eric julien

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eric julien
tradition
Les Kogis maintiennent
l’équilibre du monde
Sur les hautes terres de la Sierra Nevada, à 42 km de la mer des Caraïbes, en Colombie, des hommes vivent
encore en symbiose avec la nature. Les Kogis sont parmi les derniers héritiers des grandes civilisations
précolombiennes. Ils ont choisi consciemment de vivre éloignés de la mondialisation des économies et des
pensées, pour conserver leur mémoire mais avant tout, pour maintenir « l’équilibre » … du monde.
Par Céline Chadelat
Au XVIème siècle, à l’arrivée
des conquérants espagnols,
quatre peuples habitent les terres de
la Sierra à travers un système social
élaboré; on estime leur nombre à
500 000 au moins.
Les Kogis descendent directement
de l’un d’entre eux, les Tayronas.
Aujourd’hui ils ne sont plus qu’environ
12 000 à entretenir les mystères et les
rituels plurimillénaires des ancêtres. En
cela, ils sont des témoins exceptionnels,
infailliblement conscients, de l’évolution
des sociétés contemporaines qui, à leurs
yeux, riment avec excès et destruction
de l’environnement. En effet, le lien
sensitif entre les Kogis et la terre, les soins
méticuleux dont ils entourent chaque
parcelle de cet écosystème si particulier
que constitue la Sierra Nevada, leur ont
révélé ce diagnostic: la planète entière est
malade. Comme des fils liés à la terre, les
Kogis savent, voient.
L’équilibre de vie des Kogis est construit
à partir d’un code moral et spirituel, axé
en particulier sur la connaissance de soi et
des énergies du vivant. Car si la nature est
ordre par essence, la société kogie s’efforce
d’en être sa parfaite expression, rempart
contre le chaos.
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santé yoga n°138 avril 2013
Apprivoiser les énergies
et les sentiments
Infiniment conscients de l’importance
des émotions contenues en chacun,
ils savent les canaliser. Sans quoi, la
société encourt d’importants risques de
déséquilibre. Un travail subtil et délicat
de rééquilibrage énergétique est donc
toujours à l’œuvre, guidé par les Mamas,
ou chamanes. L’accomplissement de
rituels suit de longs échanges pendant
lesquels tous s’expriment, ces rites sont
une dimension importante de la culture
kogie: ces temps de paroles conduisent
à identifier, expliquer les pensées,
apprivoiser les énergies et les sentiments
que chacun porte en soi. Les prises de
décisions pour les projets collectifs sont
discutées sous les mêmes modalités,
caractérisées par une conscience pointue
de soi et du groupe.
Selon les kogis, « dans le monde humain,
il n’est pas un instant où l’inconscience
soit possible ». Que chaque membre
de la société puisse maîtriser son
« cheval intérieur » et tenir à distance
les sentiments humains que sont
l’égoïsme, les jalousies, le besoin de
pouvoir, telle est la mission menée par
les Mamas. Parvenir à un tel degré de
sagesse et de connaissance exige une
expérience initiatique, de taille : les
Mamas demeurent dix-sept années
dans l’obscurité totale, « loin des lumières
trompeuses du soleil, loin du monde visible,
pâle reflet de la réalité ». L’obscurité est
en effet un élément primordial dans
la culture Kogi. Une grande partie des
rituels se déroule la nuit, et souvent
durant plusieurs nuits consécutives.
Au cœur du monde
En ce sens, les Kogis constituent
une société profondément ésotérique.
La vision n’est qu’un renseignement
analogique d’un monde invisible. Par
exemple, une forme dans la nature
donnera une information sur d’autres
dimensions, accessibles par des voies
différentes que le regard. Cette
perception du monde et de la nature,
vécue à l’intérieur, incompréhensible
au profane, conduit naturellement les
Kogis à travailler pour le maintien de
l’équilibre et de l’harmonie du vivant. Le
cœur du monde se situe dans le massif
montagneux de la Sierra : la protéger,
lui parler, la rendre vivante, réparer les
blessures causées par le petit frère ou
« l’homme blanc » sont quelques uns de
leurs travaux. Ainsi, lorsqu’il faudra
construire, consolider un chemin ou
un pont, ces activités seront l’objet
d’offrandes spirituelles pour réparer les
agressions causées à la Terre Mère. Des
terres toujours plus étroites, car au fil
des années, les colonisations et les trafics
obligèrent les Kogis à se replier sans cesse
en amont dans les montagnes.
Alors que sont posés actes de propriétés
et clôtures jusqu’en Antarctique, les
tradition
terres des Kogis sont balisées par des
rituels de protection. A chaque étage
thermique, chaque rivière, chaque
sommet, correspond un maître
spirituel, ou une capacité de « force »
d’énergie, qui a sa fonction particulière
pour maintenir la vie sur terre. Les
terrasses modelées sont gardées par les
esprits associés à un animal, comme des
oiseaux ou le tigre, et y sont enterrés
différents quartz sacrés. Les éléments
de la nature émettent des pôles négatifs
et positifs, comme les montagnes, qui
communiquent entre elles. Ainsi les
Kogis estiment que les interactions,
différences, attirances et répulsions
qu’émettent les éléments meuvent le
monde. La terre ne peut alors être
réduite à un simple espace géophysique
à même d’être divisé et exploité sans
limites. Il n’y a rien dans la nature qui
ne soit pas vivant, interdépendant du
reste, et les hommes en sont les gardiens.
Permettre aux hommes de renaître à
cette réalité du monde, telle est la
finalité profonde de la culture kogie.
Soutenir l’association
www.tchendukua.com
à lire
•Sur les Kogis :
- Le Chemin des 9 mondes, Eric Julien, Albin
Michel
- Kogis, le message des derniers hommes, Eric
Julien avec Gentil Cruz, Albin Michel
• Sur l’expérience initiatique :
- La liane des Dieux, Isabelle Clerc, éditions
Accarias, l’Originel
Les Kogis
sont très forts
Sauvé d’un œdème pulmonaire
par les kogis alors qu’il découvre
la Sierra Nevada, Eric Julien est
devenu le principal interlocuteur
entre la société kogie et l’Occident.
Géographe et consultant en
entreprise, il se décrit comme un
«explorateur d’interstices ». Son
association « Tchendukua », Ici et
Ailleurs, s’emploie à restituer des
terres aux Kogis, condition cruciale
à leur survie.
Les indiens Kogis
Santé Yoga Quelle
est la situation
actuelle des Kogis ?
Eric Julien Les Kogis
représentent la
dernière société
pré-colombienne en état de marche avec
4000 ans d’antériorité. Ils ont résisté aux
conquistadors, à la déforestation, aux
pilleurs de tombes, au développement
économique, notamment avec les puits
de charbon. Bizarrement la présence des
paramilitaires dans la jungle leur a été
bénéfique, constituant un paravent de
sécurité très dissuasif. Depuis environ trois
ans, la guérilla étant affaiblie, le tourisme
se développe. C’est la principale menace
pour eux. C’est pourquoi ils ont posté des
villages de contrôle à l’entrée de chaque
vallée.
S.Y. En quoi le programme humanitaire de
votre association est-il original au regard de
ce qui existe aujourd’hui ?
E.J. Deux mondes qui se rencontrent,
cela demande beaucoup de temps. Toute
la démarche a été réfléchie avec eux.
Par exemple, nous avons travaillé à la
reconstitution d’un tissu forestier très
riche puisqu’il est pensé à partir de leurs
connaissances. Bien évidemment, le but
est de conserver leur culture, tant qu’elle
sera là, nous pourrons nous étonner de
leur regard.
S.Y. Leur regard a-t-il changé sur l’Occident ?
E.J. Ils sont extrêmement conscients de
ce qui se commet, ils voient les glaces sur
les hauts de la Sierra disparaître. Mais ils
ne comprennent pas que l’on ne saisisse
pas l’enjeu. Le corps humain est issu de
la Mère Terre. On retrouve les éléments
qui nous constituent dans la nature.
Comme l’eau. Leur regard est sans jugement de valeur, juste incrédule, nous
sommes leur « petit frère ». Simplement,
ils questionnent sur le sens, dont notre
société manque effroyablement.
S.Y. Les codes moraux et spirituels des
Kogis semblent éloignés des préoccupations
des entreprises, comment parvenez-vous à
les réconcilier ?
E.J. Pour qu’une organisation reste
vivante, il faut être prêt à remettre en
question nos fonctionnements. Et pour
ce qui est de l’intelligence collective, les
Kogis sont très forts. Cette maîtrise des
règles du vivant explique peut-être pourquoi leur culture perdure depuis 4000
ans. A l’inverse, nos sociétés modernes
s’organisent en créant des lois et des
règles que nous changeons quand cela
nous arrange, comme le capitalisme,
le communisme ou le socialisme. Les
principes sont pensés au service des projets et évoluent en fonction des besoins
des hommes uniquement. Les Kogis ne
comprennent pas ça. Leur univers, sur
un plan social et politique, se structure
à partir des lois de la nature et de leurs
limites, que nous portons tous en nous.
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