Rien ne fait vivre et rien ne tue comme les émotions

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Rien ne fait vivre et rien ne tue comme les émotions
LNA#34
#34 / cycle les émotions
«Riennefaitvivreetriennetue
commelesémotions»1
ParJanickNAVETEUR
Neurosciences,UFRdeBiologie,USTL
L
’Espace Culture propose un cycle de Rendez-vous
d’Archimède sur les émotions. La démarche est à saluer
car les émotions sont rarement mises en vedette dans un cadre
scientifique où la raison régnerait en maître. Des philosophes
ont contribué à un tel rejet, Spinoza décrivant les émotions
comme des faiblesses de l’esprit, ou Kant comme des maladies
de l’âme. Ne restaient, dans nos sociétés occidentales, que
des artistes pour valoriser ces réactions transitoires : la joie,
la peur, la colère, la tristesse ou le dégoût. Or, chacun les a
éprouvées et les reconnaît chez autrui quelle que soit son origine ethnique. Un phénomène mineur n’aurait pas bénéficié
d’une telle universalité.
Darwin est le premier à démontrer l’importance des émotions : ce sont des signaux de communication utiles pour la
survie de l’individu et de l’espèce. Quel bon avocat que ce
biologiste trop émotif pour achever ses études de médecine !
Les physiologistes se sont aussi rapidement intéressés. Il y
a matière : le corps réagit. Pas besoin d’instruments pour
s’en rendre compte mais avec, c’est encore plus visible. Leur
ouvrant la voie, l’Anglais James et le Danois Lange déclarent
que les changements corporels SONT l’émotion. Bref, j’ai
peur parce que je tremble et non l’inverse. Bien sûr, je caricature. Cependant, vous jugerez un film plus drôle si vous
le regardez en tenant un crayon latéralement entre les dents
qu’en le serrant avec les lèvres par l’extrémité.
Explication : dans le premier cas vous contractez les zygomatiques qui envoient à votre cerveau des signaux compatibles avec
la joie alors que dans le second cas, vous mimez la colère. Finalement, après avoir conspué James et Lange, tous (ou presque)
ont reconnu l’importance des réactions corporelles. Néanmoins, elles ne sont pas suffisantes. Si on provoque chez vous
des réactions physiologiques par une injection d’adrénaline,
vous ne serez pas pour autant joyeux ou en colère : vous direz
simplement « C’est comme si j’étais joyeux ou en colère ». Pour
l’être vraiment, il faut que vous interprétiez le contexte comme
étant émotionnel. Là, les psychologues entrent en jeu.
Dès les années 60, ils nous apprennent que nous sommes de
vulgaires opportunistes, toujours occupés à évaluer les événements par rapport à notre bien-être personnel. Nous détectons et jugeons très vite. Si c’est bon : émotions positives ; si
c’est mauvais : émotions négatives. L’intensité de l’émotion est
proportionnelle à l’importance du gain ou de la perte qu’ils
soient réels ou potentiels. Pour différencier les émotions négatives, tout dépendra de l’événement. Si ce dernier était évitable
ou s’il a été délibérément causé par autrui, nous pouvons être
en colère. Sinon, nous sommes tristes.
Le dégoût est un peu à part. Chez le bébé, l’expression faciale
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correspond à une répulsion consécutive au contact buccal avec
un élément ayant « mauvais goût ». Elle se généralisera ensuite
à tout contact avec un objet ou une personne rejetés. Enfin,
des actions ou leur simple évocation pourront devenir déclencheurs : l’enfant aura atteint le stade des émotions morales
complexes (honte, culpabilité, embarras…). Toutefois, pour le
dégoût, les régions du cerveau qui s’activeront resteront essentiellement liées au rejet alimentaire.
En résumé, les psychologues ont montré qu’une logique
implacable gouverne le monde des émotions mais avec ses
propres lois.
Ainsi, lors de l’attribution des médailles, les émotions ressenties par des sportifs finissant troisième sont plus intenses que
celles des seconds car le risque de ne pas accéder au podium a
été plus grand pour ceux qui sont sur la dernière marche. En
revanche, la contagion émotionnelle, soit le fait de ressentir les
émotions éprouvées par un tiers, est un processus quasiment
automatique. Enfin, toute émotion négative déclenchera normalement une stratégie d’adaptation. L’individu agira pour
changer, soit sur le cours des événements, soit sur la signification qu’ils ont pour lui.
Le bon fonctionnement émotionnel est essentiel : des processus de contagion, d’évaluation ou d’adaptation défectueux sont
sources de multiples pathologies. Par exemple, les sociopathes
sont physiologiquement hypo-réactifs face à des personnes
en détresse. Ils n’éprouvent aucune tristesse et cette absence
d’empathie facilite les réactions violentes à l’égard d’autrui.
Pensez-vous encore aux émotions comme à de petits déraillements sans conséquence ?
1
Joseph Roux, abbé et poète français (1834-1905)

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