Les Latinos dans le « melting-pot » espagnol
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Les Latinos dans le « melting-pot » espagnol
0123 Mercredi 31 janvier 2007 Page trois Immigration 3 Originaires des Andes ou des Caraïbes, un million et demi de Latino-Américains sont venus travailler en Espagne entre 2000 et 2006. L’exploitation et le rejet sont souvent leur lot Les Latinos dans le « melting-pot » espagnol MADRID CORRESPONDANTE A pas feutrés, les Latino-Américains se sont installés massivement en Espagne ces six dernières années. Avec les Marocains (530 000) et les Roumains (380 000), ils sont au cœur du puissant et rapide courant d’immigration qui, depuis la toute fin de la décennie passée, concourt à modifier en profondeur la société espagnole. Venus d’Equateur (500 000), de Colombie (270 000), de Bolivie (135 000), du Pérou ou de République dominicaine, ils constituent la moitié de l’immigration non communautaire. Les « Ibéro-Américains » sont passés de 190 000 en 2000 à 1,5 million et demi en janvier 2006. A Madrid, où ils seraient entre 300 000 et 400 000, soit plus d’un dixième de la population, leurs traits souvent précolombiens donnent à certains quartiers de Tetuán, d’Usera, de Ciudad Lineal une touche andine. Ils ont choisi l’Espagne pour nouveau monde et commencent tout juste à y faire souche. Immobiles sur le petit canapé de l’Acobe, une association d’aide aux Boliviens, Hector et Elvira Fernández ont le visage fermé et tendu de ceux pour qui les choses ne se passent pas comme ils l’auraient souhaité. C’est elle qui a quitté la première la région de Cochabamba, en février 2004. Leur fils aîné finissait ses études secondaires et il voulait entrer au collège militaire. Mais pour cela, il faut payer, « comme pour tout en Bolivie : pour l’école, pour l’hôpital, pour tout », insiste Hector. Sur place, les salaires misérables ne leur permettaient pas de trouver assez d’argent pour permettre à leur aîné d’étudier. Munie de l’adresse d’une connaissance à Madrid, Elvira a pris l’avion. Elle a commencé par travailler chez des particuliers, de 8 heures à « 23 heures ou minuit, c’était eux qui décidaient ». Elle était payée 600 euros, dont 150 euros partaient dans le paiement de sa chambre. « Je suis restée trois mois entre pleurer et désespérer », se rappelle-t-elle. Elle a fini par appeler son mari qui l’a rejointe, laissant leurs deux enfants prendre soin d’eux-mêmes. En Bolivie, Hector conduisait des poids lourds. En Espagne, il a commencé par s’occuper d’enfants. Sa femme a trouvé un emploi domestique pour eux deux dans une famille de cinq enfants. « Nous ne dînions pas avant 2 ou 3 heures du matin. Nous n’avions jamais de repos. Nous ne pensions pas que ce serait si dur », témoignent-ils. Voyant que leur séjour allait se prolonger, ils ont fait venir le cadet, aujourd’hui âgé de 13 ans. Du coup, ils ont dû prendre un logement : 350 euros pour une pièce dans le quartier d’Usera, dans le sud de Madrid. Elvira travaille à temps partiel pour 500 euros par mois pour des « gens bien » qui l’ont aidée à obtenir des papiers. Hector décroche de-ci de-là de brefs contrats dans la construction, mais il est loin de parvenir à un plein temps. Le 27 janvier, à Alcorcon, dans la banlieue de Madrid. De jeunes Espagnols opposés à l’immigration ont affronté la police aux cris de « On est chez nous ! ». PHILIPPE DESMAZES/AFP Beaucoup ont commencé de cette règle. Enfin, il permet, au bout de deux façon. Le plus souvent, et c’est l’un des ans, de faire la demande d’un premier traits marquants de cette immigration, titre de séjour et de travail, généralement les femmes sont arrivées les premières. accordé. Ceux qui sont arrivés avant Elles ont laissé au pays mari et enfants, 2005 ont généralement bénéficié, sans parfois en bas âge. Les premiers temps, attendre ce délai, d’une régularisation colelles logent chez un parent ou une rela- lective périodiquement décidée par les tion, le temps de trouver un emploi gouvernements. Depuis 1996, un peu d’« interne ». Une « interne », c’est une plus d’un million d’étrangers ont obtenu des papiers de cette façon. employée de maison logée sur Titre de séjour en poche, la son lieu de travail. Elle s’occuLe plus souvent, jeune femme a pu trouver un pe de tenir la maison et, selon les femmes autre travail, d’externe cette les cas, de prendre soin des sont arrivées les fois. Au bout d’une autre enfants ou d’une personne premières. Elles année, le renouvellement de sa âgée. Taillable et corvéable à ont laissé au pays première carte de séjour lui permerci, elle ne connaît bien soumari et enfants met de faire venir sa famille. vent ni jour de congé ni horaire Les demandes de regroupede travail. Mais le bon côté, c’est que le travail abonde. Les squares ment sont passées de 312 en 2000 à des beaux quartiers sont peuplés de nour- 75 000 en 2005. La difficulté consiste rices andines surveillant de petits enfants alors à trouver un logement. Il y a peu de habillés de dentelles et de culottes de locations en Espagne, alors, les familles reconstituées partagent. « Ils s’entassent velours impeccablement repassées. Ce premier poste présente trois avanta- bien souvent dans des logements à une ges. D’abord, il évite d’avoir à payer un famille par pièce », témoigne Raúl Jiméloyer, ce qui, à Madrid, est essentiel. nez, président de l’association RumiñaEnsuite, il permet de bénéficier de la gra- hui, qui aide les Equatoriens. Une fois sur place, beaucoup d’homtuité des soins, accordée à toute personne inscrite à la mairie, qu’elle soit ou non en mes travaillent dans le bâtiment. ment tournée vers la bande rivale et, à ce jour, la police ne leur impute ni trafics ni délits tournés contre le reste de la population autres que de petits vols pour financer leurs « cotisations » au groupe. Mais ce phénomène semble limité à une frange étroite de la « première génération et demie ». « Dans la région de Madrid la police les évalue à environ 3 000 personnes, dont seuls 250 seraient des délinquants », explique Maximiano Correal, porte-parole du Syndicat unifié de la police (SUP). Depuis deux ans, les forces de l’ordre ont fait un effort particulier pour les juguler. Selon M. Correal, « le dernier délit qui leur est imputé dans la région remonte à mars 2006. Depuis, on n’a répertorié aucune activité de leur part. On n’en a jamais trouvé trace à Alcorcon », insiste-t-il. A Barcelone, les autorités ont fait le pari d’amener les Latin Kings à se doter d’un statut officiel. Après des mois de discussions, le groupe s’est transformé, en octobre 2006, en une association culturelle baptisée Reine et Rois latins de Catalogne. Leur chef est une femme, Erika Jaramillo, dite Queen Melody. a Des villes en tirent un nouveau souffle. « Nous en avions besoin », insiste Jordi Hereu, le nouveau maire socialiste de Barcelone, dont la cité compte 260 000 étrangers (soit 16 % de la population, contre 74 000 en 2001), dont la moitié de Latinos (un quart étant des Européens communautaires). « Il y a quelques années, nous perdions des habitants, nous parlions fermeture d’écoles, perte de richesse. Sans eux, notre développement serait impossible. » Poussés par des crises économiques dans leur pays d’origine, les Latinos sont arrivés par groupes nationaux. Les Colombiens ont été suivis par les Equatoriens à partir de 2000. Au fur et à mesure, les autorités espagnoles ont imposé des visas aux ressortissants de ces pays. A chaque fois, cette mesure a drastiquement réduit le flux. Pour l’essentiel, ceux qui se présentent aujourd’hui à l’aéroport de Madrid sont des Boliviens, car ils n’ont pas besoin de visa pour entrer. Du moins pas encore. Car bientôt, ce sera le cas. Lorsque le gouvernement a annoncé, en septembre, qu’il allait en instaurer un pour les Boliviens, l’information a instantanément franchi l’Atlantique. Ceux qui avaient en tête de partir ont précipité leur voyage. Selon le Syndicat unifié de la police (SUP), ces dernières semaines, le nombre d’étrangers arrivant chaque jour à Barajas, l’aéroport de Madrid, dans l’intention de demeurer en Espagne, serait passé de quelque 500, en moyenne, à plus de 3 000 certains jours. Des agences de voyages véreuses ont aussitôt saisi l’aubaine. Le package « faux touriste », vendu auparavant 1 100 euros aux Boliviens, a atteint, à l’automne, 2 700 euros. Il est censé comprendre de quoi convaincre la douane espagnole que l’on n’est rien d’autre qu’un touriste venu passer quelques jours à Madrid, à savoir un billet d’avion aller-retour et quelques nuits d’hôtel prépayées. « Bien souvent, s’indigne María Luz Valdivia, coordinatrice de l’Acobe, aucun hôtel n’a été réservé. La douane s’en rend compte et renvoie les Boliviens chez eux. » Pour ces Boliviens, la perspective d’une régularisation collective s’est évanouie en septembre 2006, lorsque le gouvernement a annoncé qu’il n’en déciderait plus. Généralement ruraux et très peu formés, ils sont aujourd’hui « un collectif vulnérable », résume Hugo Bustillos, avocat bolivien qui les aide dans le cadre de l’Acobe. Pour ces nouveaux venus, la seule façon d’obtenir des papiers sera de prouver un « enracinement » d’au moins trois ans. a Cé. C. Cécile Chambraud D’autres trouvent à s’employer, généralement au noir, dans l’agriculture intensive vers Murcie, Valence ou Almeria. L’ampleur de l’économie souterraine en Espagne est la principale porte d’entrée des migrants sur le marché de l’emploi. Là, ils sont accueillis à bras ouverts. Le patronat milite en faveur de l’immigration car il se plaint de manquer de main-d’œuvre et voit d’un bon œil les salaires tirés à la baisse par ces nouveaux venus. Certaines grandes entreprises de la restauration et du commerce recrutent du personnel directement en Equateur ou en Colombie. En 2006, 150 000 étrangers sont entrés en Espagne avec un contrat de travail déjà signé. Parce qu’ils trouvent du travail, ils constituent une manne pour l’économie. Plusieurs secteurs se disputent ce nouveau marché. C’est le cas des banques, qui ont mis en place des départements spécifiques pour capter leur épargne, que ce soit pour l’envoyer à la famille restée au pays ou pour financer l’achat d’un logement. La puissance publique aussi se félicite de leur venue. Grâce à eux, le régime des retraites est excédentaire depuis 1999, de même que la Sécurité sociale. Malaise chez les jeunes de la « première génération et demie » MADRID CORRESPONDANTE Groupes d’adolescents, capuches relevées et foulards sur le nez, affrontant la police et se lançant à la chasse aux « latinos » aux cris de « On est chez nous ! » : les images des échauffourées qui ont eu lieu les 20 et 21 janvier, et de nouveau le 27, à Alcorcon, ville dortoir de la périphérie de Madrid, ont frappé les esprits en Espagne. Les médias s’efforcent, depuis, d’interpréter ces événements. Des tensions xénophobes travailleraient-elles les banlieues espagnoles ? Les bagarres qui ont eu lieu sontils des symptômes de « ratés » dans l’intégration ? Les « gangs latinos » sont-ils une menace ? L’immigration latino-américaine est trop récente encore pour évoquer la deuxième génération, dont les premiersnés sont encore en maternelle. En revanche, chercheurs et politiques se penchent sur les difficultés rencontrées par ce que l’anthropologue Carles Freixa, professeur à l’université de Lleida, appelle la « première génération et demie ». Ce sont les enfants, nés en Amérique latine, que leurs parents, immigrés, ont fait venir ensuite. Leurs difficultés commencent à l’école. Les administrations ont tendance à les regrouper dans les écoles publiques, tandis que les petits Espagnols accèdent davantage aux très prisées écoles privées sous contrat – gratuites, car financées sur fonds publics. Selon les chiffres du syndicat Commissions ouvrières, le public scolarise ainsi 35 % des élèves madrilènes, mais 64 % des étrangers. Par endroits, cette politique aboutit à ce qu’il faut bien appeler des ghettos. « 92 % des élèves de mon établissement sont étrangers, majoritairement sud-américains », relève ainsi Juan Rodriguez Bernal, directeur du collège Federico Rubio, dans le district de Tetuan. « Le taux d’échec scolaire est extrêmement élevé », souligne Maria Entrecanales, présidente de la fondation Balia, qui s’occupe de jeunes menacés d’exclusion sociale. Hors l’enceinte scolaire, les difficultés ne sont pas moindres. « Les mères, qui ont en général l’emploi fixe de la famille, ont des horaires tels qu’elles sont dans l’impossibilité de s’occuper de leurs enfants à la sortie de l’école. Et beaucoup de familles sont monoparentales », énumère Maria Entrecanales. Les jeunes arrivés en Espagne à l’ado- lescence ou peu avant affrontent un processus d’acculturation plus douloureux. « Ils doivent surmonter trois crises à la fois, explique Carles Freixa, spécialisé dans les processus d’intégration. L’entrée dans l’âge adulte, l’adaptation à un nouveau monde et les retrouvailles avec des parents dont, parfois, ils étaient séparés depuis plusieurs années. » Pour eux, qui rencontrent souvent de grandes difficultés à l’école, les « gangs » du type Latin Kings, Ñetas ou Dominicans don’t play, importés du continent américain, offrent un lieu de socialisation qu’ils peuvent trouver attrayant. Grades et cotisations Ces groupes fonctionnent selon un système hiérarchique avec des grades, des cotisations et des prescriptions dont l’inobservance peut être sanctionnée par des passages à tabac. Composés principalement de jeunes latino-américains, ces « bandas latinas » cultivent une rivalité qui peut déboucher sur des rixes. Plusieurs meurtres leur ont été imputés ces trois dernières années, au cours de bagarres ou de règlements de comptes. Leur violence est essentielle-