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DYADE
Lila Neutre
Sous la direction de Marie Gautier
Membres du jury : Marion Duquerroy et Joëlle Le Saut
Master ENSP, 2013
DYADE
Lila Neutre
Sous la direction de Marie Gautier
Master ENSP, 2013
Sommaire
7
35
Introduction
I. L’architecture de soi comme œuvre à part entière
39
81
105
1) La mise en corps des jeux du monde
2) La métamorphose des modèles, un art de la personne vivante
3) Une fragilité inavouée
133
II. L’espace du photographe, choix et pouvoir
137
155
179
1) Le photographe comme miroir de l’intention des modèles
2) La nécessité du détournement
3) La stratégie et ses mécanismes
197
Conclusion
209
Bibliographie
215
Table des illustrations
5
Introduction
Convaincus que le médium photographique œuvrait sans
artifice, quantité de photographes nourrirent l'ambition
de dévoiler la véritable image de leur sujet, le reflet
authentique, l'éclair révélateur de sa nature intime. Parce
que la sensibilité du dispositif photographique était
mécanique, c'est-à-dire neutre a priori, elle pouvait fixer
tous les visages d'un même individu, y compris (et peut
être surtout) le moins contrôlé, le plus inconsciemment
abandonné au naturel de chacun. Telle était du moins la
théorie du portrait dit psychologique ou de la ressemblance
intime développée par Nadar puis d’autres à sa suite ; et
tel était leur métier : réussir à déconditionner le modèle
des airs de représentation conventionnels pour laisser
transparaître son vrai visage.
C’est imprégnée de ces illusions que je rencontre Carmel.
9
Au fil des séances de prise de vue, je réalise à quel point
Carmel est cet archétype du corps performatif, emblème
de la dépense totale, de la profusion et de l’excès. Elle
n’a d’autre souci que celui de sidérer. Bien que
désarçonnée par cette incroyable propension à poser, je
pense encore pouvoir mener la danse. Je tente
inlassablement d’instaurer une relation interactive, de la
pousser dans un processus d'improvisation, outil de
perturbation de son ordre établi. En réalité, la
perception qu’elle a d’elle-même ne s’échafaude pas à
mon contact. Elle continue d’exécuter ses gestes
caricaturaux, m’octroyant le seul rôle de spectatrice de sa
performance. Lorsque l’espoir de capter des moments de
doute, d’hésitation ou d’interrogation devient plus faible,
je prends conscience que je m’étais risquée à confondre
personne et image. Fascinée devant l’identité souveraine
et figée de Carmel, j’en oubliais son rôle, celui d’une
actrice qu’on ne pouvait pourtant ignorer. Cette série, de
toute évidence, ne livre rien du modèle. Il s’agit tout au
plus de la projection de mes fantasmes photographiques
et du terrain de jeu d’un modèle. Trace d’une
domination
d’âge
et
d’expérience,
connaissance de l’image en toile de fond.
son
extrême
23
Cette expérience d’une figuration impossible, point
aveugle de ma relation à Carmel, révèle à quel point la
fabrique du portrait en photographie est fonction de
deux humains, de deux regards qui s’éprouvent
réciproquement et dont les désirs et les attentes ne
coïncident jamais. Impossible pour le photographe de se
targuer de maîtriser l’autre pour en faire une image, il
s’agira tout au plus de compter et composer avec lui.
Pourtant, et même s’il est admis qu’il reçoit autant qu’il
donne, le photographe est souvent donné vainqueur de
cette relation de pouvoir en jeu avec le modèle. Que l’on
pense aux portraits ethnographiques du XIXe siècle ou
plus récemment aux Algériennes photographiées par
Figure 1
Marc
Garanger 1 ,
les
scandales
concernant
le
consentement bafoué ou extorqué du portraituré sont
nombreux. Force est de constater que l’on oublie
souvent que l’autoportrait virtuel du modèle peut aussi
revendiquer sa place. La question implicite du pouvoir
semble inévitablement surgir de cette pratique de la
1
En 1960, Marc Garanger est envoyé en Algérie pour effectuer son
service militaire. Photographe du régiment, il reçoit l’ordre de faire les
photographies d’identité de plus de deux milles Algériens,
principalement des femmes, pour leur attribuer des papiers français.
Obligées de se présenter aux yeux d’un inconnu sans leur voile, les
femmes font l’expérience d’une violence photographique.
25
photographie. Pouvoir entendu au sens large comme
autorité culturelle, politique ou idéologique ; mais aussi,
lorsqu’il s’agit du portrait, comme mainmise symbolique
sur l’autre. Comme le souligne Jean-Marie Schaeffer1 , on
fait un tableau mais on dit prendre une photo.
En outre, il suffit d’observer la façon dont on interpelle,
fait des grimaces ou promène les caméras des reportages
télévisés pour comprendre que leur présence est non
seulement totalement intégrée mais que cette conscience
de l’objectif comme acteur (et non plus comme simple
appareil d’enregistrement) est déterminant dans le face à
face que le photographe entretiendra avec son modèle.
Consciemment ou non, l’intention du photographe
influe sur le comportement de son modèle qui dès lors
devient le reflet de sa projection. On ne s’étonnera donc
pas, dans nos sociétés occidentales, de voir le modèle
jouer avec le photographe, modulant son comportement
sur ses attentes présumées. Le simple bruit de
l’obturateur, en se faisant l’énoncé de son désir d’image,
1
Jean-Marie Schaeffer, « Du portrait photographique » in Portraits,
singulier pluriel 1980-1990 : Le photographe et son modèle, Catalogue de
l'exposition Portrait, singulier pluriel (Bibliothèque nationale de France,
site François Mitterrand, 14 octobre 1997 – 18 janvier 1998),
Éditions Hazan/Bibliothèque nationale de France, 1997, p.13
27
expose l’imaginaire du photographe et invite le modèle à
continuer dans la voix dans laquelle il s’était engagé ou
d’en changer.
Il faut alors s’interroger sur la place que l’on cherche à
occuper en tant que photographe et choisir le lieu de cet
étrange combat dont surgiront les lignes de force à partir
desquelles se cristallisent à la fois l’identité du
photographe et celle du modèle. Expérimenter ces
limites et leur déplacement, telle est l’ambition de mon
travail.
Peut-on être autonome sous la contrainte d’un résultat
attendu ? Les personnes représentées peuvent-elles être
considérées comme des artistes façonnant leur image ? Le
photographe peut-il leur céder ses droits ? Dans quelle
mesure peut-il rester créateur s’il se réduit à l’expression
de leur volonté ? Comment retrouver le pouvoir de
faire ?
À ce stade de l’introduction, il convient de préciser que
les modèles avec lesquels s’est construit le travail
photographique dont on tentera ici l’analyse, sont tous
des professionnels de l’image. Non seulement une partie
29
d’entre eux la monnayent (comme Sugar Da Moore,
danseuse de cabaret burlesque mais aussi Carmel, modèle
vivant pour les écoles d’art) mais encore et surtout, ils
font de leur apparence l’emblème d’une revendication
sociale et politique. Dans une forme maîtrisée de
l’artifice et du théâtre, mes modèles triomphent dans la
métamorphose, transformant l’être qu’ils habitent en un
terrain de jeu et d’expression. Véritable architecture de
soi, leur mise en scène pourrait, à elle seule, se constituer
comme œuvre. Il paraît alors évident que la lutte pour le
pouvoir entre le photographe qui cherche à imposer sa
vision d’auteur et le modèle qui se revendique sculpteur
de sa propre statue, est exacerbée. Que se passe t-il
quand les modèles, eux aussi, ont quelque chose à
exprimer ? Peut-on exister dans le discours visuel de cet
autre dont la conscience prééminente de l’image
renvoyée impose des canons de représentation difficiles à
subvertir ? Créateur ou outil de création ?
C’est de cette appréhension à double sens dont il va être
question. Nous déclinerons en conséquence un certain
nombre de questions liées à la notion de l’intime, à la
représentation et à l’écart entre le réel et son image, mais
aussi à l’image de soi offerte ou confrontée aux autres et
31
au décodage du monde visuel qui nous entoure. Dans un
premier temps nous ferons état des volontés du modèle,
de ses aspirations esthétiques et sociologiques puis nous
prendrons place du côté du photographe et de son
pouvoir de faire.
33
I
L’ ARCHITECTURE DE SOI COMME OEUVRE À PART ENTIÈRE
Façonné par les contextes socio-culturels, le corps,
depuis les années 60, est devenu le vecteur sémantique
de notre relation au monde. Parce qu’il est le lieu de la
coupure, de la différenciation individuelle et de la
séparation entre moi et les autres, on lui prête une
attention redoublée. Tour à tour émetteur et récepteur,
le corps produit continuellement ce que David Le
Breton appelle « un répertoire de gestes et de
mimiques » 1 qui nous inscrit dans une communauté
sociale. Ainsi, à l’heure du culte de l’apparence, le corps
est non seulement devenu un objet de fétichisme social
mais également un instrument de communication que les
sociologues, psychologues et autres spécialistes n’ont eu
de cesse d’analyser et de décortiquer2 . Il n’est donc pas
de geste gratuit ou d’acte pur lorsqu’il s’agit de créer une
image de soi, et les manifestations corporelles des
modèles sont toujours virtuellement signifiantes.
1
David Le Breton, La sociologie du corps, Paris, Presses Universitaires de
France, 1992, p.4
2
Pour une vue d’ensemble des études touchant à la communication
corporelle ou non-verbale, se référer à Gilles Brunel, « Le corps humain
comme outil de communication : perspectives méthodologiques
actuelles » in Anthropologie et Sociétés, vol. 3, n° 2, 1979, p. 1-20
37
1
La mise en corps des jeux du monde,
ou l’image de soi comme instrument de communication
Qui suis-je ? Loin d’avoir trouvé des réponses à cette
interrogation lancinante que la photographie est venue
précipiter au cours de ces dernières années, l’art
contemporain a pris coutume d’exposer l’homme
moderne perdu dans une foule d’anonymes, dépouillé de
toute certitude. Cette inquiétude du sujet occidental en
proie au doute et à la difficulté d’exister se fragilise au
regard de Carmel, la série photographique précédemment
évoquée.
Le registre des poses du modèle parle d’un art compris
selon son acceptation Winckelmannienne 1 alors que son
corps impose à notre regard une dégradation qui produit
une oxymore visuelle brutale. Le répertoire glorieux des
postures est en complète contradiction avec ses
caractéristiques physiques. Nous restons quelque peu
interdits devant cette femme dont les attributs ne
correspondent en rien aux clichés attendus. La force de
cet engagement nous fascine et nous irions même jusqu’à
penser que cette dégradation est vécue comme un
1
À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le nu héroïque devient
le paradigme de la force de la rectitude morale et la statuaire grecque
antique son fer de lance. Les ouvrages de Winckelmann énoncent la
thèse selon laquelle le progrès serait favorisé par la contemplation de nus
associant perfection physique et rectitude morale.
41
accomplissement, que les deux formules de gloire et de
déchéance n’entrent pas plus en conflit ici que dans
Pretty Ribbons de Donigan Cumming 1 . Il existe en effet
chez cette femme, comme chez Nettie Harris, une
nonchalance et un aplomb propre aux corps sûrs de leur
capacité à sidérer, comme la méduse 2 grecque. Si les
images de Carmel et de Nettie suggèrent le vieillissement
et la mort de manière expressive, il me semble qu'elles
sont exemptes de tout pathos. La variété infinie des
poses et les différentes facettes de ces personnages
rendent au vieillissement sa relativité et ses nuances. Le
spectre de leurs représentations s'étend de l'image de
grâce, au kitsch, en passant par les distorsions
clownesques et la tendre beauté. Proposons une analyse
comparée.
1
Dans les années 90, l’artiste se fait connaître avec un travail
photographique mettant en scène Nettie Harris, une ancienne
journaliste et comédienne canadienne alors âgée de 70 ans. De 1982 à
1993, il l’a photographiée chez elle, souvent nue, dans des mises en
scène extrêmement travaillées. Pretty Ribbons, la série qui en résulte, a
fait l’objet de nombreuses expositions et d’une édition homonyme
chez Stemmle en 1996.
2
Fille de Phorcys et de Céto, Méduse est, dans la mythologie grecque,
une belle jeune fille dont Poséidon s'éprend. Violée par le dieu dans un
temple dédié à Athéna, elle est punie par la déesse qui la transforme en
Gorgone. Ses cheveux deviennent des serpents, ses yeux se dilatent et
désormais son regard pétrifie tous ceux qui le croisent.
43
45
Figure 2
Nettie joue les divas sous le projecteur improvisé d’une
chambre sévère. Son visage, orienté vers la lumière, laisse
paraître un rictus amusé. L'amoncellement de vêtements,
de cintres et de chaussures qui jonchent le lit nous
indique que de nombreuses tenues n’avaient pas fait
l’affaire pour ce défilé impromptu. Le lit fait office de
podium pour cette représentation en tenue de soirée et
la robe brodée semble fortuite dans cet environnement
sommaire. Nettie semble fière, pleine d’humour et
d’autodérision. Seul le bras maigre et tendu vers le
montant du lit soutient son corps frêle et vient, comme
une piqûre de rappel, nous signifier sa faiblesse physique.
Carmel, elle, est vêtue très simplement. Assise sur son lit,
les jambes croisées et le buste droit, elle porte un
ensemble noir à col roulé. Pas de grand cérémonial ou de
lumière théâtrale dans cette pièce à l’atmosphère
poudrée. Elle nous examine et son regard, fier et
puissant, provoque une intense sensation de présence.
Affirmation de l’ego dans un soupçon de suffisance (ou
serait-ce de la défiance ?) L’une détournant le regard
dans une sorte de dévotion muette, l’autre nous
examinant de sa prunelle percutante ; si Carmel et
Nettie adoptent des attitudes différentes, elles restent
pourtant deux actrices. Nous savons que ces rôles sont
47
les leurs et que le décor qui les contient n’est autre que
leur propre vie. Si les premières mises en scène
contrecarraient quelque peu la gravité de ce théâtre,
certaines images ne trompent pas.
Le décor, dont la froideur est accentuée par une affiche
autoritaire, met en relief la fragilité et la totale
vulnérabilité de Nettie Harris, à demi drapée dans son
rideau de douche bon marché. En photographiant
Carmel chez elle, je touche d’un peu plus près ce qui
Figure 3
agresse et fait frémir : vieillesse, solitude, et dénuement.
La nudité fonctionne comme un prétexte pour exposer
un versant de l'existence que nous espérons oublier.
Chaque jour, des corps de femmes (abondamment
retouchés) sont utilisés pour glorifier jeunesse, beauté et
consommation éphémère. Mais que se passe-t-il après
usage ? La force - voire la violence - qui surgi de ces
images et la répulsion qu'elles suscitent sont révélatrices
de notre désir d'éluder et de repousser le plus possible
cette confrontation. Nous savons que cette déchéance
est notre lot, ces images n’en sont que plus brutales. Bien
entendu, le phénomène n'est pas nouveau. Il y a plus de
cent ans, Rodin dévoilait Celle qui fut la Belle Heaulmière,
49
sculpture de Maria Caira 1 qui scandalisa par sa
subversion des codes traditionnels de la beauté et de la
féminité. Mais Paradoxalement, ces images ne manquent
pas d’attiser notre désir de voir (pulsion morbide ?)
jusqu’à la séduction.
51
Figure 4
1
D'origine italienne, Maria Caira devint à l'âge de 82 ans le modèle de
Jules Desbois, Auguste Rodin et Camille Claudel, tous trois fascinés par
la force expressive de ce corps abîmé par les épreuves de la vie. Pour plus
de précisions, visiter le site Internet du musée Rodin et notamment
l’index des noms propres.
Sugar Da Moore, deuxième portrait 1 , est danseuse de
cabaret dans la mouvance du New Burlesque.
53
1
Si elles mettent en scène des corps et des figures, mes photographies
ne représentent pas les modèles en tant qu’individus. Il faudra alors
considérer le portrait, non pas au sens de la représentation exacte d’une
personne, mais comme l’image d’un personnage fantasmatique. Les
modèles n’apparaissent jamais en tant qu’eux-mêmes, c’est ce que vient
d’ailleurs souligner l’utilisation de pseudonyme.
Pas de balbutiement dans ces images du corps idéalisé,
mais un art de la pose qui transforme l’être en effigie.
Effigie de la séduction chez cette femme revisitant devant
l’objectif une infinie galerie d’archétypes féminins. Allant
de la parfaite maîtresse de maison, à la femme-objet, en
passant par la marquise libertine, elle réinvente l’imagerie
fantasmatique qui alimentait déjà les spectacles de Music
Hall. Le New Burlesque emprunte en effet autant aux
spectacles légers des cabarets de Paris de la fin du XIXe
siècle, qu’à l’imagerie américaine et pin-up des
années 50. Mais dès ses débuts, le mouvement s’impose
comme une réaction à l’hégémonie des représentations
du corps féminin dans la presse, la publicité ou le
cinéma, et comme une critique des standards de la
société dominante. Pas question de se soumettre aux
normes d’une féminité placée sous l’égide du complexe
mode-beauté
ni
d’oublier
l’origine
italienne
de
l’appellation Burlesque (burlare) qui signifie bafouer, se
moquer de. Il s’agit donc très clairement de s’opposer
aux normes orchestrées par les hommes et de renouer
avec un glamour qui ne se bornerait pas uniquement aux
critères esthétiques d’un corps, mais qui dénoncerait, de
manière satyrique voire transgressive nos habitudes
visuelles.
59
Le New Burlesque s’inscrit dans un large réseau de
revendications et de mutations sociologiques allant de la
libéralisation des représentations du corps, à l’exposition
de la sphère intime. La généralisation des images à
caractère pornographique, la multiplication des discours
sur le sexe, achèvent aujourd’hui de brouiller les repères
entre vie privée et vie publique. Une sexualité libérée
semble devoir être affirmée, écrite, analysée, développée.
Le post-féminisme revendiqué par le mouvement du
New Burlesque souscrit majoritairement à ces postures
de libération sexuelle, en suspectant les discours
féministes précédents d’avoir essentialisé le sujet Femme
et établi, par voie de conséquence, de nouvelles
normativités. Une partie du post-féminisme s’inscrit
donc dans une radicalisation des représentations de la
femme et de sa sexualité, les encourageant à assumer leur
érotisme et leur libido. Cabaret et effeuillage deviennent
alors les moyens d’une réconciliation avec une dimension
niée de la féminité. Être un objet de désir et se dévêtir en
public, revendiquer coquetterie et goût de l’artifice, ne
serait donc plus des actes synonymes d’une soumission à
une économie patriarcale, mais symboliserait, au
contraire, la femme moderne, maîtresse de son corps et
du désir qu’elle provoque.
61
Dans ces images, Sugar se constitue comme objet de
désir tout en revendiquant une émancipation de la
domination masculine. Elle se fait l’incarnation de figures
façonnées par l’inconscient et la culture populaire 1 tout
en prônant une subversion des normativités dans un goût
pour la sous-culture 2 .
63
1
Nous faisons ici référence au catalogue de clichés que diffuse très
largement l’industrie du divertissement et qui façonne notre identité.
Précisons encore qu’on préfèrera l’adjectif populaire à celui de masse car,
en dépit de certains chevauchements, l’audience des arts populaires est
constituée de groupes très différenciés. Ainsi, pour qu’un art soit dit
populaire, il ne requiert pas une audience issue d’un courant dominant
et représentant les goûts les plus communs, mais bien un public
« innombrable » selon le terme de Richard Shusterman, « Art populaire,
art de masse et divertissement » in Mouvement, [en ligne], 6 Mars 2009,
http://www.mouvements.info/, consulté le 25 Janvier 2013.
2
Ensemble des valeurs, des normes et des comportements propres à un
groupe social donné et manifestant un écart par rapport à la culture
dominante.
À Paris, entre Château Rouge et Château d'eau, à Grigny
dans l'Essonne, on ne voit qu'eux. Des Africains à la
démarche crâneuse et fière, habillés en Dior et chaussés
chez J.M. Weston. Qui sont-ils ? Les Sapeurs congolais,
dignes représentants parisiens de la S.A.P.E, Société des
Ambianceurs et des Personnes Élégantes. Pour la plupart
issus
d’une
jeunesse
congolaise
populaire
et
prématurément sortie de l'enseignement secondaire, ils
forment des clubs où ils peuvent briller dans des
costumes griffés par les plus grands couturiers et arborer
un assortiment mûrement réfléchi de chaussettes et de
cravates. Le but ultime étant de ressembler aux grands
messieurs.
65
Parader dans le plus bel apparat est un art dont les
prémices remontent aux débuts du XXe siècle. Dans les
années 20, lorsque les Congolais rentraient au pays après
avoir combattu dans les armées belges et françaises, se
vêtir en costume, avec élégance, était alors un signe de
supériorité calqué sur les colons blancs. Suivant des
codes d'abord empruntés à l'occident, la Sape se
transforme peu à peu et les Congolais s'approprient le
costume en lui apposant des couleurs vives.
Depuis plusieurs décennies, tant au Congo-Brazzaville
qu’en République démocratique du Congo, la Sape est
un dandysme qui revendique l’accès à la bourgeoisie (du
moins en apparence car l’essentiel des Sapeurs vit de
manière extrêmement modeste). Se saper est pour
beaucoup une façon d’imposer sa dignité d’être humain,
quel que soit son quotidien, et de revendiquer une vie
meilleure. Tous partagent le même rêve : se rendre à
Paris pour se constituer une panoplie complète,
vêtements et accessoires, qui les transformerait en
ambassadeurs de l’élégance. Les costumes font toujours
référence à l’occident, et le mouvement est clairement
imprégné par l’époque coloniale ainsi que par la mode
européenne contemporaine. Mais la Sape n’est pas
75
uniquement une manière de vivre à travers un paraître,
c’est aussi le moyen de dénoncer une misère sociale et
économique. Entre marginalité et intégration, la Sape
flirte donc avec provocation et contestation.
Ces différentes pratiques de l’apparence, dans la mesure
où elles se donnent à l’appréciation de témoins à travers
la photographie, se transforment en enjeu social, en
moyen délibéré de diffuser une information sur soi. Dans
la société du spectacle1 , le corps est cet écran où l’on
peut
projeter
un
sentiment
d’identité
toujours
remaniable et soumis à la validation des autres.
L’ancienne sacralité du corps est caduque, il n’est plus
« la
souche
identitaire
inflexible
d’une
histoire
personnelle » 2 , mais une forme à travailler. Le corps
devient « l’outil pour se créer des personnages, une
ressource et un non lieu où l’on est soi puisque soi est
désormais multiple. »3
1
On fait évidemment référence ici à l’œuvre de Guy Debord, La société
du spectacle, Éditions Gallimard, Paris, 1992.
2
David Le Breton, La sociologie du corps, op. cit., p.98
3
Id. p.87
77
C’est de ce travail de métamorphose des modèles,
compris en tant qu’art de la personne vivante1 , dont il
sera question ici.
79
1
J’emprunte ce terme à Allan Kaprow. Voir notamment Allan
Kaprow, L’Art et la vie confondus, Paris, Éditions du Centre Georges
Pompidou, 1996.
2
La métamorphose des modèles, un art de la personne vivante
Les modèles travaillent leur maintien et leur gestuelle en
vue d’une efficacité symbolique. Leur principal objet
étant la réussite d’une image qui nous séduise au point
d’y croire, ils luttent contre l’abandon et le relâchement
sans jamais lâcher prise. Sans doute sommes-nous ici
dans la zone de recherche la plus spécifique à une
sociologie du corps, à savoir sa technique. Il n’est pas
question de recenser les différentes recherches menées en
la matière ou d’énumérer les différentes techniques du
corps mais plutôt de montrer en quoi elles sont les outils
Figure 5
d’un contrôle de l’image que l’on donne à l’autre.
Comme nous avons pu le découvrir, mes modèles sont
des imitateurs. Sugar mime la pin-up des années 50, les
Sapeurs calquent les codes vestimentaires coloniaux et
Carmel se conforme à la tradition picturale du nu du
XIXe siècle. Mais cette imitation n’est pas synonyme
d’un simple emprunt ou d’une citation visuelle, c’est
« une métamorphose qui [engage] le processus de
transformation dans un mode actif d’énonciation et
d’altération du regard. »1 Il s’agira dans ce
développement de considérer le projet d'intentionnalité
des modèles comme un témoignage de leur performance
1
Figure 6
Karl-Gilbert Murray, « Le travestissement : l’imitation comme
processus de transformation » in ETC, n° 64, Montréal, 2004, p. 28
83
en terme de manipulation du corps et comme pratique
artistique d'autocréation. Qu’il s’agisse des Sapeurs, de
Carmel ou de Sugar, tous s’inventent avec une extrême
rigueur qui fait la solidité de leur projet personnel. La
modification de leur apparence est concomitante à un
travail d’attitude, de rôles qu’ils se donnent, et qu’il
s’agit de remplir avec le plus grand soin.
Quand elle pose allongée devant sa fausse cheminée,
Sugar est capable par son vêtement, sa posture et sa
mimique, d’exprimer à la perfection l’attitude désinvolte
et provocante d’une pin-up des années 50. Tout d’abord
ses accessoires : nuisette en satin, talons aiguilles et
porte-jarretelles sont autant d’éléments d’une sensualité
surannée. Mais il n’est pas simplement question d’une
imitation dans l’accessoirisation. C’est aussi un travail de
mise en opération gestuelle de tout le corps dont elle
nous fait la démonstration. Le teasing1 qui fait l’essence
du cabaret burlesque, ne peut d’ailleurs s’acquérir que
par une étude approfondie des gestes, des déplacements,
des regards dits glamours, et par l’apprentissage des
techniques du métier (poser des faux cils, marcher sur
1
Du verbe anglais to tease, signifiant agacer les sens. Il s’agit ici de tenter
sensuellement sans aucune intention de satisfaire le désir éveillé.
85
des talons hauts, lacer un corset, ôter ses bas, etc.). Il
s’agit alors de s’idéaliser, de porter une attention
particulière à chaque détail et à exécuter sa pose de la
façon la plus parfaite. Étendue au sol, elle passe
langoureusement la main dans ses cheveux couleur feu, la
deuxième étant sagement posée sur sa hanche pour en
souligner le dessin. La beauté d’après-guerre est charnue.
La bouche entre ouverte, les yeux mi-clos et le regard
détourné suggèrent une tendre soumission au spectateur
qu’accentuent encore la position allongée du modèle et
la vision en plongée. Cependant, et comme nous le
souligne l’arrangement des jambes (croisées tout en
laissant entrevoir ses bas), il s’agit d’affrioler sans pour
autant trop exposer. Il convient également d’interroger le
décor de cette mise en scène. Ce n’est pas innocemment
que Sugar a suggéré que nos rencontres prennent son
appartement pour toile de fond. Appareillage symbolique
de représentation, la décoration avec son mobilier et la
disposition choisie des objets, cristallisent une scène déjà
prête à accueillir son jeu d’actrice. Grande pièce
signalétique, l’appartement fait partie du personnage et
joue sur les références de l’univers de séduction du
cabaret. Âtre rougeoyant qui se fait allégorie du désir,
peau de bête qui ne manque pas son allusion à l’univers
87
des films de charme, tout crée un décor sensuel, voire
sexuel. La facticité de cette mise en scène souligne la
parodie et conduit à une inévitable glaciation. Le théâtre
est figé. Le combiné hors d’usage, la cheminée électrique,
les bougies et les coussins savamment disposés au sol
semblent avoir une utilité plus que fortuite, si ce n’est
leur pouvoir évocateur. De la juxtaposition des
stéréotypes de la figure et du décor naît un sentiment
étrange de déjà vu qui interroge sur la collusion possible
entre œuvre d’art et production de la culture visuelle.
Au royaume des Sapeurs, les artifices sont aussi rois.
Faire parti du club signifie savoir se vêtir mais aussi se
mouvoir de manière à mettre en évidence la marque du
vêtement, son tombé ou la texture de son tissu. Les
visages ne sont pas ce qui importe dans mes
photographies et, à ce titre, on s’éloigne encore un peu
de la définition du portrait dont il a été question.
L’emblématique de la posture, dans une mise en
évidence de la grâce des tenues vestimentaires, est
capitale. Une main glissée derrière le dos laisse
volontairement apparaître les brettelles assorties à un
costume ; la pose de trois quart expose un porte-clef de
designer et une veste, méticuleusement pliée, dévoile sa
89
griffe dans une doublure. Les corps, immobiles dans leur
présentation, sont saisis à distance, objectivés et
dépassionnés. Leur fixité peut rappeler les photographies
de studio de la deuxième moitié du XIXe siècle, dont la
longueur des poses commandée par la faible sensibilité
des émulsions disponibles, créait des portraits figés et
inexpressifs. Il n’y a pas de sourire sur ces visages dont
l’austérité confère aux modèles toute leur autorité.
Même s’il est dirigé vers l’objectif, le regard est lui aussi
absent, caché derrière des lunettes noires. Pas d’échange
visuel entre eux et moi, ils s’extirpent de la sphère des
autres. C’est aussi pourquoi je les représente seuls, sans
autre environnement que la couleur. À l’instar de Sugar,
ils deviennent des figures hors du temps, suspendues,
inactives. L’absence de contexte visuel, hormis le fond,
permet d’exacerber l’effet du faux, d’exposer ces corps
statues comme des sortes de figurines constituant un
glossaire de gestes et de postures exaltant la fierté. Érigés
en gloire, par la plénitude de leur isolement et par la
contre-plongée, les corps sont denses et attractifs,
puissants en terme de rayonnement. L’énergie condensée
par leurs attitudes est criante. Citons : « Le vide ? […]
Cet espace […] où la gloire du corps peut s’offrir sans
pareille. Il y a le corps et le vide, autant dire : il y a cette
91
matière
seule,
le
corps,
et
rien
autour.
Resplendissement. » 1 Comme dans cette œuvre de Klein,
les Sapeurs condensent le regard du spectateur qui ne
peut s’égarer hors de leurs limites corporelles. Ainsi, la
neutralisation du fond, en privant le modèle de son décor
familier, valorise ce qui de tout temps s’est donné
comme support d'affirmation et d'identification sociale :
le costume. C’était déjà le cas en peinture, puisque la
matrice historique du portrait était l'apparat. Aussi
longtemps que la loi a réglementé l'économie des tenues
vestimentaires (jusqu'au début du XVIIIe siècle), puis
tant que la hiérarchie sociale s'est reflétée ouvertement
dans la toilette, l'étoffe a défini l'assise sociale s’illustrant
dans les images. « Un rien de ressemblance et beaucoup
de parure, telle était la recette du grand portrait. » 2 Par
ailleurs, la couleur neutre du fond ainsi que la matière
Figure 7
même de la photographie, tirée sur du papier mat, créent
un espace feutré qui invite le spectateur à une
contemplation intense. Contemplation du corps, de sa
1
Paul Ardenne à propos de l’action artistique d'Yves Klein, Le Saut
dans le vide, Fontenay-aux-Roses, octobre 1960 dans Paul Ardenne,
L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Édition
du Regard, 2001, p.11
2
Sylvain Maresca, « Les apparences de la vérité ou les rêves
d'objectivité du portrait photographique », Terrain, n°30, [en ligne], 15
mai 2007, http://terrain.revues.org, consulté le 10 Janvier 2013
93
posture mais aussi et surtout de son vêtement. Il est
évident que les modèles ne livrent rien d’eux-mêmes,
stoppant brusquement l’incursion du regardeur au niveau
le plus superficiel de la peau et de la fibre dans une
idéalisation de la matière, accentuée par la lumière
artificielle qui flatte couleurs et textures. Quand bien
même les corps représentés exalteraient la singularité, le
traitement plastique dissout toute représentation de
l’individu et la réalité du corps est dépassée pour créer
du symbole, fulgurant et immédiat. On connaît bien, à
ce propos, la photographie de Brassaï, prise en 1939,
montrant Matisse en pleine séance de croquis devant le
corps nu de Wilma Javor. Dans la plupart de mes images
comme dans celle-ci, le modèle tout compte fait n’existe
pas en tant qu’être. Tout ce que l’on voit c’est cette
« conception abstraite de la représentation du corps
Figure 8
occupé à se constituer. »1 Mettre en scène une
perfection, telle semble être l’aspiration première de ces
modèles.
Les images de Carmel ne semblent pas plus échapper à
cette théâtralité.
1
Paul Ardenne, L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe
siècle, op. cit., p.26
95
Facture soignée, mise en scène et poses étudiées, regards
sciemment détournés, de scène en scène la répulsion
s'estompe et l’intangible sérénité du modèle prend place.
Figure élancée, poitrine dénudée, torse puissant et
volumes construits, la posture de Carmel lui confère une
allure sculpturale qui fait écho à la statuaire grecque.
Figée dans une immobilité toute souveraine, elle tourne
le regard vers le ciel dans une sorte d’état de grâce ou
d’épiphanie. La lumière bleutée et froide qui arrive du
côté gauche souligne la courbure et les lignes du corps du
modèle, détachant du même coup la silhouette de son
assise qui se transforme en socle. Souvent décrit comme
objet de manipulation, le modèle semble tenir ici le rôle
du manipulateur. Lorsqu’elle pose tête penchée, mains
sur ses fesses et sourire aux lèvres, Carmel nous convie à
un face à face dont les attitudes sont totalement
maîtrisées. Elle se métamorphose en diva, lucide et
consentante, si bien qu’on ne saurait dire qui est
complice de qui.
D’autre part, et comme le souligne Michel Onfray
lorsqu’il fait référence à la figure du Condottiere1 , mes
1
Michel Onfray fait du Condottiere vénitien la figure exemplaire de
son ouvrage La sculpture de soi. Selon lui, ce chef des armées est sensé
97
modèles avancent l’amour et la considération de soi
comme une œuvre potentielle sur laquelle ils n’ont de
cesse de travailler, au point de devenir une philosophie
de vie vouée à l’apparence. La Sape est avant tout l’art
de s’aimer et le Sapeur apparaît alors comme un esthète1 ,
un gentleman des temps modernes, dont la pensée
dépasse celle de l’habit. Le New Burlesque aussi procède
d’une véritable culture de soi. Pour beaucoup de
performeuses, il serait même davantage un art de vivre
qu’un métier, réclamant de l’artiste qu’elle se façonne
quotidiennement. Ainsi les pratiques d’effeuillage sont
entendues comme des outils de développement
personnel et de nombreuses professionnelles orientent
leur discours en ce sens : « J’ai réalisé combien la scène
pouvait être une thérapie, qui permet de s’aimer, de se
mettre en valeur. » 2 explique Juliette Dragon, fondatrice
exprimer la nécessité de faire de sa vie une œuvre dans un grand style,
une élégance et une générosité toute aristocratique. Individualisme
radical, affirmation d’une singularité, culte de l’excellence contre l’esprit
d’égalitarisme, et par dessus tout, création de nouvelles formes
d’existence ; ce sont finalement les valeurs de l’artiste que cherche à
redéfinir l’auteur à travers cette figure.
1
« Personne qui affecte le culte exclusif et raffiné de la beauté formelle,
le scepticisme à l’égard des autres valeurs. » Le Nouveau Petit Robert de la
langue française, Dictionnaires Le Robert, 2009
2
Virginie Ballet, « Désinhibez-moi », Libération, 26 avril 2011
99
du Cabaret des filles de joie. Nous ne sommes pas très loin
de l’idée d’une acceptation de soi via l’art thérapie.
Le corps est donc cet objet pris dans le miroir du social.
Matière concrète d’investissement collectif, support de
mises en scène comme de mises en signes, motifs de
ralliement ou de distinction, il est ainsi l’espace privilégié
d’une analyse des phénomènes sociaux contemporains.
La question de l’apparence, loin d’être frivole, permet
d’appréhender le jeu et les enjeux de la présentation de
soi, fonction des circonstances. Mais cette valorisation
du corps en quête d’un étalon de représentation (la
statuaire grecque chez Carmel, le portrait d’orgueil pour
les Sapeurs et enfin la femme fatale pour Sugar), exprime
aussi un souci du calculable, d’une norme comprise
comme l’équivalent quasi mathématique et totalement
désidéalisé de la juste proportion. Chacun à leur
manière, les modèles enchaînent devant l’objectif des
poses étalonnées et soumises aux règles impérieuses d’un
purisme qui tend à les transformer en canon, c’est à dire
non pas en humain représenté mais en représentation
faite de l’humain.
101
3
Une fragilité inavouée
Malgré la glorification dont ils font l’objet par et pour la
photographie, les modèles que j’ai photographiés sont
loin de réaliser le mythe de l’homme prométhéen et
utopiste qui ne supporterait que la perfection. De plus
d’une façon, ils se retrouvent pris au piège du double
d’eux-mêmes et de leur connaissance en terme de
présentation de soi, allant jusqu’à effectuer un retour
quelque peu pathétique vers les schémas combattus.
Tout d’abord, les modèles sont asservis à l’image
idéalisée qu’ils veulent donner. Pris au jeu du double
d’eux-mêmes1 , ils font la tentative sans cesse réitérée
(mais impossible) de la correspondance dialectique entre
l’image qu’ils veulent obtenir à travers la photographie et
la réalité de ce qu’ils sont. Cloîtrés dans le système de
miroir de cette relation à eux-mêmes, ils délaissent leur
vitalité. La vie, en tant qu’événement ou accident,
semble avoir totalement quitté leurs corps. Les règles du
bien-apparaître se transforment alors en carcan et leurs
attitudes se rigidifient. À travers la mise en scène
maîtrisée d’un apollinisme du corps, Sugar se fait le
1
Double auquel il est demandé de représenter la gloire même et qui,
pour le sujet se faisant photographié, est le premier des visages.
105
marbre1 d’un érotisme glacé et Carmel confère à
l’immobilité des modèles vivants. Quant aux Sapeurs, ils
adoptent des poses sans en avoir la prestance, singent le
vivant pour en incarner le chic en oubliant qu’ils le
rendent du même coup anonyme. Il semble que la
connaissance technique de la maîtrise de leur corps, dans
son pouvoir symbolique, les ait appesantis et solidifiés.
Cristallisant leur être dans une idée (celle de l’image), les
modèles font ainsi « l’offrande de [leur] vie sur l’autel des
muses » 2 et transposent leur être-sujet en être-objet.
Réduits au statut d’effigie sans chair, figés dans une gloire
intemporelle, les corps sont iconisés et se font objet du
désir pour Sugar, de l’image de celle qui fût pour Carmel,
et de la réussite sociale pour les Sapeurs.
Ce devenir-objet est aussi une conséquence de la
surenchère des effets. À vouloir à tout prix se faire
l’incarnation d’un paradigme idéal et à produire du signe
via leur corps, les modèles se réduisent au statut
d’emblèmes, d’individus signalétiques et caricaturaux.
1
On les disait précédemment sculpteurs de leur propre statue.
George Santayana, Soliloquies in England and later soliloquies, New
York, Sriber’s, 1922 p.133-134 cité par Erving Goffman, La mise en
scène de la vie quotidienne : La présentation de soi, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1973 p.60
2
107
« L’irréalité
moderne
n’est
plus
de
l’ordre
de
l’imaginaire, elle est de l’ordre du plus de référence, plus
de vérité, du plus d’exactitude » 1 dans un théâtre
ostentatoire et parodique de la sursignifiance. « Non
seulement gaine, soutien-gorge, teintures, maquillage
déguisent corps et visage, mais la femme la moins
sophistiquée, dès qu’elle est ‘habillée’, ne se propose pas
à la perception : elle est comme le tableau, la statue,
comme l’acteur sur la scène. » 2 C’est cette confusion
avec un objet irréel, « parfait comme un buste » 3 qui
flatte les modèles. S’efforçant de s’aliéner en lui et de
s’apparaître ainsi à eux-mêmes ils sont les faussaires de
leur propre vie mais ne trompent personne. Ainsi, les
modèles
inscrivent
leur
identité
dans
la
seule
performance d’un dispositif symbolique à la fois visuel,
technique et stylistique. Mais leur singularité est mimée,
c’est à dire reproductible voire même publicitaire. Alors
qu’ils se revendiquent à contre-courant, héritiers d’une
sous-culture, tous reproduisent les pouvoirs et les
dangers de la structure sociale dont ils tentaient de se
libérer.
1
Jean Beaudrillard, De la séduction, Paris, Éditions Galilée, 1979, p.48
Simone de Beauvoire, Le deuxième sexe, II, Paris, Gallimard, 1949
p.349
3
Ibid.
2
109
Les pratiques qui usent des stéréotypes pour mieux les
renverser, interrogent inévitablement sur l’éventualité
d’une souscription ou d’une perpétuation involontaire de
ces mêmes stéréotypes. Le New Burlesque participe de
ce paradoxe. Si le féminisme affiché de ses performeuses
repose en partie sur leur volonté d’étendre les critères de
charme à tous les physiques, on peut s’étonner de
l’analogie établie entre pouvoir féministe et pouvoir de
séduction et interroger les aptitudes du mouvement à
proposer une réelle alternative aux logiques sexistes. La
question de la valeur transgressive et féministe du New
Burlesque se pose de façon d’autant plus cruciale qu’elle
est souvent admise comme une donnée de la discipline.
Ainsi la proposition contestataire de mise en scène des
corps aussi variés que hors normes1 pourrait paraître
intéressante si la plupart des artistes du mouvement, au
même titre que Sugar, ne présentaient pas des physiques
tout à fait conformes aux canons de beauté occidentaux.
Il convient d’ailleurs de rappeler que le New Burlesque
doit en grande partie son essor à Dita Von Teese, beauté
sculpturale qui par ailleurs ne s’est jamais cachée d’avoir
eu recours à la chirurgie esthétique. Renouant avec les
fétiches qu’elles tentaient de fuir, certaines performeuses
1
Entendu au sens de canon esthétique et culturel.
111
vont même jusqu’à pratiquer le tight-lacing1 pour se
composer la silhouette de leur rêve. Lorsqu’il est vidé de
sa valeur subversive, le New Burlesque participe donc à
une standardisation de la définition de la féminité
comme aptitude à être sexy, décomplexé et en accord
avec les nouvelles tendances relayées par la presse
féminine. L’engouement dont ces artistes font preuve à
l’égard des modes du passé, même s’il s’inscrit dans une
mouvance plus large d’attirance pour le vintage, peut
également contribuer à pérenniser des stéréotypes hérités
du patriarcat. Ainsi, le processus de séduction2 mis en
place par Sugar, quoique de l’ordre de l’artifice, peut
entériner les logiques sexistes qu’il prétendait
déstabiliser. Puisqu’elle ne détourne pas l’image de la
femme fatale, poupée de chair soumise au regard
masculin, Sugar semble simplement séduite par la
dimension esthétique des stéréotypes rejoués. Sa
recherche de perfection participerait alors moins du
questionnement de nos habitudes de regard que d’un
narcissisme flamboyant.
1
Discipline consistant à porter un corset tous les jours, pour réduire le
tour de taille.
2
Séduction comprise selon son acceptation Baudrillardienne, à savoir
la capacité à maîtriser l’univers symbolique.
113
Au XIXe siècle, la colonisation de l’Afrique impose de
nouvelles règles au paraître. La cohabitation avec les
européens exige le respect d'une certaine pudeur
vestimentaire au nom de la morale chrétienne et du souci
de civiliser l'indigène. Ces codes étouffent les initiatives
africaines dans tous les domaines, et rapidement une
appropriation des attributs du Blanc s’impose comme le
seul moyen d’accès à la reconnaissance sociale. Ainsi, la
Sape est historiquement liée à cette aristocratie désireuse
de se distinguer du peuple et le port du costume a
d’abord été un instrument de distinction sociale et un
outil de domination politique. Les Sapeurs revendiquent
non l’emprunt de cette culture de l’apparat mais
davantage une réinterprétation. Les tissus aux couleurs
chatoyantes et la surenchère des accessoires étant donnés
comme fer de lance d’une excentricité et d’un chic tout
congolais. Pourtant, il y a peu d’audace dans les
costumes des Sapeurs que j’ai photographiés et en
élargissant quelque peu le point de vu historique, on
réalise que cette excentricité n’est pas plus le signe d’une
révolte appropriationniste que d’une marginalisation.
Elle est l’effet d’une certaine forme d’imitation du
pouvoir dominant et était déjà le trait de la très haute
115
aristocratie anglaise, son dandyism1 justement. S’il est
question de dandysme ici, ce n’est pas dans son caractère
éminemment individuel, la multiplication des clichés le
démontre. Tous différents, les Sapeurs sont pourtant les
avatars d’un même personnage, celui du pauvre qui joue
au riche. Leur magnificence veut donner la preuve d’une
abondance qui n’existe qu’en image. Par ailleurs, la Sape
entretient, aujourd’hui encore, le mythe occidental d’une
vie facile et agréable, faite de loisirs. Bien sûr, on peut
confectionner des costumes sur mesure dans les villes
congolaises mais rien de tel que de les acheter à Paris.
Ainsi, quand les Sapeurs qui ont la chance de pouvoir
venir en France, vivant de débrouille2 , font l’acquisition
des vêtements nécessaires pour rentrer au pays et
Figure 9
impressionner leurs proches, ils maintiennent cette
illusion. Un retour consacré se prépare. La gamme de
costumes que l’on rapporte doit être la preuve que
1
Le mot apparaît dans la langue anglaise au XVIIIe siècle comme une
contraction de l’expression Jack-a-dandy qualifiant un camarade
vaniteux. Oxford Dictionary of English, Oxford University Press, 2003
2
Véritable économie de cueillette dans une société d’abondance, les
mauvaises conditions de vie n’entament pas la persévérance des Sapeurs
dont l’orgueil empêche de revenir vaincus. Pour une vision
ethnographique du phénomène se référer à l’article de Colette
Pétonnet, « J.-D. Gandoulou : Entre Paris et Bacongo » in L'Homme,
n°93, 1985, p.128-129
117
l’apprenti parisien est devenu un grand. Plus la dépense
est conséquente, plus elle signale et désigne l’importance
de son débiteur. La Sape est ainsi une façade sur laquelle
repose tout un système de valeur. Se Saper, selon
l’expression de Justin-Daniel Gandoulou, est « un
raccourci pour accéder à la réussite » 1 . Raccourci
fallacieux puisqu’il n’a de la réussite que les signes
extérieurs. La Sape fait l’objet d’autres dérives et
notamment celle d’une dictature de l’expression gestuelle
et d’un style qui fait leçon et école. S’il suffit d'être uni
par le même désir de paraître et de se vêtir pour entrer
au club et devenir Sapeur, le type de vêtements portés et
l’association de leurs couleurs font l’objet de divergences
d’opinions et certains vont jusqu’à considérer qu’il existe
de vrais et de faux Sapeurs. Quel impact positif la Sape
peut-elle avoir si elle devient autoritaire, voire
doctrinale, et divise ? La paternité du mouvement est,
elle aussi, le lieu d’une querelle entre les deux rives du
Congo. Enfin, s’il existe des divergences au sein même du
mouvement, celles-ci sont plus nombreuses encore avec
les congolais qui ne pratiquent pas la Sape. Vivement
critiqués par la société dominante dont ils usurpent les
1
Justin-Daniel Gandoulou, Au cœur de la Sape : Mœurs et aventures
d’un congolais à Paris, Éditions L'Harmattan, 1989, p.19
119
codes, les Sapeurs sont aussi rejetés par une certaine
partie de la classe inférieure qui ne comprend pas que
l’on puisse porter une telle attention à un effet de
démonstration tout en vivant dans une réelle misère
sociale. C’est ce que pointe habilement les photographies
d’Hector Médiavilla qui insiste sur le contraste
extraordinaire entre les Sapeurs et leur environnement.
121
Figure 10
Figure 11
Dans mes photographies, Carmel ne proclame rien. En
complète harmonie avec son corps, elle semble même
prendre un certain plaisir à être regardée. Tout à fait
consciente de ses qualités érotiques, elle met en scène les
signaux corporels d’une sensualité dont le décalage nous
trouble. Certes, elle sait que son corps ordonne un
langage plus éloquent qu’elle ne pourrait le formuler
verbalement, mais est-ce sa volonté ? Alors qu’elle
semble poser fièrement, sans faire l'épreuve d'être soi
dans le regard de l'autre, on s’obstine à voir Carmel
comme un modèle de résistance aux codes de la beauté
contemporaine. Mais est-elle la provocatrice que l’on
prétend ? Ou est-ce notre regard de spectateur
conformiste qui ne nous permet pas d’imaginer qu’elle
s’assumerait telle quelle ?
La question de la beauté1 se pose impérativement devant
cette association de poses et d’images, diverses dans leurs
expressions mais similaires dans leur incongruité. Il ne
s’agit pas d’une beauté moderne qui rendrait au concept
sa liberté démocratique mais d’une beauté péremptoire
1
Au sens de la disposition d’un objet ou d’une personne à séduire ou à
flatter l’œil.
123
et idéologique où les formes sont fermées et régies par
des règles. On sait quelle figure prendra la séduction
chez Sugar car ses gestes sont bien connus et ses
attitudes programmables. Transitif comme la mode, le
jeu de signes des modèles n’est jamais vraiment
surprenant, toujours attendu mais opérant malgré tout1 .
Cette nécessité récurrente à l’établissement d’un code
apparaît alors non seulement comme une faiblesse mais
se traduit aussi par des images sans surprises.
125
1
Si l’esthétique populaire renvoie à une idée de légèreté qui peut aussi
évoquer la trivialité, le ravissement et la sidération dont elle fait
régulièrement l’objet témoignent du pouvoir de signifiance que
recèlent potentiellement certaines formes plastiques.
À ce stade de ma réflexion, qu’en est-il du photographe ?
Instrumentalisation ou coopération ? Détournement ou
accomplissement ? Dans cette rencontre, il s’agit à la fois
d’être pleinement soi-même et pleinement disponible à
l’autre. Y a t-il un terreau commun aux différents désirs ?
Qu’advient-il quand l’une des deux parties ne peut pas
disposer de l’espace dont elle a besoin pour s’exprimer
dans sa vérité1 propre ? L’aspect lisse et non négociable
de l’image imposée par les modèles engage
inévitablement vers la voie du détournement. Nous
verrons quels en sont les moyens, les écueils et les
aboutissements.
1
Il faudra entendre, tout au long de ce mémoire, le terme de vérité
dans son acceptation photographique, à savoir l’adéquation entre la
chose et sa représentation.
127
II
L’ESPACE DU PHOTOGRAPHE, CHOIX ET POUVOIR
Les choix de cadre et de lumière, de composition et de
point de vue, de format et de support d’exposition
fondent la substance de l’expression du photographe au
même titre que ce qu’il fige. Ces partis pris
photographiques, loin d’être anodins, sont le reflet des
aspirations de l’auteur et permettent d’en saisir le sens et
la portée.
131
1
Le photographe comme miroir de l’intention des modèles,
un travail de concordance
Comme nous avons pu le constater, le premier volet de
mon travail de photographe a consisté à comprendre les
intentions et les désirs des modèles afin de les réaliser en
image. Comment la photographie peut-elle rendre les
corps glorieux et être cette forme d’expression de l’idéal
dans la vulgarité du réel ? Là où l’artifice est roi, la mise
en scène, comme le souligne Paul Ardenne, semble être
la voie possible. « Toute mise en scène, en effet,
désigne. » 1 Accepter sans restriction le théâtre des
modèles est un choix délibéré. J’aurais pu, à l’instar de
Médiavilla, proposer sans détour un paradoxe dévoilant
la fable des modèles, mais il me semble que recueillir
leurs artifices donne de la pertinence à leurs failles.
Montée en exergue, leur théâtralité vient non seulement
souligner le spectacle de leur vanité, mais prouve aussi
que derrière l'icône se cache une autre réalité.
Dans mes compositions, il s’agit dans un premier temps
de faire en sorte que le modèle soit d’emblé identifié
comme le sujet souverain des photographies. Si cette
constatation peut sembler évidente, il n’est en réalité pas
rare que le spectateur soit désarçonné devant une image
1
Paul Ardenne, L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe
siècle, op. cit., p.15
135
dont il n’arrive pas à discerner le point d’orgue. Un
montage complexe d’éléments visuels peut risquer de
désunir le territoire que le photographe souhaite investir.
Pas de confusion possible dans mes images, où le décor,
lorsqu’il n’est pas absent ou d’un extrême minimalisme,
est la personnification même du personnage. Aucune
ouverture ne permet au regard de s’évader du corps des
modèles. La seule lumière blafarde, ne fait que souligner
le dessin du corps de Carmel dans un violent contre-jour.
L’univers de Sugar est totalement clos, l’unique fenêtre
étant occultée par d’épais rideaux. Le cadre qui enferme
les Sapeurs se réduit à la couleur. Le sujet étant le
principal point d’accroche de l’image, le regard du
spectateur n’a d’autre choix. L’exaltation de la gloire est
aussi fonction du répertoire des poses, des gestes et des
regards de la personne portraiturée ainsi que du travail
de sa mise en scène, dont nous avons précédemment fait
l’analyse. Comme les portraitistes d’histoire du XVIIe et
du XVIIIe siècle qui avaient recourt aux allégories des
divinités du panthéon gréco-latin, des héros de la
mythologie, ou des personnages de la Bible pour
dépeindre leur commanditaires, je donne aux images une
dimension parabolique. Nous parlions plus avant de la
statuaire grecque, du portrait de noblesse et des attributs
137
de la séductrice des années 50. Après la composition des
photographies et de leur contenu, venons en au tirage.
La surface des impressions est particulièrement mate, ce
qui
empêche
le
spectateur
de
les
pénétrer
symboliquement par réflexion. Les modèles restent sur
un piédestal, inaccessibles et héroïsés, phénomène encore
accentué par le format des photographies. Intimidantes
par leur gabarit1 , exprimant un contenu clair et
explicitement dirigé vers le spectateur, elles deviennent
des
icônes
monumentales
de
la
société
de
consommation. Les figures, photographiées selon un
parti pris de frontalité et de simplicité, apparaissent
comme des épures distantes et hiératiques. Comme si
l'éloignement physique nécessaire à leur réalisation
s'était accompagné d'un éloignement dans les images
mêmes. L’accentuation des attitudes, le recours aux
couleurs vives et le souci décoratif les situent d’emblée
comme des produits de la société du spectacle dans
lesquels le corps n’est pas montré pour ce qu’il est.
Soumis à une figuration qui le transforme en faire-valoir,
il devient l’hyperbole de l’être. À travers leurs différents
attributs symboliques, les modèles se créent une identité
d’emprunt
1
qu’il
s’agit
115x76 centimètres environ.
de
superposer,
par
la
139
photographie, à son identité réelle. En somme c’est un
rôle de photographe-traducteur qu’ils attendent de moi ;
que j’enregistre leur volonté puis la transpose dans
l’espace
de
l’image.
Cette
retransmission
du
photographe, loin d’être le reflet d’une passivité sans
intention, fait l’objet d’un véritable travail esthétique.
Jouant sur l’harmonie des différentes qualités de la
couleur, de la forme ou du mouvement, mes images sont
faites pour séduire l’œil et éveiller un plaisir contemplatif
qui ne fait pas de distinction entre surface et profondeur,
authentique et artificiel. J’enregistre le théâtre des
modèles, me fais le relais de leur mensonge, acceptant
d’être séduite et défiant le spectateur de l’être à son tour.
Mais pour dire quoi ? Si les divers plaisirs cognitifs liés à
la contemplation des images semblent palier, de prime
abord, à un besoin de sens et de communication, ils ne
privent pas le photographe de son intention critique. Il
n’est pas uniquement question de faire la gloire de mes
modèles puisque j’évoquais la fragilité, parfois
l’incohérence, de leur discours. Je ne crois pas aux images
que je réalise, ou plus exactement, je sais qu’elles ne sont
que des images et que l’impression de réalité produite
n’est qu’un leurre. Mon regard sur les modèles « ignore
141
les températures chaudes de l’œil amoureux »1 de celui
qui croit. Je connais trop bien leurs artifices et les détails
de leur construction. Par ailleurs, l’association de ces
trois expériences du portrait, en faisant émerger une
typologie multiforme de corps glorieux, signale que la
notion même de figure héroïque défaille. Car la figure de
gloire ne se divise pas : soit le héros est d’un bloc soit il
n’est pas. Rassemblées ainsi sous le même jour, ces
photographies révèlent que le regard porté sur les
modèles, s’il est attendri, n’en est pas moins ironique et
parodique. Les revendications des sujets, bien que de
nature identitaire, s’unissent dans un même lit soulignant
que mon intérêt réside moins dans leurs attentes que
dans leurs stratagèmes pour y parvenir. Mon travail
consiste à utiliser leurs codes pour mieux révéler leurs
échecs. Les modèles usent et abusent des subterfuges de
la représentation et des mécanismes de glorification.
C’est cette surexploitation qui les décrédibilise, eux et la
pose photographique elle-même puisque « toute pose est
posture,
1
toute
posture
théâtre,
tout
théâtre
Michel Onfray, La sculpture de soi : La morale esthétique, Éditions
Grasset & Fasquelle, 1993, p.59
143
affabulation. » 1 Mais la dénonciation du cliché iconique,
pour être reçu tel quel, exige la reconnaissance d’un
métalangage qui se situe en équilibre difficile entre la
fascination pour son objet et la re-fonctionnalisation de
celui-ci. Mon travail ne saurait se limiter à l’unique
production des images de gloire sans que ne s’érode
bientôt sa capacité à l’impact. On connaît les faiblesses
des tentatives d’infiltration et de déconstruction des
mécanismes de la société du spectacle. Le spectateur
n’est souvent pas assez averti ou attentif pour voir la
critique sous-jacente du modèle infiltré. L’œuvre de
Barbara Kruger en est un bon exemple. Ses affiches
détournant l’imagerie publicitaire, se sont souvent vues
absorbées par le flux continu des images qu’elles
dénonçaient jusqu’à y être assimilées. Mais est-ce une
raison pour refuser toute ambiguïté ? Dois-je me limiter
à juxtaposer les figures glorieuses de mes modèles dans
un goût certain pour l’ironie ? Ne puis-je pas aller plus
loin en offrant autre chose que l’image lisse qu’ils
croiront m’imposer jusqu’à la fin ? L’histoire de la
modernité a largement été celle d’une volonté farouche
de se libérer des pièges de l’imitation, du semblant et du
1
Paul Ardenne, L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe
siècle, op. cit., p.178
145
simulacre. À tel point que l’histoire de l’art pourrait se
lire comme une déconstruction critique de nos manières
spontanées de voir et de nos croyances en matière
d’image. Puisque rien ne dispose les individus à se livrer
sans fard devant mon objectif, comment puis-je ne pas
trop m’éloigner du corps réel, vivant et imparfait ?
Détourner l’image des modèles apparaît comme le seul
moyen pour mettre fin à l’hyperbole. C’est ce que tente
d’introniser le deuxième volet de mon travail dans lequel
l’homme cartésien, maître et possesseur de toute chose, a
fait son temps.
147
2
La nécessité du détournement
Ne figurer que la gloire du corps, c’est en ignorer un
autre versant, l’envers du triomphe : la condition
mortelle, la fragilité, l’imperfection. S’il peut magnifier la
vie, le corps proclame en même temps notre finitude et
nos failles. Interroger la notion de corps c’est éclairer
plus ou moins l’un ou l’autre de ses deux visages, celui à
la fois prométhéen et dynamique de son pouvoir
démiurgique et celui tragique et pitoyable de sa
temporalité, de son usure et de sa précarité.
Mon travail n’échappe pas à cette double nécessité :
gloire d’un bord et déchéance de l’autre. Mise en doute
du sujet, mise en pièce de sa figure.
151
En arrachant à l’intentionnalité du modèle ce moment
fortuit où il n’est plus dans la représentation, je le
trompe. De dos, penché vers l’avant pour refaire son
lacet, le Bachelor n’est pas préparé au déclenchement de
l’obturateur. Le corps surgissant entraîne alors dans son
élan le regard du spectateur qui butte sur l’image
proéminente de son postérieur. L’habit n’est plus le seul
à l’honneur alors que pour le Sapeur il est le
mètre-étalon de sa valeur individuelle, le témoin de sa
maîtrise de soi et de sa capacité à apparaître sous son
plus beau jour. C’est avec ce souci du détail que le
Bachelor a interrompu la séance de pose afin de renouer
son lacet, course vers la perfection qui l’entraîne vers sa
chute. La lumière et la facture esthétique de l’image,
dans la veine des photographies contemporaines de
studio, entrent alors en collision avec la vulgarité de la
scène. Les détails du cuir et de l’étoffe, jusque là sous les
feux de la rampe, mariés à cette posture inélégante
forment un couple aussi étonnant qu’impromptu. Pas de
figure glorieuse ici mais un cadrage hasardeux qui
découpe le corps et le représente dans une position peu
avantageuse. Formellement incisive bien qu’incontrôlée,
cette image frappe par la violence qui est faite au sujet.
Emprunte de trahison car volée à l’attention du modèle,
153
elle résilie le pacte tacite qui unissait photographiant et
photographié dans la création d’une image qui soit la
négociation des deux désirs. Une tricherie aux règles du
jeu qui se présente comme une des rares occasions de
pointer du doigt la supercherie des Sapeurs. Preuve est
faite que l’impression de réalité que peut contenir une
image est une chose fragile et délicate qui peut être
bouleversée à chaque instant. C’est le petit trou dans le
gilet du Bachelor qui fait s’écrouler le mythe de l’homme
riche. Et cette maladresse est si fortement en
contradiction avec l’image désirée qu’elle affecte, malgré
son insignifiance, la représentation toute entière. Elle
devient le « signe que le spectacle tout entier est
mensonger. » 1 La performance illusionniste des Sapeurs
se fissure au regard de cette image qui fige leur pauvreté.
Détournement par filouterie.
1
Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : La présentation
de soi, op. cit., p.55
155
Le parti pris photographique devient plus fort et
l’intentionnalité du photographe plus assumée. Le corps
n’est plus représenté dans sa plénitude insolente et
l’espace entre photographe et modèle s’est raccourci.
Habitué à mes photographies plus lointaines, le
spectateur peut être surpris par ce cadrage serré sur le
visage. Le calme qui s’en dégage s’oppose au corps
expressif et entreprenant présenté dans les autres images.
La douceur des teintes pastelles et la lumière tamisée
dressent un univers douillet qui invite à la mélancolie. La
pâleur de l’épiderme convoque une impression de
fragilité et renforce la sensation d’intimité. La résille sur
les cheveux de Sugar et ce qu’on devine être un kimono
d’intérieur accentuent l’impression de confidentialité. La
prise de vue en contre-plongée n’évoque plus la
soumission actée de Sugar mais plutôt sa vulnérabilité.
Le faux cil fourni et ténébreux qui habille son œil gauche
affadi l’autre et semble endeuiller Sugar de son œil droit.
Ce défaut de symétrie ébranle notre crédulité face aux
photographies précédentes. Le regard séducteur de la
danseuse, une fois dénudé, révèle son imposture.
Symbole d’un personnage en construction, cette
photographie capture un des prémices de la mise en
scène de soi. Image du travestissement, elle pourrait
157
presque faire écho à quelques photographies de Nan
Goldin1 .
Déguisée et grimée, Sugar nous imposait son autorité de
séductrice, elle semble désormais concentrée et apaisée
par la mécanique familière de ses gestes. Le temps
s’égraine, les minutes peuvent laisser place aux heures,
peu importe, « une belle fin suppose de beaux moyens,
tout sculpteur de soi le sait. » 2
Alors que les modèles tentent de ne jamais dévoiler les
coulisses du théâtre de leur image, alors même qu’ils
dissimulent toute activité incompatible avec cette forme
polie qu’ils incarnent, Sugar retrouve la faillible part
humaine abandonnée dans sa recherche de perfection.
Sensation d’insolite lorsque le convoité glamour
trébuche sur ses propres éclats et s’écrase dans le vrai.
Détournement qui déroute.
1
On pense aux images de travestis que l’artiste réalise entre 1972 et
1992 et qui ont fait l’objet d’une édition sous le titre The Other Side,
Éditions Scalo, 2000
2
Michel Onfray, La sculpture de soi : La morale esthétique, op. cit., p.133
159
Avec cette image de Carmel, nous appréhendons une
nouvelle donne. Le corps ne sidère plus, il disparaît pour
laisser place à un visage à demi caché par des mains
noueuses. Elle ne joue pas. Le regard du spectateur se
heurte à celui du modèle, directement pointé vers
l’objectif. L’œil inquiet et les mains dressées comme un
rempart à l’image nous livrent un versant de Carmel que
l’on ignorait jusqu’alors. Gêne d’un modèle qui s’est
peut être trop donné ? Fatigue, lassitude ou image fragile
de celle qui semble réaliser que son corps, loué pour
quelques
heures,
est
instrumentalisé ?
Ce
léger
vacillement, presque anecdotique, ne peut manquer
d’évoquer le travail de Rineke Dijkstra et plus
particulièrement sa série Adolescents sur la plage dont les
images n’ont de cesse d’aller et venir entre des poses
stéréotypées et une gêne perceptible, imputable à la
cérémonie de la pose.
161
Figure 12
Figure 13
Figure 14
Figure 15
163
Comme le nu de l’âge classique idéalisait la femme sans
évoquer le commerce fait de son corps, comme le nu
féminin académique du XIXe siècle, lisse et apprêté, ne
disait rien des violences faites aux femmes dans la société
bourgeoise de l’époque, les premières images de Carmel
évitent l’écueil du corps qui s’échange et qui s’expose.
Mais la nudité du visage dans cette image, renforcée par
la juxtaposition de sa carte de visite, éclaire le rapport de
pouvoir que j’exerce par mon statut de photographe
cliente. Cette information vient également perturber la
vision
du
spectateur
dont
l’imaginaire
impose
communément une relation d’étroite intimité entre le
photographe et son modèle de nu. Intimité sans laquelle,
pense-t-il, un modèle ne pourrait pas s’ouvrir sans
réserve. Ces deux images provoquent l’effondrement du
fantasme bien-pensant selon lequel Carmel ne pourrait se
livrer à cette vaniteuse série de poses sans avoir instauré
au préalable un lien ténu avec moi. En réalité, nous
échangeons peu. Dès la premier séance, Carmel se donne
sans restriction et c’est finalement de cette première
entrevue que surgiront mes meilleures images. Ainsi, mes
photographies de Carmel ne sont pas, contrairement à
toute attente, le résultat d’une approche progressive et
sensible de son intimité. Mon regard est en fait bien plus
165
superficiel que celui de Cumming et celui du spectateur
en devient plus voyeur. Les apparences heurtent donc de
plein fouet la projection du spectateur : il n’a pas fallu de
courage ou de force morale indomptable à Carmel pour
s'afficher et s'assumer de la sorte à la médiation du
regard du photographe. Loin d’alimenter le mythe d’une
relation profonde entre photographe et modèle, ces
images font vaciller les idées reçues.
Détournement par carrière.
167
Les images-faille1 blessent les stéréotypes mis en place à
un double niveau idéologique et esthétique. Si les
premières photographies relèvent d’un académisme de
construction, les secondes révèlent une spontanéité,
souvent maladroite (cadrage fortuit, flou de bougé), qui
se fait l’instrument de ma désaliénation2 . Aussi
imprévisibles que signifiantes, elles donnent à voir cette
« corporéité de théâtre où l’on voit bien que le
1
Éprouvant à ce stade la nécessité de les nommer, ce terme désigne les
photographies du deuxième volet de mon travail.
2
J’ai connaissance du concept d’aliénation chez Marx. Le terme
désaliénation sera entendu ici comme une indépendance vis-à-vis des
systèmes de représentation imposés par l’autre.
personnage n’est pas d’acier mais de verre, la figure
n’habitant pour la circonstance qu’un vide. » 1 Il n’est
plus question de donner à voir les postures sous le signe
de la perfection mais de faire tomber les masques, non
sans une certaine violence. Avers et envers de la même
médaille, les figures dévotionnelles et leurs altérations
fonctionnent en parallèle. Si le détournement apparaît
comme une nécessité absolue, il en est de même pour les
images de gloire. Car ne conserver que les images-faille
reviendrait à tomber dans cette autre convention, celle
du goût théâtral pour « l’univers fin de fête » 2 . Il ne s’agit
pas de décréter que l’humain est réductible aux figures
dévalorisées d’un monde désenchanté dans un penchant
complaisant pour la déconsidération ; mais plutôt d’en
révéler les aspérités. Comment procéder alors que le
pouvoir de représentation des modèles est si fortement
établi ? Quels outils, quels stratagèmes me permettent de
rejouer la pose de ce qu’ils sont ?
1
Paul Ardenne, L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe
siècle, op. cit., p.56
2
Id., p.172
169
3
La stratégie et ses mécanismes
Lors des séances de prise de vue je m’exprime le moins
possible, laissant advenir l’autre dans son altérité relative.
Il s’agit de lui « ménager un espace de vie qui [soit]
l’espace même du portrait. » 1 Puisque leurs attitudes ne
sont pas le fruit de ma demande et que leur état de pose
est non négociable, pour m’exprimer je dois surprendre.
L’oeil cherche des points de passages, des fractures, des
espaces géographiques et temporels à partir desquels
pourrait s’élaborer une image de la fissure. Je me
transforme en élément perturbateur, tente de créer des
opportunités qui ménageront des surprises et des zones
d’ombre. Avec Carmel, la fatigue devient une arme. Je
l’use dans un enchaînement ininterrompu de poses et de
chorégraphies sans but, jusqu'à ce qu’à bout de souffle,
elle ne maîtrise plus la représentation. Adoptant dans les
premières images une mine glorieuse et fière, elle finira
par abandonner sa position de dominatrice et dévoiler sa
lassitude. Dans l’exercice de mise en scène des modèles
tout est fait de projets, de calcul et de desseins. Si leurs
poses sont préfabriquées, pensées par et pour la
photographie, à l’inverse, je fonctionne dans l’urgence ou
la frénésie. Je ne suis pas maître de ce que je recueille,
1
Jcan-Marie Schaeffer, « Du portrait photographique », op. cit., p.23
173
tout au plus je construis des situations dont le résultat
n’est jamais prédéterminé.
Les images-faille sont par essence interstitielles. Figures
de l’entre-deux, elles représenterons l’envers de la beauté
statique, immobile et mécanique proposée par les
modèles. Véritables entractes de la représentation, elles
sont le lieux de tous les possibles, de tous les
étonnements. La pause, en tant qu’intervalle temporel
suspendu à l’attention du modèle, fait partie des
stratagèmes concourant au surgissement d’une image
imprévue. Dans mon travail avec les Sapeurs, c’est bien
cette pause, admise par une seule des deux parties, qui
crée l’image. Avec la photographie du faux cil nous
sommes également dans un moment suspendu, un
intermède confidentiel en off de la représentation.
Monumentalisation d’un instant bref et partiel, l’image
nous livre les dessous de la fabrication d’un effet. Dans
cette halte furtive entre deux gestes, je fige Sugar à demimot, dans la douceur d’une scène où elle oublie de se
sexualiser. Ménager un espace de dispersion et attendre
avec attention le moment de recueillir ce qui arrivera à
coup sûr, tel est la stratégie nécessaire à la réalisation de
ces instantanés.
175
Les différents processus du détournement provoquent
des situations imprévisibles et singulières qui s’opposent
à l’académisme photographique du premier acte.
J’expose le corps scénique des modèles et celui de la
réalité dans une confrontation douloureuse. Comme des
éclats grotesques de réel, les dernières images éludent
l’écueil du premier degré, contrecarrant le flux des
photographies trop idéalisées et formalisées. Par leur
message et leur esthétique, les images-faille donnent
inévitablement, par réverbération, une autre portée aux
premiers portraits. Elles permettent non seulement d’en
reconsidérer la conception mais aussi de remettre en
cause les perceptions convenues. Il en surgit une
confrontation qui s’articule entre artifice et réalité, le
premier devenant l'architecture du second et vice versa.
Cette opposition constante, en créant différents types
d’effondrements, nous amuse et nous intrigue mais fait
aussi preuve d’une certaine violence. Celle de
l’acharnement des modèles à vouloir exister, au moins
pour un temps, tel qu’ils ne sont pas. Malgré les corps
imparfaits, le manque de moyens ou les stigmates de
l’âge, ils insistent, s’obstinent à perpétuer le rêve d’une
représentation idéale. Ils savent qu’in fine, de ce jeu de
rôle, restera l’image et son illusion de vérité. « L’image se
177
tait. Cependant nous croyons en [elle] comme
représentation de ce que nous vivons. »1
Alors que l’on passe d’une image de théâtre à celle des
coulisses, il s’établit une dialectique entre ce que voit le
photographe et ce qu’il donne à voir, à savoir entre le
réel et sa représentation. Pour chercher ce qui dans mes
images résiste au simulacre et ce qui à l'inverse
appartient au réel, il faut poser comme préalable un
doute quant au champ de la représentation. Dans une
société où l’image est notre plus petit dénominateur
commun médiatique, il ne s’agit pas d’interroger
exclusivement le rapport de vérité entre les modèles et
leur portrait mais de questionner notre croyance aux
images et à l’imaginaire collectif qu’elles véhiculent. Élire
une image à l’aune de nos désirs signifie instituer son
usage instrumental. Mes premières images sont enrôlées
de force dans le récit des modèles, constituant la fiction à
laquelle ils ont besoin de croire.
1
Steven Bernas, La croyance dans l’image, Éditions L’Harmattan,
2006, p.7
179
S’il prend les mécanismes de la société comme terrain,
mon travail ne revendique pas une portée documentaire.
Je ne m’attache pas à décrire les particularismes
identitaires ou les revendications de chacun des modèles
pour en dégager un intérêt politique. Moins que de faire
le récit en image d’histoires particulières, ce qui
m’intéresse c’est ce qui transforme le quotidien en
spectacle, ce qui place les artifices au service de la vanité.
En faisant émerger des décalages, des oppositions et des
formes contradictoires, mes portraits tentent de former
un kaléidoscope des multiples facettes de la présentation
de soi dans notre société contemporaine, avec ses espoirs
et ses désillusions. Evidemment cette donnée du travail
ne s’est imposée qu’assez tard. Il est vrai qu’un travail
artistique se dévoile en se faisant, et que c’est en
mesurant la difficulté d’imposer ma singularité face à des
modèles, plus âgés et expérimentés, que j’ai pris goût au
détournement. Mon but, au commencement, n’était pas
d’utiliser les modèles afin d’en discerner l’ambivalence et
les faiblesses. Je porte de l’intérêt à beaucoup de choses
qui traversent ma route et c’est le hasard de mes
rencontres qui m’a donné envie d’aller plus loin dans un
choix de prime abord esthétique. J’ai en effet trouvé
immédiatement un talent photogénique à un modèle de
181
nu hors normes et à une troupe de cabaret burlesque.
Leur adhésion sans réserve à mes projets n’éveillait pas
encore mes premières interrogations mais suscitait, au
contraire, de l’engouement et de l’énergie. Il faudra
attendre plusieurs séances avec Carmel pour que, ce qui
sera pour moi une nouvelle évidence, naisse. Si de
pudeur il n’y a pas, c’est que c’est d’un rôle dont il s’agit
dans ces images. Et moi quel rôle devais-je tenir ? Celui
du dupe ou au contraire du scénariste et explorer cette
ambivalence ? C’est avec ce questionnement sous-jacent
que j’entreprenais mon travail dans le monde du
burlesque et l’image avec un grand I cheminait vers son
double. Mon rôle lui-même devint multiple car si
l’envers du décor me saute désormais au yeux, le travail
pour le construire fit malgré tout mon admiration. Et
c’est sans hésitation que je veux désormais me faire le
relais de ces beautés éphémères. C’est en approfondissant
mes recherches sur cette étonnante dualité que je
contacte les Sapeurs. Je trouve immédiatement en cette
nouvelle
dorénavant
rencontre
mon
un
travail
terreau
fertile.
comme
celui
J’aborde
d’une
démystification et l’innocence qui fût la mienne devient
alors feinte, comme l’était l’image désirée et produite par
mes sujets. Du statut de faire-valoir, je passe à celui
183
d’auteur et ce, parfois, au détriment de mon honnêteté
envers mon modèle.
Si mes intentions de photographe sont désormais claires,
j’ai
conscience
que
les
images-faille,
trop
peu
nombreuses, restent pour certaines encore anecdotiques
voire objet de surinterprétation. D’autre part, ce type de
travail pose inévitablement la question de sa réception.
En voulant simultanément pointer du doigt les codes
dominants qui irriguent de toute part le champ de la
symbolique sociale et s’en emparer pour en jouer, on
risque de ne plus pouvoir distinguer les formes critiques
de celles qu’elles dénoncent. Comment le spectateur qui
ne connaîtrait pas mes préoccupations peut-il saisir les
enjeux de ce travail ? Ma position face au discours du
modèle doit être non seulement plus assumée mais
immédiatement identifiable. Le choix du titre s’impose
alors comme une direction possible.
185
Conclusion
Ce mémoire a proposé l’étude de la relation entre le
portrait photographique et ses modèles, entendus au
double sens du terme : d’une part les personnes
représentées et de l’autre les canons de la représentation.
Théâtre d’un rapport de force entre photographiant et
photographié, mon travail est aussi le terrain d’une
dyade. Un espace où les deux volontés de photographe et
de modèle se complètent réciproquement. Lorsque le
compromis est impossible, les divergences, l’antagonisme
des aspirations ainsi que la lutte qui en découle peuvent
devenir féconds. L’image cristallise alors un jeu de
pouvoir dont vainqueurs et perdants ne sont jamais
donnés d’avance.
Si le portraituré expose son regard et son corps au risque
de la photographie, le photographe s’expose à son tour à
travers la manière dont il dévoile son modèle. S’il impose
la souveraineté de sa volonté de puissance à la personne
photographiée, on lui reprochera son manque de
morale1 ; si, à l’inverse, c’est le modèle qui l’utilise pour
1
La question de la morale subit alors un déplacement. Il s’agira ici d’un
défaut de symétrie quant à la volonté du modèle dans une rupture de
l’accord tacite qui engage le photographe à lui fournir une image qui
lui convienne (que ce soit esthétiquement ou idéologiquement).
189
accéder à une image narcissique de lui-même alors il sera
considéré comme simple instrument de communication,
produisant des images de masse1 .
Entre l’intime et le public, les photographies sont le lieu
de toutes les subjectivités. Source de débats et de
conflits, elles sont le reflet des lois, des mentalités, des
désirs et des limites qu’une société peut donner à la
représentation. D’un pays et d’une culture à l’autre, la
photographie s’inscrit donc dans cette
insoluble
dialectique de la liberté et de la contrainte. Bien qu’elle
Figure 16
soit le lieu d’une liberté d’expression fondamentale,
l’image est aussi sans cesse confrontée à la morale
publique, à la censure ou à la pression. Mais art et
document peuvent-ils faire cause commune dans ce
devoir éthique2 du photographe ? Le contrôle des images
peut-il avoir l’art contemporain pour terrain ?
Si la pratique du photojournalisme est particulièrement
concernée par la critique en terme d’éthique (l’exemple
1
En opposition aux images d’art dont l’originalité dépend de la
personnalité de l’auteur et non de la reproduction d’une réalité
préexistante.
2
Notion comprise ici comme le règlement universel inscrit dans une
culture.
191
le plus connu est celui de Kevin Carter1 ), les
photographes-auteurs sont eux aussi confrontés à un
certain nombre de devoirs et notamment en ce qui
concerne le respect du droit à l’image et à la vie privée
des personnes représentées. Qu’advient-il alors quand la
négociation des deux désirs de photographe et de modèle
est impossible, quand la liberté de création de l’un
devient tributaire d’un vol de l’image de l’autre ? À ce
titre on pourrait citer la série L’autre que réalise Luc
Delahaye entre 1995 et 1997. Le protocole de ce travail
est simple : son appareil en évidence autour du cou et le
déclencheur dans une poche, l’artiste s’assoit dans le
carré central du métro parisien et photographie la
personne qui lui fait face, quelle qu’elle soit et sans
qu’elle en ait conscience. Plus de mille voyageurs seront
ainsi figés et quatre-vingt-dix de ces portraits anonymes
Figure 17
seront édités dans une monographie en 1999. L’ouvrage,
unanimement salué par la critique, fera néanmoins
l’objet d’un procès en 2002 où l’un des voyageurs,
invoquant le droit à l’image, récusera l’exploitation
1
Le reporter sud-africain est célèbre pour sa photo La fillette et le
vautour, réalisée au Soudan et représentant un enfant affamé observé
par un rapace. En 1994, il reçoit le prix Pulitzer pour cette image mais
sera du même coup accusé d'avoir abandonné la fillette au vautour qui
entendait la dévorer.
193
commerciale de ses traits à laquelle il n’avait jamais
entendu se prêter. Cette affaire fera jurisprudence en
faveur de la liberté d’expression, la défense soulignant
habilement que l’œuvre, dont l’apport sociologique et
artistique du comportement humain avait été souligné
par Baudrillard, n’aurait pu voir le jour si les images
avaient été réalisées à la vue de tous. Mais si ce procès
s’est soldé par une victoire de la liberté de création, il
n’est pas rare que la censure s’immisce dans le champ de
l’art. Le contrôle de l’image étant inévitable, le domaine
n’en est donc pas exempt. Que l’on pense à la
rétrospective The Perfect Momentt1 de Mapplethorpe à
Cincinnati ou plus récemment, à celle de Larry Clark au
musée d’art moderne de la ville de Paris2 , le principe de
censure adopté révèle que l’art n’est pas ce continent à
part, ce domaine imaginaire où la liberté d'expression
peut tout permettre, tout représenter, tout discuter. En
1
Présentée au Contemporary Arts Center en 1990, l’exposition est
rapidement amputée de sept photographies considérées comme
litigieuses par les autorités et son directeur inculpé pour obscénité et
usage illégal de photographies d’enfants nus. Pour plus de détails à ce
sujet, consulter Daniel Girardin et Christian Pirker, Controverses : Une
histoire juridique et éthique de la photographie, Lausanne, Actes
Sud/Musée de L’Élysée, 2008, p.200-201
2
En 2010, la Mairie de Paris interdit l’entrée de l’exposition aux
mineurs, une première dans un musée français.
195
réalité, qu’elles soient documentaires, de mode, d’art ou
de science, les photographies sont toujours jugées « en
regard d’une lecture et d’une interprétation qui sont le
reflet de l’idéologie dominante du moment. » 1
197
1
Daniel Girardin, « Le droit à la photographie » in Controverses : Une
histoire juridique et éthique de la photographie, op. cit., p.10
Bibliographie
Ouvrages théoriques
Paul Ardenne, L’image corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris,
Éditions du regard, 2001
Roland Barthes, Système de la mode, Éditions du seuil, 1967
Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Éditions Galilée, 1979
Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Éditions Gallimard, 1992
David Le Breton, La sociologie du corps, Paris, Presses Universitaire de France,
1992
Michel Onfray, La sculpture de soi : La morale esthétique, Éditions Grasset &
Fasquelle, 1993
Sally O’Reilly, Le corps dans l’art contemporain, Trad. Lydie Échasseriaut,
Paris, Thames & Hudson, 2010
Catalogues d’expositions
Philippe Arbaïzar, Portraits, singulier pluriel 1980-1990 : Le photographe et
son modèle, cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, 1997
Daniel Girardin, Christian Pirker et Christian Dumais-Lvowski (dir.),
Controverses : Une histoire juridique et éthique de la photographie, cat. exp.,
Paris, Bibliothèque nationale de France, 2009
Pierre Stiwer et Paul Di Felice, Les trahisons du modèle : Tendances et sensibilités
dans la photographie contemporaine, cat. exp., Le Havre, 2000
Monographies
Donigan Cumming, Pretty Ribbons, Zurich, Éditions Stemmle, 1996
Luc Delahaye et Jean Baudrillard, L’autre, Londres, Phaidon, 1999
Rineke Dijstra, Portraits, Boston, Institute of Contemporary Art, 2001
Marc Garanger, Femmes algériennes, 1960, Éditions Contre jour, Paris, 1982
Nan Goldin, The Other Side, Éditions Scalo, 2000
199
Articles
Gilles Brunel, « Le corps humain comme outil de communication :
perspectives méthodologiques actuelles » in Anthropologie et Sociétés, vol. 3,
n° 2, 1979, p. 1-20
Olivier Burgelin, « Barthes et le vêtement » in Communications, n°63, 1996,
p.81-100
Marie-Michèle Cron, « La fonction sociale du photographe », in ETC, n°
25, 1994, p. 35-38
Jean-Pierre Le Grand , « Le nu contemporain : travestissements et
dévoilements » in Vie des arts, vol. 38, n° 152, 1993, p. 28-33
Karl-Gilbert Murray , « Le travestissement : L’imitation comme processus de
transformation », in ETC, n° 64, 2004, p. 24-29
Danielle Orhan, « Faites vos jeux dans l’art contemporain », Actes de la
journée d’études La Satire : Conditions, pratiques et dispositifs, du romantisme
au post-modernisme XIXe - XXe siècles, le 10 juin 2006, Université Paris 1
Panthéon–Sorbonne
Alain Pelletier, Bernard Schütze et Richard Riewer, « Corps glorieux » in Art
actuel, n° 63, 1995, p. 30-31
Colette Pétonnet, « J.-D. Gandoulou, entre Paris et Bacongo » in L’Homme,
n°93, 1985, p. 128‑129
Mémoire
Angélique Andreaz, New Burlesque et post-féminisme : Entre régression et
transgression, Mémoire de recherche en Lettres et art, Université Stendhal,
Grenoble, 2012
Sites internet
www.donigancummings.com, site personnel de l’artiste
www.guggenheim.org, musée Solomon R. Guggenheim, New York
www.magnin-a.com, galerie André Magnin, Paris
www.musee-rodin.fr
www.sfmoma.org, muséé d’Art Moderne de San Francisco
201
Table des illustrations
1
Marc Garanger, Portrait de Cherid Barkaoun, 1960, 1960, Tirage
argentique noir et blanc
2
Donigan Cumming, 28 Janvier 1990, 2007, Impression jet d’encre,
38.1 x 25.4 cm
3
Donigan Cumming, 10 Octobre 1991, 2007, Impression jet d’encre,
38.1 x 25.4 cm
203
4
Auguste Rodin, Celle qui fut la belle Heaulmière, 1887, Bronze,
50 x 30 x 26 cm, Musée Rodin
5
6
Alphonse-Alexandre Leroy, Études académique, Mine de plomb
Ernest Hébert, Sans titre, ca. 1850, Mine de plomb
7
8
Harry Shunk-John Kender, Le saut dans le vide, 1960, Tirage
argentique noir et blanc, Fondation Roy Lichtenstein
Brassaï, Matisse dessinant un nu, atelier Villa Alesia, été 1939, Paris,
1939, Tirage argentique noir et blanc contrecollée sur bois, environ
60 x 50 cm, Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis
Paul Gavarni, Un dandy à Paris, ca. 1850, Aquarelle sur carton
9
10
Hector Médiavilla, Séverin Mouyengo in front of his house, 2006, 205
Chromogenic print sous Plexiglas, collé sur aluminium, 100 x 70cm,
Galerie André Magnin
11
Hector Médiavilla, Willy Covarie with a bottle of red wine,
2008, Chromogenic print sous Plexiglas, collé sur aluminium,
100x70cm, Galerie André Magnin
12
Rineke Dijkstra, Kolobrzeg, Poland, July 26, 1992, 1992,
Chromogenic print, Édition de 6, 153 x 128.9 cm, Collection du
Musée d’art moderne de San Francisco
13
Rineke Dijkstra, Hilton Head Island, S.C., USA, June 24, 1992,
1992, Chromogenic print, Édition de 6, 153 x 128.9 cm, Marian
Goodman Gallery, New York
14
Rineke Dijkstra, Coney Island, N.Y., USA June 20, 1993, 1993,
Chromogenic print, Édition de 6, 153 x 128.9 cm, Solomon R.
Guggenheim Museum, New York
15
Rineke Dijkstra, Odessa, Ukraine, August 4, 1993, 1993,
Chromogenic print, Édition de 6, 153 x 128.9 cm, Solomon R.
Guggenheim Museum, New York, 1993
Kevin Carter, La fillette et le vautour, 1993, Soudan
16
Luc Delahaye, L’Autre, 1995-1997
17
207

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