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L I V R E S
Communisme, la guerre des mémoires
sous la direction de Stéphane Courtois
Éd. Vendémiaire, 2015, 511 p., 28,00 €
par Pierre Rigoulot
C
’EST UNE VASTE FRESQUE sur le
développement de la mémoire
communiste et de la mémoire du
communisme que proposent Stéphane
Courtois et son équipe dans le numéro 2015
de la revue Communisme. Une fresque illustrée et rendue convaincante par de
nombreuses contributions d’historiens du
communisme en Russie, en Ukraine, en
Serbie, en Slovénie, en Grèce mais aussi en
France, avec plusieurs études sur certains
canaux importants de la mémoire (les
manuels scolaires et le cinéma).
La tâche est difficile de constituer ou de
reconstituer les moments forts de la mémoire
communiste et des autres mémoires, le plus souvent en désaccord entre elles.
La difficulté tient notamment à des raisons de fond: la mémoire, comme l’explique
Courtois, porte sur des événements rejetés ou exaltés, voire «mythologisés» par certaines
organisations – telles celles du mouvement communiste –, par certains milieux, certaines
classes, certaines époques.
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Cette mythologisation et ces occultations pivotent autour d’événements historiques qui
ne sont pas simplement donnés, mais construits par l’historien, et à partir desquels se met
en place une approche intéressée, soucieuse de l’utilité politique du «nouvel» événement
ainsi constitué. Ce type d’entreprise peut-être poursuivie intentionnellement par les partis
politiques. Mais aucun ne l’a menée avec autant de minutie que le mouvement communiste
pour une fin que l’on trouve ramassée dans une formule géniale du 1984 de George Orwell:
«Qui se rend maître du présent est maître du passé et qui est maître du passé se rend maître
de l’avenir».
L’histoire intervient donc tout d’abord dans la constitution d’une matière première
offerte aux mythologisations et approches biaisées ultérieures, et même ensuite, afin de
conforter – et pas toujours par mauvaise foi – la mise en place déjà acquise d’une mémoire
«utile».
Autant dire que, souvent, il n’est pas simple de distinguer histoire et mémoire.
La connaissance historique des mécanismes institutionnels, idéologiques et répressifs
qui ont permis de cadenasser pendant des décennies la mémoire officielle du camp
communiste et de favoriser l’exercice de pressions en dehors de ce camp (par exemple chez
les intellectuels, ou dans les mouvements pacifistes) est nécessaire pour comprendre les
étapes de la compétition entre les différents types de mémoires. Stéphane Courtois, auteur à
la fois de l’importante préface et d’une étude sur la bataille de l’Affiche rouge, et Françoise
Thom, qui analyse l’évolution de l’historiographie russe officielle sous Poutine, font partie
des historiens qui ont la connaissance la plus précise et la plus large de cette question.
Dans la préface, l’absence de référence au rôle de l’invasion soviétique du 21 août 1968
en Tchécoslovaquie mériterait d’être justifiée; il aurait été bon aussi d’analyser de plus près
la dialectique entre mémoire et histoire dans la construction ou la justification de la grille
de lecture opposant démocratie et totalitarisme, grille de lecture qui tend à remplacer – non
sans mal! – celle opposant capitalisme et socialisme. C’est aussi la mémoire des peuples,
notamment ceux vivant dans les «terres de sang» décrites par Timothy Snyders, soumis à la
fois au socialisme soviétique et au national-socialisme, qui a favorisé ce passage d’une grille
de lecture à l’autre.
Quelques-unes des illustrations proposées par ce numéro de Communisme confirment
l’étonnante efficacité des dispositifs mis en place par le mouvement communiste. Franck
Liaigre par exemple revient sur la mythologie constituée à propos de la lutte armée du PCF.
En tant que chercheur et historien à la méticuleuse scientificité, il défait, délie, déconstruit
tout un discours simplificateur, héroïque et martyrologique, que les communistes français
se sont longtemps arrogé le droit de tenir, profitant d’une absence de contestation qui tenait
à une certaine peur du blasphème. Liaigre ne renverse pas cette histoire mais il permet
d’avancer en direction d’une autre plus humaine et, in fine, antitotalitaire, indispensable
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colonne vertébrale à la constitution d’une nouvelle mémoire de la Résistance et du communisme français mais aussi des sentiments nationaux et démocratiques des Français.
Stéphane Courtois se place au point de vue le plus honorable qui soit aujourd’hui: celui
de la reconstitution d’une mémoire européenne qui soit juste, c’est-à-dire équilibrée autant
que faire se peut, qui tienne compte des expériences si différentes vécues à l’ouest et à l’est
d’un continent encore à la recherche d’une conscience équilibrée de lui-même avec ses refus
mais aussi ses moments de passion à l’égard du nazisme et du communisme.
Voir notre note de lecture page 109 et, sur le site Internet www.est-et-ouest.fr, la conférence donnée sur
ce sujet par Franck Liaigre le 14 avril 2016.
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