sociologie et sens commun
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sociologie et sens commun
Texte 1 La difficulté principale de ce texte est que l’un des ses principaux enjeux (la critique des représentations) n’apparaît pas directement dans le texte : il faut donc impérativement la mobiliser pour l’éclairer. véritable, fondé sur des raisons qui le justifient. Dans la mesure où Durkheim vise à faire de la sociologie une science, et une science de même nature que les sciences de la nature, c'est-à-dire fondée sur la méthode expérimentale, il reprend à son compte cette dimension paradoxale pour l’appliquer à la sociologie. En ce sens, ce paragraphe introductif ne fait que donner une nouvelle formulation aux incontournables « avertissements au lecteur » qui jalonnent toute la littérature scientifique et philosophique jusqu’au XIX° siècle. Structure du texte : 2) Sociologie et représentations a) le texte de Durkheim présente et promeut une approche scientifique des faits sociaux ; or cette approche est inhabituelle, elle risque donc d’aboutir à des conclusions qui vont déconcerter le lecteur. b) cette surprise du lecteur est logique, puisque le propre de la démarche scientifique est de remettre en cause les idées reçues, les opinions courantes, les préjugés du sens commun ; sans quoi la science ne servirait à rien. La science est par nature « para-doxale », c'est-à-dire qu’elle s’oppose à la « doxa », terme qui en grec signifie l’opinion commune. c) Cette mise à distance du sens commun est difficile, elle demande un effort de l’esprit. Le texte de Durkheim exige donc un travail de la part du lecteur, qui doit accepter de se départir de ses préjugés, pour se laisser guider par la démarche scientifique, laquelle s’appuie sur des faits qu’elle soumet à l’épreuve du raisonnement. Sans cet effort, le texte sera vain (il sera condamné par les préjugés mêmes qu’il cherchait à remettre en cause), mais il sera surtout mal compris. d) Exemple. Pour paradoxales que soient les conclusions auxquelles la démarche scientifique aboutit concernant la criminalité, elles ne doivent absolument pas être comprises comme des absolutions ou des valorisations du crime. Ce n’est pas parce que l’existence d’une criminalité est socialement normale, et même nécessaire que le crime ne doit pas être combattu (et les criminels punis) ; puisque, précisément, c’est dans la mesure où le crime est haï et combattu qu’il peut jouer son rôle au sein de la société. Analyse du texte : 1) Science et sens commun Il faut partir du niveau de lecture le plus simple, qui nous conduit de l’opposition entre science et sens commun. Le fait que la science, c'est-à-dire l’étude rationnelle des faits observables, s’oppose par nature aux préjugés, aux opinions reçues est un lieu commun philosophique. Platon, déjà, opposait la recherche rationnelle de la vérité à « l’opinion » (doxa) ; et Francis Bacon (penseur anglais du XV°-XVII°s.), le premier promoteur d’une démarche expérimentale dans le domaine des sciences affirmait clairement cette opposition entre connaissance scientifique et opinion. Le propre de la science est précisément de substituer à « l’opinion », idée reçue sans examen rationnel, un savoir Mais il faut bien comprendre que cet « avertissement au lecteur » concerne moins, en réalité, le lecteur que le sociologue lui-même. Ce que vise Durkheim, ce n’est pas de « vulgariser » la méthode scientifique sur laquelle repose le travail des sociologues : c’est bien de fonder une discipline, et donc d’indiquer aux sociologues ce que doit être la démarche sociologique. C’est bien le sociologue qui doit tenir à distance les préjugés du sens commun — contrairement, nous dit Durkheim, à ce qu’il a fait jusqu’à présent. De quels « préjugés » s’agit-il ? a) Il s’agit en premier lieu des représentations spontanées des individus qui composent les communautés étudiées par le sociologue. Le sociologue, dans son travail, doit faire œuvre de scientifique, et donc prendre appui sur des faits observables ; or ce qui ne fait pas partie de ces « faits observables », ce sont les représentations de ce que se font les individus de ce qu’ils font. Par exemple, un croyant a sa propre représentation de ce qu’est la religion, de ce en quoi consistent la foi, la pratique, le culte, etc. Mais pour Durkheim, il s’agit là d’idées qui doivent être doublement écartées par le sociologue : d’une part parce qu’elles ne sont en rien « scientifiques », et d’autre part parce qu’elles ne sont pas directement observables (elles appartiennent à l’esprit de l’individu). Le sociologue qui étudie scientifiquement le fait social « religion » ne doit donc surtout pas partir de ce que les croyants pensent à ce sujet. Il s’agit là d’un enjeu fondamental pour la sociologie durkheimienne, qui l’oppose frontalement à l’approche dite « compréhensive » promue par l’autre grande figure de la sociologie moderne : Max Weber. Pour Max Weber, le sociologue, dans son étude d’un fait social, doit au contraire chercher à « se mettre à la place » des individus qui composent la société qu’il étudie ; il doit chercher à comprendre, par exemple, comment les croyants eux-mêmes se représentent leurs croyances et leurs pratiques. Durkheim s’oppose totalement à cette idée. Pour lui, cela revient à fonder la sociologie sur des choses qui ne sont ni des « faits » observables, ni des explications rationnelles de faits ; or les deux seules sources du savoir scientifique doivent être les faits et le raisonnement. Remarque : ce rejet des représentations individuelles est l’un des aspects déconcertants de la sociologie durkheimienne. Il peut sembler étrange de faire totalement abstraction de ce que pensent et disent les croyants pour expliquer et comprendre ce fait social qu’est la religion. Une analyse strictement durkheimienne court-circuiterait donc tout questionnement direct des croyants pour se focaliser sur des faits observables : habitudes, pratiques, codes rédigés, bâtiments, etc. Mais il faut ici faire deux remarques : _ à l’époque de Durkheim, cette prise en compte des représentations individuelles s’effectue le plus souvent, non par des procédures scientifiques d’enquête, aboutissant à des relevés statistiques, etc. mais par le biais de « témoignages » et de « récits » effectués par des occidentaux concernant la « mentalité » de peuples indigènes, qu’il s’agissait de confronter à la « civilisation » occidentale. Ce qui constitue le fondement de tout travail sociologique moderne, « l’enquête de terrain » reposant sur des questionnaires, eux-mêmes soumis à des règles méthodologiques rigoureuses (comme la transcription littérale des entretiens), généralement intégrés par la suite à des relevés statistiques, n’existe tout simplement pas à l’époque de Durkheim. Si l’on veut connaître ce que le croyant de Madagascar pense au sujet de sa religion, il faut s’en remettre à ce que les colons ou les missionnaires chrétiens nous disent qu’il pense… ce qui est évidemment un support assez contestable. _ on doit remarquer que Durkheim lui-même évoluera dans son rapport aux représentations, et notamment en ce qui concerne la sociologie de la religion. Alors qu’à l’époque des Règles, il entre dans une violente polémique avec Darmsteter (selon lequel il fallait partager l’expérience de la foi pour pouvoir réellement comprendre le sens d’une religion), il se montrera beaucoup plus perméable à une approche de type compréhensif dans son dernier grand ouvrage (Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1914). Dans ce texte, Durkheim souligne que c’est justement en interrogeant la manière dont les fidèles d’une religion vivent leur foi que l’on peut s’apercevoir que la question de la « compatibilité » entre connaissance rationnelle et croyance religieuse est mal posée. b) mais les représentations, les préjugés dont doit se garder le sociologue ne sont pas seulement ceux des membres des sociétés qu’il étudie. Ce sont aussi (voire surtout) les siens. Pour Durkheim, un scientifique véritable n’interroge pas les faits à la lumière d’un système d’idées préconçues, il ne part pas d’une théorie déjà élaborée ; c’est au contraire la théorie qui doit naître de l’observation des faits. Or, selon lui, c’est précisément ce que n’ont jamais fait les « sociologues » qui l’ont précédé, lesquels sont toujours partis, soit d’une préconception de la « nature humaine » (c’est notamment le cas des philosophes, d’Aristote à Auguste Comte), soit de préjugés pseudo-scientifiques qui ont entièrement contaminé leur interprétation des faits. A cet égard, on peut souligner l’opposition radicale de Durkheim aux thèses défendues par l’un des principaux membres de la Société d’Anthropologie de Paris : Charles Letourneau. Pour Letourneau, l’humanité se différencie en races différentes, cette différence reposant sur une différence biologique ; or les caractéristiques culturelles d’un groupe humain (ses modes d’organisation politique, ses croyances religieuses, etc.) se fondent sur ses caractéristiques biologiques : à chaque race correspond donc un certain type culturel, à l’inégalité biologique des races (blancs, noirs, asiatiques) correspondant donc une inégalité culturelle (inégalité dans le référentiel de la « civilisation ».) Pour Durkheim, ce type d’approche correspond très exactement à ce qui se produit lorsque le « sociologue », au lieu de partir de l’observation de faits observables, part de ses propres préjugés anthropologiques : il aboutit à des thèses qui sont à la fois antisociologiques (puisqu’elles reviennent à subordonner entièrement la sociologie à la biologie, les caractéristiques sociales n’étant que le reflet de caractéristiques raciales) et anti-scientifiques (puisque, pour Durkheim, aucun fait observable ne nous permet d’établir un tel lien de causalité entre des caractéristiques raciales et des caractéristiques culturelles.) 3) Mise en application : le crime Il est intéressant de noter que Durkheim parle « du crime », et non de la criminalité. C’est que ce concept n’est pas encore réellement apparu à l’époque où Durkheim rédige les Règles. Parler de « criminalité », c’est déjà adopter une approche sociologique contemporaine, en distinguant « la criminalité », comme fait social, de l’ensemble des crimes particuliers. Lorsque l’on parle aujourd’hui d’une « hausse » (ou d’une « baisse ») de la criminalité, ou d’une évolution des formes de la criminalité, on pose bien la criminalité comme un objet, comme une « chose » susceptible d’avoir une évolution, une dynamique propre. En ce sens, Durkheim est l’un des penseurs qui vont conduire à l’éclosion du concept de criminalité, même si le terme d’apparaît pas dans le texte. a) Pour Durkheim, le sens commun tend considérer le crime (1) comme un phénomène anormal, aberrant, pathologique, et (2) comme une chose qui « ne disparaît jamais suffisamment », ce qui signifie qu’une disparition totale du crime est évidemment souhaitable. Pour Durkheim, ces deux affirmations sont fausses. b) L’étude des faits nous enseigne en effet que l’existence du crime dans une société est parfaitement normale, dans la mesure où le crime est un fait social que l’on retrouve dans absolument toutes les sociétés ; en ce sens, ce serait bien l’absence de criminalité dans une société qui serait un phénomène sociologiquement « bizarre », anormale. Si, au lieu de partir de la représentation de ce que devrait être la société (comment font, notamment, les philosophes), on se fonde sur l’étude factuelle de ce qu’elles sont, alors il n’y a aucun sens à dire que l’existence du crime est « anormale ». Si l’on met en rapport cette remarque de Durkheim avec ce que nous avons vu auparavant, on voit que la définition même du crime doit être débarrassée des préjugés des sociologues. Si l’on veut donner une définition sociologique du crime, il faut trouver une définition qui corresponde à ce qu’est le crime dans toutes les sociétés humaines, et non une définition qui corresponde à ce que nous considérons comme « criminel ». Sans quoi on tomberait dans l’erreur du sociologue qui, voulant définir sociologiquement la religion, donnerait (par exemple) les caractéristiques de la foi chrétienne contemporaine. C’est justement cette erreur que commettent, selon Durkheim, les « criminologues » de son époque, comme Lombroso, qui se focalisent sur la figure de « notre » criminel : le voleur, le violeur, l’assassin, voire l’anthropophage (cannibale) ou l’infanticide — oubliant par là même que le vol ne saurait être criminel dans les sociétés qui ne connaissent pas la propriété privée, que l’anthropophagie n’est pas considérée comme un crime par toutes les sociétés, que l’infanticide n’est pas universellement considéré comme un interdit fondamental (c’est le cas dans la société des indiens Guayaki), et que notre société elle-même n’a pas toujours considéré le viol comme un acte absolument criminel.1 Pour Durkheim, une définition véritablement sociologique du crime doit donc donner les caractéristiques qui correspondent à ce que toutes les sociétés considèrent comme un crime : c'est-à-dire un acte qui heurte la moralité collective. On voit sur cet exemple comment, cette fois encore, les préjugés du sociologue le conduisent à des thèses anti-sociologiques ; car chez Lombroso, cette influence des représentations conduit une fois de plus à réduire le fait social de la criminalité à un fait biologique, en cherchant à expliquer la criminalité du criminel par ses caractéristiques physiologiques (et notamment celles de son cerveau). c) Cette définition sociologique du crime nous permet de comprendre la seconde affirmation (paradoxale) de Durkheim : le crime n’est pas seulement normal, il est socialement nécessaire. En effet, si l’on considère que le crime est par nature un comportement qui heurte la conscience collective, la disparition du crime ne peut avoir que deux causes : _ soit un relâchement radical de la conscience collective, qui aboutirait au fait que plus aucun comportement n’est vraiment considéré comme « criminel » ; si, pour Durkheim, on constate une diminution de la criminalité dans certaines périodes critiques (guerre, pénurie, etc.), ce n’est pas parce que la morale commune triomphe, c’est au contraire parce que le contexte la rend beaucoup moins intransigeante à l’égard de ce qu’elle considérait naguère comme un crime. Par exemple, le vol heurte d’autant moins la conscience commune qu’une partie du corps social est dans l’incapacité de se nourrir. Il va de soi qu’un tel relâchement ne saurait être considéré comme réellement « souhaitable »… _ soit un renforcement/durcissement de la conscience collective, qui fait que le blâme portant sur certains comportements devient suffisamment intense pour empêcher les individus de les adopter. Mais, pour Durkheim, ce renforcement ne modifiera pas réellement le taux de criminalité ; car ce durcissement des exigences de la conscience collective va faire entrer dans le champ des « crimes » ce qui, précédemment, n’était considérée que comme une action plus ou moins répréhensible. Pour Durkheim, c’est ce qu’il s’est passé pour toute une catégorie d’infractions dans la seconde partie du XIX° siècle, qui vont de l’injure à la diffamation (et qui se prolongeront dans les « atteintes à la vie privée »). Avec la montée de l’individualisme, et le renforcement des exigences liées au respect de l’intégrité physique et morale de l’individu, certains comportements ont effectivement eu tendance à se raréfier (par exemple le duel) 2, mais : Inversement, Lombroso ne cherche pas à caractériser le cerveau du « blasphémateur » ou de « l’hérétique »… : …qui ne sera légalement interdit qu’en 1967, l’un des derniers duels recensés ayant opposé deux parlementaires ! 1 2 d’autres, auparavant considérés comme plus ou moins anodins, ou en tout cas extérieurs au domaine de comportements susceptibles d’une répression pénale, sont désormais regardés comme des crimes. Un renforcement de la conscience collective n’aboutit donc pas à une baisse de la criminalité, puisqu’elle fait entrer dans le recensement des crimes de nouvelles infractions qui, désormais, heurtent plus violemment la morale commune. Pour que la criminalité disparaisse totalement, il faudrait donc que toute infraction, même la plus infime, aux normes de la conscience collective, soit abolie. Or cela, pour Durkheim, n’est ni possible, ni souhaitable. Ce n’est pas possible parce que la conscience collective, aussi radicale et intransigeante qu’elle soit, ne parviendra jamais à abolir la possibilité d’un écart, d’une déviance individuelle. Contrairement à une vision caricaturale de la sociologie durkheimienne, Durkheim lui-même a toujours insisté sur le fait que l’individu n’était jamais seulement une incarnation des institutions de la société à laquelle il appartenait ; subsistent toujours les spécificités, physiologiques et psychologiques, de l’individu, qui le conduisent à « réfracter » d’une manière spécifique les croyances et les pratiques communautaires, réfraction qui ira toujours, chez certains membres du corps social, jusqu’à une transgression pure et simple. Mais on peut aller plus loin. Pour Durkheim, même si cette détermination totale du comportement individuel par la conscience collective était possible (ce qui n’est pas le cas), elle ne serait pas souhaitable. Car elle interdirait ainsi toute remise en cause interne des normes, elle abolirait le « jeu » entre le comportement individuel et la norme sociale qui garantit sa plasticité. Le criminel, en transgressant la norme, vient ainsi la questionner, et ce questionnement est socialement nécessaire, quelle que soit l’issue du questionnement. Car si la transgression échoue à faire vaciller la norme, en affirmant et justifiant la sanction qu’il inflige au criminel, le corps social réaffirme son adhésion aux principes qui condamnent le crime : le juge rappelle quelle valeur se trouve bafouée, l’Etat réaffirme son rôle et manifeste sa puissance ; la sanction elle-même peut alors valoir comme spectacle édifiant pour les autres membres du corps social (supplice, puis exécutions publiques, etc.), voire comme support éducatif pour les enfants (tu finiras au bagne !), etc. En revanche, il se peut que la transgression aboutisse à une réelle remise en cause du bien-fondé de la norme, qu’elle mette en lumière (par exemple) que cette norme repose sur une autre norme qui, elle, est obsolète. En ce sens, les héros d’aujourd’hui ont bien souvent été des hors-la-loi d’hier, comme l’illustre notamment, pour Durkheim, la figure de Socrate. Et Durkheim de remarquer que la plupart des libertés consacrées par la 3e République n’ont été reconnues que parce que des individus avaient pu, en leur temps, transgressé l’interdit dont elles faisaient l’objet : c’est parce que des hommes ont bravé la censure que la liberté d’expression a pu être reconnue comme un droit fondamental. Une société sans crime serait une société sans transgression ; mais ce serait alors une société morte, au sein de laquelle l’un des principaux moteurs de l’évolution de la conscience collective aurait été réduit au silence par la main de fer d’une conscience totalitaire aboutissant à un conformisme radical et figé. Double remise en cause, donc, des préjugés du sens commun à l’égard de la criminalité : le crime n’est pas « anormal », et sa disparition complète n’est pas souhaitable Mais attention : Durkheim insiste dans son texte sur le fait que les préjugés du lecteur ne risquent pas seulement de l’amener à être « heurté » par les conclusions de l’enquête sociologique : ils risquent également de le conduire à une erreur d’interprétation de ce qu’il lit. Car de la normalité et de la nécessité sociales du crime, on ne doit surtout pas conclure à la valeur morale du crime lui-même. Dire que le crime est normal et nécessaire ne remet absolument pas en cause le fait que les actes criminels sont blâmables ! Tel est le « paradoxe », qui n’est une contradiction qu’aux yeux du sens commun : une chose détestable peut très bien être utile, du fait même qu’elle est détestable : ce n’est donc pas parce qu’elle est utile qu’elle cesse d’être détestable. L’exemple de Durkheim est très éclairant : la douleur est très utile, puisqu’elle constitue un signal d’alerte dans les cas où le corps est en danger. Mais précisément, c’est parce qu’elle est désagréable qu’elle est utile ; si la douleur était plaisante, elle constituerait au contraire, pour le corps, une incitation à se mettre en danger ! La remarque de Durkheim peut surprendre, car au lieu d’insister sur le rôle « biologique » de la douleur (alerte), il affirme qu’un être qui ne connaîtrait pas la douleur serait… un monstre. Cette remarque s’éclaire en rappelant que, pour un penseur européen du XIX° siècle, l’un des sentiments sur lesquels repose la morale, c’est la com-passion, la sym-pathie, la pitié, c'est-à-dire la capacité de l’homme à partager la souffrance d’autrui. Ce rôle moral fondamental de la sympathie a été formulé — entre autres — par Rousseau, Par Hume, mais aussi par Schopenhauer. En ce sens, un être qui ignorerait totalement la douleur, étant incapable de la comprendre, ne respecterait aucune des règles morales qui découlent de cette capacité à souffrir de la souffrance des autres. Le fait de dire que le crime est un fait social normal et nécessaire n’implique donc en aucun cas qu’on cesse de le condamner ; car, de même que pour la douleur, c’est précisément parce qu’on le blâme et le punit qu’il peut jouer son rôle. Seul un crime que l’on condamne peut venir questionner les principes à l’aide desquels la communauté doit justifier cette condamnation ; lui seul peut donc produire de la cohésion sociale autour de ces valeurs, lui seul peut permettre aux instances chargées du respect de ses valeurs (Etat, Eglise, etc.) de manifester leur force, lui seul peut permettre la remise en cause critique de la norme qu’il a violée, et de sa justification. Loin d’être aimable parce qu’il est utile, c’est du blâme et de la répression qu’il provoque que le crime tire son utilité. Si la conclusion sociologique est paradoxale pour le sens commun, elle ne constitue donc en rien une apologie du crime — contrairement à la lecture que risquerait de faire un lecteur qui n’aurait pas pris garde, ainsi que l’y convie Durkheim, de tenir à distance ses propres préjugés.