Deleuze et Ruyer autour du concept de « survol
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Deleuze et Ruyer autour du concept de « survol
Surfaçage philosophique : Deleuze et Ruyer autour du concept de « survol » Soufiane Mezzourh Septembre 2013 Abréviations Les œuvres de Raymond Ruyer NEO CC Néo-finalisme, Paris, PUF, 1952, 2e Métaphysiques, 2012. La conscience et le corps, Paris, PUF, 1937. édition, Coll. Les œuvres de Gilles Deleuze DRF LP LS PP QP Deux régimes de fous et autres textes, (édité par David Lapoujade), Paris, PUF, 2003. Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988. Logique du sens, Paris, Minuit, 1969. Pourparlers. 1972-1990, Paris, Minuit, 1990. Qu’est-ce que la philosophie (avec Félix Guattari), Paris, Minuit, 1991. Cahiers de recherche @ Transcept.com Deleuze avait comme on sait une très profonde aversion pour la transcendance. Si bien que sa philosophie peut être considérée sans réserve comme un combat acharné contre toute forme de « verticalité », et ce jusqu’à son dernier souffle : « Une vie est l’immanence de l’immanence, l’immanence absolue : elle est puissance, béatitude complètes » 1 . Une « vie » pourtant que l’illusion de transcendance guette depuis toujours et de toutes parts : « Des illusions entourent le plan » (QP, 50 sq.). C’est pourquoi, nous dit Deleuze, il est dangereux pour la philosophie de prendre de la hauteur ou de trop s’enliser dans les profondeurs. Le philosophe veillera au contraire à la « double destitution de la hauteur et de la profondeur au profit de la surface » (LS, 161). Sans doute y trouvera-t-il cela qu’il cherche, à savoir : les « pures événements » ou les « pures singularités » (Id.). Dans cette entreprise constante de « surfaçage philosophique »2, Raymond Ruyer aura été pour Deleuze, certes un compagnon discret (à côtés d’autres philosophes comme Spinoza et Bergson) et pourtant un précieux pourvoyeur de concepts. Parmi ces derniers, celui de « survol » mérite réflexion au regard de la place tout à fait centrale qu’il occupe au sein de la philosophie deleuzienne. Sans doute la définition elle-même du concept philosophique deleuzien aurait-elle probablement été compromise sans le recours à Ruyer : « le concept est en état de survol par rapport à ses composantes » (QP, 26). 1 DELEUZE, Gilles, « L’immanence : une vie… », Philosophie, n° 47, septembre 1995, p. 3-7. Texte repris dans Deux régimes de fous et autres textes, Paris, PUF, 2003, p. 360. 2 Le mot « surfaçage » signifie : polissage d’une surface, préparation d’une surface avant peinture (Le Petit Robert de la langue française, Éd. 2012). Pour le philosophe, il s’agit de toujours « remonter à la surface » (LS, 160 sq.) et de veiller à ce que celle-ci demeure sans verticalité aucune. 3 Cahiers de recherche @ Transcept.com Aussi la conclusion décisive de Qu’est-ce que la philosophie ? intitulée « Le chaos et le cerveau » est-elle inscrite sur fond proprement ruyérien : « the brain is a Ruyerian form » 3 . Encore faut-il préciser que Deleuze reprend à son compte le concept de « survol » mais non sans détournement. Loin d’être un philosophe-interprète, l’appropriation par Deleuze de concepts étrangers est souvent une « transformation » (voire une « trahison ») de ce que, nous dit Deleuze, « jamais les concepts qui occupent un plan ne se laissent simplement déduire » (Ibid., 57). Or nous ne pouvions guère espérer mieux de la part d’un philosophe par trop soucieux de l’Intéressant, du Remarquable et de l’Important : « On ne fait rien de positif, mais rien non plus dans le domaine de la critique ni de l’histoire, quand on se contente d’agiter de vieux concept tout faits comme des squelettes destinés à intimider toute création (…) Même l’histoire de la philosophie est tout à fait inintéressante si elle ne se propose pas de réveiller un concept endormi, de le rejouer sur une nouvelle scène, fût-ce au prix de le tourner contre lui-même » (QP, 80 sq.). Ainsi rejouer le concept de « survol » sur une nouvelle scène, celle de la création proprement philosophique (le concept). Le concept de survol apparaît chez Ruyer au neuvième chapitre de Néo-finalisme. Il a pour fonction de rendre intelligible le mode d’existence du sujet vivant pensant visà-vis de son champ d’existence. Ce mode de rapport du vivant pensant à son « domaine absolu » est en quelque sorte « métaphorisé » (selon la formule de Ruyer) par le survol. La première explication du concept de survol passe 3 BOGUE, Ronald, « Raymond Ruyer », in Graham Jones et Jon Roffe (Ed.), Deleuze’s Philosophical Lineage, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2008, p. 313. 4 Cahiers de recherche @ Transcept.com par l’image d’un œil voyant un espace : une table constituée de carrées noirs. Si l’œil était posé sur la table, il ne verrait pas de table, mais un assemblage hétérogène de carrés différents, un espace partes extra partes, où les formes sont contiguës sans posséder la moindre unité. Par contre, l’œil en position de survol au-dessus de la table voit une table unifiée. Ruyer opère par là même une réforme double, celle de l’espace en même temps que celle de la conscience. L’auteur en témoigne ici avec éloquence : À peine mon ouvrage terminé, j’eus la crainte de n’avoir pas assez explicité le point capital, à savoir que la conscience, le « regard sur la carte », était bien un système structural, tout comme la carte de papier et tout comme le paysage géologique. J’écrivis divers articles sur ce sujet, en essayant de mieux définir la notion de « surface absolue », à laquelle je me référais implicitement, et qui pour moi contenait tout ce qu’il y avait dans la conscience. L’expression « regard sur » la carte est en elle-même trompeuse. Elle risque de faire croire à une mystérieuse entité, le sujet, conscient de la carte, qu’il regarde du dehors. Mais, une fois le regard jeté, selon la mécanique du corps, une fois la sensation visuelle obtenue, cette sensation est un champ spatial, dans ma tête, un champ spatial dont le caractère conscient ne tient pas à ce qu’il se regarde encore luimême, mais seulement à ce que son mode de liaison, qui n’est pas de proche en proche, comme la cohérence du papier de la carte, en fait une « surface absolue ». La conscience n’est pas « connaissance de »..., elle est réalité, elle est « être ». La conscience ne devient connaissance que si elle est considérée dans sa fonction de correspondance structurale avec l’objet qui est à l’origine de la modulation cérébrale4. 4 RUYER, Raymond, « Raymond Ruyer par lui-même », Les études philosophiques, 5 Cahiers de recherche @ Transcept.com Ainsi l’étendue sensible est un domaine totalement présent à lui-même, où il y a bien extériorité et distinction entre les parties, mais où il n’y a pas de « je » qui puisse exister dans une dimension perpendiculaire à lui. C’est un ensemble de perspectives, pour ainsi dire, « sans centre de perspective », un absolu de présence et d’existence : « La subjectivité, contrairement à l’étymologie, est sans sujet, elle n’est qu’un caractère de toute forme absolue en ce sens qu’elle exprime la non-ponctualité de l’étendue sensible. Il est dans la nature de toute forme de paraître ‘se survoler’ elle-même. Chaque fois qu’un ensemble vrai, une forme vraie, un vrai domaine invisible de liaisons existe, un point mythique de perspective est virtuellement crée » (CC, 64). Le champ de conscience se déploie donc sans se déployer devant un sujet, il est sa propre présentation et se connaît lui-même sans s’observer. La conscience ruyérienne désigne moins un mode d’être qu’un mode actif de liaison : c’est parce qu’elle est immanente à son domaine en tous ses points qu’elle doit se comprendre comme « domaine absolu d’auto-survol », c’est-à-dire comme un domaine qui s’unifie lui-même. Cela signifie deux choses : d’une part, que cet auto-survol est un « survol sans survol », une couverture totale du champ : « domaine, ‘je’, Idéal forment un ensemble indissociable qui est surveillance active » (NEO, 119) ; et d’autre part, qu’il n’y a pas d’entité survolante et d’entité survolée mais un « état de survol »5 : l’auto-survol est son propre événement « non dimensionnel qui rompt avec la loi d’airain des êtres multiples, dont la vue d’ensemble suppose un regardant 2007/1 n° 80, p. 3-14. 5 MAURIZOT, Baptiste, « Penser le concept comme carte. Une pratique deleuzienne de la philosophie », in Moro Carbone, Paride Broggi, Laura Turarbek (Éd.), La géophilosophie de Gilles Deleuze. Entre esthétique et politique, Paris, Mimesis France, 2012, p. 87. 6 Cahiers de recherche @ Transcept.com qui se situe dans une dimension n+1. Avec les êtres individués, le survol est possible sans autre dimension, sans distance, sans survol. Et c’est précisément cette ubiquité qui fait l’espace d’un être »6. Ainsi, un espace qui ne dispose pas de dimension supplémentaire à ce qui se déplace sur sa surface mobile : « ni fondation souterraine ni principe céleste, ni structure profonde ni plan d’organisation transcendant. Un simple plan d’immanence7 ». Ce qui séduit Deleuze chez Ruyer, c’est précisément cette idée que le survol n’est pas un éclairage, mais un mode de « surfaçage absolu » contre toute forme de transcendance, sans quoi celle-ci (re)viendrait toujours et encore subrepticement s’insinuer depuis un nième « œil divin », telles les yeux du Dr T. J. Eckleburg, gigantesques et surplombants : « Mes yeux renverraient à un troisième œil, et celui-ci à un quatrième, si une forme absolue n’était pas capable de se voir elle-même, et par là de voir tous les détails de son domaine à tous les endroits duquel elle se trouve à la fois : liaisons non localisables » (LP, 137). Aussi le geste de Deleuze est-il double, car il étend en un même temps le concept au domaine absolu d’auto-survol et à l’équipotentialité cérébrale : « Nous avons vu que tel était le statut du concept comme événement pur ou réalité du virtuel. Et sans doute les concepts ne se réduisent pas à un seul et même cerveau, puisque c’est chacun d’eux qui constitue un ‘domaine de survol’, et les passages d’un concept à un autre restent irréductibles tant qu’un 6 CONRAD, André, « L'individualité ‘cellophane’ et la personne », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2013/1 Tome 138, p. 45-58. 7 SIBERTIN-BLANC, Guillaume, « Cartographie et territoires » La spatialité géographique comme analyseur des formes de subjectivité selon Gilles Deleuze », L'Espace géographique, 2010/3 Tome 39, p. 225-238. 7 Cahiers de recherche @ Transcept.com nouveau concept n’en rend pas nécessaire à son tour la co-présence ou l’équipotentialité des déterminations. On ne dira pas davantage que tout concept est un cerveau » (QP, 198). En effet, pour Ruyer, le cerveau et la conscience, comme déjà évoqué, participent d’une même réalité, ils sont la réalité et non ce qui viendrait l’éclairer : le cerveau est le champ d’action de la conscience, son domaine auto-survolé. Il y a vision, conscience, quand une surface réussit à s’unifier elle-même dans la multiplicité de ses éléments, sans qu’il y ait lieu de la rapporter à un sujet. L’unité et la surface est ainsi ce qui mène Ruyer à ce concept paradoxal de « domaine de survol », pour définir ce qui intègre sans mélanger une multiplicité de détails. Le cerveau est donc d’abord une multiplicité auto-survolée et porte en lui-même le paradoxe de la « liaison sans lien ». Mais ce qui fait sa spécificité, c’est qu’il est une surface équipotentielle et ubiquitaire modulée par le dehors. L’équipotentialité est cette propriété paradoxale du vivant, qui signifie que la partie est équivalente à la totalité active et finalisée d’un domaine ou une surface de survol. L’impossibilité à localiser une fonction ou un comportement au sein d’une telle surface se rattache ainsi au fait que ses liaisons y sont, pour ainsi dire « délocalisées », partout et nulle part à la fois. Le territoire équipotentiel n’est pourtant pas à la fois lui-même et autre chose ; il n’est pas encore ce qu’il deviendra, quand il sera « mis en circuit avec tel ou tel thème mnémique » (NEO, 83). Car l’équipotentialité désigne finalement cette possibilité de mise en circuit avec des potentiels virtuels divers qui ne sont pas dans l’espace-temps bien qu’il s’y actualisent infiniment : « La notion générale d’équipotentialité désigne le fait que l’aire considérée peut être mise en circuit avec tel ou tel thème, relativement 8 Cahiers de recherche @ Transcept.com auquel elle est encore indifférente et que le thème peut prendre pied indifféremment sur telle ou telle partie, grande ou petite, de l’aire (embryonnaire ou corticale) » (Ibid., 66). Dès lors, pour revenir au geste deleuzien, la condensation « concept-survol-cerveau » est possible parce que, pour Deleuze, le concept, le domaine de survol et le cerveau ont tout trois affaire à ce mouvement constitué de rapports différentiels et de distributions de singularités, qui est le mouvement même de la pensée. Il apparaît dès lors clairement que penser le concept selon les caractères du domaine absolu revient à le penser comme « évènement pur », en tant qu’il enveloppe un mouvement logique propre que la pensée doit effectuer si elle veut accéder à sa consistance propre. Car le concept n’a pas à représenter la réalité, à la bavarder ou à l’expliquer. C’est la réalité. Le philosophe doit extraire des vécus réels dans ce qui arrive, indépendamment des personnes ou des objets auxquels cela arrive. Il doit capturer un pur dynamisme, un devenir abstrait qui se répète et trace une ligne de fuite entre ses différents points de vue, sans jamais se confondre avec l’état des choses dans lequel il s’incarne. Le philosophe doit dresser l’événement, c’est-à-dire suspendre l’actualisation en en dégageant sa part virtuelle qui répète le mouvement infini de son explication : « Le concept philosophique ne se réfère pas au vécu, par compensation, mais consiste, par sa propre création, à dresser un événement qui survole tout vécu, non moins que tout état de chose » (QP, 37). Ainsi le concept ne devient concept qu’en exprimant l’incorporel de l’événement qui s’évanouit dans l’actualisation d’un nouvel état de chose, de la même manière que le cerveau survole ce qui lui arrive pour en extraire ce qui fait problème. Le concept 9 Cahiers de recherche @ Transcept.com capture un dynamisme pur qui ne peut pourtant se dire que des corps ; il est l’abstraction d’un processus saisi dans sa singularité dont l’actualisation peut être éternellement reprise et conservée ; et c’est en vertu de ce sens paradoxal que son survol est doué d’une vitesse absolue et infinie, qui ne se confond pas avec les vitesse relatives et finies des milieux dans lesquels il s’actualise. En tant qu’événement pur, le concept est toujours un événement à venir. Sans doute l’attirance qu’éprouve Deleuze envers la philosophie de Ruyer – le concept de « survol » notamment – n’est pas si éloignée de l’admiration qu’il témoigne à Spinoza, ce « grand styliste », disait Deleuze, le « plus philosophe des philosophes » (PP, 224 sq.). De la vitesse qui redonne de l’immanence, et réciproquement, suivant un mouvement à « ras des choses », encore et toujours. Un surfaçage philosophique où le concept se survole absolument et vertigineusement abolissant par là même distance et transcendance. Si Spinoza reste aux yeux de Deleuze le philosophe qui a tracé le plan d’immanence « le meilleur » (QP, 59), Ruyer est probablement celui qui a établi la caractérisation « la meilleure » du concept philosophique. Mezzourh S. « Surfaçage philosophique : Deleuze et Ruyer autour du concept de survol », Transcept.com, septembre 2013. 10