"La Collectionneuse", d`Eric Rohmer
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"La Collectionneuse", d`Eric Rohmer
LE CINÉMA DU 123 COLLECTION DVD La Collectionneuse dr d’éric rohmer LE CINÉMA DU 123 Ambivalence sentimentale En 1967, Claude-Jean Philippe se réfère à un texte d’André Breton pour illustrer le propos de « La Collectionneuse », d’Eric Rohmer Daniel Pommereulle (Daniel) et Patrick Bauchau (Adrien). dr L E hasard des lectures et des visions fait bien les choses. Peu après avoir vu La Collectionneuse, cette phrase m’est tombée sous les yeux. Je cite – qu’on ne m’en veuille pas –, sachant bien ce que ce genre de correspondances présente de fortuit, et par là, sans doute, de précieux : « J’espère que l’homme saura adopter à l’égard de la nature une attitude moins hagarde que celle qui consiste à passer de l’adoration à l’horreur. Que, tourné avec une curiosité d’autant plus grande vers elle, il parviendra à penser ce que pensait d’un de ses contemporains Goethe lorsqu’il disait : “Ai-je pour Wieland de l’amour ou de la haine ? Je ne sais. Au fond je prends part à lui.” » Est-ce du Rohmer ? Il n’y manquerait même pas la référence à Goethe. Non, c’est du Breton, celui de L’Amour fou. Etrange rencontre. Car enfin, le sujet de La Collectionneuse est là tout entier. Haydée s’identifie à la nature. Son nom est écrit en vert au générique. Alors que Daniel est en jaune (« un certain jaune ») et Adrien en bleu. Dès lors, le premier prologue revêt un sens primordial. Haydée longeant la mer, déliant les apparences de sa démarche égale qui révèle en unifiant. Le front de mer se découvre semblable, inscrit sur la page d’aube, bleue et grise, le front de la jeune fille enferme je ne sais quel secret. Tout est neuf en ces images imitées de l’antique. Nul sentiment d’adoration ni d’horreur. C’est-à-dire absence d’un érotisme, au moins immédiat. C’est le ton de l’éloge, mais qui n’exulte pas. Le découpage ne vise qu’à préciser le sentiment d’ad- miration : nœuds des genoux, saillie des omoplates, finesse, grain de la peau. Beauté du tout comme de la partie précieusement cernée. A première vue c’est l’enfance de l’art, l’enfance du regard. Mais c’est une enfance retrouvée au bout du raffinement et de l’épure. Donc, Rohmer nous donne d’emblée le regard juste. Dès les premières images, l’œuvre est dénouée, c’est-à-dire heureuse. Il lui reste à se nourrir d’inquiétude, mais sans se départir de cette première et souveraine vision. « L’homme de la rue et le philistin, écrit Rohmer, vouent à la beauté un culte dont on a tort de mésestimer la ferveur. C’est avec la culture, souvent, que débute l’indifférence. » Daniel et Adrien, produits ultimes de notre civilisation et de notre culture, entrent en scène. Rohmer leur oppose Haydée comme objet de « L’homme de la rue et le philistin vouent à la beauté un culte dont on a tort de mésestimer la ferveur » Eric Rohmer connaissance. Mais il se propose, les ayant précédés, de poursuivre également sa recherche. Ayant connu, il s’agit de reconnaître. (…) On ne peut que louer Rohmer d’avoir choisi Adrien, Daniel, Haydée, tous trois d’aussi belle venue, et de leur avoir laissé toutes leurs chances. La part qu’il prend à leurs jeux n’est pas de complaisance ni même de complicité, elle est de pur et simple intérêt. Intérêt, attention, qui font défaut précisément à Daniel et Adrien. Esprits de haute volée, réellement intelligents et réfléchis, ils n’échappent pas au mal contemporain, cette dilatation de la conscience et cette incapacité où elle se trouve de sortir d’ellemême. L’accès à la réalité lui semble refusé. (…) Adrien et Daniel sont fascinés par le vide, le rien, la participation totale. Mais ils n’y parviennent guère. Voilà pourquoi, FILMOGRAPHIE (de 1964 à 2004) 1964 PARIS VU PAR… (segment Place de l’Etoile) (Fr., 95 min). Avec Jean-Michel Rouzière, Marcel Gallon. NADJA À PARIS (Fr., 13 min). Avec Nadja Tesich. 1966 UNE ÉTUDIANTE D’AUJOURD’HUI (Fr., 13 min). Avec Denise Basdevant. LA COLLECTIONNEUSE 1968 FERMIÈRE À MONTFAUCON (Fr., 13 min). Avec Monique Sendron. 1969 MA NUIT CHEZ MAUD (Fr., 110 min). Avec Jean-Louis Trintignant, Françoise Fabian. 1970 LE GENOU DE CLAIRE (Fr., 105 min). Avec Jean-Claude Brialy, Aurora Cornu, Béatrice Romand. 1972 L’AMOUR L’APRÈS-MIDI (Fr., 97 min). Avec Bernard Verley, Zouzou. 1976 LA MARQUISE D’O (Fr.-RFA, 102 min). Avec Edith Clever, Bruno Ganz. 1979 PERCEVAL LE GALLOIS (Fr.-Suisse-Ital., 140 min). Avec Fabrice Luchini, André Dussolier. 1981 LA FEMME DE L’AVIATEUR (Fr., 104 min). Avec Philippe Marlaud, Marie Rivière. II/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 24-LUNDI 25 AVRIL 2005 1982 LE BEAU MARIAGE (Fr., 97 min). Avec Béatrice Romand, Arielle Dombasle, André Dussolier. 1983 PAULINE À LA PLAGE (Fr., 94 min). Avec Amanda Langlet, Arielle Dombasle. 1984 LES NUITS DE LA PLEINE LUNE (Fr., 100 min). Avec Pascale Ogier, Tchéky Karyo, Fabrice Luchini. 1986 LE RAYON VERT (Fr., 98 min). Avec Marie Rivière, Rosette, Béatrice Romand. 1987 QUATRE AVENTURES DE REINETTE ET MIRABELLE (Fr., 99 min). Avec Joëlle Miquel, Jessica Forde. L’AMI DE MON AMIE (Fr., 103 min). Avec Emmanuelle Chaulet, François-Eric Gendron. 1990 CONTE DE PRINTEMPS (Fr., 112 min). Avec Anne Teyssèdre, Hugues Quester. 1992 CONTE D’HIVER (Fr., 114 min). Avec Charlotte Very, Michel Voletti. 1993 L’ARBRE, LE MAIRE ET LA MÉDIATHEQUE (Fr., 105 min). Avec Pascal Greggory, Arielle Dombasle, Fabrice Luchini. 1995 LES RENDEZ-VOUS DE PARIS (Fr., 94 min). Avec Clara Bellar, Antoine Basler. 1996 CONTE D’ÉTÉ (Fr., 113 min). Avec Melvil Poupaud, Amanda Langlet. 2001 L’ANGLAISE ET LE DUC (Fr., 125 min). Avec Lucy Russell, Jean-Claude Dreyfus. 2004 TRIPLE AGENT (Fr.-It.-Esp.-Gr.-Russie, 115 min). Avec Katerina Didaskalou, Serge Renko. LE CINÉMA DU Fiche technique La Collectionneuse (« Six contes moraux, IV », Fr., 1966, 89 min). Réalisation et scénario : Eric Rohmer, avec la collaboration de Haydée Politoff, Patrick Bauchau et Daniel Pommereulle, pour les dialogues. Photographie : Nestor Almendros. Musique : Blossom Toes, Giorgio Gomelsky. Production : Les Films du Losange, Rome-Paris Films. Interprètes : Haydée Politoff, Patrick Bauchau, Daniel Pommereulle, Alain Jouffroy. L’homme des paris osés où se cache Eric Rohmer ? Sous les traits de Jean-Louis Trintignant, ce jeune puritain qui, dans Ma nuit chez Maud, préfère, à une passion provisoire pour Françoise Fabian, l’amour définitif avec Marie-Christine Barrault ? Ou plutôt sous le masque de Jean-Claude Brialy, dandy exquis du Genou de Claire, qui déambule autour du lac d’Annecy ? Comme le premier, le cinéaste est un moraliste, dont les films dénoncent avec une forme d’intransigeance les cruautés et les lâchetés de l’amour. Mais Eric Rohmer ressemble aussi au séducteur impénitent du second film, lui qui a hérité du XVIIIe siècle, outre le goût du conte moral, une veine sensuelle et libertine. Ne manifeste-t-il pas son fameux « goût de la beauté » en toute chose ? Critique aux Cahiers du cinéma, l’ancien professeur de lettres loue les « mille petites inventions » d’Otto Preminger dans Exodus, et décrète : « Ces petites beautés-là, c’est le grand art : on l’admet en peinture, pourquoi pas au cinéma ? » Dans ses films (il passe à la réalisation, en 1959, avec Le Signe du lion), il ménagera toujours une place de choix à ces petites beautés-là : le genou de Claire, bien sûr ; la silhouette d’Haydée Politoff, icône des sixties et ravissante « collectionneuse » ; la coupe garçonne d’Amanda Langlet, sa Pauline à la plage. Rohmer n’aura cessé de filmer des fragments de corps féminins, jusqu’à la nuque fragile, dangereusement dénudée de Grace Elliott, aristocrate anglaise ballottée par la Terreur dans un film récent (L’Anglaise et le duc). Parmi tous les grands cinéastes – Hawks, Chaplin, Hitchcock, Murnau – dont il a exploré l’œuvre afp essentiellement, ils ne peuvent connaître Haydée. Daniel, le barbare, tente de forcer l’accès. Il couche avec elle. Adrien, le dandy, nourrit ses incertitudes sans se résoudre à franchir le seuil. Mais l’agressivité du premier et le jeu du second restent sans effet. Haydée demeure insaisissable. Leur définition même et le jugement qu’elle entraîne – « C’est une collectionneuse… L’idée de collection est contre l’idée de pureté » –, ne lui conviennent pas exactement. Haydée n’est ni collectionneuse ni objet de collection. Catégories connues et finalement tranquillisantes. Ce qu’elle cherche, à l’en croire, est très simple et très difficile : « Avoir des rapports possibles et normaux avec les gens. » Ce que Daniel et Adrien, naturellement, ne veulent ni entendre ni comprendre. Leur regard est faussé. Il appuie trop. Il se refuse à l’évidence. Haydée offre une surface trop lisse, opaque et transparente, offerte et refusée. Si bien que le dénouement ardemment recherché par les deux garçons, sous les apparences de la désinvolture, se change en crispation fébrile. « Que font les personnages ? Ils se grattent », m’a dit Rohmer. Observez leurs tremblements, le doigt d’Adrien glissant sur la jambe d’Haydée, Daniel frappant le sol spasmodiquement. Rage de ne point sentir, de ne point voir, alors qu’il suffirait... Il suffirait au fond de consentir. Admettre que le sourire d’Haydée ne signifie rien d’autre que son éclat. Refuser d’interpréter, c’est-à-dire de mimer intérieurement la conduite de l’autre. Consentir à l’étrangeté. Se satisfaire de l’immédiat, du présent. C’est-à-dire, au fond, devenir cinéaste. (…) Claude-Jean Philippe, Cahiers du cinéma, 1967 123 Rohmer n’aura cessé de filmer des fragments de corps féminins en tant que critique et universitaire, Rohmer en distingue un comme « le plus grand de tous » : c’est Jean Renoir. Autrement dit, Rohmer l’intellectuel, si attaché à la musique des mots, à un art de la conversation hérité de la grande époque des salons, se sait intimement lié au cinéaste de la joie de vivre et de la sensualité. De Renoir, on trouve d’ailleurs la trace dans la symphonie de couleurs du Genou de Claire, les jeux de lumière de Conte d’été, la géographie parisienne de La Femme de l’aviateur. Cette filiation n’empêche pas Rohmer d’être profondément original. Il travaille toute sa carrière au sein d’une petite structure, qu’il a fondée, en 1962, avec Barbet Schroeder. Comme une maison d’édition, ces Films du Losange lui permettent d’ailleurs de dérouler une œuvre où les films s’assemblent en collections (contes moraux, comédies et proverbes, contes des quatre saisons). Il peut ainsi oser des paris d’une absolue radicalité, comme cette adaptation de Perceval le Gallois, qui reprend les mots de Chrétien de Troyes et le style naïf des enluminures du Moyen Age. En 2004, il signe Triple Agent, un film d’espionnage. Logique, puisque l’œuvre de Rohmer est, comme il l’écrivit lui-même de celle de Joseph L. Mankiewicz, « continuellement construite sur le schéma de la machination ». Florence Colombani LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 24-LUNDI 25 AVRIL 2005/III LE CINÉMA DU 123 Les jeux de la séduction dr E NTRONS par le milieu du quatrième des « Contes moraux » d’Eric Rohmer, à l’instant où s’ouvre entre Haydée, Daniel et Adrien, une « ère d’hostilité franche ». L’idée même de collection est désignée comme la cause. Pour Adrien, intrigué et agacé par la présence fréquente de « jeunes types » dans la maison de vacances où tous trois séjournent, Haydée est une « collectionneuse ». Il y aurait deux façons de l’être. La mauvaise, qui consiste à coucher ici et là sans préméditation ; la bonne, à collectionner avec méthode et obstination. Haydée refuse le mot, et préfère se qualifier d’aveugle, tentant d’exploiter la situation autant qu’elle peut. Plus coupant, Daniel condamne fermement son attitude. Il fustige les pauvres types qui ne visent qu’à multiplier les conquêtes. Et prône, en tant qu’artiste, le minimalisme contre la collection, obstacle à une pureté morale et esthétique. La Collectionneuse conte l’histoire des multiples revirements sentimentaux d’Adrien, narrateur et voix off du film. Tantôt l’emporte son amitié pour Daniel, venu comme lui en vacances pour ne rien faire, déterminé coûte que coûte à ne laisser personne troubler la quiétude estivale. Tantôt ses manœuvres pour conquérir Haydée prennent le dessus, transformant au passage l’ami Daniel en adversaire. Mais toujours domine la reprise en main de ses revirements par la parole, qui en tire liberté, chance, voire héroïsme. Par l’intermédiaire d’Adrien, partagé entre une collectionneuse et un artiste refusant de se laisser collectionner, Rohmer pointe, dans l’art et dans l’amour, les excès du pur et de l’impur. C’est annoncé clairement dès le génial prologue, qui présente chaque personnage en son lieu propre. 1 – Haydée (H. Politoff) flâne sur la plage en bikini, puis s’arrête et pose pour la caméra, comme requise par d’autoritaires directives du cinéaste. « Collectionneuse », Haydée Politoff et Daniel Pommereulle. Rohmer pointe, dans l’art et dans l’amour, les excès du pur et de l’impur IV/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 24-LUNDI 25 AVRIL 2005 elle court le risque d’être à son tour collectionnée, réduite à ses parties, fétichisée. Mais si elle consent à s’offrir au regard des hommes, c’est pour exercer une domination, ne leur offrir qu’un échantillon et conserver l’essentiel. Haydée pose docilement de face, de dos, main sur la hanche et visage de trois quarts, détournant l’œil pour mieux recevoir la somme des regards qui se posent sur elle. Rohmer fait ainsi l’inventaire complet des parties de son corps. Il s’agit de poser d’entrée un rapport de force : la perte d’autorité d’un objet pris dans une collection et le jeu de dupes sur quoi se fonde l’accord entre vu et voyant. 2 – Daniel (feu D. Pommereulle, artiste proche d’Arman, Raynaud, Spoerri, acteur chez Philippe Garrel et Rohmer) écoute, dans son bureau, les commentaires du critique Alain Jouffroy (qui l’avait baptisé, plutôt que peintre ou sculpteur, du nom fameux d’« objecteur ») sur l’une de ses œuvres, un pot de peinture où sont fichées des lames de rasoir. Jouffroy livre bien sûr, plutôt qu’un commentaire critique, un indice pour le film. Il parle de la sculpture comme d’un autoportrait, y perçoit une manière dandy de se couper du monde, de cultiver son unicité, et de créer, par élégance, raideur, tranchant, un vide autour de soi. Jouffroy le manipule et se coupe. Gag ? Oui, mais qui vise d’abord le caractère un peu grotesque du pot de peinture assiégé, ou l’héroïsme ridicule de la posture de l’artiste. 3 – Adrien (Patrick Bauchau) écoute la discussion, a priori légère, de deux de ses amies. L’une affirme que la beauté d’un être naît des sentiments qu’on lui porte : elle relativise la beauté. L’autre croit au contraire impossible d’éprouver amitié ou amour pour une personne laide : elle radicalise la beauté. La controverse paraît naïve, du niveau d’un magazine féminin, mais Adrien vient la compliquer. Il demande à la seconde si les laids sont irrémédiablement condamnés à ses yeux, puis la pousse au bout de sa pensée : « Au four ? Oui, ils le méritent. » La volonté de pureté est ainsi réduite à un effet rhétorique, à une tentative de radicalité sans fondement. Prise dans un tel mouvement d’inflation, la parole devient dérisoire. Noble ou ridicule, c’est ainsi qu’est envisagé ce jeu de la préférence et de la collection. Il s’aveugle dans l’excès et oublie l’essentiel : ce qui se présente à Adrien lorsque, ayant enfin obtenu l’intérêt d’Haydée, il profite d’un incident de circulation pour partir seul. Nouvelle volteface, mais celle-ci ne fait pas d’effet d’annonce : maigre, mais miraculeux, c’est le hasard. Antoine Thirion