Interview Le monde des religion

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Interview Le monde des religion
© RÉGIS DEBRAY, 2004. TOUS DROITS RÉSERVÉS
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Entretien dans Le Monde des Religions, Mars-Avril 2004.
“ Régis Debray, Croire et agir”,
propos recueillis par Jean-Paul
Guetny.
« Fils de bourgeois catholiques, passé par le marxisme-léninisme
latino-américain, Régis Debray explique pourquoi il s’intéresse au fait
religieux.
Il représente le type même de l’intellectuel agnostique qui s’intéresse
aux religions. Élevé dans un « bon milieu » catholique et bourgeois, passé
par le marxisme-léninisme, c’est en devenant militant, activiste, qu’il a
pris conscience de l’influence du religieux. Auteur de Dieu, un itinéraire
(Odile Jacob, 2003) et du Feu sacré, fonctions du religieux (Fayard,
2003), il a rédigé un célèbre rapport au ministre de l’Education nationale
sur l’Enseignement du fait religieux dans l’école laïque (Odile Jacob,
2002). »
Quelle culture religieuse de base avez-vous reçue ?
Classique et banale, je veux dire catholique et bourgeoise. Catéchisme,
première communion et confirmation. Rien à signaler.
Quand — à quinze ans— vous avez abandonné toute pratique
religieuse chrétienne, quelle image aviez-vous de la religion ?
Quelque chose de dépassé sur le plan intellectuel ? Quelque
chose qui s’opposait au progrès des peuples ?
Surtout quelque chose d’approximatif et d’inachevé. Quand l’homme se
sera réalisé, il n’aura plus besoin de Dieu, car il aura récupéré en son nom
propre toutes les qualités essentielles qu’il a « aliénées » en un Etre parfait,
omniscient et bon. Le divin, c’est de l’humain qui s’ignore. Quand cela se
saura enfin, on n’aura plus besoin de bondieuseries, l’homme aura fait sa
révolution : il sera retourné à lui-même. Longtemps, Feuerbach, le maître
de Marx, qui, sur le plan anthropologique, soit dit en passant, le dépasse
infiniment, m’a paru l’explication lumineuse et définitive de l’illusion
majeure. Dans l’Origine du christianisme, il avait eu le mot de la fin.
J’étais philosophe, ne l’oubliez pas. Cela limite beaucoup l’intelligence.
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Qu’est-ce qui vous a amené à considérer la religion à
nouveaux frais dans la vie des peuples ? L’expérience sudaméricaine ? Votre séjour en Bolivie ?
Simplement, la découverte de l’action. Si je n’étais pas devenu, vers
vingt et un ans, je ne dirais pas « un homme d’action », ce serait
prétentieux, mais un activiste, un militant, si j’étais resté bibliothécaire —
ce qu’est en son fond le philosophe d’université—, j’aurais pu réciter mes
patenôtres feuerbachéennes ou marxistes, pour la version vulgaire, jusqu’à
l’âge de ma retraite, au milieu de l’estime des miens et de l’Alma Mater,
l’Université. On peut spéculer, calculer, corréler, déduire, induire, bref on
peut penser scientifiquement, philosophiquement sans croire en rien. On
ne peut pas participer à n’importe quel combat douteux —ils le sont tous—
sans croire, ni croire sans participer. Croire et agir, c’est un tandem. Mais
quand on est immergé dans une bagarre, on ne le sait pas. Les croyances,
ce sont toujours celles des autres. Ou celles qu’on n’a plus. Au présent, on
ne connaît que la certitude.
Vous avez connu la torture, la prison. Est-ce que, à l’occasion
de ces épreuves, il y a eu quelque chose chez vous comme une
maturation spirituelle ?
La prison ? C’est la seule université qui vaille. Une bénédiction. Je ne
remercierai jamais assez les clients de l’Amérique du Nord en Amérique du
Sud de m’avoir donné quatre ans de libre réflexion sur mes certitudes. J’ai
alors découvert que, tout athée qu’on était, et marxiste-léniniste, nous
étions bel et bien religieux, du type prophétique et messianique. Du judéochrétien pur jus. Cela, c’est un constat banal. Je me suis alors mis à la
recherche des raisons de cette irrationalité. Pourquoi ces mausolées, ces
icônes, ces grandes messes appelées « congrès », ces processions et
cortèges appelées « manifs » ; ces petits livres rouges, roses ou verts ? D’où
l’idée d’incomplétude et toute la suite. Vous pouvez parler de « maturation
». « Spirituelle », c’est exagéré. Disons « morale ». Le mot est encore trop
flatteur. La mise en intelligibilité du réel me suffit, et s’il y a une morale de
l’intelligence, je ne vois pas qu’on puisse séparer l’intellectuel du vécu.
Vous dites que vous admirez ceux qui sont engagés au nom
d’une foi, moines, prêtres, etc. Pourquoi ?
J’ai du respect en général pour tous ceux qui transforment un dire en un
faire, ou qui payent comptant, si vous préférez. Le respect, ce n’est pas
nécessairement de l’adhésion. Un kamikaze, c’est respectable, mais pas
louable. Le martyre n’est pas une preuve. Vaste sujet.
Votre intérêt pour les religions est-il plutôt d’ordre
intellectuel ou d’ordre de l’interrogation existentielle ?
Je ne partage d’aucune façon, en mon intimité, l’espérance religieuse.
Mais il est permis à un désespéré de chercher pourquoi les hommes ont
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besoin d’espérer. Et pourquoi nos convictions laïques ou nos fois séculières
ont tant de mal à répondre à la question de la mort. Malraux l’a fait : il
avait la religion de l’art. Vous voyez, on ne s’en sort pas. Cela sort par la
porte et revient par la cheminée.
Pourquoi vous faites-vous le défenseur et le promoteur de
l’étude du fait religieux ? En quoi celui-ci est-il si important ?
S’il s’agit de comprendre comment les hommes vivent tout autour de
cette planète, —c’est un des buts de l’école, je crois, en dehors des
mathématiques, des grenouilles et des acides—, je ne crois pas possible de
contourner le fait religieux. Je dis bien les hommes. Le collectif a ses
raisons que l’individu ne connaît pas, et nous vivons, il est vrai, une époque
individualiste où chaque moraliste, qui se bricole une éthique personnelle,
croit en avoir fini avec l’énigme de l’histoire, avec les identités, les
communautés et les guerres. Les états de paix prolongés, comme celui que
nous vivons, ne prédisposent pas à la révolution copernicienne consistant à
ne plus faire tourner le monde autour de sa petite personne, fût-elle,
comme il se doit, libertaire et athée. Vous pouvez, vous, comprendre
l’histoire de l’Europe en ignorant le christianisme ? L’Inde, sans parler
l’hindouisme ? La Chine, sans Tao et Confucius ? L’Afrique sans le culte
des esprits ? Haïti sans le vaudou ? Personnellement, je n’y arrive pas.
Mais on peut toujours, il est vrai, retourner en bibliothèque, fermer la
porte à clé, et rester en compagnie de Helvétius ou de Heidegger. C’est une
solution envisageable. Ce n’est pas la mienne. Cela dit pour la religion
comme culture, mot qui désigne les cultes qu’on ne pratique plus. Reste
l’autre volet du fait religieux à l’école : dessiner, de loin, les contours de ce
continent noir qu’est l’immense domaine des actes de croyance. Mais cela,
c’est pour la fin, disons les classes terminales.
Dans les cercles intellectuels que vous fréquentez, observezvous que votre intérêt pour les religions est de plus en plus
partagé ?
Les « cercles intellectuels », je les fréquente le moins possible, pour la
simple raison qu’on ne s’en sort pas, de la bêtise ethnocentrique et de
l’autosatisfaction, si on ne brise pas avec les cercles en question. Pour
Saint-Germain-des-Prés, allez voir ailleurs. Je ne peux vous donner que
des nouvelles de Port-au-Prince.
Si j’en juge maintenant par les activités de l’IESR (Institut Européen en
Sciences des Religions), je crois, oui, que le monde enseignant français est
en train de s’entrouvrir, non à la mystique, mais au fait pratique, ou plutôt
à la nécessité d’en parler sereinement. Il y a un raidissement chez certains,
surtout chez les philosophes. Ces derniers posent, par profession, la
question vrai/faux, ce qui n’est pas la meilleure façon d’aborder le
problème ! Chez les littéraires, historiens, géographes, et même
économistes, on note un intérêt croissant.
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La question du voile durcit les oppositions, c’est incontestable, mais
avec des lignes de partage transversales. Tant mieux. Personnellement,
j’essaye de montrer que dans l’intitulé du nouveau module, dans la
formation des formateurs, intitulé « Philosophie de la laïcité et étude du
fait religieux », le « et » est un « donc ». Certains trouvent contradictoire
qu’on veuille d’un côté interdire les signes religieux à l’école et de l’autre y
développer l’étude du fait religieux. C’est exactement mon cas. Et je
réponds : « C’est justement parce qu’on fait l’un, qu’on peut et doit faire
l’autre. »