Australie : le paradis perdu de la Grande Barrière de corail
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Australie : le paradis perdu de la Grande Barrière de corail
Australie : le paradis perdu de la Grande Barrière de corail LE MONDE | 08.04.2015 à 12h30 | Par Caroline Taïx (Ile Lady Elliot, Gladstone, Australie, envoyée spéciale) L’île Lady Elliot est un paradis pour plongeurs, qu’ils soient touristes ou scientifiques. Avec son immense variété de coraux, ses poissons multicolores, ses tortues, elle est l’un des endroits les mieux préservés de la Grande Barrière de corail, qui s’étire sur plus de 2 000 km au large de l’Etat du Queensland, sur la côte est de l’Australie. Des raies mantas, ces géants des mers qui peuvent atteindre 5 mètres avec leurs immenses « ailes », résident dans ses eaux. Les requins de récif ne sont jamais très loin. Pendant l’hiver, les baleines se chargent du spectacle. La Grande Barrière, aussi étendue que l’Italie, est le plus grand ensemble corallien du monde. On y compte 400 espèces de coraux, 1 500 espèces de poissons. Elle attire 2 millions de touristes chaque année et rapporte 6 milliards de dollars (4,1 milliards d’euros) à l’Australie. Pourtant, si elle fait parler d’elle, ce n’est plus seulement pour ses merveilles, mais aussi pour son déclin. Elle a perdu plus de la moitié de ses coraux en trente ans : en 1985, la couverture corallienne était en moyenne de 28 % ; elle était de 12 % en 2011. La Grande Barrière de corail est « sous pression », reconnaît le gouvernement australien. L’Unesco, qui l’a classée au Patrimoine mondial en 1981, menace de l’inclure dans sa liste du patrimoine en péril. « Ça a énormément changé depuis mon enfance », explique Shani Tager, de Greenpeace. La jeune femme a grandi près de Townsville, ville portuaire voisine de la Grande Barrière. « Quand je plongeais près de chez moi, c’était plein de vie. Maintenant, il y a quelques petites zones en bonne santé, mais le reste des coraux est mort. Il n’y a plus de poissons », décrit-elle. Si la Grande Barrière reste très bien préservée dans son extrémité nord, les scientifiques et les politiques reconnaissent que son état, surtout près des côtes développées, est « pauvre » et continue de décliner. Acidification des océans Les causes sont multiples, mais la première est le changement climatique. Il est responsable de près de la moitié de la disparition des coraux de la Grande Barrière. L’augmentation de la température de la mer entraîne un blanchissement des coraux, qui finissent par mourir. Ils souffrent également de l’acidification des océans, causée par les émissions humaines de dioxyde de carbone. « Le squelette du corail se dissout. Pour faire une comparaison avec le corps humain, c’est comme si les coraux souffraient d’ostéoporose », explique John Gunn, directeur de l’Institut océanographique d’Australie. Il y a également les cyclones : de plus en plus nombreux et violents, ils détruisent les récifs coralliens sur leur passage. « Tous les récifs coralliens souffrent du changement climatique, pas seulement la Grande Barrière », souligne le ministre de l’environnement australien, Greg Hunt. Les autres causes du déclin sont dues aux activités humaines le long de la côte. Plus de 10 000 agriculteurs y travaillent : des champs de canne à sucre s’étendent à perte de vue, certains cultivent des bananes, et d’autres, plus loin, élèvent des bovins. Or les nitrates qu’ils utilisent sont rejetés en mer et favorisent la multiplication d’une étoile de mer invasive, l’acanthaster, également appelée « couronne d’épine ». L’étoile de mer se pose sur le corail, qu’elle tue en quelques heures en dévorant ses polypes. Les autorités tentent de s’attaquer à la racine du mal et d’aider les agriculteurs à modifier leurs pratiques. Entre 2009 et 2013, la quantité de pesticides relevée dans les eaux de la Grande Barrière a chuté de 28 %, et l’objectif est une diminution de 60 % en 2018. Mais le sujet polémique, c’est l’expansion des ports industriels. Il oppose depuis des années partisans du développement industriel et environnementalistes. Les sous-sols du Queensland regorgent de matières premières : le charbon, exporté depuis des ports situés sur la Grande Barrière, alimente la croissance asiatique. C’est le développement du port de Gladstone, en 2011, qui a provoqué l’inquiétude de l’Unesco pour la Grande Barrière. Il s’étend sur une trentaine de kilomètres. Ici, on est loin du cliché des eaux turquoises. Les usines se succèdent, avec cimenterie, fonderie d’aluminium. Des wagons chargés de charbon se dirigent vers les terminaux d’exportation, où attendent des tankers de 200 à 300 mètres de long. Environ 2 000 y sont chargés chaque année. Des usines de liquéfaction de gaz naturel se sont ajoutées au paysage : difficile, aujourd’hui, d’imaginer que l’île Curtis, où elles ont été construites, a été une zone vierge, riche en herbes sous-marines, essentielles pour l’alimentation des dugongs, des mammifères marins en voie de disparition. Il a fallu draguer 22 millions de mètres cubes de terre pour ouvrir le canal vers Curtis. Le charbon « bon pour l’humanité » Les poissons étaient tombés malades en 2011, entraînant une interdiction de la pêche pendant plusieurs mois. « Il y a eu beaucoup d’inquiétude et c’était justifié. (…) Mais aujourd’hui Gladstone n’a pas de conséquences négatives sur l’environnement », assure le directeur du port, Craig Doyle. Les militants pour l’environnement sont loin de partager cet avis, mais concentrent désormais leur énergie sur Abbot Point, à 600 kilomètres au nord de Gladstone. Le port est encore de taille modeste, mais devrait devenir, d’ici à quelques années, le plus grand du monde pour l’exportation de charbon. En 2014, près de 3 000 navires ont sillonné les eaux abritant la Grande Barrière de corail ; le trafic devrait doubler d’ici à dix ans si Abbot Point, projet indo-australien, se développe comme prévu. Mais, pour apaiser les esprits, et certainement dans l’espoir d’éviter les réprimandes de l’Unesco, l’Australie est revenue sur une décision très controversée : elle a finalement interdit le déversement des déchets de dragage dans les eaux de la Grande Barrière de corail. « Quand je plongeais près de chez moi, c’était plein de vie. Maintenant, il n’y a plus de poissons », déplore Shani Tager, de Greenpeace « C’est un bon point, mais il y a toujours un problème à avoir l’un des plus grands ports du monde sur la Grande Barrière de corail », estime Adam Smith, qui a démissionné, il y a un an, du poste de directeur qu’il occupait à la Great Barrier Reef Marine Park Authority, chargée de la gestion de la zone. « C’est bien de travailler avec les agriculteurs pour diminuer les sédiments, mais si c’est pour en créer d’autres avec les ports et l’augmentation du nombre de bateaux… » Pour Felicity Wishart, de l’Australian Marine Conservation Society, « le gouvernement doit faire beaucoup plus contre le changement climatique ». L’Australie, l’un des plus gros pollueurs de la planète par habitant, passe souvent pour le mauvais élève dans les négociations internationales. Le premier ministre conservateur, Tony Abbott, qui affirmait en octobre 2014 que le charbon était « bon pour l’humanité », a abrogé la taxe carbone. « Or tout est lié », pour Mme Wishart. Davantage d’exploitation et d’exportation de charbon signifie plus d’émissions de CO2 ; davantage de cyclones signifie plus de sédiments dans la mer amenés par la pluie, détaille-t-elle. Pour donner des gages à l’Unesco, Canberra a présenté, en mars, un plan sur trente-cinq ans de préservation de son joyau, avec la promesse, notamment, que le développement portuaire sera limité à quatre sites déjà existants, que plus de 2 milliards de dollars seront investis dans les dix ans à venir pour la préservation de la barrière… Le ministre Greg Hunt se dit « confiant » quant à la décision de l’Unesco. Si la barrière est jugée « en péril », « il y aura un impact sur l’emploi », craint le ministre de l’environnement du Queensland, Steven Miles. Le tourisme sur la Grande Barrière représente plus de 60 000 emplois. Pour Felicity Wishart, « on ne va pas dans un restaurant s’il est mal noté ; ça sera pareil pour la Grande Barrière ». L’Unesco prendra sa décision fin juin. Caroline Taïx (Ile Lady Elliot, Gladstone, Australie, envoyée spéciale) Journaliste au Monde