Août 1943 Ruhr : la victoire du Bomber Command

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Août 1943 Ruhr : la victoire du Bomber Command
Août 1943
14 – Europe du Nord
Ruhr : la victoire du Bomber Command
1er août
Bataille de la Ruhr
Premier bilan
« A partir du mois d’août 1943, le Bomber Command Home dut réduire nettement
son activité, en raison des très lourdes pertes de la campagne. Si le nombre de
bombardiers opérationnels était du même ordre que six mois plus tôt, les équipages
étaient épuisés. Pire : leur qualité moyenne avait fortement diminué, car de nombreux
équipages expérimentés avaient été perdus et beaucoup de ceux qui servaient à
présent les bombardiers neufs étaient fraîchement arrivés des réserves. La réputation
de la Ruhr était devenue franchement effrayante au sein du BCH au fur et à mesure
que les défenses allemandes se faisaient plus denses.
Il fut donc décidé de laisser un peu souffler les heavies classiques, Lancaster et
Halifax, et de donner la priorité à des attaques effectuées par les Mosquito d’une part,
les Victoria et les Lincoln d’autre part (bien que seuls deux squadrons de Victoria et
deux de Lincoln fussent disponibles à ce moment). Ces opérations étaient en effet
bien moins coûteuses. Le retrait des Wellington classiques était déjà bien avancé : ces
appareils n’étaient plus assez efficients en termes de tonnage de bombes transporté
par rapport au nombre de pertes pour justifier leur maintien en première ligne au
dessus de l’Allemagne (les Wellington VHA étaient réservés depuis longtemps à
l’entraînement et aux tâches de brouillage ou de guidage Oboe).
Cependant, l’effet des cinq mois de bataille sur la Ruhr avait été dévastateur :
globalement, la production industrielle de la région avait diminué de moitié.
Hambourg avait été incluse dans la campagne en tant que nœud très important de la
chaîne de ravitaillement de la Ruhr.
Le Bomber Command voulut compléter les effets de son action par une intense
campagne de minage du Rhin effectuée par des Wellington, qui avaient démontré en
juillet leur intérêt dans ce rôle lorsqu’ils avaient miné les eaux du Danube. Mais ce
minage n’eut qu’une faible partie des effets escomptés : les Wellington, obligés
d’opérer à basse altitude en raison des limites opérationnelles des procédures de
largage, étaient des cibles de choix pour la Flak légère, bien plus dense sur le Rhin
que sur le Danube.
La bataille de la Ruhr fut très appréciée par l’Armée comme par la Marine, qui y
virent un grand pas dans la destruction de l’outil militaire allemand. Ce n’était pas
faux : l’impact sur l’industrie allemande fut considérable, tout comme les effets de la
dispersion des usines décidées à la suite des destructions. Cette dispersion alla jusqu’à
la relance partielle de la production d’acier en France occupée, car les Allemands
savaient fort bien que la Royal Air Force ne pourrait se permettre de transformer les
centres industriels français en zones dévastées peuplées de cadavres carbonisés – plus
tard, cette relance devait bénéficier au redémarrage de l’industrie française après la
Libération.
Néanmoins, les services britanniques ne purent constater de baisse significative de la
production d’armements allemande, ce qui fut attribué à de nombreuses causes, sauf à
la bonne ! Les Britanniques, ayant depuis longtemps mobilisé leur économie à fond et
présumant que les Allemands devaient forcément être “teutoniquement efficients”, ne
se rendaient pas compte que leurs adversaires n’avaient mis toute leur économie sur le
pied de guerre qu’à partir du début de 1943 (sous la direction de Speer, qui venait de
remplacer Todt, mort dans un accident d’avion). De ce fait, les effets des
bombardements furent masqués par l’augmentation de la production liée au passage à
ce que Goebbels appelait dans ses discours « une économie de guerre totale », la
fameuse total Krieg que chaque Allemand était censé appeler de tous ses vœux.
Quoi qu’il en soit, début août, le BCH avait vraiment produit l’essentiel de son effort
pour 1943. Les grands raids de 500 avions et plus n’avaient été possibles qu’au prix
d’un effort maximum de tous les squadrons. Il avait été envisagé de monter à 40
squadrons, mais après la bataille de la Ruhr, cet objectif fut abandonné et le nombre
moyen de machines par squadron (en comptant les réserves, OCU et OTU) passa à 22
avions. Le BCH avait besoin de plusieurs mois pour reposer et réentraîner les
équipages des Halifax et des Lancaster (26 squadrons en tout), pour achever le
remplacement des Wellington par des Mosquito (qui équiperaient finalement 8
squadrons de bombardement de nuit) et pour accroître le nombre de Victoria (à la fin
de l’année, le BCH disposerait de trois squadrons de Victoria, soit 72 avions, et de
deux squadrons de Lincoln, soit 48 avions). A l’inverse de ceux des Halifax,
Lancaster et Wellington, les équipages des Victoria, Lincoln et Mosquito étaient
devenus bien plus expérimentés en moyenne, car leur taux de pertes en opération était
minime.
Pendant que les squadrons de heavies classiques se refaisaient une santé et que les
Mosquito et les VHA continuaient de harceler les Allemands, les effets des raids du
BCH étaient étudiés à la loupe. Les analystes du Bomber Command estimèrent qu’un
mélange subtilement dosé d’explosifs classiques, de bombes VHA, d’incendiaires et
de bombes antipersonnel à retardement (destinées particulièrement à tuer les
pompiers) pouvait avoir un effet très supérieur à celui d’un tonnage bien plus
important de bombes classiques (voir Appendice 1). De la sorte, la lutte contre les
incendies devenait presque impossible. Cela voulait dire que 500 à 600 bombardiers
modernes de types bien choisis utilisant des tactiques adaptées et protégés par des
procédés de brouillage radar efficaces pouvaient éliminer une ville allemande après
l’autre en ne subissant que des pertes supportables. »
D’après Jean-Patrick Dakiller, La Guerre Aérienne en Europe, 1939-1944 (Docavia
éd., 1989)
2 au 29 août
30 août
Bataille de la Ruhr
A suivre
Londres – C’est en tête-à-tête que l’Air Marshal Harris, chef du Bomber Command
Home, présente à son chef direct, le Chief Air Marshal Freeman, les résultats détaillés
de la Bataille de la Ruhr.
« En résumé, Sir, nous pouvons considérer que nos opérations contre la Ruhr ont été
un grand succès. Les reconnaissances indiquent que Remscheid est la ville la plus
touchée, avec 83 % des secteurs construits détruits. Puis vient Wuppertal, 74 %, et
Dortmund, incendiée à 35 % avant d’être inondée lors de la rupture du barrage de la
Mohne. Duisbourg a été dévastée à 51 % et il n’y a aucun signe de reconstruction.
D’après les services français, qui ont des agents parmi les hommes du Service du
Travail Obligatoire, la ville a été pratiquement abandonnée car ses systèmes d’eau et
de gaz et ses égouts ont été mis hors d’usage. Globalement, nous pensons que la
production industrielle de la Ruhr a diminué de moitié. Le prix à payer a été de 640
bombardiers perdus, 2 126 endommagés, 2 990 membres d’équipage tués, 766
signalés prisonniers et environ 40 manquants. »
– Comment se sont comportés les différents types d’avions ?
– Sir, les VHA et les Mosquito sont presque à l’abri des pertes, les Victoria et Lincoln
grâce à leur altitude et les Mosquito grâce à leur vitesse. De ce fait, les squadrons qui
en sont équipés voient leur savoir-faire s’améliorer à vue d’œil, qu’il s’agisse de la
précision de leurs bombardements ou de leur disponibilité opérationnelle. Au
contraire, l’efficacité opérationnelle des squadrons de Wellington, Halifax et
Lancaster, dans cet ordre, a été sévèrement réduite en raison des très lourdes pertes
subies. Le Bomber Command Home a besoin de trois mois pour récupérer de ses
efforts. Nous avons toujours les bombardiers, mais comme c’était prévisible,
l’efficacité de la plupart de nos squadrons est si réduite qu’ils doivent aujourd’hui se
limiter à des cibles de second ordre, mal défendues.
Pensant l’occasion favorable, Harris commence à plaider pour sa paroisse, comme il
l’a déjà fait à plusieurs reprises : « Sir, avec plus de bombardiers, un BCH plus
puissant… »
Mais Freeman le coupe net, comme à chaque fois : « Impossible, Arthur, pour toutes
les raisons que nous connaissons si bien. Cette bataille nous a donné le droit de nous
asseoir à la table d’honneur, nous avons prouvé que le bombardement stratégique
pouvait fortement réduire la production de guerre allemande, ce qui nous a valu
l’approbation de la Navy et de l’Armée et a justifié les investissements consentis pour
nous par le pays. La question qui se pose à présent est : que faire de ce succès ? »
Puis, changeant de ton : « Qu’a dit Gibson, déjà ? »
– Gibson s’est intéressé aux aspects tactiques, Sir. Il a notamment travaillé avec
Wallis. Nos tactiques de base marchent bien, mais dépendent trop du tonnage de
bombes brut. Nos meilleurs atouts sont le Mosquito, qui est très précis et trop rapide
pour la Flak et les chasseurs de nuit, et le Victoria, qui est cher et difficile à
construire, mais qui vole au dessus des défenses ennemies, même si, d’aussi haut, il
ne peut utiliser de bombes classiques et espérer toucher la ville visée. Quant aux
Lancaster et aux Halifax, ils peuvent emporter plus de bombes, mais ils sont
vulnérables. En ce qui concerne les bombes, ce qui marche le mieux est une
combinaison d’une bonne quantité de bombes classiques lâchées par les heavies ou
les Mosquito, de Penetrator lâchées par les Victoria et de bombes thermiques dont
nous pouvons charger les Wellington, tant qu’ils ne sont pas remplacés. Ils passent en
dernier, ce qui réduit leurs pertes, parce que la Flak et la chasse sont gênées par la
fumée. Les Windows marchent bien, mais il nous faudrait des chasseurs de nuit en
nombre pour aller casser la chasse de nuit allemande sur ses terrains. Nous
pourrions aussi utiliser les bombardiers VHA pour harceler ces terrains. Et puis,
nous envisageons d’armer une partie des avions avec de nombreuses bombes
antipersonnel, pour atteindre les personnels de la Flak : les servants des canons et
des projecteurs.
Freeman se rencogne dans son fauteuil avec lassitude : « Au moins les choses sont
claires. Le Mosquito remplace peu à peu le Wellington. Le Halifax est bon, mais il ne
peut pas être amélioré et nous ne pouvons pas le remplacer par le Victoria, dont le
rythme de fabrication est trop lent. Nous avons besoin du Lancaster, qui est le
meilleur heavy conventionnel, et que nous pouvons encore améliorer. Où en est
Avro ? »
Harris sourit légèrement : « Hé bien, Sir, d’abord quelques bonnes nouvelles. Bristol
continue à développer son 182… »
– Non, Arthur ! Je suis d’accord, cet avion aurait sa place dans notre force aérienne,
mais le Trésor ne consentira jamais à allouer un budget plus large pour les
bombardiers, d’ailleurs l’Armée et la Navy ne nous soutiendraient pas. L’Air Force
ne peut pas se permettre de répéter les terribles erreurs de jugement d’un passé
récent. Nous ne sommes pas au dessus du contrôle des civils et nous devons prendre
grand soin de travailler avec les deux autres Services. Je vous l’ai déjà dit : nous
sommes observés à la loupe et nous devons limiter nos ambitions à la mesure de nos
moyens. En fait, je ne pense pas que nous puissions parvenir à déployer les 32
Squadrons de Halifax et Lancaster que nous souhaitions déployer au sein du BCH.
Harris tente de protester, mais Freeman le coupe à nouveau : « Il faut jouer sur le long
terme, Arthur. La façon dont nous nous y prendrons influencera les perceptions des
autres Services et notre crédibilité vis-à-vis du Trésor. Bon, le remplacement du
Wellington par le Mosquito est évidemment une très bonne idée et Alan comme
Andrew m’ont confié que cela faisait une excellente impression au plus haut niveau.
Nous pourrons aussi transformer sur Victoria quelques squadrons de Halifax, mais
pas plus de deux ou trois. Il faut interrompre complètement la production du
Manchester en faveur de celle du Lancaster ; le Bomber Command Far East recevra
à la place des Manchester les Halifax remplacés par les Victoria. Nous devons aussi
arrêter les conversions de Lancs en Lincoln, deux squadrons de Lincoln suffiront,
simplification, simplification ! Quant au Bomber Command Middle East, il se
retrouvera avec ce dont les autres n’auront pas voulu. Voilà, mais rien de tout cela ne
me dit où en est Avro, bon sang ! »
Harris ouvre un dossier : « Ils ont bien avancé, Sir. D’ici trois mois, ils peuvent
améliorer l’aérodynamique des capots moteurs du Lancaster avec l’aide de ces
Français qui ont déjà travaillé chez Bristol, y loger des Merlin avec un taux de
compression plus élevé, allonger les bouts d’aile et le tout nous donnera dix mph et
mille pieds d’altitude de plus. D’ici six mois, nous pouvons avoir une aile de plus
grand allongement et des turbocompresseurs puissants, un nez plus aérodynamique,
sans tourelle avant et avec un habitacle redessiné, plus de meilleures combinaisons
de vol et un meilleur chauffage pour pouvoir monter plus haut pendant au moins une
heure, ce qui permettra à l’avion de voler au dessus de presque toute la Flak dans la
zone de l’objectif. Ce n’est pas l’idéal et nous aurons des pertes par anoxie et
hypothermie, mais le taux de pertes en opération devrait chuter très nettement. Une
autre voie d’amélioration serait de remplacer les Merlin par des Griffon. Les gens de
Rolls Royce comptent beaucoup sur ce nouveau moteur. »
Il tourne une page : « A douze mois, Sir, il y a des perspectives encore plus originales.
Les gens de chez Avro ont parlé à Whittle, chez Rolls Royce Power Jets, et il les a
envoyés à Metropolitan Vickers. Ils en sont revenus avec une idée bizarre : ajouter un
moteur à réaction entre les nacelles interne et externe de chaque aile d’un Lancaster.
Ces réacteurs donneraient environ 2 000 lb de poussée chacun. Cela permettrait
d’échapper sans difficulté à l’attaque d’un chasseur de nuit, ou de se sortir d’un cône
de projecteurs de Flak. Le seul ennui, c’est que cela réduirait beaucoup la charge de
bombes !
Mais, à partir de ce concept, Avro a eu une autre idée. Ils envisagent d’acheter
l’équipe de conception d’Armstrong Siddeley et, avec leur aide, ils pensent qu’au
début de 1945, ils pourraient sortir quelque chose comme un Lancaster à ailes
allongées avec deux moteurs Bustard en 2 et 3, donnant chacun dans les 3 000 cv au
décollage, et deux gros réacteurs de 3 000 ou 4 000 lb de poussée en 1 et 4. Le rayon
d’action serait moindre que celui du Lancaster normal et la charge utile moindre,
mais l’avion serait très rapide et volerait très haut. »
Freeman ouvre des yeux étonnés et intéressés : « Cela pourrait être intéressant. Enfin,
si on arrive à mettre au point ces fameux moteurs à réaction de grande puissance. »
Il se tait quelques instants. Ces “avions de papier” sont certes fascinants, mais
Freeman est bien trop bon technicien pour croire à la réussite de telles idées, du moins
dans les délais annoncés. Et à quoi bon un bombardier qui aurait le choix entre
emporter des bombes ou du carburant pour faire marcher ses réacteurs, moteurs des
plus gloutons ? Pourtant, il faut prendre une décision et donner un os à ronger à
Harris. Et puis, il peut y avoir des bénéfices secondaires…
– Bien, Arthur, allons-y. Dites-leur d’avancer. En priorité, bien sûr, il nous faudra
des Lancaster à moteur Griffon et ailes longues. Quant aux projets plus… originaux,
le Trésor devrait les apprécier : un Lanc’ hybride pourrait prolonger la vie du type
pendant des années, même s’il ne doit servir qu’à la reconnaissance… A propos
d’innovations, il faudra faire savoir à tous les constructeurs qu’ils devraient tenter de
lancer des projets avant la fin de la guerre, pour éviter de voir leur développement
étouffé par les réductions budgétaires qui suivront la victoire !
………
Dans l’immédiat, une nouvelle tâche attend le Bomber Command Home au dessus de
l’Allemagne. Cette fois, il ne sera pas seul, les Américains viendront à la rescousse,
mais après le succès des opérations sur la Ruhr, c’est la RAF qui mènera le bal, et non
pas les Yankees avec leurs conceptions saugrenues.
31 août
Appendice 1
Les failles d’une belle idée
Défauts et limitations des “bombes VHA”
Lors de la campagne de bombardement de la Ruhr de 1943, la RAF mit en œuvre un
certain nombre de bombes spéciales dues à l’inventivité de M. Barnes Wallis, et en fit
par la suite un éloge particulièrement appuyé. Si les bombes cylindriques destinées à
venir à bout des barrages de la vallée de la Ruhr sont bien connues, d’autres le sont
moins, comme les bombes larguées par des avions volant à très haute altitude (very
high altitude bombers ou VHA bombers) et destinées à mettre à mal les infrastructures
urbaines ou industrielles souterraines (égouts, réseaux d’eau, de gaz, d’électricité, de
téléphone) ou à provoquer l’effondrement de bâtiments comme sous l’effet d’une
secousse sismique. Ces projectiles, dont l’effet provenait en grande partie de l’altitude
à laquelle ils étaient largués et de l’énergie que leur chute leur conférait, ont été
éclipsés par les bombes de fort tonnage qui démontrèrent leur effet destructeur sur les
hangars à sous-marins ou sur des ouvrages d’art impossibles à démolir avec des
bombes conventionnelles.
En fait, les bombes VHA souffraient de quatre défauts majeurs : le manque de
précision des bombardements, les faiblesses de leur tactique d’emploi, la
surévaluation de leurs effets et l’existence de contre-mesures relativement simples.
………
En ce qui concerne la précision, le sujet a été largement débattu : il était tout
bonnement impossible d’obtenir une précision meilleure que plusieurs centaines de
mètres avec les moyens de visée de l’époque. Et quand bien même les dispositifs de
visée eussent été parfaits, l’aspect aléatoire des trajectoires, en raison du manque de
connaissance des vents à haute altitude, n’aurait pas permis d’atteindre la précision
requise : ce fait explique que les bombardiers VHA, faits pour opérer de jour à la
limite de la stratosphère, ont été le plus souvent utilisés de nuit à huit mille mètres. De
nuit, les techniques de bombardement employées (illumination de la cible par des
bombes éclairantes sous parachute puis marquage par des dispositifs pyrotechniques
sur lesquels se calaient les bombardiers suivants ou, par mauvaises conditions météo,
marquage pyrotechnique ou éclairage en altitude) portaient en elles-mêmes les causes
de leur imprécision.
Ces techniques ont néanmoins donné de bons résultats, mais uniquement quand elles
ont été mises en ouvre par des unités très expérimentées et bien entraînées, sur des
cibles bien délimitées et souvent au prix de risques considérables, car à relativement
basse altitude. Tout cela était hors de portée de la moyenne des effectifs du Bomber
Command, qui bombardaient presqu’en aveugle des zones étendues.
………
La tactique d’emploi, de son côté, fut adaptée au fil du temps, mais au détriment de sa
cohérence.
A l’origine, ces projectiles étaient destinés à être largués de jour, à très haute altitude,
pour s’enfoncer profondément dans le sol grâce à la vitesse acquise pendant la chute
(voisine de celle du son), avant d’exploser à 7 ou 8 mètres de profondeur, la cavité
créée par l’explosion produisant l’effondrement des bâtiments situés au dessus, sans
compter les effets à distance liées à l’onde de choc, comme la fissuration des
constructions et la rupture des conduites d’eau et de gaz dans un secteur étendu. La
première utilisation opérationnelle, lors de l’attaque des chantiers navals de
Wilhelmshaven, sembla justifier le bien-fondé de cette tactique, mais l’évaluation des
dégâts basée sur des photographies aériennes fut, comme souvent, largement
optimiste. Surtout, l’estimation considérant que la plus grande partie de ces dégâts
revenait aux effets spécifiques des bombes VHA était davantage due à l’intense
lobbying de Barnes Wallis qu’à autre chose.
Par la suite, bien que cette tactique initiale n’eût pas été entièrement abandonnée, le
largage de nuit devint la règle, à une altitude plus réduite pour améliorer la précision.
Mais les bombes ne s’enfonçaient plus aussi profondément que prévu initialement et
leurs effets théoriques étaient donc atténués.
L’utilisation des bombes VHA comme bombes anti-pistes contre les bases des
chasseurs de nuit de la Luftwaffe fut par la suite très développée, avec des effets,
comme nous le verrons, plus apparents que réels.
………
Lors de la plupart des bombardements effectués dans le cadre de la bataille de la
Ruhr, la règle devint de procéder à un bombardement VHA de la cible au début de
l’attaque, avant les bombardiers standards. L’idée était la suivante : en détruisant les
infrastructures de distribution d’eau, on empêcherait les pompiers de faire leur travail
quand la vague principale de bombardiers chargés de projectiles incendiaires
arriverait – avec un peu de chance, une ou deux explosions de conduites de gaz
auraient déjà provoqué des dégâts et la rupture des canalisations de gaz aggraverait les
incendies.
Cependant, la probabilité d’atteindre directement une canalisation d’eau critique pour
le travail des pompiers était infime, et la possibilité de rompre à distance des
canalisations grâce à l’onde de choc de l’explosion avait été très largement
surévaluée, faute d’essais réalistes. Des essais systématiques de résistance des
canalisations enterrées à des explosions dans le voisinage furent entrepris un demisiècle plus tard, pour le compte de l’exploitation pétrolière ou gazière. Ils montrèrent
que les tuyauteries d’eau et de gaz étaient bien plus résistantes que ce que l’on pensait
(les tuyaux se déforment certes, mais sans se rompre), et surtout que les effets de
l’onde de choc se dissipaient très rapidement avec la distance.
Les bombes conventionnelles, en la matière, étaient nettement plus efficaces, pour un
coût bien moindre, grâce au fait qu’à poids égal, elles contenaient beaucoup plus
d’explosif. La bombe VHA d’une tonne n’embarquait que 20 % d’explosif,
l’enveloppe capable de résister à l’impact, en acier à haute résistance très coûteux à
fabriquer et à usiner, pesant 80 % du poids du projectile. Dans une bombe
conventionnelle, l’explosif représentait 50 à 75 % du poids de l’ensemble, et
l’enveloppe était fabriquée en tube d’acier standard.
Le Bomber Command finit par comprendre que les effets sur les canalisations
souterraines étaient bien moindres qu’espéré. C’est pourquoi, toujours dans l’idée
d’éliminer les moyens de lutte contre les incendies, on commença à charger un certain
nombre de bombardiers standards de bombes antipersonnel à retardement, pour tuer
les pompiers…
En revanche, l’effet de démolition des bâtiments par effondrement était
impressionnant, quand il se produisait. Mais pour la plupart des immeubles, les
bombes ordinaires suffisaient largement pour faire le travail, de façon moins
spectaculaire mais aussi efficace.
En fait, les meilleurs résultats étaient obtenus sur les installations industrielles. Utlisée
contre ce type de bâtiments construits sur des dalles de béton, la bombe s’enfonçait
moins qu’en environnement urbain, même dense, et provoquait des dégâts jusqu’au
niveau du sol, déstabilisant et mettant hors d’usage les équipements lourds (laminoirs,
convertisseurs…), et pour longtemps, car la réparation de leurs fondations était longue
et souvent compliquée. Mais, en raison du manque de précision des bombardements,
dans la plupart des cas, seule une bombe sur cinquante ou cent produisait ce genre de
résultats, les autres allant exploser à un endroit sans intérêt pour ce type de projectile
(l’efficacité du bombardement des chantiers navals de Wilhelmshaven avait été due à
des conditions atmosphériques particulièrement favorables, qui se traduisirent par une
précision très supérieure à la moyenne).
………
Si les Allemands furent surpris lors des bombardements VHA, c’est d’abord parce
qu’ils ne comprenaient pas à quoi ces bombes pouvaient bien servir, puisque,
statistiquement, seule une faible proportion avaient des effets importants. La plupart
allaient creuser un trou dans une cour ou un jardin, quand ce n’était pas dans un
champ, pour ensuite exploser en sous-sol, sans même provoquer un cratère en
surface… Mieux valait, du point de vue du défenseur, recevoir cent bombes VHA
dont une ou deux touchaient juste, que cent bombes classiques dont cinquante
touchaient (plus ou moins) juste.
Néanmoins, les Allemands comprirent rapidement que les VHA pouvaient avoir des
effets dangereux sur les canalisations, et les équipes de défense passive coupèrent
systématiquement l’eau et surtout le gaz au voisinage des points d’impact, limitant
ainsi les conséquences d’une éventuelle rupture. Comme, en milieu urbain, ces
réseaux sont maillés, l’effet de la coupure volontaire d’un tronçon était limité aux
points desservis par ce tronçon, sans conséquence pour le reste de la maille et les
mailles voisines.
Enfin, l’utilisation anti-piste de ces bombes connut un certain succès, mais de façon le
plus souvent très indirecte. En effet, à l’image des impacts sur les installations
industrielles, si ces bombes frappaient une piste en béton, le résultat était excellent.
Par contre, si la bombe tombait dans l’herbe à côté de la piste, ce qui était bien plus
fréquent, la cavité souterraine produite ne produisait qu’une gêne mineure, car de trop
faible diamètre, et ne laissait que peu de traces visibles de l’extérieur. Les Allemands
en vinrent donc à exagérer l’effet des bombardements de ce type sur leurs bases
aériennes tels qu’ils pouvaient apparaître sur les photos prises par les appareils de
reconnaissance, en déployant des toiles peintes ad hoc sur les pistes le lendemain de
l’attaque… Néanmoins, il leur était difficile d’ignorer tout à fait les raids des VHA
contre les bases au moment même où celles-ci étaient en train de faire décoller leurs
chasseurs. Il s’en suivit une désorganisation de leurs activités, accentuée à partir de la
fin de 1943 par l’utilisation couplée de bombardiers VHA et de Mosquito chasseurs
de nuit.

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