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DYADE Lila Neutre Sous la direction de Marie Gautier Membres du jury : Marion Duquerroy et Joëlle Le Saut Master ENSP, 2013 DYADE Lila Neutre Sous la direction de Marie Gautier Master ENSP, 2013 Sommaire 7 35 Introduction I. L’architecture de soi comme œuvre à part entière 39 81 105 1) La mise en corps des jeux du monde 2) La métamorphose des modèles, un art de la personne vivante 3) Une fragilité inavouée 133 II. L’espace du photographe, choix et pouvoir 137 155 179 1) Le photographe comme miroir de l’intention des modèles 2) La nécessité du détournement 3) La stratégie et ses mécanismes 197 Conclusion 209 Bibliographie 215 Table des illustrations 5 Introduction Convaincus que le médium photographique œuvrait sans artifice, quantité de photographes nourrirent l'ambition de dévoiler la véritable image de leur sujet, le reflet authentique, l'éclair révélateur de sa nature intime. Parce que la sensibilité du dispositif photographique était mécanique, c'est-à-dire neutre a priori, elle pouvait fixer tous les visages d'un même individu, y compris (et peut être surtout) le moins contrôlé, le plus inconsciemment abandonné au naturel de chacun. Telle était du moins la théorie du portrait dit psychologique ou de la ressemblance intime développée par Nadar puis d’autres à sa suite ; et tel était leur métier : réussir à déconditionner le modèle des airs de représentation conventionnels pour laisser transparaître son vrai visage. C’est imprégnée de ces illusions que je rencontre Carmel. 9 Au fil des séances de prise de vue, je réalise à quel point Carmel est cet archétype du corps performatif, emblème de la dépense totale, de la profusion et de l’excès. Elle n’a d’autre souci que celui de sidérer. Bien que désarçonnée par cette incroyable propension à poser, je pense encore pouvoir mener la danse. Je tente inlassablement d’instaurer une relation interactive, de la pousser dans un processus d'improvisation, outil de perturbation de son ordre établi. En réalité, la perception qu’elle a d’elle-même ne s’échafaude pas à mon contact. Elle continue d’exécuter ses gestes caricaturaux, m’octroyant le seul rôle de spectatrice de sa performance. Lorsque l’espoir de capter des moments de doute, d’hésitation ou d’interrogation devient plus faible, je prends conscience que je m’étais risquée à confondre personne et image. Fascinée devant l’identité souveraine et figée de Carmel, j’en oubliais son rôle, celui d’une actrice qu’on ne pouvait pourtant ignorer. Cette série, de toute évidence, ne livre rien du modèle. Il s’agit tout au plus de la projection de mes fantasmes photographiques et du terrain de jeu d’un modèle. Trace d’une domination d’âge et d’expérience, connaissance de l’image en toile de fond. son extrême 23 Cette expérience d’une figuration impossible, point aveugle de ma relation à Carmel, révèle à quel point la fabrique du portrait en photographie est fonction de deux humains, de deux regards qui s’éprouvent réciproquement et dont les désirs et les attentes ne coïncident jamais. Impossible pour le photographe de se targuer de maîtriser l’autre pour en faire une image, il s’agira tout au plus de compter et composer avec lui. Pourtant, et même s’il est admis qu’il reçoit autant qu’il donne, le photographe est souvent donné vainqueur de cette relation de pouvoir en jeu avec le modèle. Que l’on pense aux portraits ethnographiques du XIXe siècle ou plus récemment aux Algériennes photographiées par Figure 1 Marc Garanger 1 , les scandales concernant le consentement bafoué ou extorqué du portraituré sont nombreux. Force est de constater que l’on oublie souvent que l’autoportrait virtuel du modèle peut aussi revendiquer sa place. La question implicite du pouvoir semble inévitablement surgir de cette pratique de la 1 En 1960, Marc Garanger est envoyé en Algérie pour effectuer son service militaire. Photographe du régiment, il reçoit l’ordre de faire les photographies d’identité de plus de deux milles Algériens, principalement des femmes, pour leur attribuer des papiers français. Obligées de se présenter aux yeux d’un inconnu sans leur voile, les femmes font l’expérience d’une violence photographique. 25 photographie. Pouvoir entendu au sens large comme autorité culturelle, politique ou idéologique ; mais aussi, lorsqu’il s’agit du portrait, comme mainmise symbolique sur l’autre. Comme le souligne Jean-Marie Schaeffer1 , on fait un tableau mais on dit prendre une photo. En outre, il suffit d’observer la façon dont on interpelle, fait des grimaces ou promène les caméras des reportages télévisés pour comprendre que leur présence est non seulement totalement intégrée mais que cette conscience de l’objectif comme acteur (et non plus comme simple appareil d’enregistrement) est déterminant dans le face à face que le photographe entretiendra avec son modèle. Consciemment ou non, l’intention du photographe influe sur le comportement de son modèle qui dès lors devient le reflet de sa projection. On ne s’étonnera donc pas, dans nos sociétés occidentales, de voir le modèle jouer avec le photographe, modulant son comportement sur ses attentes présumées. Le simple bruit de l’obturateur, en se faisant l’énoncé de son désir d’image, 1 Jean-Marie Schaeffer, « Du portrait photographique » in Portraits, singulier pluriel 1980-1990 : Le photographe et son modèle, Catalogue de l'exposition Portrait, singulier pluriel (Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, 14 octobre 1997 – 18 janvier 1998), Éditions Hazan/Bibliothèque nationale de France, 1997, p.13 27 expose l’imaginaire du photographe et invite le modèle à continuer dans la voix dans laquelle il s’était engagé ou d’en changer. Il faut alors s’interroger sur la place que l’on cherche à occuper en tant que photographe et choisir le lieu de cet étrange combat dont surgiront les lignes de force à partir desquelles se cristallisent à la fois l’identité du photographe et celle du modèle. Expérimenter ces limites et leur déplacement, telle est l’ambition de mon travail. Peut-on être autonome sous la contrainte d’un résultat attendu ? Les personnes représentées peuvent-elles être considérées comme des artistes façonnant leur image ? Le photographe peut-il leur céder ses droits ? Dans quelle mesure peut-il rester créateur s’il se réduit à l’expression de leur volonté ? Comment retrouver le pouvoir de faire ? À ce stade de l’introduction, il convient de préciser que les modèles avec lesquels s’est construit le travail photographique dont on tentera ici l’analyse, sont tous des professionnels de l’image. Non seulement une partie 29 d’entre eux la monnayent (comme Sugar Da Moore, danseuse de cabaret burlesque mais aussi Carmel, modèle vivant pour les écoles d’art) mais encore et surtout, ils font de leur apparence l’emblème d’une revendication sociale et politique. Dans une forme maîtrisée de l’artifice et du théâtre, mes modèles triomphent dans la métamorphose, transformant l’être qu’ils habitent en un terrain de jeu et d’expression. Véritable architecture de soi, leur mise en scène pourrait, à elle seule, se constituer comme œuvre. Il paraît alors évident que la lutte pour le pouvoir entre le photographe qui cherche à imposer sa vision d’auteur et le modèle qui se revendique sculpteur de sa propre statue, est exacerbée. Que se passe t-il quand les modèles, eux aussi, ont quelque chose à exprimer ? Peut-on exister dans le discours visuel de cet autre dont la conscience prééminente de l’image renvoyée impose des canons de représentation difficiles à subvertir ? Créateur ou outil de création ? C’est de cette appréhension à double sens dont il va être question. Nous déclinerons en conséquence un certain nombre de questions liées à la notion de l’intime, à la représentation et à l’écart entre le réel et son image, mais aussi à l’image de soi offerte ou confrontée aux autres et 31 au décodage du monde visuel qui nous entoure. Dans un premier temps nous ferons état des volontés du modèle, de ses aspirations esthétiques et sociologiques puis nous prendrons place du côté du photographe et de son pouvoir de faire. 33 I L’ ARCHITECTURE DE SOI COMME OEUVRE À PART ENTIÈRE Façonné par les contextes socio-culturels, le corps, depuis les années 60, est devenu le vecteur sémantique de notre relation au monde. Parce qu’il est le lieu de la coupure, de la différenciation individuelle et de la séparation entre moi et les autres, on lui prête une attention redoublée. Tour à tour émetteur et récepteur, le corps produit continuellement ce que David Le Breton appelle « un répertoire de gestes et de mimiques » 1 qui nous inscrit dans une communauté sociale. Ainsi, à l’heure du culte de l’apparence, le corps est non seulement devenu un objet de fétichisme social mais également un instrument de communication que les sociologues, psychologues et autres spécialistes n’ont eu de cesse d’analyser et de décortiquer2 . Il n’est donc pas de geste gratuit ou d’acte pur lorsqu’il s’agit de créer une image de soi, et les manifestations corporelles des modèles sont toujours virtuellement signifiantes. 1 David Le Breton, La sociologie du corps, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p.4 2 Pour une vue d’ensemble des études touchant à la communication corporelle ou non-verbale, se référer à Gilles Brunel, « Le corps humain comme outil de communication : perspectives méthodologiques actuelles » in Anthropologie et Sociétés, vol. 3, n° 2, 1979, p. 1-20 37 1 La mise en corps des jeux du monde, ou l’image de soi comme instrument de communication Qui suis-je ? Loin d’avoir trouvé des réponses à cette interrogation lancinante que la photographie est venue précipiter au cours de ces dernières années, l’art contemporain a pris coutume d’exposer l’homme moderne perdu dans une foule d’anonymes, dépouillé de toute certitude. Cette inquiétude du sujet occidental en proie au doute et à la difficulté d’exister se fragilise au regard de Carmel, la série photographique précédemment évoquée. Le registre des poses du modèle parle d’un art compris selon son acceptation Winckelmannienne 1 alors que son corps impose à notre regard une dégradation qui produit une oxymore visuelle brutale. Le répertoire glorieux des postures est en complète contradiction avec ses caractéristiques physiques. Nous restons quelque peu interdits devant cette femme dont les attributs ne correspondent en rien aux clichés attendus. La force de cet engagement nous fascine et nous irions même jusqu’à penser que cette dégradation est vécue comme un 1 À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le nu héroïque devient le paradigme de la force de la rectitude morale et la statuaire grecque antique son fer de lance. Les ouvrages de Winckelmann énoncent la thèse selon laquelle le progrès serait favorisé par la contemplation de nus associant perfection physique et rectitude morale. 41 accomplissement, que les deux formules de gloire et de déchéance n’entrent pas plus en conflit ici que dans Pretty Ribbons de Donigan Cumming 1 . Il existe en effet chez cette femme, comme chez Nettie Harris, une nonchalance et un aplomb propre aux corps sûrs de leur capacité à sidérer, comme la méduse 2 grecque. Si les images de Carmel et de Nettie suggèrent le vieillissement et la mort de manière expressive, il me semble qu'elles sont exemptes de tout pathos. La variété infinie des poses et les différentes facettes de ces personnages rendent au vieillissement sa relativité et ses nuances. Le spectre de leurs représentations s'étend de l'image de grâce, au kitsch, en passant par les distorsions clownesques et la tendre beauté. Proposons une analyse comparée. 1 Dans les années 90, l’artiste se fait connaître avec un travail photographique mettant en scène Nettie Harris, une ancienne journaliste et comédienne canadienne alors âgée de 70 ans. De 1982 à 1993, il l’a photographiée chez elle, souvent nue, dans des mises en scène extrêmement travaillées. Pretty Ribbons, la série qui en résulte, a fait l’objet de nombreuses expositions et d’une édition homonyme chez Stemmle en 1996. 2 Fille de Phorcys et de Céto, Méduse est, dans la mythologie grecque, une belle jeune fille dont Poséidon s'éprend. Violée par le dieu dans un temple dédié à Athéna, elle est punie par la déesse qui la transforme en Gorgone. Ses cheveux deviennent des serpents, ses yeux se dilatent et désormais son regard pétrifie tous ceux qui le croisent. 43 45 Figure 2 Nettie joue les divas sous le projecteur improvisé d’une chambre sévère. Son visage, orienté vers la lumière, laisse paraître un rictus amusé. L'amoncellement de vêtements, de cintres et de chaussures qui jonchent le lit nous indique que de nombreuses tenues n’avaient pas fait l’affaire pour ce défilé impromptu. Le lit fait office de podium pour cette représentation en tenue de soirée et la robe brodée semble fortuite dans cet environnement sommaire. Nettie semble fière, pleine d’humour et d’autodérision. Seul le bras maigre et tendu vers le montant du lit soutient son corps frêle et vient, comme une piqûre de rappel, nous signifier sa faiblesse physique. Carmel, elle, est vêtue très simplement. Assise sur son lit, les jambes croisées et le buste droit, elle porte un ensemble noir à col roulé. Pas de grand cérémonial ou de lumière théâtrale dans cette pièce à l’atmosphère poudrée. Elle nous examine et son regard, fier et puissant, provoque une intense sensation de présence. Affirmation de l’ego dans un soupçon de suffisance (ou serait-ce de la défiance ?) L’une détournant le regard dans une sorte de dévotion muette, l’autre nous examinant de sa prunelle percutante ; si Carmel et Nettie adoptent des attitudes différentes, elles restent pourtant deux actrices. Nous savons que ces rôles sont 47 les leurs et que le décor qui les contient n’est autre que leur propre vie. Si les premières mises en scène contrecarraient quelque peu la gravité de ce théâtre, certaines images ne trompent pas. Le décor, dont la froideur est accentuée par une affiche autoritaire, met en relief la fragilité et la totale vulnérabilité de Nettie Harris, à demi drapée dans son rideau de douche bon marché. En photographiant Carmel chez elle, je touche d’un peu plus près ce qui Figure 3 agresse et fait frémir : vieillesse, solitude, et dénuement. La nudité fonctionne comme un prétexte pour exposer un versant de l'existence que nous espérons oublier. Chaque jour, des corps de femmes (abondamment retouchés) sont utilisés pour glorifier jeunesse, beauté et consommation éphémère. Mais que se passe-t-il après usage ? La force - voire la violence - qui surgi de ces images et la répulsion qu'elles suscitent sont révélatrices de notre désir d'éluder et de repousser le plus possible cette confrontation. Nous savons que cette déchéance est notre lot, ces images n’en sont que plus brutales. Bien entendu, le phénomène n'est pas nouveau. Il y a plus de cent ans, Rodin dévoilait Celle qui fut la Belle Heaulmière, 49 sculpture de Maria Caira 1 qui scandalisa par sa subversion des codes traditionnels de la beauté et de la féminité. Mais Paradoxalement, ces images ne manquent pas d’attiser notre désir de voir (pulsion morbide ?) jusqu’à la séduction. 51 Figure 4 1 D'origine italienne, Maria Caira devint à l'âge de 82 ans le modèle de Jules Desbois, Auguste Rodin et Camille Claudel, tous trois fascinés par la force expressive de ce corps abîmé par les épreuves de la vie. Pour plus de précisions, visiter le site Internet du musée Rodin et notamment l’index des noms propres. Sugar Da Moore, deuxième portrait 1 , est danseuse de cabaret dans la mouvance du New Burlesque. 53 1 Si elles mettent en scène des corps et des figures, mes photographies ne représentent pas les modèles en tant qu’individus. Il faudra alors considérer le portrait, non pas au sens de la représentation exacte d’une personne, mais comme l’image d’un personnage fantasmatique. Les modèles n’apparaissent jamais en tant qu’eux-mêmes, c’est ce que vient d’ailleurs souligner l’utilisation de pseudonyme. Pas de balbutiement dans ces images du corps idéalisé, mais un art de la pose qui transforme l’être en effigie. Effigie de la séduction chez cette femme revisitant devant l’objectif une infinie galerie d’archétypes féminins. Allant de la parfaite maîtresse de maison, à la femme-objet, en passant par la marquise libertine, elle réinvente l’imagerie fantasmatique qui alimentait déjà les spectacles de Music Hall. Le New Burlesque emprunte en effet autant aux spectacles légers des cabarets de Paris de la fin du XIXe siècle, qu’à l’imagerie américaine et pin-up des années 50. Mais dès ses débuts, le mouvement s’impose comme une réaction à l’hégémonie des représentations du corps féminin dans la presse, la publicité ou le cinéma, et comme une critique des standards de la société dominante. Pas question de se soumettre aux normes d’une féminité placée sous l’égide du complexe mode-beauté ni d’oublier l’origine italienne de l’appellation Burlesque (burlare) qui signifie bafouer, se moquer de. Il s’agit donc très clairement de s’opposer aux normes orchestrées par les hommes et de renouer avec un glamour qui ne se bornerait pas uniquement aux critères esthétiques d’un corps, mais qui dénoncerait, de manière satyrique voire transgressive nos habitudes visuelles. 59 Le New Burlesque s’inscrit dans un large réseau de revendications et de mutations sociologiques allant de la libéralisation des représentations du corps, à l’exposition de la sphère intime. La généralisation des images à caractère pornographique, la multiplication des discours sur le sexe, achèvent aujourd’hui de brouiller les repères entre vie privée et vie publique. Une sexualité libérée semble devoir être affirmée, écrite, analysée, développée. Le post-féminisme revendiqué par le mouvement du New Burlesque souscrit majoritairement à ces postures de libération sexuelle, en suspectant les discours féministes précédents d’avoir essentialisé le sujet Femme et établi, par voie de conséquence, de nouvelles normativités. Une partie du post-féminisme s’inscrit donc dans une radicalisation des représentations de la femme et de sa sexualité, les encourageant à assumer leur érotisme et leur libido. Cabaret et effeuillage deviennent alors les moyens d’une réconciliation avec une dimension niée de la féminité. Être un objet de désir et se dévêtir en public, revendiquer coquetterie et goût de l’artifice, ne serait donc plus des actes synonymes d’une soumission à une économie patriarcale, mais symboliserait, au contraire, la femme moderne, maîtresse de son corps et du désir qu’elle provoque. 61 Dans ces images, Sugar se constitue comme objet de désir tout en revendiquant une émancipation de la domination masculine. Elle se fait l’incarnation de figures façonnées par l’inconscient et la culture populaire 1 tout en prônant une subversion des normativités dans un goût pour la sous-culture 2 . 63 1 Nous faisons ici référence au catalogue de clichés que diffuse très largement l’industrie du divertissement et qui façonne notre identité. Précisons encore qu’on préfèrera l’adjectif populaire à celui de masse car, en dépit de certains chevauchements, l’audience des arts populaires est constituée de groupes très différenciés. Ainsi, pour qu’un art soit dit populaire, il ne requiert pas une audience issue d’un courant dominant et représentant les goûts les plus communs, mais bien un public « innombrable » selon le terme de Richard Shusterman, « Art populaire, art de masse et divertissement » in Mouvement, [en ligne], 6 Mars 2009, http://www.mouvements.info/, consulté le 25 Janvier 2013. 2 Ensemble des valeurs, des normes et des comportements propres à un groupe social donné et manifestant un écart par rapport à la culture dominante. À Paris, entre Château Rouge et Château d'eau, à Grigny dans l'Essonne, on ne voit qu'eux. Des Africains à la démarche crâneuse et fière, habillés en Dior et chaussés chez J.M. Weston. Qui sont-ils ? Les Sapeurs congolais, dignes représentants parisiens de la S.A.P.E, Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes. Pour la plupart issus d’une jeunesse congolaise populaire et prématurément sortie de l'enseignement secondaire, ils forment des clubs où ils peuvent briller dans des costumes griffés par les plus grands couturiers et arborer un assortiment mûrement réfléchi de chaussettes et de cravates. Le but ultime étant de ressembler aux grands messieurs. 65 Parader dans le plus bel apparat est un art dont les prémices remontent aux débuts du XXe siècle. Dans les années 20, lorsque les Congolais rentraient au pays après avoir combattu dans les armées belges et françaises, se vêtir en costume, avec élégance, était alors un signe de supériorité calqué sur les colons blancs. Suivant des codes d'abord empruntés à l'occident, la Sape se transforme peu à peu et les Congolais s'approprient le costume en lui apposant des couleurs vives. Depuis plusieurs décennies, tant au Congo-Brazzaville qu’en République démocratique du Congo, la Sape est un dandysme qui revendique l’accès à la bourgeoisie (du moins en apparence car l’essentiel des Sapeurs vit de manière extrêmement modeste). Se saper est pour beaucoup une façon d’imposer sa dignité d’être humain, quel que soit son quotidien, et de revendiquer une vie meilleure. Tous partagent le même rêve : se rendre à Paris pour se constituer une panoplie complète, vêtements et accessoires, qui les transformerait en ambassadeurs de l’élégance. Les costumes font toujours référence à l’occident, et le mouvement est clairement imprégné par l’époque coloniale ainsi que par la mode européenne contemporaine. Mais la Sape n’est pas 75 uniquement une manière de vivre à travers un paraître, c’est aussi le moyen de dénoncer une misère sociale et économique. Entre marginalité et intégration, la Sape flirte donc avec provocation et contestation. Ces différentes pratiques de l’apparence, dans la mesure où elles se donnent à l’appréciation de témoins à travers la photographie, se transforment en enjeu social, en moyen délibéré de diffuser une information sur soi. Dans la société du spectacle1 , le corps est cet écran où l’on peut projeter un sentiment d’identité toujours remaniable et soumis à la validation des autres. L’ancienne sacralité du corps est caduque, il n’est plus « la souche identitaire inflexible d’une histoire personnelle » 2 , mais une forme à travailler. Le corps devient « l’outil pour se créer des personnages, une ressource et un non lieu où l’on est soi puisque soi est désormais multiple. »3 1 On fait évidemment référence ici à l’œuvre de Guy Debord, La société du spectacle, Éditions Gallimard, Paris, 1992. 2 David Le Breton, La sociologie du corps, op. cit., p.98 3 Id. p.87 77 C’est de ce travail de métamorphose des modèles, compris en tant qu’art de la personne vivante1 , dont il sera question ici. 79 1 J’emprunte ce terme à Allan Kaprow. Voir notamment Allan Kaprow, L’Art et la vie confondus, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1996. 2 La métamorphose des modèles, un art de la personne vivante Les modèles travaillent leur maintien et leur gestuelle en vue d’une efficacité symbolique. Leur principal objet étant la réussite d’une image qui nous séduise au point d’y croire, ils luttent contre l’abandon et le relâchement sans jamais lâcher prise. Sans doute sommes-nous ici dans la zone de recherche la plus spécifique à une sociologie du corps, à savoir sa technique. Il n’est pas question de recenser les différentes recherches menées en la matière ou d’énumérer les différentes techniques du corps mais plutôt de montrer en quoi elles sont les outils Figure 5 d’un contrôle de l’image que l’on donne à l’autre. Comme nous avons pu le découvrir, mes modèles sont des imitateurs. Sugar mime la pin-up des années 50, les Sapeurs calquent les codes vestimentaires coloniaux et Carmel se conforme à la tradition picturale du nu du XIXe siècle. Mais cette imitation n’est pas synonyme d’un simple emprunt ou d’une citation visuelle, c’est « une métamorphose qui [engage] le processus de transformation dans un mode actif d’énonciation et d’altération du regard. »1 Il s’agira dans ce développement de considérer le projet d'intentionnalité des modèles comme un témoignage de leur performance 1 Figure 6 Karl-Gilbert Murray, « Le travestissement : l’imitation comme processus de transformation » in ETC, n° 64, Montréal, 2004, p. 28 83 en terme de manipulation du corps et comme pratique artistique d'autocréation. Qu’il s’agisse des Sapeurs, de Carmel ou de Sugar, tous s’inventent avec une extrême rigueur qui fait la solidité de leur projet personnel. La modification de leur apparence est concomitante à un travail d’attitude, de rôles qu’ils se donnent, et qu’il s’agit de remplir avec le plus grand soin. Quand elle pose allongée devant sa fausse cheminée, Sugar est capable par son vêtement, sa posture et sa mimique, d’exprimer à la perfection l’attitude désinvolte et provocante d’une pin-up des années 50. Tout d’abord ses accessoires : nuisette en satin, talons aiguilles et porte-jarretelles sont autant d’éléments d’une sensualité surannée. Mais il n’est pas simplement question d’une imitation dans l’accessoirisation. C’est aussi un travail de mise en opération gestuelle de tout le corps dont elle nous fait la démonstration. Le teasing1 qui fait l’essence du cabaret burlesque, ne peut d’ailleurs s’acquérir que par une étude approfondie des gestes, des déplacements, des regards dits glamours, et par l’apprentissage des techniques du métier (poser des faux cils, marcher sur 1 Du verbe anglais to tease, signifiant agacer les sens. Il s’agit ici de tenter sensuellement sans aucune intention de satisfaire le désir éveillé. 85 des talons hauts, lacer un corset, ôter ses bas, etc.). Il s’agit alors de s’idéaliser, de porter une attention particulière à chaque détail et à exécuter sa pose de la façon la plus parfaite. Étendue au sol, elle passe langoureusement la main dans ses cheveux couleur feu, la deuxième étant sagement posée sur sa hanche pour en souligner le dessin. La beauté d’après-guerre est charnue. La bouche entre ouverte, les yeux mi-clos et le regard détourné suggèrent une tendre soumission au spectateur qu’accentuent encore la position allongée du modèle et la vision en plongée. Cependant, et comme nous le souligne l’arrangement des jambes (croisées tout en laissant entrevoir ses bas), il s’agit d’affrioler sans pour autant trop exposer. Il convient également d’interroger le décor de cette mise en scène. Ce n’est pas innocemment que Sugar a suggéré que nos rencontres prennent son appartement pour toile de fond. Appareillage symbolique de représentation, la décoration avec son mobilier et la disposition choisie des objets, cristallisent une scène déjà prête à accueillir son jeu d’actrice. Grande pièce signalétique, l’appartement fait partie du personnage et joue sur les références de l’univers de séduction du cabaret. Âtre rougeoyant qui se fait allégorie du désir, peau de bête qui ne manque pas son allusion à l’univers 87 des films de charme, tout crée un décor sensuel, voire sexuel. La facticité de cette mise en scène souligne la parodie et conduit à une inévitable glaciation. Le théâtre est figé. Le combiné hors d’usage, la cheminée électrique, les bougies et les coussins savamment disposés au sol semblent avoir une utilité plus que fortuite, si ce n’est leur pouvoir évocateur. De la juxtaposition des stéréotypes de la figure et du décor naît un sentiment étrange de déjà vu qui interroge sur la collusion possible entre œuvre d’art et production de la culture visuelle. Au royaume des Sapeurs, les artifices sont aussi rois. Faire parti du club signifie savoir se vêtir mais aussi se mouvoir de manière à mettre en évidence la marque du vêtement, son tombé ou la texture de son tissu. Les visages ne sont pas ce qui importe dans mes photographies et, à ce titre, on s’éloigne encore un peu de la définition du portrait dont il a été question. L’emblématique de la posture, dans une mise en évidence de la grâce des tenues vestimentaires, est capitale. Une main glissée derrière le dos laisse volontairement apparaître les brettelles assorties à un costume ; la pose de trois quart expose un porte-clef de designer et une veste, méticuleusement pliée, dévoile sa 89 griffe dans une doublure. Les corps, immobiles dans leur présentation, sont saisis à distance, objectivés et dépassionnés. Leur fixité peut rappeler les photographies de studio de la deuxième moitié du XIXe siècle, dont la longueur des poses commandée par la faible sensibilité des émulsions disponibles, créait des portraits figés et inexpressifs. Il n’y a pas de sourire sur ces visages dont l’austérité confère aux modèles toute leur autorité. Même s’il est dirigé vers l’objectif, le regard est lui aussi absent, caché derrière des lunettes noires. Pas d’échange visuel entre eux et moi, ils s’extirpent de la sphère des autres. C’est aussi pourquoi je les représente seuls, sans autre environnement que la couleur. À l’instar de Sugar, ils deviennent des figures hors du temps, suspendues, inactives. L’absence de contexte visuel, hormis le fond, permet d’exacerber l’effet du faux, d’exposer ces corps statues comme des sortes de figurines constituant un glossaire de gestes et de postures exaltant la fierté. Érigés en gloire, par la plénitude de leur isolement et par la contre-plongée, les corps sont denses et attractifs, puissants en terme de rayonnement. L’énergie condensée par leurs attitudes est criante. Citons : « Le vide ? […] Cet espace […] où la gloire du corps peut s’offrir sans pareille. Il y a le corps et le vide, autant dire : il y a cette 91 matière seule, le corps, et rien autour. Resplendissement. » 1 Comme dans cette œuvre de Klein, les Sapeurs condensent le regard du spectateur qui ne peut s’égarer hors de leurs limites corporelles. Ainsi, la neutralisation du fond, en privant le modèle de son décor familier, valorise ce qui de tout temps s’est donné comme support d'affirmation et d'identification sociale : le costume. C’était déjà le cas en peinture, puisque la matrice historique du portrait était l'apparat. Aussi longtemps que la loi a réglementé l'économie des tenues vestimentaires (jusqu'au début du XVIIIe siècle), puis tant que la hiérarchie sociale s'est reflétée ouvertement dans la toilette, l'étoffe a défini l'assise sociale s’illustrant dans les images. « Un rien de ressemblance et beaucoup de parure, telle était la recette du grand portrait. » 2 Par ailleurs, la couleur neutre du fond ainsi que la matière Figure 7 même de la photographie, tirée sur du papier mat, créent un espace feutré qui invite le spectateur à une contemplation intense. Contemplation du corps, de sa 1 Paul Ardenne à propos de l’action artistique d'Yves Klein, Le Saut dans le vide, Fontenay-aux-Roses, octobre 1960 dans Paul Ardenne, L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Édition du Regard, 2001, p.11 2 Sylvain Maresca, « Les apparences de la vérité ou les rêves d'objectivité du portrait photographique », Terrain, n°30, [en ligne], 15 mai 2007, http://terrain.revues.org, consulté le 10 Janvier 2013 93 posture mais aussi et surtout de son vêtement. Il est évident que les modèles ne livrent rien d’eux-mêmes, stoppant brusquement l’incursion du regardeur au niveau le plus superficiel de la peau et de la fibre dans une idéalisation de la matière, accentuée par la lumière artificielle qui flatte couleurs et textures. Quand bien même les corps représentés exalteraient la singularité, le traitement plastique dissout toute représentation de l’individu et la réalité du corps est dépassée pour créer du symbole, fulgurant et immédiat. On connaît bien, à ce propos, la photographie de Brassaï, prise en 1939, montrant Matisse en pleine séance de croquis devant le corps nu de Wilma Javor. Dans la plupart de mes images comme dans celle-ci, le modèle tout compte fait n’existe pas en tant qu’être. Tout ce que l’on voit c’est cette « conception abstraite de la représentation du corps Figure 8 occupé à se constituer. »1 Mettre en scène une perfection, telle semble être l’aspiration première de ces modèles. Les images de Carmel ne semblent pas plus échapper à cette théâtralité. 1 Paul Ardenne, L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, op. cit., p.26 95 Facture soignée, mise en scène et poses étudiées, regards sciemment détournés, de scène en scène la répulsion s'estompe et l’intangible sérénité du modèle prend place. Figure élancée, poitrine dénudée, torse puissant et volumes construits, la posture de Carmel lui confère une allure sculpturale qui fait écho à la statuaire grecque. Figée dans une immobilité toute souveraine, elle tourne le regard vers le ciel dans une sorte d’état de grâce ou d’épiphanie. La lumière bleutée et froide qui arrive du côté gauche souligne la courbure et les lignes du corps du modèle, détachant du même coup la silhouette de son assise qui se transforme en socle. Souvent décrit comme objet de manipulation, le modèle semble tenir ici le rôle du manipulateur. Lorsqu’elle pose tête penchée, mains sur ses fesses et sourire aux lèvres, Carmel nous convie à un face à face dont les attitudes sont totalement maîtrisées. Elle se métamorphose en diva, lucide et consentante, si bien qu’on ne saurait dire qui est complice de qui. D’autre part, et comme le souligne Michel Onfray lorsqu’il fait référence à la figure du Condottiere1 , mes 1 Michel Onfray fait du Condottiere vénitien la figure exemplaire de son ouvrage La sculpture de soi. Selon lui, ce chef des armées est sensé 97 modèles avancent l’amour et la considération de soi comme une œuvre potentielle sur laquelle ils n’ont de cesse de travailler, au point de devenir une philosophie de vie vouée à l’apparence. La Sape est avant tout l’art de s’aimer et le Sapeur apparaît alors comme un esthète1 , un gentleman des temps modernes, dont la pensée dépasse celle de l’habit. Le New Burlesque aussi procède d’une véritable culture de soi. Pour beaucoup de performeuses, il serait même davantage un art de vivre qu’un métier, réclamant de l’artiste qu’elle se façonne quotidiennement. Ainsi les pratiques d’effeuillage sont entendues comme des outils de développement personnel et de nombreuses professionnelles orientent leur discours en ce sens : « J’ai réalisé combien la scène pouvait être une thérapie, qui permet de s’aimer, de se mettre en valeur. » 2 explique Juliette Dragon, fondatrice exprimer la nécessité de faire de sa vie une œuvre dans un grand style, une élégance et une générosité toute aristocratique. Individualisme radical, affirmation d’une singularité, culte de l’excellence contre l’esprit d’égalitarisme, et par dessus tout, création de nouvelles formes d’existence ; ce sont finalement les valeurs de l’artiste que cherche à redéfinir l’auteur à travers cette figure. 1 « Personne qui affecte le culte exclusif et raffiné de la beauté formelle, le scepticisme à l’égard des autres valeurs. » Le Nouveau Petit Robert de la langue française, Dictionnaires Le Robert, 2009 2 Virginie Ballet, « Désinhibez-moi », Libération, 26 avril 2011 99 du Cabaret des filles de joie. Nous ne sommes pas très loin de l’idée d’une acceptation de soi via l’art thérapie. Le corps est donc cet objet pris dans le miroir du social. Matière concrète d’investissement collectif, support de mises en scène comme de mises en signes, motifs de ralliement ou de distinction, il est ainsi l’espace privilégié d’une analyse des phénomènes sociaux contemporains. La question de l’apparence, loin d’être frivole, permet d’appréhender le jeu et les enjeux de la présentation de soi, fonction des circonstances. Mais cette valorisation du corps en quête d’un étalon de représentation (la statuaire grecque chez Carmel, le portrait d’orgueil pour les Sapeurs et enfin la femme fatale pour Sugar), exprime aussi un souci du calculable, d’une norme comprise comme l’équivalent quasi mathématique et totalement désidéalisé de la juste proportion. Chacun à leur manière, les modèles enchaînent devant l’objectif des poses étalonnées et soumises aux règles impérieuses d’un purisme qui tend à les transformer en canon, c’est à dire non pas en humain représenté mais en représentation faite de l’humain. 101 3 Une fragilité inavouée Malgré la glorification dont ils font l’objet par et pour la photographie, les modèles que j’ai photographiés sont loin de réaliser le mythe de l’homme prométhéen et utopiste qui ne supporterait que la perfection. De plus d’une façon, ils se retrouvent pris au piège du double d’eux-mêmes et de leur connaissance en terme de présentation de soi, allant jusqu’à effectuer un retour quelque peu pathétique vers les schémas combattus. Tout d’abord, les modèles sont asservis à l’image idéalisée qu’ils veulent donner. Pris au jeu du double d’eux-mêmes1 , ils font la tentative sans cesse réitérée (mais impossible) de la correspondance dialectique entre l’image qu’ils veulent obtenir à travers la photographie et la réalité de ce qu’ils sont. Cloîtrés dans le système de miroir de cette relation à eux-mêmes, ils délaissent leur vitalité. La vie, en tant qu’événement ou accident, semble avoir totalement quitté leurs corps. Les règles du bien-apparaître se transforment alors en carcan et leurs attitudes se rigidifient. À travers la mise en scène maîtrisée d’un apollinisme du corps, Sugar se fait le 1 Double auquel il est demandé de représenter la gloire même et qui, pour le sujet se faisant photographié, est le premier des visages. 105 marbre1 d’un érotisme glacé et Carmel confère à l’immobilité des modèles vivants. Quant aux Sapeurs, ils adoptent des poses sans en avoir la prestance, singent le vivant pour en incarner le chic en oubliant qu’ils le rendent du même coup anonyme. Il semble que la connaissance technique de la maîtrise de leur corps, dans son pouvoir symbolique, les ait appesantis et solidifiés. Cristallisant leur être dans une idée (celle de l’image), les modèles font ainsi « l’offrande de [leur] vie sur l’autel des muses » 2 et transposent leur être-sujet en être-objet. Réduits au statut d’effigie sans chair, figés dans une gloire intemporelle, les corps sont iconisés et se font objet du désir pour Sugar, de l’image de celle qui fût pour Carmel, et de la réussite sociale pour les Sapeurs. Ce devenir-objet est aussi une conséquence de la surenchère des effets. À vouloir à tout prix se faire l’incarnation d’un paradigme idéal et à produire du signe via leur corps, les modèles se réduisent au statut d’emblèmes, d’individus signalétiques et caricaturaux. 1 On les disait précédemment sculpteurs de leur propre statue. George Santayana, Soliloquies in England and later soliloquies, New York, Sriber’s, 1922 p.133-134 cité par Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : La présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973 p.60 2 107 « L’irréalité moderne n’est plus de l’ordre de l’imaginaire, elle est de l’ordre du plus de référence, plus de vérité, du plus d’exactitude » 1 dans un théâtre ostentatoire et parodique de la sursignifiance. « Non seulement gaine, soutien-gorge, teintures, maquillage déguisent corps et visage, mais la femme la moins sophistiquée, dès qu’elle est ‘habillée’, ne se propose pas à la perception : elle est comme le tableau, la statue, comme l’acteur sur la scène. » 2 C’est cette confusion avec un objet irréel, « parfait comme un buste » 3 qui flatte les modèles. S’efforçant de s’aliéner en lui et de s’apparaître ainsi à eux-mêmes ils sont les faussaires de leur propre vie mais ne trompent personne. Ainsi, les modèles inscrivent leur identité dans la seule performance d’un dispositif symbolique à la fois visuel, technique et stylistique. Mais leur singularité est mimée, c’est à dire reproductible voire même publicitaire. Alors qu’ils se revendiquent à contre-courant, héritiers d’une sous-culture, tous reproduisent les pouvoirs et les dangers de la structure sociale dont ils tentaient de se libérer. 1 Jean Beaudrillard, De la séduction, Paris, Éditions Galilée, 1979, p.48 Simone de Beauvoire, Le deuxième sexe, II, Paris, Gallimard, 1949 p.349 3 Ibid. 2 109 Les pratiques qui usent des stéréotypes pour mieux les renverser, interrogent inévitablement sur l’éventualité d’une souscription ou d’une perpétuation involontaire de ces mêmes stéréotypes. Le New Burlesque participe de ce paradoxe. Si le féminisme affiché de ses performeuses repose en partie sur leur volonté d’étendre les critères de charme à tous les physiques, on peut s’étonner de l’analogie établie entre pouvoir féministe et pouvoir de séduction et interroger les aptitudes du mouvement à proposer une réelle alternative aux logiques sexistes. La question de la valeur transgressive et féministe du New Burlesque se pose de façon d’autant plus cruciale qu’elle est souvent admise comme une donnée de la discipline. Ainsi la proposition contestataire de mise en scène des corps aussi variés que hors normes1 pourrait paraître intéressante si la plupart des artistes du mouvement, au même titre que Sugar, ne présentaient pas des physiques tout à fait conformes aux canons de beauté occidentaux. Il convient d’ailleurs de rappeler que le New Burlesque doit en grande partie son essor à Dita Von Teese, beauté sculpturale qui par ailleurs ne s’est jamais cachée d’avoir eu recours à la chirurgie esthétique. Renouant avec les fétiches qu’elles tentaient de fuir, certaines performeuses 1 Entendu au sens de canon esthétique et culturel. 111 vont même jusqu’à pratiquer le tight-lacing1 pour se composer la silhouette de leur rêve. Lorsqu’il est vidé de sa valeur subversive, le New Burlesque participe donc à une standardisation de la définition de la féminité comme aptitude à être sexy, décomplexé et en accord avec les nouvelles tendances relayées par la presse féminine. L’engouement dont ces artistes font preuve à l’égard des modes du passé, même s’il s’inscrit dans une mouvance plus large d’attirance pour le vintage, peut également contribuer à pérenniser des stéréotypes hérités du patriarcat. Ainsi, le processus de séduction2 mis en place par Sugar, quoique de l’ordre de l’artifice, peut entériner les logiques sexistes qu’il prétendait déstabiliser. Puisqu’elle ne détourne pas l’image de la femme fatale, poupée de chair soumise au regard masculin, Sugar semble simplement séduite par la dimension esthétique des stéréotypes rejoués. Sa recherche de perfection participerait alors moins du questionnement de nos habitudes de regard que d’un narcissisme flamboyant. 1 Discipline consistant à porter un corset tous les jours, pour réduire le tour de taille. 2 Séduction comprise selon son acceptation Baudrillardienne, à savoir la capacité à maîtriser l’univers symbolique. 113 Au XIXe siècle, la colonisation de l’Afrique impose de nouvelles règles au paraître. La cohabitation avec les européens exige le respect d'une certaine pudeur vestimentaire au nom de la morale chrétienne et du souci de civiliser l'indigène. Ces codes étouffent les initiatives africaines dans tous les domaines, et rapidement une appropriation des attributs du Blanc s’impose comme le seul moyen d’accès à la reconnaissance sociale. Ainsi, la Sape est historiquement liée à cette aristocratie désireuse de se distinguer du peuple et le port du costume a d’abord été un instrument de distinction sociale et un outil de domination politique. Les Sapeurs revendiquent non l’emprunt de cette culture de l’apparat mais davantage une réinterprétation. Les tissus aux couleurs chatoyantes et la surenchère des accessoires étant donnés comme fer de lance d’une excentricité et d’un chic tout congolais. Pourtant, il y a peu d’audace dans les costumes des Sapeurs que j’ai photographiés et en élargissant quelque peu le point de vu historique, on réalise que cette excentricité n’est pas plus le signe d’une révolte appropriationniste que d’une marginalisation. Elle est l’effet d’une certaine forme d’imitation du pouvoir dominant et était déjà le trait de la très haute 115 aristocratie anglaise, son dandyism1 justement. S’il est question de dandysme ici, ce n’est pas dans son caractère éminemment individuel, la multiplication des clichés le démontre. Tous différents, les Sapeurs sont pourtant les avatars d’un même personnage, celui du pauvre qui joue au riche. Leur magnificence veut donner la preuve d’une abondance qui n’existe qu’en image. Par ailleurs, la Sape entretient, aujourd’hui encore, le mythe occidental d’une vie facile et agréable, faite de loisirs. Bien sûr, on peut confectionner des costumes sur mesure dans les villes congolaises mais rien de tel que de les acheter à Paris. Ainsi, quand les Sapeurs qui ont la chance de pouvoir venir en France, vivant de débrouille2 , font l’acquisition des vêtements nécessaires pour rentrer au pays et Figure 9 impressionner leurs proches, ils maintiennent cette illusion. Un retour consacré se prépare. La gamme de costumes que l’on rapporte doit être la preuve que 1 Le mot apparaît dans la langue anglaise au XVIIIe siècle comme une contraction de l’expression Jack-a-dandy qualifiant un camarade vaniteux. Oxford Dictionary of English, Oxford University Press, 2003 2 Véritable économie de cueillette dans une société d’abondance, les mauvaises conditions de vie n’entament pas la persévérance des Sapeurs dont l’orgueil empêche de revenir vaincus. Pour une vision ethnographique du phénomène se référer à l’article de Colette Pétonnet, « J.-D. Gandoulou : Entre Paris et Bacongo » in L'Homme, n°93, 1985, p.128-129 117 l’apprenti parisien est devenu un grand. Plus la dépense est conséquente, plus elle signale et désigne l’importance de son débiteur. La Sape est ainsi une façade sur laquelle repose tout un système de valeur. Se Saper, selon l’expression de Justin-Daniel Gandoulou, est « un raccourci pour accéder à la réussite » 1 . Raccourci fallacieux puisqu’il n’a de la réussite que les signes extérieurs. La Sape fait l’objet d’autres dérives et notamment celle d’une dictature de l’expression gestuelle et d’un style qui fait leçon et école. S’il suffit d'être uni par le même désir de paraître et de se vêtir pour entrer au club et devenir Sapeur, le type de vêtements portés et l’association de leurs couleurs font l’objet de divergences d’opinions et certains vont jusqu’à considérer qu’il existe de vrais et de faux Sapeurs. Quel impact positif la Sape peut-elle avoir si elle devient autoritaire, voire doctrinale, et divise ? La paternité du mouvement est, elle aussi, le lieu d’une querelle entre les deux rives du Congo. Enfin, s’il existe des divergences au sein même du mouvement, celles-ci sont plus nombreuses encore avec les congolais qui ne pratiquent pas la Sape. Vivement critiqués par la société dominante dont ils usurpent les 1 Justin-Daniel Gandoulou, Au cœur de la Sape : Mœurs et aventures d’un congolais à Paris, Éditions L'Harmattan, 1989, p.19 119 codes, les Sapeurs sont aussi rejetés par une certaine partie de la classe inférieure qui ne comprend pas que l’on puisse porter une telle attention à un effet de démonstration tout en vivant dans une réelle misère sociale. C’est ce que pointe habilement les photographies d’Hector Médiavilla qui insiste sur le contraste extraordinaire entre les Sapeurs et leur environnement. 121 Figure 10 Figure 11 Dans mes photographies, Carmel ne proclame rien. En complète harmonie avec son corps, elle semble même prendre un certain plaisir à être regardée. Tout à fait consciente de ses qualités érotiques, elle met en scène les signaux corporels d’une sensualité dont le décalage nous trouble. Certes, elle sait que son corps ordonne un langage plus éloquent qu’elle ne pourrait le formuler verbalement, mais est-ce sa volonté ? Alors qu’elle semble poser fièrement, sans faire l'épreuve d'être soi dans le regard de l'autre, on s’obstine à voir Carmel comme un modèle de résistance aux codes de la beauté contemporaine. Mais est-elle la provocatrice que l’on prétend ? Ou est-ce notre regard de spectateur conformiste qui ne nous permet pas d’imaginer qu’elle s’assumerait telle quelle ? La question de la beauté1 se pose impérativement devant cette association de poses et d’images, diverses dans leurs expressions mais similaires dans leur incongruité. Il ne s’agit pas d’une beauté moderne qui rendrait au concept sa liberté démocratique mais d’une beauté péremptoire 1 Au sens de la disposition d’un objet ou d’une personne à séduire ou à flatter l’œil. 123 et idéologique où les formes sont fermées et régies par des règles. On sait quelle figure prendra la séduction chez Sugar car ses gestes sont bien connus et ses attitudes programmables. Transitif comme la mode, le jeu de signes des modèles n’est jamais vraiment surprenant, toujours attendu mais opérant malgré tout1 . Cette nécessité récurrente à l’établissement d’un code apparaît alors non seulement comme une faiblesse mais se traduit aussi par des images sans surprises. 125 1 Si l’esthétique populaire renvoie à une idée de légèreté qui peut aussi évoquer la trivialité, le ravissement et la sidération dont elle fait régulièrement l’objet témoignent du pouvoir de signifiance que recèlent potentiellement certaines formes plastiques. À ce stade de ma réflexion, qu’en est-il du photographe ? Instrumentalisation ou coopération ? Détournement ou accomplissement ? Dans cette rencontre, il s’agit à la fois d’être pleinement soi-même et pleinement disponible à l’autre. Y a t-il un terreau commun aux différents désirs ? Qu’advient-il quand l’une des deux parties ne peut pas disposer de l’espace dont elle a besoin pour s’exprimer dans sa vérité1 propre ? L’aspect lisse et non négociable de l’image imposée par les modèles engage inévitablement vers la voie du détournement. Nous verrons quels en sont les moyens, les écueils et les aboutissements. 1 Il faudra entendre, tout au long de ce mémoire, le terme de vérité dans son acceptation photographique, à savoir l’adéquation entre la chose et sa représentation. 127 II L’ESPACE DU PHOTOGRAPHE, CHOIX ET POUVOIR Les choix de cadre et de lumière, de composition et de point de vue, de format et de support d’exposition fondent la substance de l’expression du photographe au même titre que ce qu’il fige. Ces partis pris photographiques, loin d’être anodins, sont le reflet des aspirations de l’auteur et permettent d’en saisir le sens et la portée. 131 1 Le photographe comme miroir de l’intention des modèles, un travail de concordance Comme nous avons pu le constater, le premier volet de mon travail de photographe a consisté à comprendre les intentions et les désirs des modèles afin de les réaliser en image. Comment la photographie peut-elle rendre les corps glorieux et être cette forme d’expression de l’idéal dans la vulgarité du réel ? Là où l’artifice est roi, la mise en scène, comme le souligne Paul Ardenne, semble être la voie possible. « Toute mise en scène, en effet, désigne. » 1 Accepter sans restriction le théâtre des modèles est un choix délibéré. J’aurais pu, à l’instar de Médiavilla, proposer sans détour un paradoxe dévoilant la fable des modèles, mais il me semble que recueillir leurs artifices donne de la pertinence à leurs failles. Montée en exergue, leur théâtralité vient non seulement souligner le spectacle de leur vanité, mais prouve aussi que derrière l'icône se cache une autre réalité. Dans mes compositions, il s’agit dans un premier temps de faire en sorte que le modèle soit d’emblé identifié comme le sujet souverain des photographies. Si cette constatation peut sembler évidente, il n’est en réalité pas rare que le spectateur soit désarçonné devant une image 1 Paul Ardenne, L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, op. cit., p.15 135 dont il n’arrive pas à discerner le point d’orgue. Un montage complexe d’éléments visuels peut risquer de désunir le territoire que le photographe souhaite investir. Pas de confusion possible dans mes images, où le décor, lorsqu’il n’est pas absent ou d’un extrême minimalisme, est la personnification même du personnage. Aucune ouverture ne permet au regard de s’évader du corps des modèles. La seule lumière blafarde, ne fait que souligner le dessin du corps de Carmel dans un violent contre-jour. L’univers de Sugar est totalement clos, l’unique fenêtre étant occultée par d’épais rideaux. Le cadre qui enferme les Sapeurs se réduit à la couleur. Le sujet étant le principal point d’accroche de l’image, le regard du spectateur n’a d’autre choix. L’exaltation de la gloire est aussi fonction du répertoire des poses, des gestes et des regards de la personne portraiturée ainsi que du travail de sa mise en scène, dont nous avons précédemment fait l’analyse. Comme les portraitistes d’histoire du XVIIe et du XVIIIe siècle qui avaient recourt aux allégories des divinités du panthéon gréco-latin, des héros de la mythologie, ou des personnages de la Bible pour dépeindre leur commanditaires, je donne aux images une dimension parabolique. Nous parlions plus avant de la statuaire grecque, du portrait de noblesse et des attributs 137 de la séductrice des années 50. Après la composition des photographies et de leur contenu, venons en au tirage. La surface des impressions est particulièrement mate, ce qui empêche le spectateur de les pénétrer symboliquement par réflexion. Les modèles restent sur un piédestal, inaccessibles et héroïsés, phénomène encore accentué par le format des photographies. Intimidantes par leur gabarit1 , exprimant un contenu clair et explicitement dirigé vers le spectateur, elles deviennent des icônes monumentales de la société de consommation. Les figures, photographiées selon un parti pris de frontalité et de simplicité, apparaissent comme des épures distantes et hiératiques. Comme si l'éloignement physique nécessaire à leur réalisation s'était accompagné d'un éloignement dans les images mêmes. L’accentuation des attitudes, le recours aux couleurs vives et le souci décoratif les situent d’emblée comme des produits de la société du spectacle dans lesquels le corps n’est pas montré pour ce qu’il est. Soumis à une figuration qui le transforme en faire-valoir, il devient l’hyperbole de l’être. À travers leurs différents attributs symboliques, les modèles se créent une identité d’emprunt 1 qu’il s’agit 115x76 centimètres environ. de superposer, par la 139 photographie, à son identité réelle. En somme c’est un rôle de photographe-traducteur qu’ils attendent de moi ; que j’enregistre leur volonté puis la transpose dans l’espace de l’image. Cette retransmission du photographe, loin d’être le reflet d’une passivité sans intention, fait l’objet d’un véritable travail esthétique. Jouant sur l’harmonie des différentes qualités de la couleur, de la forme ou du mouvement, mes images sont faites pour séduire l’œil et éveiller un plaisir contemplatif qui ne fait pas de distinction entre surface et profondeur, authentique et artificiel. J’enregistre le théâtre des modèles, me fais le relais de leur mensonge, acceptant d’être séduite et défiant le spectateur de l’être à son tour. Mais pour dire quoi ? Si les divers plaisirs cognitifs liés à la contemplation des images semblent palier, de prime abord, à un besoin de sens et de communication, ils ne privent pas le photographe de son intention critique. Il n’est pas uniquement question de faire la gloire de mes modèles puisque j’évoquais la fragilité, parfois l’incohérence, de leur discours. Je ne crois pas aux images que je réalise, ou plus exactement, je sais qu’elles ne sont que des images et que l’impression de réalité produite n’est qu’un leurre. Mon regard sur les modèles « ignore 141 les températures chaudes de l’œil amoureux »1 de celui qui croit. Je connais trop bien leurs artifices et les détails de leur construction. Par ailleurs, l’association de ces trois expériences du portrait, en faisant émerger une typologie multiforme de corps glorieux, signale que la notion même de figure héroïque défaille. Car la figure de gloire ne se divise pas : soit le héros est d’un bloc soit il n’est pas. Rassemblées ainsi sous le même jour, ces photographies révèlent que le regard porté sur les modèles, s’il est attendri, n’en est pas moins ironique et parodique. Les revendications des sujets, bien que de nature identitaire, s’unissent dans un même lit soulignant que mon intérêt réside moins dans leurs attentes que dans leurs stratagèmes pour y parvenir. Mon travail consiste à utiliser leurs codes pour mieux révéler leurs échecs. Les modèles usent et abusent des subterfuges de la représentation et des mécanismes de glorification. C’est cette surexploitation qui les décrédibilise, eux et la pose photographique elle-même puisque « toute pose est posture, 1 toute posture théâtre, tout théâtre Michel Onfray, La sculpture de soi : La morale esthétique, Éditions Grasset & Fasquelle, 1993, p.59 143 affabulation. » 1 Mais la dénonciation du cliché iconique, pour être reçu tel quel, exige la reconnaissance d’un métalangage qui se situe en équilibre difficile entre la fascination pour son objet et la re-fonctionnalisation de celui-ci. Mon travail ne saurait se limiter à l’unique production des images de gloire sans que ne s’érode bientôt sa capacité à l’impact. On connaît les faiblesses des tentatives d’infiltration et de déconstruction des mécanismes de la société du spectacle. Le spectateur n’est souvent pas assez averti ou attentif pour voir la critique sous-jacente du modèle infiltré. L’œuvre de Barbara Kruger en est un bon exemple. Ses affiches détournant l’imagerie publicitaire, se sont souvent vues absorbées par le flux continu des images qu’elles dénonçaient jusqu’à y être assimilées. Mais est-ce une raison pour refuser toute ambiguïté ? Dois-je me limiter à juxtaposer les figures glorieuses de mes modèles dans un goût certain pour l’ironie ? Ne puis-je pas aller plus loin en offrant autre chose que l’image lisse qu’ils croiront m’imposer jusqu’à la fin ? L’histoire de la modernité a largement été celle d’une volonté farouche de se libérer des pièges de l’imitation, du semblant et du 1 Paul Ardenne, L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, op. cit., p.178 145 simulacre. À tel point que l’histoire de l’art pourrait se lire comme une déconstruction critique de nos manières spontanées de voir et de nos croyances en matière d’image. Puisque rien ne dispose les individus à se livrer sans fard devant mon objectif, comment puis-je ne pas trop m’éloigner du corps réel, vivant et imparfait ? Détourner l’image des modèles apparaît comme le seul moyen pour mettre fin à l’hyperbole. C’est ce que tente d’introniser le deuxième volet de mon travail dans lequel l’homme cartésien, maître et possesseur de toute chose, a fait son temps. 147 2 La nécessité du détournement Ne figurer que la gloire du corps, c’est en ignorer un autre versant, l’envers du triomphe : la condition mortelle, la fragilité, l’imperfection. S’il peut magnifier la vie, le corps proclame en même temps notre finitude et nos failles. Interroger la notion de corps c’est éclairer plus ou moins l’un ou l’autre de ses deux visages, celui à la fois prométhéen et dynamique de son pouvoir démiurgique et celui tragique et pitoyable de sa temporalité, de son usure et de sa précarité. Mon travail n’échappe pas à cette double nécessité : gloire d’un bord et déchéance de l’autre. Mise en doute du sujet, mise en pièce de sa figure. 151 En arrachant à l’intentionnalité du modèle ce moment fortuit où il n’est plus dans la représentation, je le trompe. De dos, penché vers l’avant pour refaire son lacet, le Bachelor n’est pas préparé au déclenchement de l’obturateur. Le corps surgissant entraîne alors dans son élan le regard du spectateur qui butte sur l’image proéminente de son postérieur. L’habit n’est plus le seul à l’honneur alors que pour le Sapeur il est le mètre-étalon de sa valeur individuelle, le témoin de sa maîtrise de soi et de sa capacité à apparaître sous son plus beau jour. C’est avec ce souci du détail que le Bachelor a interrompu la séance de pose afin de renouer son lacet, course vers la perfection qui l’entraîne vers sa chute. La lumière et la facture esthétique de l’image, dans la veine des photographies contemporaines de studio, entrent alors en collision avec la vulgarité de la scène. Les détails du cuir et de l’étoffe, jusque là sous les feux de la rampe, mariés à cette posture inélégante forment un couple aussi étonnant qu’impromptu. Pas de figure glorieuse ici mais un cadrage hasardeux qui découpe le corps et le représente dans une position peu avantageuse. Formellement incisive bien qu’incontrôlée, cette image frappe par la violence qui est faite au sujet. Emprunte de trahison car volée à l’attention du modèle, 153 elle résilie le pacte tacite qui unissait photographiant et photographié dans la création d’une image qui soit la négociation des deux désirs. Une tricherie aux règles du jeu qui se présente comme une des rares occasions de pointer du doigt la supercherie des Sapeurs. Preuve est faite que l’impression de réalité que peut contenir une image est une chose fragile et délicate qui peut être bouleversée à chaque instant. C’est le petit trou dans le gilet du Bachelor qui fait s’écrouler le mythe de l’homme riche. Et cette maladresse est si fortement en contradiction avec l’image désirée qu’elle affecte, malgré son insignifiance, la représentation toute entière. Elle devient le « signe que le spectacle tout entier est mensonger. » 1 La performance illusionniste des Sapeurs se fissure au regard de cette image qui fige leur pauvreté. Détournement par filouterie. 1 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : La présentation de soi, op. cit., p.55 155 Le parti pris photographique devient plus fort et l’intentionnalité du photographe plus assumée. Le corps n’est plus représenté dans sa plénitude insolente et l’espace entre photographe et modèle s’est raccourci. Habitué à mes photographies plus lointaines, le spectateur peut être surpris par ce cadrage serré sur le visage. Le calme qui s’en dégage s’oppose au corps expressif et entreprenant présenté dans les autres images. La douceur des teintes pastelles et la lumière tamisée dressent un univers douillet qui invite à la mélancolie. La pâleur de l’épiderme convoque une impression de fragilité et renforce la sensation d’intimité. La résille sur les cheveux de Sugar et ce qu’on devine être un kimono d’intérieur accentuent l’impression de confidentialité. La prise de vue en contre-plongée n’évoque plus la soumission actée de Sugar mais plutôt sa vulnérabilité. Le faux cil fourni et ténébreux qui habille son œil gauche affadi l’autre et semble endeuiller Sugar de son œil droit. Ce défaut de symétrie ébranle notre crédulité face aux photographies précédentes. Le regard séducteur de la danseuse, une fois dénudé, révèle son imposture. Symbole d’un personnage en construction, cette photographie capture un des prémices de la mise en scène de soi. Image du travestissement, elle pourrait 157 presque faire écho à quelques photographies de Nan Goldin1 . Déguisée et grimée, Sugar nous imposait son autorité de séductrice, elle semble désormais concentrée et apaisée par la mécanique familière de ses gestes. Le temps s’égraine, les minutes peuvent laisser place aux heures, peu importe, « une belle fin suppose de beaux moyens, tout sculpteur de soi le sait. » 2 Alors que les modèles tentent de ne jamais dévoiler les coulisses du théâtre de leur image, alors même qu’ils dissimulent toute activité incompatible avec cette forme polie qu’ils incarnent, Sugar retrouve la faillible part humaine abandonnée dans sa recherche de perfection. Sensation d’insolite lorsque le convoité glamour trébuche sur ses propres éclats et s’écrase dans le vrai. Détournement qui déroute. 1 On pense aux images de travestis que l’artiste réalise entre 1972 et 1992 et qui ont fait l’objet d’une édition sous le titre The Other Side, Éditions Scalo, 2000 2 Michel Onfray, La sculpture de soi : La morale esthétique, op. cit., p.133 159 Avec cette image de Carmel, nous appréhendons une nouvelle donne. Le corps ne sidère plus, il disparaît pour laisser place à un visage à demi caché par des mains noueuses. Elle ne joue pas. Le regard du spectateur se heurte à celui du modèle, directement pointé vers l’objectif. L’œil inquiet et les mains dressées comme un rempart à l’image nous livrent un versant de Carmel que l’on ignorait jusqu’alors. Gêne d’un modèle qui s’est peut être trop donné ? Fatigue, lassitude ou image fragile de celle qui semble réaliser que son corps, loué pour quelques heures, est instrumentalisé ? Ce léger vacillement, presque anecdotique, ne peut manquer d’évoquer le travail de Rineke Dijkstra et plus particulièrement sa série Adolescents sur la plage dont les images n’ont de cesse d’aller et venir entre des poses stéréotypées et une gêne perceptible, imputable à la cérémonie de la pose. 161 Figure 12 Figure 13 Figure 14 Figure 15 163 Comme le nu de l’âge classique idéalisait la femme sans évoquer le commerce fait de son corps, comme le nu féminin académique du XIXe siècle, lisse et apprêté, ne disait rien des violences faites aux femmes dans la société bourgeoise de l’époque, les premières images de Carmel évitent l’écueil du corps qui s’échange et qui s’expose. Mais la nudité du visage dans cette image, renforcée par la juxtaposition de sa carte de visite, éclaire le rapport de pouvoir que j’exerce par mon statut de photographe cliente. Cette information vient également perturber la vision du spectateur dont l’imaginaire impose communément une relation d’étroite intimité entre le photographe et son modèle de nu. Intimité sans laquelle, pense-t-il, un modèle ne pourrait pas s’ouvrir sans réserve. Ces deux images provoquent l’effondrement du fantasme bien-pensant selon lequel Carmel ne pourrait se livrer à cette vaniteuse série de poses sans avoir instauré au préalable un lien ténu avec moi. En réalité, nous échangeons peu. Dès la premier séance, Carmel se donne sans restriction et c’est finalement de cette première entrevue que surgiront mes meilleures images. Ainsi, mes photographies de Carmel ne sont pas, contrairement à toute attente, le résultat d’une approche progressive et sensible de son intimité. Mon regard est en fait bien plus 165 superficiel que celui de Cumming et celui du spectateur en devient plus voyeur. Les apparences heurtent donc de plein fouet la projection du spectateur : il n’a pas fallu de courage ou de force morale indomptable à Carmel pour s'afficher et s'assumer de la sorte à la médiation du regard du photographe. Loin d’alimenter le mythe d’une relation profonde entre photographe et modèle, ces images font vaciller les idées reçues. Détournement par carrière. 167 Les images-faille1 blessent les stéréotypes mis en place à un double niveau idéologique et esthétique. Si les premières photographies relèvent d’un académisme de construction, les secondes révèlent une spontanéité, souvent maladroite (cadrage fortuit, flou de bougé), qui se fait l’instrument de ma désaliénation2 . Aussi imprévisibles que signifiantes, elles donnent à voir cette « corporéité de théâtre où l’on voit bien que le 1 Éprouvant à ce stade la nécessité de les nommer, ce terme désigne les photographies du deuxième volet de mon travail. 2 J’ai connaissance du concept d’aliénation chez Marx. Le terme désaliénation sera entendu ici comme une indépendance vis-à-vis des systèmes de représentation imposés par l’autre. personnage n’est pas d’acier mais de verre, la figure n’habitant pour la circonstance qu’un vide. » 1 Il n’est plus question de donner à voir les postures sous le signe de la perfection mais de faire tomber les masques, non sans une certaine violence. Avers et envers de la même médaille, les figures dévotionnelles et leurs altérations fonctionnent en parallèle. Si le détournement apparaît comme une nécessité absolue, il en est de même pour les images de gloire. Car ne conserver que les images-faille reviendrait à tomber dans cette autre convention, celle du goût théâtral pour « l’univers fin de fête » 2 . Il ne s’agit pas de décréter que l’humain est réductible aux figures dévalorisées d’un monde désenchanté dans un penchant complaisant pour la déconsidération ; mais plutôt d’en révéler les aspérités. Comment procéder alors que le pouvoir de représentation des modèles est si fortement établi ? Quels outils, quels stratagèmes me permettent de rejouer la pose de ce qu’ils sont ? 1 Paul Ardenne, L’image Corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, op. cit., p.56 2 Id., p.172 169 3 La stratégie et ses mécanismes Lors des séances de prise de vue je m’exprime le moins possible, laissant advenir l’autre dans son altérité relative. Il s’agit de lui « ménager un espace de vie qui [soit] l’espace même du portrait. » 1 Puisque leurs attitudes ne sont pas le fruit de ma demande et que leur état de pose est non négociable, pour m’exprimer je dois surprendre. L’oeil cherche des points de passages, des fractures, des espaces géographiques et temporels à partir desquels pourrait s’élaborer une image de la fissure. Je me transforme en élément perturbateur, tente de créer des opportunités qui ménageront des surprises et des zones d’ombre. Avec Carmel, la fatigue devient une arme. Je l’use dans un enchaînement ininterrompu de poses et de chorégraphies sans but, jusqu'à ce qu’à bout de souffle, elle ne maîtrise plus la représentation. Adoptant dans les premières images une mine glorieuse et fière, elle finira par abandonner sa position de dominatrice et dévoiler sa lassitude. Dans l’exercice de mise en scène des modèles tout est fait de projets, de calcul et de desseins. Si leurs poses sont préfabriquées, pensées par et pour la photographie, à l’inverse, je fonctionne dans l’urgence ou la frénésie. Je ne suis pas maître de ce que je recueille, 1 Jcan-Marie Schaeffer, « Du portrait photographique », op. cit., p.23 173 tout au plus je construis des situations dont le résultat n’est jamais prédéterminé. Les images-faille sont par essence interstitielles. Figures de l’entre-deux, elles représenterons l’envers de la beauté statique, immobile et mécanique proposée par les modèles. Véritables entractes de la représentation, elles sont le lieux de tous les possibles, de tous les étonnements. La pause, en tant qu’intervalle temporel suspendu à l’attention du modèle, fait partie des stratagèmes concourant au surgissement d’une image imprévue. Dans mon travail avec les Sapeurs, c’est bien cette pause, admise par une seule des deux parties, qui crée l’image. Avec la photographie du faux cil nous sommes également dans un moment suspendu, un intermède confidentiel en off de la représentation. Monumentalisation d’un instant bref et partiel, l’image nous livre les dessous de la fabrication d’un effet. Dans cette halte furtive entre deux gestes, je fige Sugar à demimot, dans la douceur d’une scène où elle oublie de se sexualiser. Ménager un espace de dispersion et attendre avec attention le moment de recueillir ce qui arrivera à coup sûr, tel est la stratégie nécessaire à la réalisation de ces instantanés. 175 Les différents processus du détournement provoquent des situations imprévisibles et singulières qui s’opposent à l’académisme photographique du premier acte. J’expose le corps scénique des modèles et celui de la réalité dans une confrontation douloureuse. Comme des éclats grotesques de réel, les dernières images éludent l’écueil du premier degré, contrecarrant le flux des photographies trop idéalisées et formalisées. Par leur message et leur esthétique, les images-faille donnent inévitablement, par réverbération, une autre portée aux premiers portraits. Elles permettent non seulement d’en reconsidérer la conception mais aussi de remettre en cause les perceptions convenues. Il en surgit une confrontation qui s’articule entre artifice et réalité, le premier devenant l'architecture du second et vice versa. Cette opposition constante, en créant différents types d’effondrements, nous amuse et nous intrigue mais fait aussi preuve d’une certaine violence. Celle de l’acharnement des modèles à vouloir exister, au moins pour un temps, tel qu’ils ne sont pas. Malgré les corps imparfaits, le manque de moyens ou les stigmates de l’âge, ils insistent, s’obstinent à perpétuer le rêve d’une représentation idéale. Ils savent qu’in fine, de ce jeu de rôle, restera l’image et son illusion de vérité. « L’image se 177 tait. Cependant nous croyons en [elle] comme représentation de ce que nous vivons. »1 Alors que l’on passe d’une image de théâtre à celle des coulisses, il s’établit une dialectique entre ce que voit le photographe et ce qu’il donne à voir, à savoir entre le réel et sa représentation. Pour chercher ce qui dans mes images résiste au simulacre et ce qui à l'inverse appartient au réel, il faut poser comme préalable un doute quant au champ de la représentation. Dans une société où l’image est notre plus petit dénominateur commun médiatique, il ne s’agit pas d’interroger exclusivement le rapport de vérité entre les modèles et leur portrait mais de questionner notre croyance aux images et à l’imaginaire collectif qu’elles véhiculent. Élire une image à l’aune de nos désirs signifie instituer son usage instrumental. Mes premières images sont enrôlées de force dans le récit des modèles, constituant la fiction à laquelle ils ont besoin de croire. 1 Steven Bernas, La croyance dans l’image, Éditions L’Harmattan, 2006, p.7 179 S’il prend les mécanismes de la société comme terrain, mon travail ne revendique pas une portée documentaire. Je ne m’attache pas à décrire les particularismes identitaires ou les revendications de chacun des modèles pour en dégager un intérêt politique. Moins que de faire le récit en image d’histoires particulières, ce qui m’intéresse c’est ce qui transforme le quotidien en spectacle, ce qui place les artifices au service de la vanité. En faisant émerger des décalages, des oppositions et des formes contradictoires, mes portraits tentent de former un kaléidoscope des multiples facettes de la présentation de soi dans notre société contemporaine, avec ses espoirs et ses désillusions. Evidemment cette donnée du travail ne s’est imposée qu’assez tard. Il est vrai qu’un travail artistique se dévoile en se faisant, et que c’est en mesurant la difficulté d’imposer ma singularité face à des modèles, plus âgés et expérimentés, que j’ai pris goût au détournement. Mon but, au commencement, n’était pas d’utiliser les modèles afin d’en discerner l’ambivalence et les faiblesses. Je porte de l’intérêt à beaucoup de choses qui traversent ma route et c’est le hasard de mes rencontres qui m’a donné envie d’aller plus loin dans un choix de prime abord esthétique. J’ai en effet trouvé immédiatement un talent photogénique à un modèle de 181 nu hors normes et à une troupe de cabaret burlesque. Leur adhésion sans réserve à mes projets n’éveillait pas encore mes premières interrogations mais suscitait, au contraire, de l’engouement et de l’énergie. Il faudra attendre plusieurs séances avec Carmel pour que, ce qui sera pour moi une nouvelle évidence, naisse. Si de pudeur il n’y a pas, c’est que c’est d’un rôle dont il s’agit dans ces images. Et moi quel rôle devais-je tenir ? Celui du dupe ou au contraire du scénariste et explorer cette ambivalence ? C’est avec ce questionnement sous-jacent que j’entreprenais mon travail dans le monde du burlesque et l’image avec un grand I cheminait vers son double. Mon rôle lui-même devint multiple car si l’envers du décor me saute désormais au yeux, le travail pour le construire fit malgré tout mon admiration. Et c’est sans hésitation que je veux désormais me faire le relais de ces beautés éphémères. C’est en approfondissant mes recherches sur cette étonnante dualité que je contacte les Sapeurs. Je trouve immédiatement en cette nouvelle dorénavant rencontre mon un travail terreau fertile. comme celui J’aborde d’une démystification et l’innocence qui fût la mienne devient alors feinte, comme l’était l’image désirée et produite par mes sujets. Du statut de faire-valoir, je passe à celui 183 d’auteur et ce, parfois, au détriment de mon honnêteté envers mon modèle. Si mes intentions de photographe sont désormais claires, j’ai conscience que les images-faille, trop peu nombreuses, restent pour certaines encore anecdotiques voire objet de surinterprétation. D’autre part, ce type de travail pose inévitablement la question de sa réception. En voulant simultanément pointer du doigt les codes dominants qui irriguent de toute part le champ de la symbolique sociale et s’en emparer pour en jouer, on risque de ne plus pouvoir distinguer les formes critiques de celles qu’elles dénoncent. Comment le spectateur qui ne connaîtrait pas mes préoccupations peut-il saisir les enjeux de ce travail ? Ma position face au discours du modèle doit être non seulement plus assumée mais immédiatement identifiable. Le choix du titre s’impose alors comme une direction possible. 185 Conclusion Ce mémoire a proposé l’étude de la relation entre le portrait photographique et ses modèles, entendus au double sens du terme : d’une part les personnes représentées et de l’autre les canons de la représentation. Théâtre d’un rapport de force entre photographiant et photographié, mon travail est aussi le terrain d’une dyade. Un espace où les deux volontés de photographe et de modèle se complètent réciproquement. Lorsque le compromis est impossible, les divergences, l’antagonisme des aspirations ainsi que la lutte qui en découle peuvent devenir féconds. L’image cristallise alors un jeu de pouvoir dont vainqueurs et perdants ne sont jamais donnés d’avance. Si le portraituré expose son regard et son corps au risque de la photographie, le photographe s’expose à son tour à travers la manière dont il dévoile son modèle. S’il impose la souveraineté de sa volonté de puissance à la personne photographiée, on lui reprochera son manque de morale1 ; si, à l’inverse, c’est le modèle qui l’utilise pour 1 La question de la morale subit alors un déplacement. Il s’agira ici d’un défaut de symétrie quant à la volonté du modèle dans une rupture de l’accord tacite qui engage le photographe à lui fournir une image qui lui convienne (que ce soit esthétiquement ou idéologiquement). 189 accéder à une image narcissique de lui-même alors il sera considéré comme simple instrument de communication, produisant des images de masse1 . Entre l’intime et le public, les photographies sont le lieu de toutes les subjectivités. Source de débats et de conflits, elles sont le reflet des lois, des mentalités, des désirs et des limites qu’une société peut donner à la représentation. D’un pays et d’une culture à l’autre, la photographie s’inscrit donc dans cette insoluble dialectique de la liberté et de la contrainte. Bien qu’elle Figure 16 soit le lieu d’une liberté d’expression fondamentale, l’image est aussi sans cesse confrontée à la morale publique, à la censure ou à la pression. Mais art et document peuvent-ils faire cause commune dans ce devoir éthique2 du photographe ? Le contrôle des images peut-il avoir l’art contemporain pour terrain ? Si la pratique du photojournalisme est particulièrement concernée par la critique en terme d’éthique (l’exemple 1 En opposition aux images d’art dont l’originalité dépend de la personnalité de l’auteur et non de la reproduction d’une réalité préexistante. 2 Notion comprise ici comme le règlement universel inscrit dans une culture. 191 le plus connu est celui de Kevin Carter1 ), les photographes-auteurs sont eux aussi confrontés à un certain nombre de devoirs et notamment en ce qui concerne le respect du droit à l’image et à la vie privée des personnes représentées. Qu’advient-il alors quand la négociation des deux désirs de photographe et de modèle est impossible, quand la liberté de création de l’un devient tributaire d’un vol de l’image de l’autre ? À ce titre on pourrait citer la série L’autre que réalise Luc Delahaye entre 1995 et 1997. Le protocole de ce travail est simple : son appareil en évidence autour du cou et le déclencheur dans une poche, l’artiste s’assoit dans le carré central du métro parisien et photographie la personne qui lui fait face, quelle qu’elle soit et sans qu’elle en ait conscience. Plus de mille voyageurs seront ainsi figés et quatre-vingt-dix de ces portraits anonymes Figure 17 seront édités dans une monographie en 1999. L’ouvrage, unanimement salué par la critique, fera néanmoins l’objet d’un procès en 2002 où l’un des voyageurs, invoquant le droit à l’image, récusera l’exploitation 1 Le reporter sud-africain est célèbre pour sa photo La fillette et le vautour, réalisée au Soudan et représentant un enfant affamé observé par un rapace. En 1994, il reçoit le prix Pulitzer pour cette image mais sera du même coup accusé d'avoir abandonné la fillette au vautour qui entendait la dévorer. 193 commerciale de ses traits à laquelle il n’avait jamais entendu se prêter. Cette affaire fera jurisprudence en faveur de la liberté d’expression, la défense soulignant habilement que l’œuvre, dont l’apport sociologique et artistique du comportement humain avait été souligné par Baudrillard, n’aurait pu voir le jour si les images avaient été réalisées à la vue de tous. Mais si ce procès s’est soldé par une victoire de la liberté de création, il n’est pas rare que la censure s’immisce dans le champ de l’art. Le contrôle de l’image étant inévitable, le domaine n’en est donc pas exempt. Que l’on pense à la rétrospective The Perfect Momentt1 de Mapplethorpe à Cincinnati ou plus récemment, à celle de Larry Clark au musée d’art moderne de la ville de Paris2 , le principe de censure adopté révèle que l’art n’est pas ce continent à part, ce domaine imaginaire où la liberté d'expression peut tout permettre, tout représenter, tout discuter. En 1 Présentée au Contemporary Arts Center en 1990, l’exposition est rapidement amputée de sept photographies considérées comme litigieuses par les autorités et son directeur inculpé pour obscénité et usage illégal de photographies d’enfants nus. Pour plus de détails à ce sujet, consulter Daniel Girardin et Christian Pirker, Controverses : Une histoire juridique et éthique de la photographie, Lausanne, Actes Sud/Musée de L’Élysée, 2008, p.200-201 2 En 2010, la Mairie de Paris interdit l’entrée de l’exposition aux mineurs, une première dans un musée français. 195 réalité, qu’elles soient documentaires, de mode, d’art ou de science, les photographies sont toujours jugées « en regard d’une lecture et d’une interprétation qui sont le reflet de l’idéologie dominante du moment. » 1 197 1 Daniel Girardin, « Le droit à la photographie » in Controverses : Une histoire juridique et éthique de la photographie, op. cit., p.10 Bibliographie Ouvrages théoriques Paul Ardenne, L’image corps : Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Éditions du regard, 2001 Roland Barthes, Système de la mode, Éditions du seuil, 1967 Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Éditions Galilée, 1979 Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Éditions Gallimard, 1992 David Le Breton, La sociologie du corps, Paris, Presses Universitaire de France, 1992 Michel Onfray, La sculpture de soi : La morale esthétique, Éditions Grasset & Fasquelle, 1993 Sally O’Reilly, Le corps dans l’art contemporain, Trad. Lydie Échasseriaut, Paris, Thames & Hudson, 2010 Catalogues d’expositions Philippe Arbaïzar, Portraits, singulier pluriel 1980-1990 : Le photographe et son modèle, cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, 1997 Daniel Girardin, Christian Pirker et Christian Dumais-Lvowski (dir.), Controverses : Une histoire juridique et éthique de la photographie, cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, 2009 Pierre Stiwer et Paul Di Felice, Les trahisons du modèle : Tendances et sensibilités dans la photographie contemporaine, cat. exp., Le Havre, 2000 Monographies Donigan Cumming, Pretty Ribbons, Zurich, Éditions Stemmle, 1996 Luc Delahaye et Jean Baudrillard, L’autre, Londres, Phaidon, 1999 Rineke Dijstra, Portraits, Boston, Institute of Contemporary Art, 2001 Marc Garanger, Femmes algériennes, 1960, Éditions Contre jour, Paris, 1982 Nan Goldin, The Other Side, Éditions Scalo, 2000 199 Articles Gilles Brunel, « Le corps humain comme outil de communication : perspectives méthodologiques actuelles » in Anthropologie et Sociétés, vol. 3, n° 2, 1979, p. 1-20 Olivier Burgelin, « Barthes et le vêtement » in Communications, n°63, 1996, p.81-100 Marie-Michèle Cron, « La fonction sociale du photographe », in ETC, n° 25, 1994, p. 35-38 Jean-Pierre Le Grand , « Le nu contemporain : travestissements et dévoilements » in Vie des arts, vol. 38, n° 152, 1993, p. 28-33 Karl-Gilbert Murray , « Le travestissement : L’imitation comme processus de transformation », in ETC, n° 64, 2004, p. 24-29 Danielle Orhan, « Faites vos jeux dans l’art contemporain », Actes de la journée d’études La Satire : Conditions, pratiques et dispositifs, du romantisme au post-modernisme XIXe - XXe siècles, le 10 juin 2006, Université Paris 1 Panthéon–Sorbonne Alain Pelletier, Bernard Schütze et Richard Riewer, « Corps glorieux » in Art actuel, n° 63, 1995, p. 30-31 Colette Pétonnet, « J.-D. Gandoulou, entre Paris et Bacongo » in L’Homme, n°93, 1985, p. 128‑129 Mémoire Angélique Andreaz, New Burlesque et post-féminisme : Entre régression et transgression, Mémoire de recherche en Lettres et art, Université Stendhal, Grenoble, 2012 Sites internet www.donigancummings.com, site personnel de l’artiste www.guggenheim.org, musée Solomon R. Guggenheim, New York www.magnin-a.com, galerie André Magnin, Paris www.musee-rodin.fr www.sfmoma.org, muséé d’Art Moderne de San Francisco 201 Table des illustrations 1 Marc Garanger, Portrait de Cherid Barkaoun, 1960, 1960, Tirage argentique noir et blanc 2 Donigan Cumming, 28 Janvier 1990, 2007, Impression jet d’encre, 38.1 x 25.4 cm 3 Donigan Cumming, 10 Octobre 1991, 2007, Impression jet d’encre, 38.1 x 25.4 cm 203 4 Auguste Rodin, Celle qui fut la belle Heaulmière, 1887, Bronze, 50 x 30 x 26 cm, Musée Rodin 5 6 Alphonse-Alexandre Leroy, Études académique, Mine de plomb Ernest Hébert, Sans titre, ca. 1850, Mine de plomb 7 8 Harry Shunk-John Kender, Le saut dans le vide, 1960, Tirage argentique noir et blanc, Fondation Roy Lichtenstein Brassaï, Matisse dessinant un nu, atelier Villa Alesia, été 1939, Paris, 1939, Tirage argentique noir et blanc contrecollée sur bois, environ 60 x 50 cm, Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis Paul Gavarni, Un dandy à Paris, ca. 1850, Aquarelle sur carton 9 10 Hector Médiavilla, Séverin Mouyengo in front of his house, 2006, 205 Chromogenic print sous Plexiglas, collé sur aluminium, 100 x 70cm, Galerie André Magnin 11 Hector Médiavilla, Willy Covarie with a bottle of red wine, 2008, Chromogenic print sous Plexiglas, collé sur aluminium, 100x70cm, Galerie André Magnin 12 Rineke Dijkstra, Kolobrzeg, Poland, July 26, 1992, 1992, Chromogenic print, Édition de 6, 153 x 128.9 cm, Collection du Musée d’art moderne de San Francisco 13 Rineke Dijkstra, Hilton Head Island, S.C., USA, June 24, 1992, 1992, Chromogenic print, Édition de 6, 153 x 128.9 cm, Marian Goodman Gallery, New York 14 Rineke Dijkstra, Coney Island, N.Y., USA June 20, 1993, 1993, Chromogenic print, Édition de 6, 153 x 128.9 cm, Solomon R. Guggenheim Museum, New York 15 Rineke Dijkstra, Odessa, Ukraine, August 4, 1993, 1993, Chromogenic print, Édition de 6, 153 x 128.9 cm, Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 1993 Kevin Carter, La fillette et le vautour, 1993, Soudan 16 Luc Delahaye, L’Autre, 1995-1997 17 207