La construction des mondes sociaux par la pratique de l
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Communication & langages http://www.necplus.eu/CML Additional services for Communication & langages: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here La construction des mondes sociaux par la pratique de l’auto-publication : retour sur l’expérience de quelques blogueurs Olivier Trédan Communication & langages / Volume 2010 / Issue 165 / September 2010, pp 73 - 86 DOI: 10.4074/S0336150010013074, Published online: 15 October 2010 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0336150010013074 How to cite this article: Olivier Trédan (2010). La construction des mondes sociaux par la pratique de l’autopublication : retour sur l’expérience de quelques blogueurs. Communication & langages, 2010, pp 73-86 doi:10.4074/S0336150010013074 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/CML, IP address: 78.47.27.170 on 22 Feb 2017 73 La construction des mondes sociaux par la pratique de l’auto-publication : retour sur l’expérience de quelques blogueurs Les blogs ont incarné depuis le début des années 2000 l’entrée progressive de l’Internet dans les pratiques culturelles et médiatiques. Cet objet, progressivement banalisé, se retrouve dans la figure d’un internaute producteur de contenus. D’aucun y a vu un tournant « expressiviste1 » de l’Internet. Les chiffres sont a priori éloquents : quelque 126 millions de blogs sont recensés par les moteurs de recherche dédiés aux blogs2 . Toutefois, l’importance d’un tel phénomène doit être modérée. Sur les 126 millions de blogs qui ont été créés, seuls 1 % serait régulièrement mis à jour3 . Une explication a été fournie en 2003 par Clay Shirky, énoncée sous la forme d’une loi d’inégale distribution des liens hypertextuels4 : un nombre réduit de blogs JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? OLIVIER TRÉDAN Les blogs sont connus pour avoir facilité l’accès des internautes à la publication en ligne. Ils sont un outil supplémentaire de communication permettant l’entretien ou le tissage de liens. Les blogueurs mobilisent leur vécu personnel et affichent leurs préférences culturelles afin d’y construire une identité en lien avec la pratique. À partir du suivi de l’activité de blogueurs sur plusieurs années, cet article propose de considérer le blog comme un lieu où se co-construit un rapport partagé à la culture. Mots clés : blogs, monde social, pratiques culturelles, sociabilité 1. Allard, Laurence, 2007, « Émergence des cultures expressives, d’Internet au mobile », in Allard, Laurence (dir.), Médiamorphoses, 21, « 2.0 ?, culture numérique, cultures expressives », pp. 19-25. 2. Chiffre affiché au 20 mai sur le moteur de recherche Blogpulse. Les données ne sont cependant pas fiables. Tous les dispositifs de publication ne sont pas indexés et les chiffres varient d’un moteur de recherche à l’autre. Ainsi Technorati avançait celui de 133 millions en septembre 2008. 3. Pisani, Francis, 2008, « Blogalaxie/9 – 133 millions de blogueurs, 1,5 million d’actifs », http://pisani.blog.lemonde.fr/2008/09/24/ blogalaxie9-133-millions-de-blogueurs-15-million-dactifs, mis en ligne le 24 septembre 2008, consulté le 20 mai 2010. 4. Shirky, Clay, 2003, « Power Laws, Weblogs, and Inequality », Clay Shirky’s Writings About the Internet. http://www.shirky.com/writings/ powerlaw weblog.html, mis en ligne le 8 février 2003, consulté le 20 mai 2010. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 74 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? concentre les liens provenant d’un grand nombre de blogs, eux-mêmes peu liés. Deux réalités a priori distinctes seraient présentes. D’un côté, le blog comme support communicationnel utilisé dans la gestion des affinités amicales ; de l’autre, le recours progressif au blog comme support informationnel par les médias. Ce double constat peut légitimement constituer deux problématiques, l’une portant sur l’évolution des pratiques de communication, l’autre sur celle de la production d’informations en ligne. Toutefois, ces deux problématiques se rejoignent lorsque le regard se porte sur l’internaute, saisi au prisme de son double statut : animateur d’un espace de publication, lecteur de sites d’information généraliste ou thématique. En explorant cette articulation, nous trouvons quelques éléments permettant d’expliquer le maintien d’une activité de publication dans la durée et mettre au jour les difficultés sous-jacentes. Le blog ne doit alors être saisi pas seulement comme un objet technique ou un format de publication. Il est le résultat d’un processus qui révèle l’existence de « micro-mondes sociaux5 », fruit d’une coopération entre pairs, où chacun se lit, se commente et se lie mutuellement. Cette activité communicationnelle n’a cependant pas de finalité en soi. Les auteurs se mettent en scène, en mobilisant autant leur vécu personnel qu’en affichant leurs préférences culturelles afin d’y construire une identité en lien avec la pratique. Le blog surgit ainsi de cette articulation entre pratique de l’auto-publication, entretien des sociabilités et pratiques culturelles, et constitue un lieu parmi d’autres où se co-construit un rapport partagé à la culture. L’OBSERVATION AU LONG COURS DE QUELQUES BLOGUEURS Constitution d’un corpus réduit Le matériau empirique présenté ci-après a été recueilli au gré du suivi durant plusieurs années des activités de publication en ligne d’un nombre limité d’individus. Cette démarche a fait le pari d’un maintien de leur pratique. Un premier corpus a été constitué en 2004 à partir du seul critère de l’ancrage géographique des blogueurs, résidant en Bretagne. Composé de 398 unités, il regroupait une majorité de jeunes internautes (65 % de moins de 25 ans) et une majorité de skyblogueurs (49 %). Nous avons laissé ce corpus évoluer. Quatre ans plus tard, seuls huit blogueurs identifiés présentaient une activité de publication 5. Nous faisons explicitement référence à l’approche des interactionnistes en termes de mondes sociaux, en particulier à celles de Becker, Howard, 1998, Mondes de l’Art, Flammarion, Paris ; Strauss, Anselm, 1992, « Une perspective en termes de monde social », La trame de la négociation, sociologie qualitative et interactionnisme, textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger, L’Harmattan, Paris, pp. 269-282. Par ailleurs, notre lecture de la notion s’inscrit dans celle faite des mondes sociaux appliquée aux téléspectateurs des séries adolescentes : Pasquier, Dominique, 2004, « La télévision comme expérience collective : retour sur les Mondes de l’Art », in Blanc, Alain et Pessin, Alain (dir.), L’art du terrain. Mélanges offerts à Howard Becker, L’Harmattan, Paris, pp. 193-218 ; Pasquier, Dominique, 2005, « La culture comme activité sociale », in Maigret, Éric et Macé, Éric (dir.), Penser les médiacultures, Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Armand Colin-INA, Paris, pp. 103-120. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 La construction des mondes sociaux par la pratique de l’auto-publication 75 manifeste. En 2010, deux poursuivent toujours une activité de publication sur un blog, quoique de manière très irrégulière6 . Leur investissement en ligne court sur six années et a comme pivot central le blog, sans toutefois s’y limiter (pages personnelles, forums de discussion, aujourd’hui sites de réseautage social). La méthodologie employée s’articule autour de deux étapes. Après une période de prise de contact, des entretiens semi-directifs ont été menés, poursuivis par des échanges par courriels sur leur pratique. De nouvelles entrevues ont été réalisées un an plus tard avec les blogueurs toujours en activité. Ces entretiens avaient pour finalité d’établir des grilles de lecture permettant de cerner l’investissement des individus dans leur activité de publication. Cette démarche a ouvert la voie à une approche compréhensive. Elle est destinée à saisir la manière dont le recours au blog participe de la (re)construction des univers propres aux blogueurs. Le blog, en tant qu’objet communicationnel, favorise la coopération entre individus et contribue à la formalisation d’un espace à soi sur Internet7 . La durée offre l’opportunité d’observer l’évolution de leurs investissements en ligne, les origines des transformations et leurs effets. Expérimenter un dispositif, gérer de manière ludique et instrumentée une sociabilité sont des pratiques devenues courantes, particulièrement chez les adolescents8 . Il en va différemment lorsqu’il s’agit de maintenir l’utilisation dans la durée. Cette capacité est certainement à relier avec certaines prédispositions sociales des individus, selon le constat émis par Olivier Donnat, dans sa dernière enquête sur les pratiques culturelles des Français. « Il est probable que bon nombre de ces usages créatifs de l’ordinateur aient un caractère exceptionnel ou épisodique et que seule une minorité s’y adonne de manière régulière, comme c’est souvent la règle en matière de pratiques en amateur. [. . .] Par ailleurs, les résultats relatifs à la position sociale ou au niveau de diplôme confirment le rôle déterminant des ressources socioculturelles (plus qu’économiques) dans les usages de l’ordinateur9 . » Cette modalité de sélection d’individus par le seul maintien d’une activité de publication sur la durée a abouti à une surreprésentation d’individus dont la particularité est l’intensité de leurs pratiques culturelles. Celles-ci s’entrecroisent, et le blog participe d’un effet d’entraînement mutuel : partager son avis sur 6. Une nuance est ici à apporter. L’abandon ou la suppression d’un espace de publication ne signifie pas pour autant l’arrêt d’une activité de publication. D’une part, l’abandon, voire la suppression, d’un espace de publication rend difficile, parfois impossible, le suivi des différentes expériences développées par un seul et même individu. D’autre part, il faut souligner le maintien de l’activité en d’autres lieux, notamment Facebook. Lenhart, Amanda, Purcell, Kristen, Smith, Aaron, Zickuhr, Kathryn, 2010, « Social Media and Young Adults », Pew Internet & American Life Project, http://www.pewinternet.org/Reports/2010/Social-Media-and-Young-Adults.aspx, mis en ligne le 3 février 2010, consulté le 20 mai 2010. 7. Beaudouin, Valérie, Velkovska, Julia, 2002, « Constitution d’un espace de communication sur Internet (Forums, pages personnelles, courrier électronique. . .) », Réseaux, n◦ 97, pp. 121-177. 8. Fluckiger, Cédric, 2006, « La sociabilité juvénile instrumentée. L’appropriation des blogs dans un groupe de collégiens », Réseaux, no 138 ; Delaunay-Téterel, Hélène, 2008, « Sociabilité juvénile et construction de l’identité. L’exemple des blogs adolescents », Informations sociales, no 145. 9. Donnat, Olivier, 2009, Les pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique, enquête 2008, La Découverte-ministère de la Culture et de la Communication, Paris, p. 67. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 76 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? les dernières séances sur son blog implique d’aller régulièrement au cinéma, de fréquenter les forums de discussion pour y livrer son opinion et de consulter celles d’autres spectateurs, de lire régulièrement la presse spécialisée. S’ensuit un corpus composé d’individus occupant des emplois hautement qualifiés ou poursuivant des cursus universitaires longs. Toutefois, si ces niveaux de ressources permettent de rendre intelligible a posteriori cette situation, ce seul constat ne permet pas de saisir les processus qui concourent à cette régularité. L’animation d’un blog, un investissement réflexif S’il est certes possible de souligner certains facteurs explicatifs favorisant l’alimentation d’un blog dans la durée, cette recherche de causalités a l’inconvénient de ne pas parler de ce qui se joue au travers de la pratique. Comme le formulent Antoine Hennion et Geneviève Teil à propos du goût, « [il est] une activité hautement instrumentée, faite en groupe et faisant les groupes, constamment discutée, et qui s’appuie fortement sur des objets, des espaces, des façons de faire10 ». Les blogs observés occupent une place bien circonscrite, servant de support à l’entretien de liens sociaux. « Je n’ai pas forcément envie qu’il y ait plein de gens à venir sur mon blog. Ça reste un espace un peu privé. » De tels propos sont tenus par la quasi-totalité des individus. Ce qui fait la singularité de ce corpus – une activité intense menée sur le temps long – permet de souligner les dynamiques qui président à la constitution de « micro-mondes ». L’activité communicationnelle joue évidemment un rôle central, se matérialisant notamment dans l’échange mutuel de commentaires. Elle ne peut cependant s’y réduire. L’activité repose sur de multiples médiations qui conditionnent la pratique : le dispositif de publication choisi, la découverte et la lecture assidue de quelques sites web, où sont puisés et réappropriés les contenus servant à alimenter leur propre blog. Deux processus complémentaires sont à l’œuvre. D’un côté, les individus sont attachés11 aux objets et aux individus qui accompagnent leur activité. De l’autre, l’activité de publication suppose un engagement, à des degrés et une intensité variables. Les blogueurs se dévoilent progressivement au gré de leur publication, par la narration d’événements personnels ou par l’exposition de leurs préférences culturelles. Cette dualité renvoie à la nature de l’activité, hautement réflexive. Les statistiques sont scrutées, les commentaires de pairs attendus. Ce souci d’une reconnaissance par sa publication conduit les individus à s’investir dans leur activité, à mettre en forme leurs récits, à être à l’affût des contenus susceptibles de plaire aux lecteurs. Considéré de la sorte, le blog ne doit pas être saisi comme un objet stable, mais comme le résultat d’un processus continu de coopération qui se joue à deux niveaux. Selon une certaine horizontalité, l’animation continue d’un blog implique un travail d’entretien des sociabilités 10. Hennion, Antoine, Teil, Germaine, 2003, « Les protocoles du goût. Une sociologie positive des grands amateurs de musique », in Donnat, Olivier (dir.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, La Documentation française, Paris, p. 64. 11. Hennion, Antoine, 2004, « Une sociologie des attachements. D’une sociologie de la culture à une pragmatique de l’amateur », Sociétés, 85. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 La construction des mondes sociaux par la pratique de l’auto-publication 77 par l’activité communicationnelle, dans un cadre circonscrit. Ce travail se double d’une activité de lecture régulière et routinisée d’espaces de publication. Ceux des pairs, mais pas seulement. Les blogueurs sont également lecteurs assidus de blogs thématiques et spécialisés auxquels ils sont attachés et où ils trouvent parfois matière à publication. Perçus de la sorte, les blogs de ces amateurs constituent autant de segments de phénomènes plus larges. Dans cette logique, et en prenant le caractère intrinsèquement dynamique des mondes sociaux, les blogueurs sont des entrepreneurs de leur propre notoriété. Cette dynamique nécessite de pouvoir susciter l’intérêt chez les pairs en mobilisant des ressources culturelles glanées notamment sur la toile. Cette logique de constitution de ces mondes sociaux, dans la mesure où ils ne constituent qu’un segment de mondes plus larges, nécessite une prise de distance afin d’observer leur dynamique. LE BLOG COMME RÉSULTAT D’UN PROCESSUS DE COOPÉRATION Dans les lignes qui suivent, le blog est synonyme d’un carnet de bord personnel, plus qu’« extime »12 . Cette non-caractérisation a priori de l’objet « blog » a pour but de souligner la variété des postures observées au sein d’un corpus réduit de blogueurs, mais aussi des variations dans le temps au sein d’un même espace de publication. Le blog doit donc être entendu comme le résultat d’un processus. Certains événements biographiques (entrée dans la vie active, intégration d’une grande école, déménagement) sont de nature à modifier la relation des individus à leur environnement et, par voie de conséquence, transparaissent dans le contenu publié. Cependant, un blog, sa création, ses modifications, l’ensemble du contenu, est le résultat d’un travail de coopération entre pairs. Décrit sommairement, il s’apparente à une activité sous tension. Le blogueur s’y engage, en évoquant son vécu personnel et en se définissant par ses propres préférences culturelles. Les individus peuvent perdre la face : animer un blog déserté par ses amis, des épisodes trop personnels narrés et lus par l’entourage. Aussi, s’il est techniquement facile de créer un blog, son animation résulte d’un travail de coopération entre pairs et induit la construction de cadres au sein desquels les individus endossent des rôles singuliers. La construction progressive d’un public de pairs Animer un blog durant plusieurs années implique de pouvoir se constituer un lectorat régulier et de le renouveler. La publication, prise dans sa totalité, laisse transparaître des parcours de vie : mobilité géographique, recomposition des sociabilités, découverte progressive de l’Internet. Le blog constitue une médiation, parmi d’autres, par lesquelles s’entretiennent les réseaux de sociabilité. Il est un lieu autour duquel ils se réagencent et occupent une place particulière en permettant l’entretien de liens entre individus en dépit d’une co-présence physique. La première difficulté rencontrée dans les trajectoires des jeunes individus, notamment étudiants, tire sa source des mobilités géographiques inhérentes à 12. La notion d’« extimité » appliquée au blog, si elle recouvre une certaine réalité, a tendance à trop se focaliser sur le jeu de déprivatisation de soi en public. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 78 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? la poursuite d’études. Chaque déplacement géographique se traduit par une recomposition et un étoffement de ses relations. Ils s’intègrent dans de nouveaux cercles d’amis, tout en conservant des liens avec quelques anciennes connaissances. Le blog constitue un moyen privilégié pour suivre un périple. Prenons le cas d’un jeune blogueur, utilisateur de la plateforme Skyblog depuis 2003. Il a débuté ses études à Lorient, les a poursuivies à Brest, puis s’est installé en Alsace pour mener un doctorat dans un laboratoire pharmaceutique. Le blog remplit cette fonction de carnet de voyage. Signe d’une réponse à une attente de l’entourage, sa mère et une « Tata de Marseille » interviennent régulièrement dans les commentaires. Plus largement, le blog est devenu le lieu d’un regroupement d’une soixantaine de lecteurs réguliers, identifiés par l’auteur, eux-mêmes blogueurs. Ils sont issus de différents univers : famille, amis proches avec qui l’échange respectif de commentaires se double d’interactions régulières via MSN ou téléphone et quelques lecteurs très assidus mais pour qui le blog constitue le seul lieu. De son point de vue, il est pensé comme un outil relationnel. « J’ai dans l’idée que mon blog reste. . . non pas familial, mais s’insère dans un réseau social proche. Ce n’est pas un blog qui va drainer des passionnés de tels ou tels thèmes. Il est fait pour des gens qui sont proches de moi, à qui j’ai donné l’adresse. » Ces mobilité et recomposition des sociabilités se matérialisent dans la publication, tant qualitativement que quantitativement. Sur les quelque 2 000 articles publiés depuis octobre 2003, les trois-quarts ont été postés depuis son arrivée en Alsace, fin janvier 2007. D’un point de vue qualitatif, la publication est orientée vers un même objectif : maintenir le contact avec des amis éloignés, tout en continuant d’agréger sur Skyblog13 de nouvelles connaissances rencontrées en face-à-face. Les billets – de textes courts systématiquement accompagnés d’une illustration – ont régulièrement deux natures bien distinctes. D’un côté, ils mettent en scène le quotidien d’un Breton découvrant l’Alsace, ses relations avec ses collègues. Une autre proportion, légèrement plus faible car plus chronophage, regroupe des articles destinés à informer ses proches sur les nouveautés culturelles consommées. Les billets présentent ainsi régulièrement un ou plusieurs liens hypertextuels, vers les sites parcourus. L’enjeu pour ce blogueur se résume à pouvoir fidéliser ses amis-lecteurs issus de plusieurs univers, en particulier ceux avec qui les interactions en face-à-face sont rares. Par conséquent, les références aux événements privés dont l’intérêt se limite à ses amis alsaciens sont absentes. Le maintien de ces relations entre pairs impose donc une publication qui fasse sens pour l’ensemble des lecteurs. Prise dans sa totalité, la publication est marquée par un basculement progressif d’une médiatisation d’éléments propres à un cercle d’amis à la présence croissante de références culturelles communes, autour de l’actualité de groupes de musique pop, de séries télévisées, de jeux vidéos, de nouveaux sites web découverts. La discussion autour des consommations culturelles constitue ainsi une voie privilégiée pour l’entretien des sociabilités. Le recours au blog comme support à l’entretien des sociabilités est une des logiques d’appropriation possibles. Dans cette configuration, la place du dispositif est cependant absente. Or les dispositifs de publication sont des lieux où on se 13. Service de création et d’hébergement de blogs proposé par la radio Skyrock. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 La construction des mondes sociaux par la pratique de l’auto-publication 79 reconnaît et on est reconnu des autres, avec lesquels on partage collectivement un ensemble de références et une histoire commune14 . Elle est particulièrement présente dans la trajectoire d’un autre blogueur et exprimée au détour d’un commentaire. « C’est quand même grâce à u-blog que j’ai eu ma première copine (à 20 ans !) ainsi qu’une autre un peu plus tard. . . Et puis tous ces liens qui se sont créés (Aurora, Falo. . . Gwenn aussi, elle est quand même devenue ma meilleure amie hein : P) etc.15 » Il faut ici souligner succinctement le rôle joué par le dispositif technique, comme une médiation orientant les parcours réticulaires des internautes. La plate-forme de blogs U-blog proposait en page d’accueil une colonne centrale où apparaissaient au gré de l’activité déployée par les utilisateurs les titres des notes publiées, le nom du blog et le nombre de commentaires déposés. Cet espace permet la mise en visibilité de l’activité de publication menée au sein de la plate-forme. L’activité de publication stricto sensu se double ainsi du parcours régulier des espaces de publication des pairs. Cette médiation s’est traduite par des normes d’écriture : la mise en scène et l’affirmation de sa propre subjectivité face aux lecteurs potentiels, en accordant un soin particulier à la qualité de l’expression. Écriture de soi et lecture de l’autre, deux pratiques menées de manière quotidienne, contribuent ainsi à la production d’un attachement au dispositif de publication, point commun à l’ensemble des utilisateurs, et au tissage de liens plus ténus autour d’affinités culturelles exprimées au gré de la publication. Ces échanges dépassent aisément les seules interactions en ligne pour déboucher sur des rencontres en face-à-face, et la constitution de véritables amitiés. Ces deux configurations permettent de souligner la variété des appuis à la pratique : des groupes d’amis, des dispositifs techniques structurants. C’est le caractère éminemment collectif de la pratique qui interpelle. Le public de pairs peut être issu d’aires de sociabilité – la fréquentation d’un même établissement scolaire – ou d’un regroupement autour d’un objet commun – un même dispositif de publication ou une passion commune. La même contrainte pèse sur les blogueurs : réussir à fidéliser quelques lecteurs assidus. Aussi, le fait d’appartenir à des réseaux de sociabilité préconstitués n’explique pas à lui seul la pratique du blog. Elle suppose un travail d’animation important à travers cette pratique. L’animation d’un collectif de pairs Les lecteurs sont aisément perceptibles. Ils apparaissent dans les commentaires, leurs propres blogs apparaissent dans la liste des liens présentée. La publication y fait régulièrement référence. « Honte sur moi, j’avais omis de citer deux personnes (et pas n’importe lesquelles, en plus !!!) dans la liste des blogs à lire que je vous ai mis ce midi. [. . .] Et voilà une autre injustice de réparée !! » C’est par ce jeu de 14. Nous faisons ici référence à l’approche en termes de « lieu » développée par Madeleine Pastinelli, moins problématique que la notion de « communauté ». Le recours au « lieu » permet d’intégrer dans une même analyse le rôle structurant du dispositif de communication et l’activité communicationnelle développée par les usagers. (Pastinelli, Madeleine, 2007, Des souris, des hommes et des femmes au village global, parole, pratiques identitaires et lien social dans un espace de bavardage électronique, Presses de l’Université Laval, Québec, 322 p.) 15. Anne, 2009, « Farewell U-blog », Les mille et une vies, http://www.chiboum.net/index.php?2007/ 09/13/851-farewell, consulté le 20 août 2009. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 80 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? références croisées que se co-construit un cadre commun. L’enjeu ici n’est autre que la reconnaissance mutuelle des individualités en présence. Premier signe de l’importance de la reconnaissance mutuelle, les blogueurs prennent le soin d’accueillir les nouveaux entrants. À une première note publiée, « Ça faisait un certain temps que j’avais envie d’en créer un, mais j’ai à chaque fois eu une flemme immense16 », le lecteur répond « Longue vie, grande destinée. [. . .] Faut juste être régulier dans l’effort ». Cet accueil doublé d’un conseil renvoie à un impératif implicite : faire en sorte que tout individu maintienne son activité sur la durée afin d’en faire un lecteur régulier. En d’autres termes, les micro-mondes des blogueurs ne peuvent se maintenir que s’ils sont pris dans une dynamique d’expansion permanente. L’activité de publication se double ainsi d’une lecture assidue de celles des pairs. S’ensuit un travail d’animation où les différents blogueurs se commentent mutuellement. L’observation de réactions déposées met au jour des répertoires d’intervention différenciés selon la nature des liens entretenus avec les auteurs. Pour les individus avec qui l’auteur entretient des liens forts, l’ensemble des billets, notamment les plus personnels, est commenté ; le commentateur y adopte volontiers une posture compassionnelle. Pour les individus entretenant des liens plus faibles, les commentaires sont davantage en lien avec des références culturelles partagées (musique, vidéos glanées sur une plate-forme de partage de vidéos). Se trouve ici notamment la place du blog dans des réseaux de sociabilité peu denses. Support à l’expression des préférences culturelles, il permet d’alimenter des échanges autour d’affinités communes sans pénétrer dans les conversations entre intimes. Observé sur la durée, ce jeu des citations mutuelles et croisées implique un travail réflexif. La publication est ainsi tâtonnante, conditionnée par les réactions des pairs. Les contenus publiés sont proposés par anticipation des réactions des pairs. Des voies sont ainsi explorées, suivies, parfois abandonnées. Un jeune a ainsi cherché à endosser un rôle de testeur de jeux vidéo, sur la console Nintendo DS. Les jeux vidéo ne semblant pas intéresser ses lecteurs, pourtant eux-mêmes joueurs, d’autres thématiques ont été privilégiées : séries télévisées, sites web jugés intéressants. Cet exemple vient souligner le tâtonnement permanent qui rythme la publication. L’absence de réactions a pour effet l’abandon de la publication. Des rôles sociaux construits dans la pratique En replaçant les trajectoires individuelles sur le temps long, il devient possible de voir ce qui se joue dans la pratique du blog. Pratiques culturelles et gestion des sociabilités s’entrelacent ; le blog devient le lieu privilégié de cet entrelacement. Progressivement, l’animation régulière d’un espace de publication et les interactions répétées débouchent sur la construction de rôles sociaux singuliers. 16. Nestorpoulpo, 2005, « Mieux vaut tard... que plus tard », http://nestorpoulpo.skyrock.com/ 177566514-mieux-vaut-tard-qu-encore-plus-tard.html, mis en ligne le 9 juillet 2005, consulté le 20 mai 2010. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 La construction des mondes sociaux par la pratique de l’auto-publication 81 La reconnaissance du blogueur se fonde autant sur les billets publiés que sur les activités menées parallèlement. Un étudiant en informatique, par exemple, a mis à disposition ses compétences acquises dans le cadre d’un cursus universitaire. Elles lui ont fourni l’opportunité d’assumer un rôle de développeur amateur reconnu par ses pairs. Ainsi, il a proposé en 2005 un logiciel destiné à la transformation de saisie textuelle en mise en forme en code html, fonctionnant sous le navigateur Firefox.17 Les réactions postées sont alors du registre du remerciement : 39 commentaires ont été déposés, comptant parmi les notes les plus commentées. Cette même attention se retrouve quelques mois avant la fermeture de la plate-forme, en développant un programme permettant d’exporter un blog créé.18 Ce rôle s’est construit en particulier dans des interactions répétées entre quelques blogueurs, qui lui reconnaissent ses compétences en informatique et ont saisi régulièrement l’opportunité de pouvoir en bénéficier. Évidemment, tous les blogueurs ne disposent pas de telles compétences. Toutefois, leur activité de publication menée sur la durée débouche invariablement sur la reconnaissance des particularités mises en visibilité au gré de la publication. Ainsi le blogueur alsacien est qualifié par ses lecteurs de « scientifique geekeur19 , manipulateur d’ADN dans son pôle nord alsacien et accessoirement président du comité des critiques constructives et réelles de la SNCF ». Ce long qualificatif résume les différentes thématiques couvertes après 2007 : son quotidien dans un laboratoire, des pamphlets contre les grèves de la SNCF et de multiples découvertes de nouveaux sites web, de nouveaux jeux vidéo, de nouvelles séries télévisées. De la sorte, la publication, soumise à la validation permanente des pairs, s’apparente à la mise en récit continue des traits identitaires caractéristiques de l’auteur. L’activité communicationnelle, telle qu’observée entre pairs, permet de saisir la logique de construction des mondes de quelques blogueurs. Elle apparaît comme un jeu de reconnaissance mutuelle des identités en présence. Affleurent quelques éléments constitutifs de la pratique : un attachement à des outils de publication qui servent d’appui à la construction d’un cadre commun ; la lecture et le commentaire mutuels des publications respectives ; un engagement à tâtons par la mise en partage de préférences culturelles. Toutefois, si cette logique de constitution d’un cadre de participation entre blogueurs est construite sur la base d’une relative horizontalité et d’une réciprocité des interactions, leur constitution nécessite des lectures régulières en ligne, peu visibles, qui se révèlent fondatrices. 17. Rhalph, « Logiciel gratuit pour bloguer avec Firefox », http://rhalph.blog.free.fr/index.php?post/ 2005/07/04/300-logiciel-gratuit-pour-blogger-avec-firefox-, consulté le 20 août 2009. 18. Rhalph, « Fuite du navire », http://rhalph.blog.free.fr/index.php?post/2007/03/24/477-fuite-dunavire, consulté le 20 août 2009. 19. Le label de geek, largement réapproprié par les blogueurs, désigne « le stéréotype du jeune fan de genre [. . .], passionné d’informatique, d’univers fantastiques, de cinéma et de séries télévisées en tout genre. On parle même de culture geek, pour qualifier ces liens entre supports dans les genres de l’imaginaire ». Peyron, David, 2008, « Quand les œuvres deviennent des mondes. Une réflexion sur la culture de genre contemporaine à partir du concept de convergence culturelle » Réseaux, 48-49, p. 363. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 82 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? UN INVESTISSEMENT CULTUREL AU SERVICE DE LA PRATIQUE Nous avons jusqu’ici cherché à souligner que l’activité des blogueurs se déroule dans un cadre commun où le contenu publié participe à la construction d’une identité soumise à l’approbation des pairs. Cette coopération s’effectue notamment sur la base d’expériences culturelles et médiatiques communes et permet de nuancer une lecture privilégiant l’autonomie de ces espaces de communication. Un léger changement de perspective est nécessaire, en ne considérant plus seulement les blogueurs comme des animateurs de leur blog mais comme membres de publics d’internautes. Ce changement de focale permet ainsi de considérer les micro-mondes de ces quelques blogueurs comme des segments de mondes plus larges. La stabilisation des lectures en ligne Une dimension qu’a fait ainsi apparaître le suivi des trajectoires de quelques blogueurs est la part relativement modérée de la sérendipité dans les habitudes de lecture. Au cours de la consultation des moteurs de recherche, le plaisir de se laisser aller à une lecture hasardeuse de liens en liens selon une démarche de « saute-mouton20 » est certes manifeste, mais les lectures sont également structurées autour de quelques dizaines de sites fréquentés régulièrement. Celles-ci sont évidemment variables d’un individu à l’autre et font apparaître une pluralité de rapports entretenus à l’égard du phénomène des blogs. De manière évidente, elles permettent de souligner l’absence d’unité du phénomène. Il se caractérise davantage par une pluralité d’univers thématiques, révélateurs de l’hétérogénéité des goûts et des rapports au monde. Pour une blogueuse, journaliste en voie de professionnalisation, la part accordée aux blogs et sites d’information en ligne, traitant de l’actualité, est la plus importante. Elle consacre un suivi pointu aux dernières innovations éditoriales proposées par des journalistes professionnels. Pour une autre blogueuse, militante féministe, la part des blogs engagés est logiquement importante. Toutefois, la confrontation de leurs lectures régulières permet de mettre au jour quelques récurrences et illustre le procès de distribution inégale des liens entre blogs21 . Deux types de sites reviennent de manière systématique : les blogs BD, support graphique où des dessinateurs en voie de professionnalisation mettent en scène des anecdotes de leur quotidien réelles ou imaginaires, et des webzines culturels, dont le site Fluctuat.net, aujourd’hui propriété du groupe Lagardère Multimédia. Ces lectures de sites doivent être saisies dans la durée. On ne devient pas lecteur assidu du premier site venu, mais par une série de découvertes progressives. La démarche commence par une recherche sur un thème, puis se poursuit par le parcours de sites de liens en liens vers les sites qui seront régulièrement fréquentés. 20. Expression empruntée à Florence Le Cam. Le Cam, Florence, 2005, L’identité du groupe des journalistes du Québec au défi d’internet, thèse de doctorat, co-tutelle université Laval (Québec) et Rennes 2, p. 443. 21. Il faudrait, pour illustrer cet état de fait, révéler les médiations qui structurent les mondes des blogs entre une offre culturelle ou informationnelle donnée et sa consommation autour du jeu des liens hypertextuels, allant des indicateurs de popularité tels que Wikio dont les classements sont fondés sur la mesure du nombre de liens aux échanges de liens entre pairs. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 La construction des mondes sociaux par la pratique de l’auto-publication 83 C’est alors tout un ensemble de médiations qui surgissent au gré de ces parcours et sur lesquels l’internaute s’appuie. Les premières sont celles du moteur de recherche pour surfer et le parcours des publications des pairs. « Je lis des blogs parce qu’ils écrivaient leur vie dedans. Ça m’intéresse de savoir comment les gens vivent leur vie. C’est le premier aspect qui m’a intéressé quand j’ai commencé à lire des blogs. Un petit côté autobiographique. Il y en a qui regardent des séries télé, moi je lis des blogs. » Ces propos témoignent d’une pratique de lecture, qui n’est pas entièrement focalisée sur l’échange avec l’auteur. On lit des blogs par curiosité, pour se confronter à d’autres. Cette même curiosité fait de ces blogs moins des points d’arrivée que des voies d’entrée par les liens proposés. Par la récurrence des liens hypertextuels émergent les blogs qui semblent devoir avoir été lus. Ces quelques blogs sur lesquels se concentre l’attention d’un nombre significatif d’internautes constituent également le moment d’une confrontation à distance avec un public. En voyant les dizaines de commentaires présents sous chacune des notes – traits caractéristiques de blogs BD – les blogueurs font l’expérience d’un public de blogueurs avec qui ils ont en commun les mêmes lectures et l’animation d’un blog. À mesure du temps, ces lectures tendent à se stabiliser autour de quelques types de blogs. Le contrat de lecture qui lie les auteurs de blogs BD et leurs lecteurs se centre sur le suivi quotidien des péripéties de dessinateurs en devenir. Les voir consacrés par les instances traditionnelles – être primés lors du festival d’Angoulême ou accéder à l’édition, après l’avoir suivi des mois durant – procure au lecteur assidu des bénéfices en termes de distinction. Mais, encore une fois, c’est moins le résultat que le processus qui importe. Le parcours régulier de blogs amène à découvrir des blogueurs consacrés par leurs pairs. Parmi ceux-ci, Maïa Mazaurette a marqué la trajectoire de lectrices de plusieurs blogueuses, y trouvant une source d’inspiration et matière à une identification – admirative22 . Pour une jeune journaliste, « Maia, elle avait du talent, elle avait des trucs à raconter. Elle avait un peu le même parcours que moi, dans le journalisme. Elle me faisait rêver, elle était excellente. Je regrette. . . Vraiment, c’est un personnage qui me manque. » Pour d’autres, c’est moins la dimension journalistique que « sa prose et son orientation “sexe militante” » et la reconnaissance de son statut en tant que « star dans le blog ». C’est aussi cette même identification admirative que l’on retrouve dans le suivi de certaines signatures reconnues. La découverte, le suivi et l’attachement à quelques auteurs reconnus par les blogueurs contribuent à structurer les parcours des blogueurs. Maïa Mazaurette, ancienne membre de l’équipe rédactionnelle du pure player Fluctuat.net, a constitué le médiateur dans la découverte du site. Ils ne sont évidemment pas la seule voie d’accès possible. Mais la consultation quotidienne du site a pris la forme d’une délégation dans l’accès aux contenus informationnels. « Maintenant, je suis plus consommateur que chercheur d’informations. Quelque part, j’ai une pratique télévisée de la chose. Je m’assois et je regarde. Avec Fluctuat.net, il y a tous les liens, la source. Ça me permet de remonter à d’autres pages. » Cette délégation ne doit toutefois être saisie au seul prisme d’une relation entre un site et un lecteur. Il faut 22. Jauss, Robert, Robert, Hans, 2005, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 322 p. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 84 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? replacer ces lectures dans une dynamique sociale où se joue le travail de définition de soi par la pratique du blog. La réappropriation des lectures dans la pratique du blog La consultation des sites d’information, des blogs, n’a pas de finalité en soi, selon laquelle la lecture serait en définitive dépendante de la valeur intrinsèque du contenu proposé. Cette problématique n’est pas nouvelle, en témoignent les travaux sur l’expérience télévisuelle des adolescentes23 ou la consommation télévisuelle comme support aux interactions ordinaires. Dans cette même perspective, les sites parcourus, et plus largement tout contenu consommé, sont susceptibles d’être réinvestis dans l’entretien des sociabilités ou en vue de renouveler son lectorat. À un premier niveau d’appropriation correspondent la sélection et la mise en partage des lectures sous forme des liens hypertextuels, proposés sur son espace de publication ou dans les conversations privées. Msn est toujours ouvert. . . Et c’est surtout là que je découvre pas mal de liens, quand on m’en envoie, [ma meilleure amie] surtout. Par exemple, aujourd’hui, elle s’est connectée entre 13 h 20 et 14 h 30, et elle m’a envoyé dans l’ordre ces liens : [13:28:40] : http://yanjin.deviantart.com/art/Smakelijk-68819259 [13:33:45] : http://roazhen.deviantart.com/art/Mont-St-Michel-03-68540996 [14:16:12] : http://www.penelope-jolicoeur.com/667,la-guerre-des-clones.penelope Comme tu peux le voir, elle m’envoie des liens relativement fréquemment, au cours de son surf. Le blog de Penelope24 , par exemple, je ne le connaissais pas (paraît que c’est un blog BD très connu). L’appropriation ne se limite pas à la stricte republication mais est l’occasion d’un réinvestissement, où le blogueur puise la matière nécessaire à sa propre publication. C’est sur cette scène que constitue l’espace des interactions ordinaires qu’apparaît l’articulation entre auto-publication, sociabilité et pratiques culturelles, alimentées par les lectures en ligne. La pratique de l’auto-publication participe d’une définition de soi et, par là, de la stabilisation d’un rôle reconnu par les pairs. Il faut souligner l’importance des références culturelles dans un rapport commun à l’égard de certains genres culturels. S’y trouve la nécessité de disposer quelques références stabilisées en termes de sites d’information, qu’ils soient généralistes ou thématiques et de maîtriser tous les leviers permettant d’alimenter à moindre frais son blog tout en maximisant la reconnaissance des lecteurs, visible dans les commentaires. « Comme d’habitude tu trouves toujours 23. Pasquier, Dominique, 1999, La culture des sentiments, l’expérience télévisuelle des adolescentes, Maison des sciences de l’homme, Paris, 236 p. 24. Pénélope Jolicoeur – pseudonyme de Pénélope Bagieu – met en scène le quotidien d’une jeune parisienne dont l’un des centres d’intérêt est la mode. Elle compte parmi les blogueurs BD les plus lus. Son blog est fréquenté quotidiennement par quelque 25 000 visiteurs uniques. Le Dref, Morgane, 2008, « La vie “fascinante” de Pénélope Jolicoeur, héroïne virtuelle », Lemonde.fr, édition électronique du 14 septembre 2008, http://www.lemonde.fr/aujourd-hui/article/2008/09/13/la-vie-fascinante-depenelope-jolicoeur-heroine-virtuelle_1094925_3238.html?xtor=RSS-651865, consulté le 14 septembre 2008. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 La construction des mondes sociaux par la pratique de l’auto-publication 85 le moyen de nous embarquer dans de nouvelles séries (On ne sait trop comment mais bon on apprécie. . .) Le tampon 8476 faisant foi je me jette dessus. . .25 » Parmi ces références, le blog télé de Fluctuat.net occupe une place privilégiée. La lecture régulière de ce blog a contribué à renouer non seulement avec les séries télévisées, mais aussi et surtout à endosser le rôle de précurseur aux yeux de ses pairs. Les nouvelles séries télévisées fraîchement diffusées aux États-Unis et mentionnées sur Fluctuat.net sont téléchargées dans la foulée sur les réseaux P2P et, une fois visionnées, commentées sur son espace de publication. « Je vous fais souvent la promo de ces séries. Il y en a une autre que j’aimerais vous proposer : c’est “Chuck”. Une série orientée geek relativement bonne, sans prétentions et avec quelques moments de génie26 . » Tout blogueur se retrouve confronté à la difficulté d’un renouvellement de son lectorat. Une tactique consiste à utiliser les médiations dont l’Internet fourmille : entrer en communication avec un internaute au même goût culturel27 ou recourir aux forums de discussion ou à l’espace des commentaires des sites reconnus, en jouant sur les liens hypertextuels. Un site drainant une large audience offre l’opportunité de se faire connaître d’un public préalablement ciblé puisque partageant les mêmes lectures. Le dépôt de commentaires accompagnés d’un lien hypertextuel vers son propre blog, voire un lien direct, permet aisément d’élargir sa visibilité. C’est la démarche qu’a entreprise une blogueuse. À partir d’un article de « Sexe Love’n Gaudrioles », blog thématique de Fluctuat.net, interrogeant les raisons de la disparition du bidet, elle y a répondu sur son blog28 , puis a contacté la rédaction. La démarche a été récompensée par la republication de son mail. « “Bonjour à l’équipe de SLG, juste pour vous dire qu’en réponse à votre post sur le bidet, je suis allée chercher pourquoi le bidet avait disparu de nos salles de bain. La réponse est donc ici.” Merci Morgane ! » L’objectif atteint, cette action lui a permis de toucher un public supplémentaire reposant sur une lecture commune. De la sorte, la pratique du blog, saisie au prisme du double statut du blogueur, auteur et lecteur, participe de la co-construction d’un rapport partagé à la culture. Les références culturelles, puisées au gré des sites parcourus, alimentent la coopération entre individus autant au sein des groupes des pairs qu’entre membres de publics d’internautes. DE LA DIFFICULTÉ D’ANIMER UN BLOG Nous avons tenté de présenter la manière dont se construisent les « micro-mondes » sociaux en ligne. Leur édification implique un engagement aux yeux des pairs et un attachement aux médiations qui conditionnent cet édifice. Les individus sont 25. Commentaire posté par Gros Sam sous une note intitulée « Chuck ». 26. Zima8476, 2008, « Chuck », La vie de Zima8476, http://zima8476.skyrock.com/article_1579643034. html, mis en ligne le 27 février 2008, consulté le 28 février 2008. 27. Pour un exemple à travers l’utilisation du site d’écoute de musique en ligne Last.fm, voir Trédan, Olivier, 2010, « Itinéraire d’un blogueur : entre quête de reconnaissance et visibilité limitée », Itinéraires LTC (Littérature, Textes, Cultures), 4, juin. 28. Tual, Morgane, 2008, « Vie et mort du bidet », morganetual.com, http://morganetual.com/?p=33, mis en ligne le 24 janvier 2008, consulté le 24 mai 2010. communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010 86 JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ? réflexifs. Ils savent par expérience, par tâtonnements, ce qui peut ou ne doit pas être entrepris. Cette manière produit ainsi des savoirs élaborés au fil de leur pratique. Ils savent où trouver une information, un contenu, comment les mettre en forme pour susciter l’approbation de leurs lecteurs. Régulièrement, ils doutent de l’intérêt de leur propre pratique, réfléchissent sur leur public, sur les moyens de le maîtriser. Ils ont en commun d’agir en faveur du renouvellement ce dernier. Rappelons toutefois que nous sommes partis d’un corpus de 398 blogs et que seuls deux sont toujours alimentés tant bien que mal. Ces abandons successifs témoignent de la difficulté à mener cette activité en public. Les motifs sont divers. S’entremêlent la prise de conscience croissante d’être lu par des lecteurs indésirables et la difficulté à renouveler l’attention des siens. Le risque est grand, pour ces passeurs culturels, de se retrouver confrontés à des « Même que je l’ai déjà vu » ou des « Déjà vu. Failli le poster d’ailleurs », ou pire, l’absence de réactions. La pratique du blog implique donc cette double difficulté : renouveler constamment un lectorat à mesure qu’une partie de celui-ci se fait moins régulière ; renouveler constamment la publication en proposant un contenu original. En somme, il s’agit pour les blogueurs de maintenir leur micro-monde dans une dynamique d’expansion. Ces contraintes expliquent, en partie, la difficulté d’un investissement continu et maintenu sur une longue durée dans une pratique d’auto-publication. OLIVIER TRÉDAN communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010