’économie aux
idées iconoclastes. En cette période où les banques sont montrées du
doigt, il n’hésite pas à confirmer sa réputation de provocateur. Il publie
en effet une histoire de la finance qui part de l’idée que, loin d’accaparer la richesse, les banques permettent un accroissement général de celle-ci dont tout
le monde bénéficie.
Son livre ambitieux et percutant a cependant parfois du mal à cerner parfaitement
son projet. Il mélange des portraits de grands financiers ; des évocations assez larges
de la théorie économique, parlant évidemment de la politique monétaire mais aussi
des théories des relations économiques internationales ; une histoire institutionnelle
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de la finance ; ainsi qu’une foule d’anecdotes dont certaines paraissent plutôt éloignées des préoccupations initialement affichées.
Le résultat est un livre agréable à lire, qui apporte une quantité impressionnante
d’informations mais qui manque d’unité, si ce n’est dans ce message simple que
l’on peut considérer comme la position ferme de l’auteur sur la finance, à savoir que
l’activité financière, bonne en soi, ne perturbe l’économie que quand celle-ci est ellemême perturbée par une intervention de l’État.
Tout commence très tôt puisque la monnaie, celle qui est perçue comme telle par
la population, c’est-à-dire les pièces en or ou en argent, apparaît au VIe siècle avant
J.-C. en Lydie. Son inventeur a tellement marqué les esprits que son nom est resté
dans les mémoires et symbolise la richesse puisqu’il s’agit de Crésus. Mais, comme le
rappelle Niall Ferguson, ce qui est intéressant, c’est que, simultanément, est apparue
l’autre forme de monnaie, celle issue du crédit. Ainsi, on a trouvé dans des terres
aujourd’hui irakiennes des tablettes d’argile sumériennes qui sont des reconnaissances de dettes. Celles-ci manifestement circulaient d’un agent économique à l’autre
comme moyen de paiement et constituaient une forme de monnaie très proche de
celle que nous connaissons aujourd’hui. Métal et crédit fondent donc dès l’origine la
logique monétaire, le métal jouant en fait la première manche et le crédit se substituant progressivement à lui.
De Médicis à rothschild
Pour Ferguson, si les métaux précieux ont acquis très tôt leur rôle et leur légitimité,
l’affirmation du crédit est longue. Le premier pas vraiment significatif dans l’installation du crédit dans le paysage économique a été fait grâce aux Médicis. Cette
famille de Florence a créé la banque moderne. Elle a pu le faire grâce à trois phénomènes concomitants. Le premier est le recours à des techniques mathématiques, certes encore rudimentaires, mais permettant de faire des calculs notamment d’intérêts
composés et donc de mesurer les enjeux à long terme des crédits que l’on consent.
Le constat du manque structurel de métal d’une économie aspirant à la croissance
a marqué la deuxième étape. Les Médicis construisent leur puissance financière
avant la découverte de l’Amérique et l’arrivée en Europe de l’or et de l’argent précolombiens. Ferguson rappelle que pendant longtemps, les Occidentaux ont gardé en
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mémoire l’échec de la restauration carolingienne, qui avait rétabli la puissance politique de la Rome antique et renoué avec la culture mais fut étouffée par la déflation.
En effet, l’or et l’argent de l’empire sortaient du territoire carolingien pour en solder
un déficit extérieur abyssal vis-à-vis de Byzance et du monde arabo-musulman.
Avoir la capacité d’attendre l’or réel en gérant un or fictif, de faire circuler du papier,
des promesses, des engagements « as good as gold » selon l’expression consacrée, est
l’apanage du banquier. Et c’est ce qu’ont parfaitement compris les Médicis.
Enfin, la diversification des prêts afin de diminuer le risque a constitué le troisième
pas. Avant d’être emportés dans les vicissitudes de l’Italie de la Renaissance, les
Médicis sont passés du statut de brigands qu’ils étaient au début du XIVe siècle à
celui de maîtres du monde, certains d’entre eux devenant papes, reines de France ou
créanciers privilégiés de l’Empereur.
Après eux, le progrès repose sur la sécurisation du système obtenue en donnant au
papier la crédibilité du métal. C’est l’œuvre des XVIIe et XVIIIe siècles. La Banque
d’Amsterdam retire l’or, trop lourd à manier, pour faire circuler à la place des billets
échangeables à tout instant, facilitant ainsi l’activité commerciale. La Banque de
Suède fait un pas de plus en mettant plus de billets en circulation qu’elle ne détient
d’or, si bien que c’est elle qui fixe la quantité de monnaie réellement en circulation.
Enfin, la Banque d’Angleterre, créée en 69, émet des billets en les gageant partie
sur son stock d’or, partie sur des emprunts d’État, devenant ainsi la première banque
centrale moderne.
Dotés progressivement de banques centrales, les États-Unis n’en consolidant le
principe de façon définitive qu’à compter de 9, les pays européens disposent
de l’institution financière de référence à même de chapeauter le financement de
la Révolution industrielle. Il ne reste plus qu’à faire émerger le réseau de banques
qui sera le vecteur de ce financement. Ferguson parle, concernant la mise en place
d’une économie irriguée par le crédit bancaire, du rôle des trois « R » : Richelieu,
Robespierre et Rothschild ; Richelieu parce qu’il a montré que l’arrogance de la
noblesse était vaine ; Robespierre parce qu’il symbolise l’idée que le progrès économique et social repose sur la capacité de chacun d’exprimer ses talents, sur ce que
l’on peut appeler de façon simple la démocratie ; Rothschild parce que son action a
montré qu’un juif pauvre pouvait, par son habileté, son travail et sa compréhension
de la finance, soutenir la croissance beaucoup mieux que les nobles et les propriétaires terriens enfermés dans leurs préjugés et leur routine.
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Avec Rothschild commence le règne de la grande banque, celle qui finance les États
et les compagnies de chemin de fer, les entreprises sidérurgiques et les expéditions
coloniales. La banque moderne qu’il a créée calcule, évalue et finance. Elle est à la
fois porteuse de projets mais aussi de sagesse. Car, Ferguson insiste là-dessus,
l’emprunteur est souvent moins sage que le banquier, quand il n’est pas tout simplement complètement inconscient. Ferguson développe dans un des tous premiers
chapitres une analyse de l’usure, notamment à l’époque moderne. Ainsi, 60 000
ménages britanniques font encore appel chaque année à des usuriers. S’ils le font,
c’est que leur banquier, ayant fait ses calculs et évalué la surface financière des ménages en question, a refusé de leur prêter. Malgré la décision réfléchie et généralement
argumentée du banquier, les ménages en question acceptent des conditions plus
brutales et donc encore plus difficiles à satisfaire de la
part de prêteurs malhonnêtes qui n’hésiteront pas à
160 000 ménages
leur pourrir la vie. Si tout le monde réfléchissait un
britanniques
tant soit peu à ce que l’usure signifie, il y a longtemps
font encore appel
qu’elle aurait disparu… Et face à cette tendance à l’irchaque année à
des usuriers.
responsabilité qui nourrit le surendettement, le banquier est un authentique garde-fou.
La naïveté des clients des usuriers n’a d’équivalent que celle de certains épargnants
se précipitant vers les rendements faramineux que les pirates de la finance proposent
régulièrement.
Car Ferguson insiste là-dessus : on ne peut écrire une histoire de la finance sans
écrire une histoire de l’escroquerie. Finance signifie confiance et la confiance est
souvent abusée.
De Law à Lay
Ferguson illustre son propos de l’histoire de deux grandes banqueroutes nées de malversation : celle de John Law, en France, au début du XVIIIe siècle, celle d’Enron,
à la fin du XXe siècle, dont le directeur financier s’appelait Kenneth Lay. Ferguson
fait un portrait sans nuances des deux prévaricateurs, les présentant comme des personnages n’ayant pas grand-chose pour eux : il les décrit comme sans scrupules dans
leur vie privée comme dans leur vie publique, qualifiant Law d’assassin pour avoir
tué quelqu’un en duel.
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Mais ce qui est marquant dans son analyse, c’est son insistance à mettre en lumière la
complicité de l’État. Organisée et voulue dans le cas de Law, plus ou moins subie dans
le cas d’Enron, cette complicité est faite d’un mélange de passivité et de fascination des
dirigeants politiques pour des opérations relevant de la magie dans
leur prétention à faire naître la richesse de la pure imprécation. C’est cet aveuglement
politique qui a donné à ces deux opérations leur durée et donc leur ampleur. Ferguson
en tire une des thèses fortes du livre, l’idée que les grands drames financiers de l’histoire sont provoqués directement ou indirectement par la politique économique et les
décisions publiques. L’hyperinflation allemande du début des années 920 qui déstabilisa l’économie et la société de ce pays était le fruit certes des dettes de guerre, mais
surtout d’une politique systématique de monétisation de ces dettes et de dévaluation
sauvage du mark induisant une inflation importée violente. Dès que le drame fut consommé, il fut possible de
Les grands
drames financiers
mettre un terme très rapide à cette situation d’hyperinde l’histoire
flation. De même, insiste Ferguson, la faillite à répétition
sont provoqués
de l’Argentine est la conséquence des errements des régidirectement ou
mes nés de la démagogie péroniste. Il est ridicule à son
indirectement
par
la politique
propos de dénoncer la prétendue nocivité des politiques
économique
et
d’un FMI manipulé par les dirigeants américains désiles décisions
reux de maintenir un rival potentiel dans une situation
publiques.
de relatif sous-développement.
De même encore, quand il analyse l’actualité, Ferguson n’hésite pas à faire de la crise
actuelle les conséquences de décisions politiques. C’est la banque centrale américaine
qui, en maintenant une politique monétaire trop laxiste pendant trop longtemps, a
perturbé la mécanique monétaire de long terme au niveau mondial. S’il rejoint là une
analyse de la crise désormais largement partagée mais qui fut longtemps peu répandue, Ferguson a le mérite de prendre à cette occasion un peu de recul pour poser le
problème monétaire et financier actuel en des termes plus originaux.
Triangle de Mundell
Il part en effet du théorème des incompatibilités de Mundell. Selon ce théorème,
un pays ne peut à la fois garantir la liberté de circulation des capitaux entre lui et
ses partenaires commerciaux, maîtriser son taux de change et mener la politique
monétaire qu’il désire.
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En imposant l’étalon or, les Anglais du XIXe siècle avaient choisi la liberté de circulation des capitaux et la maîtrise du change. Résultat, tout le monde avait la même
politique monétaire. Le 2 août 9, les autorités anglaises suspendent les cotations
à la Bourse de Londres et la liberté de mouvement des capitaux. Mais le 2 janvier
95, quand elles décident de rouvrir les marchés, elles font le constat que le système précédent n’est plus viable. D’abord, la guerre sera plus longue que prévu et il
est difficile d’anticiper ce que seront les économies des belligérants à la fin. Surtout,
avoir la même politique monétaire suppose d’avoir la même politique économique,
un stade voisin de développement économique et la volonté de respecter les règles
du jeu de la libre circulation des capitaux. Bref, l’étalon or reposait sur le système
politique que les Anglais définissaient comme celui de l’équilibre des puissances.
Et la guerre montre que la réalité était celle de la rivalité et de la duplicité. Un
nouveau système s’est alors mis en place où fut sacrifiée la liberté de circulation des
capitaux. Garantissant l’autonomie des politiques monétaires dans un change fixe,
il a atteint son apogée avec Bretton Woods. Mais il s’est heurté à la volonté américaine de retrouver la liberté de circulation des capitaux, et surtout à l’évidence que
l’élargissement de l’horizon économique de chaque pays qui constitue un facteur de
croissance était freiné par les mécanismes de contrôle des changes. En 9, Nixon
met en place la troisième combinaison possible : liberté de circulation des capitaux et
libre détermination de la politique monétaire de chacun, ce qui conduit aux changes
flottants. Et c’est ce système qui est aujourd’hui en crise.
L’histoire financière, nous dit Ferguson, a donc essayé de manière très empirique les
trois possibilités ouvertes par le théorème de Mundell.
Le système anglais d’étalon or a explosé car la contrainte sur le change et la politique
monétaire n’est supportable que dans un club de pays de développement comparable,
comme l’Europe de la Belle Époque, et dont les dirigeants s’entendent pour dépasser leur affrontement potentiel. Sa logique inspire la mise en place de l’euro qui ne
peut survivre que par la coordination des politiques économiques et le maintien d’une
volonté intangible d’entente politique entre les membres. Bretton Woods et les restrictions de circulation des capitaux ne pouvaient résister à la dynamique de la mondialisation. Le système né des décisions de Nixon est ébranlé du fait du déficit extérieur
américain et de la création sans limite de dollars envahissant l’économie mondiale.
Existe-t-il d’autres possibilités ? On pourrait faire disparaître les États, puisque ce
sont eux les perturbateurs ultimes. Mais cela reste de l’ordre de l’utopie. Puisqu’on
ne peut faire disparaître les États, on pourrait supprimer la monnaie : comme cela,
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le mécanisme monétaire ne serait pas perturbé… Impossible, dit Ferguson. Aucune
société n’a pu vivre sans monnaie, à part dans les théories fumeuses de quelques
idéologues communistes ou dans l’Empire inca, véritable Union soviétique avant
l’heure où la mainmise étatique se traduisait par une absence affligeante de progrès
économique. La solution est de donner le plus d’indépendance possible aux institutions financières et singulièrement aux banques centrales qui sont la pointe de la
pyramide. Cela suppose de leur donner un mandat clair et de mieux préciser leurs
objectifs. À la lumière de ce qui s’est passé depuis dix ans, il faudrait leur imposer de
tenir compte dans leur évaluation de l’inflation, non seulement des prix à la consommation, mais aussi de ceux des actifs. Et elles ne peuvent pas non plus ignorer les
déficits extérieurs.
Lire Ferguson signifie voyager dans le temps parmi les anecdotes et les idées économiques. Ses choix sont parfois contestables, sa vision du monde est très centrée sur
l’Angleterre et les États-Unis ; et on peut même se demander si son approche d’historien ne le mène pas parfois à accepter sans trop y prendre garde des approximations. Amoureux de la banque, qu’il défend comme objet historique nécessaire à la
croissance, il fait mine d’ignorer qu’aujourd’hui elle ne prête pas ce qu’on lui dépose
mais qu’elle reçoit en dépôt ce qu’elle a déjà prêté. C’est ainsi par exemple qu’il
affirme sans plus de précision que la Chine est le banquier des États-Unis, idée
couramment mise en avant mais fallacieuse. En effet, la
Chine serait un banquier en dollars si elle les créait,
Amoureux de la
mais elle se contente de renvoyer aux États-Unis les
banque, il fait
dollars que ceux-ci lui ont donnés pour payer leurs
mine d’ignorer
achats. Est-ce une facilité de présentation pour se couqu’aujourd’hui
elle ne prête
ler dans le discours médiatique dominant sur les rappas ce qu’on
ports monétaires sino-américains ou une approximation
lui dépose mais
dans la compréhension du mécanisme monétaire, mécaqu’elle reçoit en
nisme qu’il décrit pourtant si bien quand il s’agit des
dépôt ce qu’elle a
déjà prêté.
Médicis ou des spéculations de Nathan Rothschild au
moment de Waterloo ?
Au lecteur de trancher, qui, sortira indéniablement plus érudit de la lecture de ce livre.
Le livre et son auteur
niall Ferguson : The Ascent of Money, London, Penguin Books, 2009, 442 pages.
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