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 S ALON LIGHT # 9
S ylv i e Bou l a n g e r
(...)
SURFACE
La complexité du champ artistique actuel
et l’apparition de nouvelles techniques de
production et de diffusion conduisent au
développement important et essentiel de
certains champs de production. L’un des
champs ayant acquis le plus de présence
dans les réseaux les plus innovants est celui
des publications indépendantes, formes
artistiques de dissémination, connu sous
l’ancien terme de « livre d’artiste ».
Considérant l’espace publié comme un
espace public et l’acte de publier comme
un acte culturel, une nouvelle génération
de curateurs, constituée sur le modèle de
l’éditeur indépendant, révèle par cette
forme les enjeux d’un nouveau contexte
culturel, économique et technologique.
Animés d’un besoin de contemporanéité,
et de la volonté de résoudre l’ambiguïté
d’un contexte artistique en crise qui tarde
à s’adapter aux mutations du monde
contemporain, ces éditeurs écrivent une
histoire de l’art parallèle, ajustée aux urgences artistiques actuelles : fluidité, réseau,
complexité des sources et des échanges,
partage de l’autorité, nouvelles formes
de transmissions, pratiques artistiques
métissées de création et d’interprétation.
Par l’usage des techniques industrielles et
numériques, ils occupent un champ d’expérimentation multimodal et se jouent des
frontières entre visuel, son, écrit, image
numérique, image en mouvement mais
aussi des discriminations entre document,
commentaire et action artistique.
Le terme « livre d’artiste » habituellement
utilisé embrasse difficilement toutes les
formes de publications générées dans le
cadre de ce qu’il est convenu de nommer
la micro - édition et qui recouvre l’ensemble
des créations qui prennent la forme de
publications, qu’elles soient imprimées,
sonores ou numériques, du livre au film,
de l’affiche au disque, du magazine au
website... Rarement signés, ces objets en
diffusion illimitée, aussi bien caractérisés
par leurs auteurs que par leurs éditeurs,
sont de véritables espaces publics de
transmission, ouverts à la découverte
des langages artistiques.
Il est intéressant d’y analyser les insertions
d’autorité à l’œuvre, là où les rôles d’auteurs,
d’amateurs, d’éditeurs, de collectionneurs, de curateurs, de distributeurs,
de chercheurs… , sont tour à tour joués
par les mêmes et contribuent au rafraîchissement de l’opération artistique à chaque
étape de la chaîne recherche - production - diffusion - collection.
EXCLUS AU CENTRE
On imagine mal l’envergure actuelle
comme la variété de ce champ artistique.
Le champ de la publication indépendante,
formes artistiques de dissémination,
présente une vivacité que lui confèrent des
systèmes d’existences variés. La pratique
artistique de la publication, seconde génération du « Livre d’artiste », est collaborative et communicante par essence. Elle se
développe de manière exponentielle depuis
moins de dix ans jusqu’à créer un champ
de recherche transnational dans le domaine
de l’art contemporain et sans doute un
des plus innovants.
À l’opposé d’un réseau marginal, d’un
mouvement esthétique ou thématique, ou
encore d’une aventure militante, il s’agit
d’un véritable champ de recherche initié
par la nouvelle offre technologique et
le besoin de remettre en cause certains
standards de diffusions artistiques.
Alors même que ces processus de création
sont masqués par les positions spectaculaires d’un marché international qui
valorise un art de l’objet de luxe, ils sont
également stigmatisés par les porteurs
d’objectifs populistes pour qui l’espace
public est exclusif de l’espace de la rue
ou de la télévision : circulez, tout est à voir,
rien à apprendre.
Le champ de la publication est donc
exclu au centre de la surface sensible de
l’expérience de l’art et du savoir.
LES LECTEURS LIBRES
ET INDÉPENDANTS SONT
À RANGER DU CÔTÉ DES
ARTISTES.
Il n’est pas innocent que la propagation
de la micro édition intervienne quelque 50
ans après les expériences pionnières des
années soixante. Entre temps, deux tendances lourdes ont modifié l’environnement :
l’apparition des nouvelles technologies
porteuses d’un potentiel d’autonomisation
et de transmission, et la perversion de
l’expertise avec pour conséquence ultime,
l’oubli ou la marginalisation du désir
d’émancipation par l’art et le savoir.
Les acteurs de la micro édition se développent naturellement dans ce milieu,
à l’endroit même où les tensions entre
les deux tendances sont les plus fortes
et suscitent la créativité nécessaire à la
mise en critique des actes constitutifs du
champ artistique : la recherche, la production, la diffusion mais aussi la collection,
l’action curatoriale, l’acte graphique et
l’acte de lecture. Symptôme de cette
nouvelle complexité des articulations
artistiques, graphiques, poétiques, sonores,
critiques, les colophons révèlent la déspécialisation artistique que cette pratique met en
œuvre au profit d’une culture composite.
« Parce qu’une pratique plus complexe,
plus rigoureuse et plus riche a supplanté
la pratique artistique : la culture. Nous
vivons un moment historique privilégié où
la conservation d’archives peut constituer
une œuvre d’art en soi. » Cette remise en
cause de l’art comme spécialité, Ulises
Carrión l’exprimait déjà en 1979 à la première conférence internationale des artistes
en concluant « l’art pour l’art est vide de
sens ; l’art ne vaut que s’il s’intègre à une
stratégie culturelle ».
Cette élégance à jouir de toutes les catégories
et surtout des plus récentes, fait brandir
par certains la menace de la banalisation
de l’art. Mais l’art ne se banalise pas, c’est
la banalité qui change de camp. La forme
publiée affiche un potentiel de reproduction
qui annonce une mutualisation possible
du droit d’auteur, incite aux interprétations
et hisse la lecture au niveau de l’acte
de création.
Paris, 2012
Sylvie Boulanger est directrice du Cneai =.
Commissaire d’exposition, chercheur associée pour des programmes d’enseignement supérieur, éditrice. Elle a fondé le
Salon Light en 2004 dont elle est commissaire, avec Pascal
Yonet de 2005 à 2008, Alexis Zavialof en 2010 et Charlotte
Cheetham en 2011 et 2012.