DIAPHANOLOGIE de Philippe Muray (Le Portatif, Les Belles Lettres
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DIAPHANOLOGIE de Philippe Muray (Le Portatif, Les Belles Lettres
DIAPHANOLOGIE de Philippe Muray (Le Portatif, Les Belles Lettres, Mille Et Une Nuits) Le mensonge est la base de la vie sociale comme il est le ciment de la vie amoureuse, disait, je crois, un personnage du Déclin de l'Empire américain. C'était autrefois. Avant le déluge. Les ploucs de notre univers terminal font l'éloge de la sincérité. La sincérité ne peut être crédible que si l'amour et la société (c'est-à-dire le plaisir du mensonge qui y est lié) ont disparu. C'est sur les ruines de toute civilisation que s'élève la Transparence, ce monument d'après l'Histoire. Comme impératif moral, comme énoncé prescriptif, je crois bien que la Transparence est « née », en France, plus généralement sans doute en Europe, de la traduction du mot russe glastnost. C'est le cadeau empoisonné que nous a laissé Gorbatchev en sombrant. Il faudrait inventer une discipline nouvelle pour étudier cette saloperie toute neuve. Comment appeler la science de la Transparence? Diaphanologie, peut-être? Du grec diafanhs, transparent, ou diafaneia, transparence? Diaphanologie. Va pour diaphanologie. Dictature de la Transparence. Ce moment de notre post-Histoire où le tyran (le médiateur généralement) parle la langue de la liberté. Où il nous fait croire, comme le marxiste naguère, que nous sommes aliénés (aliénés de la lumière) ; où il nous propose, à l'imitation du mythologue d'autrefois, de démystifier avec nous tout ce qui parait. Il faudrait montrer d'une façon fine comment ces conduites ne tombent pas du ciel. Les conneries des années 60-70 ont fait des petits. Le gauchisme, mouvement puritain, est un des moments forts de l'évolution de la société vers la soumission enthousiaste à la Transparence. Déguisé a posteriori par les médias en « révolution sexuelle », le gauchisme quotidien faisait déjà de la fin du secret un dogme fondamental. Plus d'hypocrisies dans la vie conjugale. Plus de mensonges. Plus de liaisons cachées, c'est-à-dire bourgeoises. Le vieux monde, c'était le monde de l'obscurité et de la dissimulation (le monde «victorien »). Le nouveau monde annonçait la transparence sans entraves. La nudité obligatoire (je me souviens de M. qui n'arrêtait pas, pendant les dîners, sous n'importe quel prétexte, de soulever son pull et de nous montrer ses seins) n'avait rien d'érotique. Elle était une des manifestations du nouvel ordre moral en train de se chercher. Tout le vocabulaire freudo-gauchiste fourmillait de termes impliquant la malfaisance des choses cachées. Non-dit, point aveugle, innommé, innommable. La dictature actuelle de la Transparence, appliquée aux « affaires », à la politique, à l’état de santé de chacun, aux vies privées (voir l'outing des homosexuels, ou encore l'émission bien nommée « Bas les masques »), renvoie à la même utopie originelle, au même « âge d'or » rousseauiste que le pan-érotisme des années 70. C'est toujours la nudité contre la perversion. La bonne nudité contre la méchante perversion. Le montré contre le clandestin. Rien de ce qui est humain ne doit nous être étranger, proclament les médias. Pas question de laisser un mystère traîner dans un coin! Tout doit être ÉVENTÉ! Tout doit être vu jusqu'à l'os, comme dans la pornographie; et l'on sait que la conséquence fatale de ce commandement, du moins dans le porno, c'est l'incapacité de faire vivre une histoire, de raconter une intrigue, donc d'amener voluptueusement la volupté. Et que l'autre conséquence fatale de la pornographie, c'est la disparition de la pornographie.