Extrait - Librinova
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Virginie Bougant Princesse hippie © Virginie Bougant, 2016 ISBN numérique : 979-10-262-0609-5 Courriel : [email protected] Internet : www.librinova.com Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. I De l'autre côté du couloir Bordeaux, 11 avril 2011 Des poissons agonisant dans une mare envasée, c'est ce qu’ils sont devenus. Ravèze vient de leur détailler longuement « l'érosion » de leur lectorat. Lorian a trouvé l'expression pudique. Leur lectorat ne s'érode pas, il meurt, tout simplement. Les fidèles abonnés ont vieilli et finissent par mourir. Point à la ligne. Les litotes, il n'en est pas friand. Philippe Lorian sait que cette réunion n'est pas bon signe. Que le grand patron convoque toute la rédaction pour exposer les « nouvelles orientations » n'a rien de naturel. Assis sur sa chaise à regarder les chiffres s'aligner sur le grand écran, il en a maintenant la certitude. Lui, ne s'est jamais senti perdu. Journaliste spécialisé dans les faits divers depuis plus de vingt-cinq ans, il a toujours tracé son sillon. Pas besoin d'orientations. « Et ces putains de Powerpoints » pense-t-il en vérifiant que son paquet de Camel est bien dans la poche de sa veste. On montre des camemberts aux salariés comme on montre des images aux gosses. La parole ne suffit plus, il faut qu'elle soit soutenue, accréditée, par des images et des mots passés en gras. On ne fait plus confiance à l'intelligence de l'auditoire. Ravèze du haut de son estrade fait parfois des pauses, et balaye l’auditoire d’un regard reptilien. Il regarde leurs ouïes s’ouvrirent, frémirent à la recherche d’oxygène. Puis, Patrick Ravèze, nouveau directeur général, explique pourquoi il faut que le groupe « Aquitaine matin » se diversifie. Philippe Lorian préfère se concentrer sur l'adorable nuque d'Adeline Blanchard, journaliste « localière » de la rive gauche, le boulot de chien par excellence. « Merci de votre attention », la diapositive finale met fin ses divagations. Ravèze sort son téléphone portable de sa poche de veste pour regarder l'heure et ainsi, signaler la fin de la grand messe. Ravèze est de la pire espèce : un carnassier. Un carnassier intelligent. Il a fait la majeure partie de sa carrière dans la publicité et a travaillé près de dix ans aux Etats-Unis, à la direction du Huffington Post. A 52 ans, il revient en France propulsé à la tête du groupe de presse « Aquitaine matin ». Aux mains de la même famille depuis plus de cinquante ans, le journal cherche un nouveau souffle. Pas évident pour un poisson sorti de l’eau. La presse est à un tournant et Ravèze, sur ce point, a raison, la survie du journal passera par une diversification. Le nouveau directeur général connaît le dossier sur le bout des doigts. De la moindre virgule des livres de comptabilité au nom du dernier sous-fifre de l'organigramme, « Aquitaine matin » n'a aucun secret pour lui. Et bien sûr qu'il faut agir. C'est pour cela que Ravèze a été embauché. Pour tailler dans le lard et trouver de nouvelles sources de financements. Il faut garder le minimum de petites mains et les astreindre au maximum. C'est en substance ce que les diapositives ont annoncé. Ravèze lui même ne restera pas longtemps. Juste le temps de faire le sale boulot. Et puis il y a « le virage numérique ». Lorian, lui, est plutôt habitué aux virages de nationales, à la brume des petits matins de dimanche et aux sirènes des pompiers. Le virage numérique lui reste parfaitement inconnu. Ce qui l'en a compris, c'est que depuis plusieurs années, les informations ne sortent plus exclusivement des rotatives. Il y a internet bien sûr, il n'est pas retardé à ce point. Mais surtout, il y a les réseaux sociaux. Via facebook et twitter, n'importe qui diffuse en un clin d'oeil n'importe quelle information. Cela ne dérange pas Lorian : les gens sont libres de dire ou de lire des conneries. En revanche, que Ravèze leur demande à eux, journalistes, de faire la même chose le dérange. « L'idée » d'après Ravèze est d'équiper tous les membres de la rédaction de smartphones afin qu'ils puissent à tout moment photographier ou tourner une vidéo d'un événement pour « enrichir » le site internet du journal et « alimenter » les réseaux sociaux. Pour survivre il faudra nourrir le monstre engendré par la toile. Le tout après avoir écrit leurs papiers quotidiens, bien entendu. Lorian imagine pendant au moins quinze secondes poser la question fatidique de la vérification de l'information. Et puis il laisse tomber. Les poissons ne posent pas de questions. De toute façon il aura perdu le smartphone bien assez tôt. L'assemblée commence à se disperser, Lorian prend le chemin de la sortie aux côtés de Jean-Pierre Bayer, journaliste économique. Un gars qui lui aussi a près de trente ans de boutique. A une époque, ils picolaient pas mal tous les deux à la sortie du bureau. Et puis il y avait eu des épouses et des enfants pour se donner de meilleures résolutions. — Délirant, non ? Lance Bayer. — Affligeant, oui…rectifie Lorian. — Ne prends pas tes airs de diva. Tu sais très bien que les syndicats auront sa peau et que ses idées fumeuses n'iront pas plus loin que cette salle de réunion. Bayer a un flegme et une élégance naturelle que Lorian a toujours admirés. — Je pense quand même qu'on est assez mal barrés. — Certainement. Mais pas la peine de s'inquiéter outre mesure. Et puis toi, qu'est-ce que tu veux filmer ? Des macchabées ? Et Bayer part d'un grand éclat de rire. * « Ce qui ne tue pas rend plus fort ». L'homme s'arrête sur cette phrase. Il fait rouler la mollette de sa souris d'ordinateur : la vie des autres défile. « Ce qui ne tue pas rend plus fort ». La photo de profil représente une jeune femme. Brune, souriante, les cheveux ramenés en arrières, une jolie mèche s'égare sur son front. Un verre devant elle, la mer en arrière plan. Clara Forazzo. Il clique sur le nom, le profil s'ouvre. Clara à la piscine, Clara fait la bringue, Clara fait la moue, Clara fait la belle, Clara et ses copines. L'homme clique nerveusement pour faire avancer les photos. Dans le fond, cela ne l'intéresse plus vraiment. « Ce qui ne tue pas rend plus fort ». Banalité, faiblesse, idiotie, conformisme, il ne sait pas très bien comment qualifier ces épanchements. Manque d'assurance, de confiance et d'amour. Triste petite fille. Triste solitude. Comme tout le monde Clara aime « Homeland » et Daft punk. Elle est originaire de Pau et habite Bordeaux. Elle travaille dans un laboratoire médical, « Biomedic ». Elle a été en Corse l'été dernier et a 106 « amis ». Clara aime parler de ses insomnies (« Trop mal dormi. Journée de merde en perspective »). Elle aime mettre en ligne des photos de soirées (« Soirée trop bien avec Delph' »). Ou de son chat (« Ma petite boule d'amour »). Avoir vingt-cinq ans et une prose d'écolière, il trouve ça pathétique. L'homme aime les yeux de Clara. Un peu tristes. Comme ses messages. Clara crève du manque d'amour. Il l'a consolée. Elle ne souffrira plus. Il lui a caressé les cheveux et elle a fermé les paupières. « Putain, Nietzsche... » souffle l'homme. * Eric Walczak roule sur un côté du lit, ramasse à tâtons un jean et un tee-shirt pliés sur une chaise et se lève. Il entend du bruit sur le palier. Des coups sourds, des voix, des marches dévalées. Il est neuf heures du matin, il a posé sa journée pour un peu souffler et surtout, pour soigner une dent qui le fait souffrir depuis plusieurs semaines. Sa porte n'a pas d'oeilleton. Il colle son oreille sur le bois. Pas de doutes, plusieurs personnes s'affairent là devant. Il ouvre. Trois logements se répartissent sur le palier. La porte de l'appartement d'en face est ouverte. Walczak aperçoit plusieurs uniformes de pompiers. Un policier est posté à l'entrée. — Qu'est-ce qu'il se passe ? Demande-t-il. Il se sent un peu hagard. La dent l'a maintenu éveillé tard dans la nuit. — Votre voisin a été retrouvé mort, lui déclare le jeune policier. Walczak le connaît de vue, il l'a déjà croisé à l'Hôtel de police. Le jeune flic a les yeux un peu trop rapprochés ce qui accentue son air buté. Il ne semble pas le reconnaître. Sa réponse a été formulée sur un ton neutre presque détaché. — Suicide ou homicide ? Demande Walczak. — Ni l'un ni l'autre. Apparemment il s'agirait d'une mort naturelle...depuis plusieurs semaines. Vous n'avez rien remarqué...au niveau olfactif ? Demande le jeune flic en approchant ses doigts de ses narines. — Non, rien. — Vous le connaissiez ? — Non. Je suis peu chez moi. Je ne connais même pas son nom. — Pierre Loisy. Et vous, comment vous vous appelez ? Demande le jeune flic en tirant un calepin de sa poche poitrine. — Eric Walczak. Je suis commandant à la PJ. — Ah ? Désolé, je ne suis pas très physionomiste, se défend le flic. « C'est dommage, cela pourrait t'être utile dans ton boulot » pense Walczak. Ils s'écartent de la porte d'entrée pour laisser passer le chariot sur lequel repose le cadavre. Walczak fixe la housse en plastique comme s'il vivait ce genre de moment pour la première fois. Il en a vu des visages blafards sur lesquels on remonte des fermetures éclairs. Mais là, dans son immeuble, devant chez lui, cette scène le met mal à l'aise. Un étrange creux au ventre. Il n'a jamais redouté la mort. En tout cas, pas sa propre mort. Celle des proches, c'est différent, parfois intolérable. Mais des proches, Walczak n'en a pas beaucoup. — Il était dans son lit ? Demande-t-il au policier. — Pardon ? — Loisy. Vous l'avez retrouvé dans son lit ? — Non, par terre. Au pied du lit. — Qui a prévenu les pompiers ? — Son père. Il a vu un huissier se pointer chez lui pour les loyers impayés de son fils. Visiblement ils n'étaient pas très proches. Le père a téléphoné, puis il est finalement venu. Bref, il a fini par appeler les pompiers. — Il est où le père ? — En bas, devant l'immeuble. Les pompiers ont vite compris quand ils sont entrés dans l'appartement. Ils lui ont conseillé de ne pas rester là...émotionnellement parlant, c'était préférable, précise le jeune flic en posant sa main sur sa poitrine. — On sait depuis combien de temps il est mort ? — Non, pas précisément. On le saura avec l'autopsie. Walczak lui souhaite une bonne journée et rentre chez lui. Il prépare un café. La boule au ventre est toujours là. * Après la réunion au sommet, Philippe Lorian a besoin de déjeuner « Chez Agnès ». Il a besoin d'une entrecôte et d'un verre de vin rouge. Le midi, il se limite à un verre. Depuis quelques temps il essaye de faire attention à sa ligne : Adriana lui a fait quelques remarques sur ses « poignées d'amour ». Quelle expression affreuse. Il sourit en repensant à une publicité traduite par l'ami Google qu'il a récemment vue sur internet et qui vous invitait à perdre vos « poignets d'amour ». Et Ravèze voudrait qu'on rajoute encore plus de conneries, comme si la toile n'en était pas déjà farcie. Les tombereaux de courbes et de chiffres déversés par Ravèze lui ont confirmé que le monde a changé. C'était la plume, l'envie d'écrire qui l'avaient mené au journalisme. Il était rentré comme pigiste à « Aquitaine matin » puis avait été localier quelques années. Surtout dans le Médoc, une bande de terre refermée sur elle même entre le fleuve et l'océan. C'était là qu'il avait développé son goût pour traiter les faits-divers. Il aimait décrire les ambiances chabroliennes des grands châteaux viticoles où les fils de famille étaient envoyés à Bordeaux pour ne pas fréquenter les mêmes bancs d'école que les enfants d'ouvriers agricoles. Puis il était revenu lui aussi à Bordeaux pour relater les faits divers et les procès. Il aimait passionnément son métier. Si son désir d'écriture était à l'origine de son activité, son audace et son bagout avaient fait le reste. En vingt-cinq ans, il avait amoncelé une somme de connaissances inestimables sur la nature humaine. Philippe Lorian a sa petite réputation : il avait souvent sorti des infos avant « les autres ». Derrière une apparente décontraction, il sait mettre les mains dans le cambouis et chercher l'information. Et ce boulot, il sait le faire sans smartphone. Il n'est pas technophobe pour autant : il utilise internet pour vérifier un nom, une adresse, une date. Il considère internet comme un super bottin. La pêche aux infos est irremplaçable. Alors, l'avenir du métier décrit plus tôt dans la matinée par Ravèze, il n’y croit pas. Devant l'immeuble d' « Aquitaine matin », il allume une cigarette. Ce simple geste le fait penser à Adriana. C'est ici qu'ils se sont rencontrés, précisément sur ce bout de trottoir. Ce qu'il aime chez Adriana, c'est que pour une femme, elle dit les choses simplement. En revanche la simplicité ne fait pas partie de ses codes vestimentaires : Adriana se voit. « Au premier abord, on me prend souvent pour une imbécile. C'est un avantage : ça permet de trier » lui a-t-elle souvent expliqué. Deux ans plus tôt, Adriana était venue récupérer dans les locaux du journal des places de concert qu'elle avait gagnées par un jeu concours. Elle lui avait demandé du feu et l'avait interrogé sur la meilleure manière de s'extraire du chaos provoqué par des travaux alentours. Lorian avait été immédiatement intrigué par cette femme brune au regard de corneille. Pourtant, Adriana n'était pas franchement son style. Mais son regard charbonneux, sa bouche prune et son air déterminé l'aimantaient. Elle n'était pas souriante sans pour autant être hostile. Adriana s'intéressait à ses explications de déviations et de sens interdits. Cette femme le troublait. Après un divorce catastrophique et des années d'errance sentimentale, Lorian était tout étonné de pouvoir éprouver un tel sentiment. Il l'avait accompagnée jusqu'à sa voiture pour mieux lui indiquer le chemin à prendre. Il sentait bien que ses conseils étaient calamiteux. — Vous aimez l'opéra ? L'avait-elle coupé. — Non... Pour la première fois un léger sourire s'était dessiné sur les lèvres d'Adriana. — Si vous ne voulez pas mourir idiot, c'est vendredi à 20h30, lui avait-elle lancé en lui tendant un des deux billets de concert. Lorian avait empoché le bout de papier sans un mot. Adriana avait claqué sa portière et était repartie sans un regard pour lui. Il s'était rendu au concert dans un état fébrile et avait découvert que la vie aux côtés d'Adriana n'était pas compliquée. Au bout de six mois, il avait emménagé chez elle, sans hésitation. Adriana n'était pas son vrai prénom. Ses parents l'avaient baptisée Eliane. Mais elle ne voulait se souvenir ni de son enfance ni de ses parents, elle avait tout soldé, le prénom avec. Dans son enfance justement, elle avait été subjuguée par la beauté d'une de ses voisines d'origine italienne,