Richard KELLER - Litterature audio.com

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Richard KELLER
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
Les orages maléfiques
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Les orages maléfiques
Du même auteur
Les deux bouts de la corde, mai 2006, ABM-éditions
Chat perché, avril 2007, ABM-éditions
Une fleur dans un champ d’herbes, 2008,Pietra Liuzzo éditions
Le huitième soleil, 2008, Carrefour du Net éditions
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Richard KELLER
Richard KELLER
Les orages maléfiques
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Les orages maléfiques
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Dépôt légal 200.
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Richard KELLER
« A Jade et Lalie avec tout mon amour »
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Les orages maléfiques
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L’homme regardait intensément la môme qui
jouait dans le bac à sable du jardin d’enfants. Une nostalgie le gagnait peu à peu, pourquoi était-il là à des milliers
de kilomètres de son ancienne vie ? Son regard s’assombrissait en même temps que ses pensées. Il touchait du
doigt ses douleurs intimes, il souffrait mais ne pouvait détacher ses yeux embués de la scène qui se déroulait à
quelques pas. Il revoyait les images des jours anciens,
celles des jours heureux. Dans la chaleur moite, des perles
apparurent sur ses joues, il ne savait s’il pleurait ou s’il
transpirait. Il passa son doigt sur sa langue, un goût salé
lui confirma ce qu’il pensait, il venait de lécher ses larmes.
Il décida de rebrousser chemin et de rentrer à son hôtel.
Il renouvelait chaque jour son escapade jusqu’au
parc, seules les premières pluies de la mousson
l’empêchaient quelquefois de s’y rendre. Il ne craignait
pas les trombes d’eau qui s’abattaient en quelques minutes
sur la cité, il assistait au déluge depuis la fenêtre de sa
chambre. L’averse tropicale le fascinait par sa violence et
l’accentuation de l’impression d’étouffement qui en
découlait. Les bulles blanches sur la chaussée lui
rappelaient le temps des bulles de savon, encore un
souvenir qui lui perçait le cœur. Personne ne se trouvait
derrière le cercle savonneux, le ciel se chargeait de
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Les orages maléfiques
remplacer la petite bouche qui soufflait à en perdre
haleine.
Depuis plusieurs mois il errait dans des villes
improbables, il recherchait l’oubli dans les endroits où il
avait vécu les meilleurs moments de son existence. Il
s’obstinait à tenter de retrouver les sensations d’antan, il
s’entêtait alors qu’il se doutait que c’était peine perdue.
Son périple touristique l’amenait invariablement vers la
même quête, il passait des heures à contempler silencieux
le bonheur des autres. Chaque pays apportait son lot de
particularisme, mais partout l’enfant régnait en maître. Il
contemplait surtout les petites filles dans leurs robes
blanches, il imaginait, d’autres images défilaient dans sa
tête. Entre la souffrance et le renoncement se situait une
place minuscule où son cœur vibrait toujours. Cet endroit
épargné par les meurtrissures lui permettait de regarder
des bribes de la vie qui l’entourait.
L’étape suivante se décidait au hasard, il se
présentait dans une agence et achetait un billet sans
retour, il ne se souciait pas du prix, ce n’était plus son
problème, à quoi bon négocier, pour qui ? pour quoi ? Il
pénétrait dans les temples, les pagodes et les églises,
debout impassible au milieu des fumées d’encens, il
espérait une réponse tout en sachant qu’elle viendrait de
lui. Il ne se rasait plus, sa barbe poivre et sel s’allongeait,
le blanc semblait prendre le dessus, la chevelure était à
l’identique. Au début, les mendiants l’abordaient pour lui
demander une obole, maintenant il aurait pu se confondre
avec eux. Il ne prenait soin que de sa détresse, de son
immense détresse.
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Un enfant des rues tournait nonchalamment
autour de lui, il devinait que l’homme sous sa cape de
misère cachait des richesses. Le gamin l’aborda par des
pirouettes et des sourires édentés, il lui donna des pièces
de menue monnaie. Le môme fit un saut périlleux et
disparut dans la foule, pour réapparaître deux minutes
plus tard. Ils ne se dirent rien, ils firent un bout de
chemin ensemble jusqu’au jardin d’enfants. Ils restèrent
un moment côte à côte, puis le compagnon juvénile
s’éclipsa, il s’ennuyait à regarder jouer une fillette dans un
bac à sable, ce n’était plus de son âge, ça ne l’avait jamais
été. Il ne réalisa pas immédiatement l’absence, le départ
de l’acrobate ne le surprit pas, il comprenait qu’ils
n’évoluaient pas dans la même histoire.
Malgré sa prudence et sa discrétion, la jeune mère
s’aperçut de sa présence quotidienne, elle avait peur pour
son enfant. Lui l’étranger ne savait que faire pour la
rassurer, il décida de ne pas revenir le lendemain, il n’y
retourna que le surlendemain. Le kiosque resta
désespérément vide, il repartit dépité, reverrait-il la
gamine dans sa superbe robe blanche ? Il rentra à l’hôtel,
commanda deux whiskys qu’il mélangea avec des
comprimés, il sombra dans le sommeil, celui de l’oubli. Il
dormi pendant dix-huit heures d’affilée. A son réveil, un
mal de crâne sournois s’installa, il comprit que les augures
n’étaient pas à ses côtés.
Il se rendit à nouveau au jardin d’enfants,
personne ne jouait dans le bac à sable. Il allongea son pas
lourd et partit en direction de la rue grouillante. Il ne
distinguait pas ce qui se passait alentour, le brouhaha de la
rue ne l’atteignait pas. Il rentra dans l’agence et se procura
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Les orages maléfiques
un billet pour le Nord, il partirait le lendemain matin.
Encore de longs moments à errer sans but, à rechercher
les fantômes d’un passé trop lointain. Il toussa
longuement, la pollution sans doute, à moins que dans
son errance le destin l’aie choisi.
L’avion survola le delta afin de prendre le couloir
assigné par le contrôle aérien, il ne se posa pas de
question, l’essentiel ne se situait pas là. Trois heures plus
tard il déambulait dans la capitale nordiste, tout était
semblable et si différend. Les gens semblaient moins
stressés, le temps s’écoulait à un autre rythme. Un taxi le
déposa dans une pension du vieux quartier, il suivi le
logeur son maigre bagage à la main. La chambre sans
aucun confort lui convint, il ne souciait pas de ça. Il prit
une décision surprenante, il se rasa, se coiffa et se
parfuma avant de sortir.
Il avait une idée en tête et s’empressa de se
renseigner sur les horaires du spectacle de marionnettes.
Il acheta son ticket et erra au hasard de ses pas en
attendant l’ouverture du théâtre. Par son allure, plus
convenable et conforme aux standards habituels, il s’attira
les sollicitations des marchands ambulants et des
cyclopousses. Il répondait poliment sans se formaliser de
la multiplicité des tentatives, son ton restait ferme et
courtois, son interlocuteur se lassait avant lui.
La nuit venait de prendre le relais lorsqu’il s’installa
sur l’antique strapontin en bois. Il dominait la scène où se
miroitaient les lumières dans une étendue d’eau étale.
Deux rangs plus bas, un couple d’amoureux s’embrassait
sans se soucier de l’environnement. A sa droite, une jeune
femme seule enfouissait son visage entre ses mains. Il la
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regarda avec attention, elle devait avoir environ vingt-cinq
ans, elle sanglotait. Il s’interrogea sur la raison de ses
pleurs, il pensa à une rupture puis à de la maltraitance, il
n’alla pas plus loin dans ses suppositions car les trois
coups venaient de retentir.
Le spectacle immuable abordait les thèmes
classiques et les légendes s’accommodaient du genre
aquatique. Il jeta un regard en biais sur sa voisine, dans la
pénombre il distingua sa silhouette, elle regardait avec
d’un oeil nostalgique l’évolution des marionnettes dans le
bassin. Elle aussi venait chercher ici le souvenir ou l’oubli,
il ne pouvait le dire. Les manipulateurs vinrent saluer
l’assistance
clairsemée,
ils
apprécièrent
les
applaudissements et disparurent derrière les tentures. Le
visage impassible dans la lumière, la jeune femme se leva,
elle descendit les marches menant vers l’extérieur et
disparut dans la foule grouillante de la rue. Il hésita à la
suivre, finalement il se dit à quoi bon et divagua dans les
ruelles commerçantes du vieux quartier.
En ce début de soirée, les gens se promenaient au
bord du lac pour profiter d’un peu de fraîcheur après une
journée vécue dans la fournaise. Il était surpris par
l’activité nocturne, il pensa que toute la ville se donnait
rendez-vous autour du plan d’eau. Les enfants couraient
sur le pont en bois qui menait à une pagode posée au
milieu, ici se trouvait un îlot de spiritualité. Les fumées
d’encens enveloppaient le lieu d’un halo qui entretenait
une part de mystère, chacun l’interprétant en fonction de
ses attentes et de son degré de crédulité.
Il arpenta le chemin qui ceinturait le lac, il
accomplit deux tours avant de songer à rejoindre la
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Les orages maléfiques
pension. Son ventre criant famine il absorba un bol de
potage aux vermicelles et une salade de fruit à l’étal d’une
commerçante ambulante. La vieille femme s’était
déployée le long du trottoir et des marmites fumantes
attendaient preneur dans la remorque attelée à son vélo
aussi usé qu’elle. Il refusa la minuscule chaise en plastique
qu’elle lui proposa, surtout par prudence car son gabarit
différait quelque peu de celui des autochtones.
Au petit matin il fut réveillé par le ballet incessant
des cyclomotoristes se rendant à leur travail. Il fit une
toilette sommaire, paya son dû et partit s‘enquérir des
horaires pour une nouvelle destination. Il poursuivait son
périple, cette quête inlassable, cette fuite perpétuelle. Il se
retrouva au bord du lac alors que le soleil pointait le bout
de son nez au travers des flamboyants. Il s’arrêta un
moment à contempler le spectacle renouvelé de dame
nature. Il reprit sa marche, des pêcheurs s’installaient aux
endroits les plus tranquilles, de vieux messieurs
promenaient leurs oiseaux en cage pendant que d’autres
accomplissaient leur gymnastique quotidienne. Après
quelques heures nocturnes d’accalmie, la vie trépidante de
la cité reprenait son cours.
Il se retrouva en fin de matinée près d’un autre
plan d’eau où des enfants accompagnés de leurs parents
tentaient de maîtriser le maniement du cerf-volant.
L’endroit était dégagé, aucun arbre ne gênait les
manipulations, seul le vent faisait parfois défaut et l’engin
amorçait alors une descente vertigineuse au grand dam de
son propriétaire. Il savourait ces instants en compagnie de
cette jeunesse, ces souvenirs l’amenaient à essuyer
quelques larmes d’un revers de manche. Il savait qu’il ne
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pouvait occulter son passé, il s’appuyait dessus en tentant
d’en tirer le meilleur. Il fixa son attention sur une petite
gamine qui portait une longue robe blanche, elle devait
avoir cinq ans tout au plus et se jouait des caprices de la
brise avec dextérité. L’engin volait haut dans le ciel mais
lui ne regardait que cette gamine, il revoyait une autre
môme qui lui souriait. Il se retourna prestement et quitta
les lieux, ça lui faisait trop mal. Il franchit le pont de bois
menant à la pagode, alluma quelques bâtons d’encens et
resta prostré un long moment le regard dans le vague.
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C’était Noël, toute la famille réunie chez le fils aîné
festoyait. Chacun participait à sa manière aux préparatifs
de ce moment de convivialité. Qui un plat, qui un dessert,
qui les vins et le champagne. L’alcool coulait à flots et les
inhibitions s’évaporaient dans les vapeurs éthyliques.
Personne ne prêtait cas aux élucubrations de l’un ou de
l’autre, cela faisant partie d’un rituel immuable servi à
chaque réveillon. Depuis quelques années, l’ambiance
évoluait, les habitués ressentaient ce sentiment de malaise
qui habitait certains convives. On mettait sur le compte
des libations ces aigreurs et rancœurs qui voyaient
sporadiquement le jour. on essayait de ne pas y prêter cas
et tout rentrait dans l’ordre sans trop insister. Il fallait être
patient pendant deux jours et la vie normale reprenait son
cours, la parenthèse se refermait pour une année.
Le père et la mère s’en retournaient dans leur
havre, ils se défouleraient une semaine plus tard avec
leurs amis, si Noël revêtait traditionnellement un aspect
familial, ils mettaient à profit le premier janvier pour se
retrouver entre comparses et fêter comme il se doit
l’arrivée de l’an nouveau. Ils choisissaient souvent un lieu
magique, une auberge en Dordogne ou un chalet dans le
Jura. Les hommes refaisaient le monde devant une bonne
bouteille tandis que les femmes papotaient en sirotant un
apéritif à la mode. Ils étaient heureux d’être ensemble et
malgré leurs différences, s’appréciaient beaucoup.
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Les orages maléfiques
Quelquefois une gaieté excessive et une forte
imprégnation d’alcool provoquaient des situations
cocasses dont ils riaient à gorge déployée l’année suivante.
La victime n’étant pas en reste pour se moquer d’elle
même, cela mettait du sel à leur escapade.
Les mois se succédaient à une cadence infernale,
ajoutant quelques cheveux blancs à des tempes déjà
grisonnantes. Ce signe annonçait des lendemains
difficiles. Au fil des jours des êtres chers terminaient par
l’ultime voyage, le constat s’avérait sans appel. Tout
autour une génération s’effaçait pour en envoyer une
autre en première ligne. A la tristesse de perdre un ami,
un parent, un voisin, succédait la dure réalité, la faucheuse
se rapprochait dangereusement. Une erreur se produisait
quelquefois, le destin choisissait quelqu’un de jeune et
l’assistance pleurait sur l’injustice divine.
Lorsqu’ils voyaient la détresse s’emparer d’une
famille meurtrie, ils ne pouvaient s’empêcher de penser à
leurs réactions face à l’adversité. Ils avaient deux beaux
enfants et pleins de promesses d’avenir, dans quelques
années ils feraient sauter leur descendance sur leurs
genoux, ils l’espéraient fortement. Ils assistaient
impuissants à l’infortune des autres, ils compatissaient
sans vraiment se rendre compte de la chance insolente
dont ils jouissaient.
Le travail l’accaparait plus que de raison, il venait
de passer un cap, il rejoignait, sans état d’âme particulier,
la confrérie des quinquagénaires. Malgré ses dénégations,
son inconscient prenait le relais pour lui signifier qu’était
venu le moment d’équilibrer ses investissements. Il devait
orienter ses choix vers sa vie privée plutôt que vers sa
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Richard KELLER
carrière professionnelle. Quelques signes fugitifs lui
rappelaient la pertinence du bon choix.
Il aimait bien les soirs d’orage, quand le ciel
s’alourdissait, quand le ciel s’obscurcissait. Il adorait se
retrouver avec sa douce compagne devant la chaleur d’un
feu de bois pendant que grondait le tonnerre. Chaque
éclair la blottissait vers lui davantage, la bougie se
substituant à l’électricité défaillante, il voyait en cette
manifestation de la nature des réminiscences d’autres
temps. Il profitait de ces moments pour faire le bilan,
celui d’une vie qui défilait trop vite.
Dans son activité professionnelle il décidait
souvent et ses collaborateurs s’exécutaient. Il dirigeait
d’une main de maître le service des crédits au siége d’une
grande banque. Autodidacte il avait franchi tous les
obstacles lui permettant d’accéder à des postes de
responsabilité. Aujourd’hui il comptait au sein de
l’establishment, du moins le croyait-il. Il fallu des soirs
d’orage pour le ramener à reconsidérer sa pensée.
Lors d’une réunion des cadres stratégiques, il
apprit la nouvelle, il s’agissait d’une opportunité
exceptionnelle pour la banque, elle fusionnait avec une
officine concurrente. Chacun devait s’investir dans la
réussite de ce projet, il fallait montrer le savoir-faire à
l’équipe dirigeante de choc qui se substituait à l’ancienne,
il en allait de la pérennité de l’entreprise, en bon soldat il
adhéra sans réserve à la stratégie mise en place. Une lettre
de mission lui fut remise, son rôle se précisait, il devenait
l'un des acteurs du redressement, il mettrait en œuvre les
mesures indispensables pour exécuter sa tâche.
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Il remuait trop de souvenirs qui le torturaient au
plus profond, à en avoir trop mal à l’âme. Il rejoignit la
gare où l’express de nuit attendait les voyageurs en
partance vers les montagnes du Nord. Il voulait
bourlinguer avec le peuple, il refusa le billet et la place
dévolus aux touristes. Ces derniers se trouvaient dans des
wagons couchettes plus confortables et en meilleur état
que le reste des compartiments.
Le convoi s’ébranla dans la nuit, la fumée noire du
moteur diesel n’arrivait pas à s’élever au dessus du quai.
Penché à la fenêtre, il ne distinguait plus les marchandes
ambulantes agglutinées aux portières des wagons en
attente du départ. Un mélange d’odeurs d’huile et d’épices
parvenait jusqu’à ses narines, il comprit que tant que le
train roulerait à vitesse réduite, le parfum dominant serait
celui du combustible brûlé par la locomotive. Il quitta la
fenêtre et s’installa sur un siège d’une couleur
indéfinissable.
Les wagons grinçaient et il sentait les
raccordements des rails, le convoi étant ébranlé par des
secousses qui lui rappelaient le grand huit des fêtes
foraines. Pour tuer le temps les hommes jouaient aux
cartes, un jeu dont il ne comprenait rien aux règles. Les
femmes somnolaient leur progéniture sur les genoux. Il se
mit à fermer les yeux pour ne pas voir les enfants, il n’y
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Les orages maléfiques
pouvait rien, paupières closes il distinguait deux jeunes
filles en robes immaculées.
Il passa une nuit blanche au milieu du brouhaha
que faisait les joueurs. Il s’aperçu que des billets
circulaient de main en main, le jeu n’était pas innocent,
certaines levées de cartes devaient coûter cher aux
perdants. L’air devenait irrespirable, la fumée des
cigarettes envahissait les lieux. Il se réfugia dans le couloir
ou ses poumons pouvaient se remplir d’un peu
d’oxygène. Le jour commençait à poindre, les premiers
rayons du soleil dépassaient la ligne d’horizon, bientôt le
train s’engagerait dans un dédale montagneux.
Tout au long de la voie, de chaque côté les
habitants se réveillaient et il pouvait les distinguer devant
leurs cabanes en bois. Les hommes torses nus se lavaient
en puisant de l’eau dans une cuvette, leurs compagnes
plus pudiques se dissimulaient derrières des haies
naturelles de bambous, elles ne dénudaient qu’une infime
partie de leur anatomie, les voyeurs en étant pour leurs
frais. La toilette des bambins donnait lieu à des jeux, les
mères les houspillant de les éclabousser, eux s’en
fichaient, la nudité étant la règle chez les plus jeunes.
La machine poussive grimpait les côtes en
crachant ses fumées noires, on aurait pu suivre à pied le
convoi. Le paysage et le relief était différend, les gens
aussi. Il abordait la contrée la plus haute du pays, les
tribus montagnardes vivaient ici depuis les temps anciens.
Il fallait les voir, les silhouettes des autochtones se
reconnaissaient entre mille, leur morphologie différait
sensiblement de celle des gens des plaines. Ils étaient plus
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petits et plus musclés, les jambes des femmes laissaient
apercevoir les muscles saillants.
Au fur et à mesure qu’ils avançaient, les passagers
s’imprégnaient de la vie des habitants. Tantôt ils
croisaient un buffle et son propriétaire qui partaient aux
champs, tantôt des écolières attendant patiemment
l’ouverture de l’école. Elles patientaient fières et droites
dans leurs costumes, toutes habillées à l’identique. Il les
fixa longuement, aucune expression ne transpirait sur son
visage, mais à l’intérieur une petite musique lui rappelait
son passé douloureux. Viendrait-il à bout de son
obsession pour les jeunes filles ? Seul son cœur possédait
la réponse à cette question, il n’était pas prêt.
La pluie modifia les règles du jeu, en quelques
minutes le soleil disparut, de gros nuages noirs s’ouvrirent
pour déverser des trombes d’eau sur les montagnes.
Heureusement le convoi arrivait en gare, le terminus de la
ligne, après c’était le pays du grand frère. Les
compartiments se vidèrent rapidement de leurs
occupants. Malgré la vigueur de l’averse, chacun se
répandit sur le quai zigzaguant entre les flaques. Les plus
avertis marchaient recouverts d’un poncho en plastique
bleu jaune ou vert. D’autres plus économes ou moins
riches s’étaient drapés dans des sacs poubelles, c’était tout
aussi efficace. Il endossa son lourd sac à dos et ajusta son
K-way.
La foule s’était déjà répartie dans la cité, hormis la
pluie, la gare lui rappelait celles des films de western. Le
décor minimaliste semblait le même. La mousson prenait
le pouvoir, ce n’était plus des gouttes d’eau mais des flots
qui tombaient du ciel. Il s’abrita sous un toit de tôle, le
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Les orages maléfiques
bruit était assourdissant sous cet abri de fortune. La voie
entre les quais devenait une rivière boueuse, et pourtant il
était seul dans cet endroit, les voyageurs plus au fait que
lui ne s’étaient pas arrêtés pour ça.
Il profita de cinq minutes d’accalmie pour
rejoindre la ville, c’était un gros bourg avec des vestiges
de l’époque coloniale. Les fonctionnaires envoyaient ici
leur famille pendant les grosses chaleurs, le séjour en
altitude était bénéfique pour tous. Pendant que madame
et la progéniture profitaient de l’air vivifiant et frais de la
montagne, ces messieurs pouvaient s’encanailler avec les
jeunes prostitués asiatiques, certains ayant installé leur
maîtresse à disposition dans un appartement.
Il trouva une chambre dans un hôtel qui fut jadis
la résidence de l’administrateur de la région. Avec
l’ouverture au tourisme l’infrastructure hôtelière s’avérait
insuffisante, seule la période des pluies arrêtait les moins
intrépides. Après s’être lavé et changé, il décida de faire
un tour dans la zone du marché, il aimait l’ambiance qui y
régnait.
Toute une rue était aménagée et couverte pour
recevoir les étals des marchands. Ici les minorités
montagnardes se donnaient rendez-vous, l’appartenance à
une tribu se décelait par les couleurs des vêtements et les
coiffes des femmes, l’habillement des messieurs ne
permettait pas à un œil profane de les différencier.
Certaines s’étaient rasé une partie du crâne tandis que
d’autres arboraient une dentition à faire pâlir un bijoutier,
de l’or recouvrait chaque dent.
Il fut abordé par deux jeunes filles, elles ne
devaient pas avoir plus de quatorze ans. Elles lui offrirent
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Richard KELLER
leurs services moyennant rétribution, il comprit tout de
suite leur anglais approximatif. Elles proposaient de
coucher avec lui et de pratiquer toutes les spécialités dont
il aurait envie. Une grande tristesse l’envahit, ici dans ce
coin reculé de la planète, l’argent se chargeait de tout
pervertir, il s’en prenait à ce qu’il y avait de plus précieux,
il anéantissait l’innocence de l’enfance. Il leur donna une
pièce et continua son chemin, il se doutait qu’un autre
accepterait de jouer avec de la chair fraîche.
La mousson ne s’accorda aucun repos, elle s’abattit
sur le territoire et provoqua un désastre sans précédent.
Des torrents de boue dévalèrent des hauteurs et
grossirent les rivières dans les vallées, les flots déchaînés
n’épargnèrent rien sur leur passage, les ponts, les routes,
les habitations et les gens subirent de plein fouet les ires
du ciel. La météo ne rassurait pas pour les journées à
venir.
Partout, après avoir portés leurs morts jusqu’à leur
dernière demeure, les montagnards besogneux s’attelaient
à reconstruire, réparer et consolider. Ils étaient durs à la
tâche et résolus à lutter contre la fatalité et les éléments, le
combat s’avérait souvent inégal mais qu’importe, la vie
continuait. Il voyait des enfants participer aux travaux,
petits garçons et petites filles à moitié nus, dans la boue
jusqu’à la taille, transporter des seaux de boue. Personne
ne se plaignait, chacun assumait sa part de besogne sans
rechigner, c’est un des enseignements qu’il tirait de cette
catastrophe. Dans l’urgence, il s’était proposé pour aider à
la remise en état des infrastructures, il essuya un refus
poli, la fierté des autochtones ne pouvait accepter la
générosité d’un étranger. Il les regarda, ferma les yeux et
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Les orages maléfiques
se transporta ailleurs, il sécha furtivement ses larmes et
continua sa route.
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Richard KELLER
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La dure réalité de son rôle lui sautait aux yeux, elle
l’aveuglait. Fini le temps de l’optimisme béat, maintenant
il devait opérer des choix parmi ses collaborateurs.
Lentement le piège se mettait en place, la fusion n’était
qu’un leurre destiné à la communication au public. La
vérité lui apparaissait dans toute son horreur, il allait
congédier plus de cinquante personnes et autant de
familles qui seraient dans la difficulté dans les mois à
venir.
Il ne dormait presque plus, seule l’aide de
puissants somnifères lui permettait de récupérer de cette
tension insoutenable. Il se repliait sur lui même ne
voulant pas en faire profiter sa compagne. L’homme
devenait taciturne et irritable, il s’emportait pour un
détail. Sa fierté et sa conscience professionnelle
l’empêchaient d’interrompre sa mission, il y consacrait
toute son énergie. La hiérarchie exigeait des résultats dans
des délais raccourcis.
Il décortiquait les dossiers de tous les employés de
son secteur, afin de prendre les décisions les plus
pertinentes. Il avait rédigé deux modèles de
restructuration du pôle crédit sans succès. A chaque fois
la direction générale considéra son projet trop timoré et
en deçà des objectifs de performance souhaités. Il reprit
son dossier et rajouta des coupes sombres dans les
effectifs. Il réalisait la galère dans laquelle il s’était
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Les orages maléfiques
fourvoyé, il ne pouvait plus faire machine arrière, au
risque de se saborder.
Ses collègues zélés obtenaient le satisfecit du « Big
boss », on le sommait d’accélérer afin de présenter le plan
social au plus vite. On lui adjoignit un expert qui l’aiderait
dans sa démarche, il comprit bien vite que celui-ci
présentait toutes les caractéristiques d’un fossoyeur.
Chacune de ses propositions transitait par ce spécialiste
des restructurations. Le résultat de ce duo insolite le
rendit malade, de cent-vingt postes de travail, son unité se
retrouvait avec trente miraculés, il faudrait décider de leur
sort et garder les meilleurs.
Lorsqu’il arrivait le matin, il n’osait plus regarder
droit devant lui, son regard fixait la pointe de ses souliers,
il se sentait mal face aux mesures qu’il devait annoncer à
son «équipe. Il tergiversait pour retarder au maximum
l’annonce d’un tel désastre, certains essayaient de lui tirer
les vers du nez, il s’en tirait par une pirouette. Aucun
n’était dupe, il se préparait des lendemains difficiles,
l’unique interrogation étant de savoir qui rejoindrait la
charrette des condamnés.
La sélection des rescapés reposait sur des critères
imposés par la direction générale, la compétence, la
disponibilité, l’absentéisme, l’aptitude aux changement et
l’adhésion aux valeurs de l’entreprise serviraient à
départager les candidats. Il n’était pas question de tenir
compte de l’ancienneté, de la situation de famille, de l’état
de santé ou des difficultés à se recycler dans une autre
branche.
Il se fit très vite un nombre impressionnant
d’ennemis, il devenait la cible à abattre, l’oiseau de
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mauvaise augure. Il rentrait en fin de journée, exténué,
non sans avoir fait un petit détour par le pub voisin du
bureau. Il ingurgitait deux ou trois whiskys et rejoignait
son domicile. Le mélange de l’alcool et des médicaments
produisit rapidement ses effets dévastateurs. Il somnolait
à tous moments et ne dormait pratiquement plus d’un
sommeil réparateur. Il s’installait peu à peu dans la
déprime et aucun garde-fou ne lui indiquait qu’il
s’aventurait sur un terrain dangereux.
Alors qu’il roulait pour rejoindre sa maison, il
zigzagua s’attirant les foudres des autres conducteurs. Il
paniqua et percuta la voiture devant lui, les deux
automobilistes s’invectivèrent et une patrouille de police
sépara les deux protagonistes. Les policiers sortirent de
leur panoplie l’alcootest, il changea de couleur et l’affaire
se termina au commissariat. Par mesure conservatoire son
permis de conduire lui fut retiré en attendant la décision
du tribunal.
Il ne doutait pas de la suite des évènements, la
répression sortait de toutes les bouches ministérielles et
préfectorales. En accord avec son épouse compréhensive,
il loua un studio en ville à deux pas du siège. Il n’aurait
pas besoin d’un véhicule pour s’y rendre, et sa moitié
viendrait le prendre en fin de semaine.
La solitude lui pesait davantage, il s’attardait plus
longuement au pub et sa consommation augmenta. Son
état se révélait à ses collaborateurs qui en faisaient des
gorges chaudes. Il sombrait au vu et au sus de tout le
monde sans la moindre bouée de sauvetage, personne ne
se hasardait à lui tendre la main. Son comportement alerta
les hautes sphères, il fut convoqué par le patron qui avait
29
Les orages maléfiques
réuni pour l’occasion le comité directeur. Son sort se
jouait devant eux, seul contre cinq.
La punition paraissait bénigne en rapport des
reproches formulés, mais ces fins stratèges ne voulaient
pas s’attaquer à un cadre supérieur de son rang tant que le
plan n’était pas avalisé. On lui proposa donc la
responsabilité d’un pôle d’audit appelé à disparaître dans
le nouvel organigramme. Il accepta la promotion sanction
qui prendrait effet à l’issue de la désignation des quatrevingt-dix suppressions d’emplois dans son service.
30
Richard KELLER
5
Il resta quelques jours dans le bourg, la région
ressemblait à un immense chantier recouvert d’une brume
épaisse. L’eau ruisselait par toutes les voies possibles, elle
se frayait un chemin, faisant fi des canalisations mises en
place par les montagnards, fatalistes, ils reprenaient leur
tâche de fourmi, n’abdiquant jamais. Il vouait une grande
admiration à ces gens qui oeuvraient avec une telle
abnégation.
Il n’appréciait pas son côté voyeur, et l’inutilité de
sa présence. Dès que la ligne de chemin de fer serait
rétablie il repartirait pour ailleurs, sa route incertaine
l’emmènerait vers d’autres horizons. Il n’attendait pas de
réponse à ses questions, il cherchait à comprendre le sens
de ces orages maléfiques. Il se renseigna à la gare, les
réparations des tronçons endommagés se terminaient.
L’employé qui s’exprimait dans un anglais très
approximatif lui signifia qu’un convoi était attendu d’ici
un jour ou deux.
Effectivement la première desserte arriva dès le
lendemain, face à la cohue indescriptible autour de la
gare, il jugea plus opportun de patienter deux journées
supplémentaires avant de repartir. Il fallait voir
l'empressement pour accéder aux quais, certains
rongeaient leur frein depuis une quinzaine et souhaitaient
quitter la région au plus tôt. Aucun impératif horaire ne
l’obligeait à voyager tout de suite.
31
Les orages maléfiques
La majeure partie du trajet de retour s’effectuait de
jour, ce qui lui permit de contempler les paysages tout à
loisir. La motrice diesel progressait sur une voie unique, le
croisement avec son homologue montante se produisait
dans la vallée, un aiguillage manœuvré à la main la
dirigeait sur une voie de garage. Pendant ce temps, la
machine poussive tirait ses wagons vers les montagnes.
L’ambiance était très différente, deux femmes, un
hommes et deux enfants occupaient le compartiment
avec lui. Les adultes papotaient tandis que les deux
gamines somnolaient. Elles respiraient là en face de lui,
l’une et l’autre souriaient, il rêvait à leur contact en
s’efforçant de ne pas fermer les yeux. Un orage s’abattit
sur la campagne environnante, il ferma ses paupières et
les deux mômes s’habillèrent de blanc. Il secoua la tête, se
leva et se dirigea vers le couloir, il souffrait trop.
Il arpenta le wagon durant un long moment,
histoire de se changer les idées. Il constata que la
mousson n’épargnait personne, dans la plaine il voyait les
paysans se déplacer sur des routes surélevées avec du
liquide à perte de vue. Le train avançait dans un paysage
de désolation, il évoluait tel un bateau ivre dérivant sur
l’immensité de l’océan. Cette vision apocalyptique le
perturba davantage, il songeait aux deux fillettes de ses
rêves perdues au milieu de nulle part. Il avait beau se
secouer, cela l’obsédait dès qu’il rencontrait des jeunes
enfants.
Le convoi se déplaçait à vitesse réduite, le
conducteur appliquait les consignes scrupuleusement car
le ballast devenait instable face aux assauts répétés des
éléments. Parfois l’eau affleurait les rails, et l’avancée se
32
Richard KELLER
réalisait en projetant des gerbes éclaboussant les ouvriers
d’entretien. Ce spectacle insolite ne le rassurait pas, il se
demandait ce qui se passerait si une panne survenait à cet
instant. Il n’en était rien, la locomotive crachait,
imperturbable, sa fumée noire.
Les deux femmes et l’homme lui proposèrent de
partager quelques reliefs de leur repas. Il avait faim et ne
se fit pas prier, il engloutit un morceau de poulet avec une
boulette de riz gluant. Les gamines s’interrogeaient sur cet
étranger qui ne leur ressemblait pas, il avait le teint clair,
ses yeux n’étaient pas bridés et ses cheveux ressemblaient
aux poils d’un chat en colère. Elles échangeaient des
regards complices en marmonnant des remarques qu’il ne
comprenait pas. Chacun de leurs sourires lui arrachait le
cœur, mais il ne pouvait leur expliquer pourquoi.
Une employée de la compagnie des chemins de fer
passa pour proposer du thé, il accepta bien volontiers le
verre d’une propreté douteuse qu’elle lui tendit. Le
breuvage provenait d’une bouilloire ou les fumées
s’étaient agglomérées au fil des trajets. Le calcaire
obstruait le bec verseur, un filet marron parvint
cependant à se frayer un passage jusqu’au verre opaque. Il
remercia la jeune femme de sa générosité et goûta à la
boisson, elle était insipide.
L’agitation gagna le compartiment, les fillettes
trouvaient longue la durée du périple, il fallait les distraire.
Les femmes chantèrent des comptines à tour de rôle, elles
fredonnèrent « Frère Jacques » dans leur langue, c’était
marrant. Il fredonna avec elles, à la fin de la chanson il
sortit précipitamment dans le couloir afin d’essuyer ses
33
Les orages maléfiques
larmes et de ne pas le montrer à ses voisines. Cela lui
rappelait un passé enfui à jamais.
La nuit tombait lorsque le convoi s’immobilisa en
gare, il salua ses compagnons de voyage et attendit que
tout le monde soit sur le quai pour descendre à son tour.
Il vit dans les buées des vapeurs d’eau, disparaître deux
mômes en robe blanche, un halo les enveloppa. Il se
dirigea vers la sortie opposée. Il héla un cyclo-pousse et
lui indiqua l’adresse de la pension où il avait séjourné
avant de partir dans les montagnes.
34
Richard KELLER
6
Il avait de plus en plus de mal à supporter la
charge qui lui incombait. La mort dans l’âme il épluchait
les dossiers afin de préparer la liste de ceux qui
rejoindraient la charrette des suppliciés. Plus il avançait
dans sa tâche, plus il souffrait, seul l’alcool lui témoignait
une amitié perverse. Tous les soirs, il rejoignait le pub et
ingurgitait verre après verre, le whisky lui permettant
d’oublier momentanément son travail er ses vicissitudes.
Lorsqu’il rentrait enfin dans son studio, il
échangeait quelques mots avec sa douce compagne qui ne
manquait pas de l’appeler quotidiennement. Elle avait
remarqué l’état dans lequel il lui répondait chaque soir,
indulgente elle mettait ça sur le compte de la fatigue en
espérant que ça irait mieux demain.
Les lendemains ressemblaient au jour précédent en
pire, peu à peu il plongeait dans un état qui altérait ses
capacités de discernement. Son unique obsession
demeurait le sort des quatre-vingt-dix personnes qu’il
allait choisir, chaque fois qu’il y pensait il maudissait le
sort de l’avoir choisi pour ce dessein funeste. Il
tergiversait, le moment fatal approchait et ses doses
d’alcool prenaient une ampleur inégalée.
Le spécialiste qui l’épaulait (on devrait dire qui le
supervisait) voulait boucler le dossier dans le mois et nous
étions le vingt-six. Il passa plusieurs nuits blanches à
35
Les orages maléfiques
établir le listing de la mort. Des noms alignés sur trois
feuilles sortirent de l’imprimante, il triturait le papier dans
tous les sens comme s’il s’agissait d’un brouillon à jeter à
la corbeille.
Il y eut peu de remaniements, quatre noms
sautèrent du chariot des condamnés remplacés par
d’autres moins chanceux. Lorsqu’il lisait les désignations,
il en avait les larmes aux yeux. Il voyait les visages de ces
femmes et ces hommes avec qui il avait partagé de
longues années de collaboration et de complicité, certains
étaient devenus ses amis. Il lui restait peu de temps avant
qu’un orage maléfique ne se déclenche, les lettres de
licenciements partiraient le trente, nous étions le vingtneuf.
Ce soir là il doubla ses doses au pub, dès réception
des funestes nouvelles la situation deviendrait chaotique,
il aurait à faire face à des regards remplis de haine et de
désespoir. Il s’interdisait de justifier ses choix, de rentrer
dans cette logique d’expliquer le pourquoi et le comment
des choses, il ne pouvait dire qu’il n’y était pour rien, qui
l’aurait cru ? Il se devait d’assumer son rôle de chef de
service, même s’il considérait n’avoir qu’une influence
subalterne dans les prises de décisions. Le personnel sous
ses ordres ne l’entendrait pas de cette oreille.
Il y eut un défilé incessant dans son bureau,
chacun arrivait avec son pli recommandé à la main. Des
vilains mots fusèrent, des portes claquèrent, des crises de
nerfs de déroulèrent face à lui. Il gardait un masque
impénétrable, au fond de lui la misère s’emparait de son
cœur, tous ces gens le bouleversait mais son grade
l’empêchait de leur dire qu’il les aimait tous et qu’il ne
36
Richard KELLER
désirait pas ça. Au lieu de ça, il se raidissait davantage, il
donnait l’impression d’un monstre de sang froid, l’image
d’un fossoyeur d’emplois, d’un briseur de vies.
Personne ne lui témoignait son soutien ou son
amitié, même ceux qui restaient ne lui manifestait qu’un
intérêt relatif, tous se doutaient que ses jours étaient
comptés. Certains pensaient que l’alcool pousserait le
bonhomme à bout, d’autres qu’il rejoindrait une charrette
de cadres hors du coup. Ils approchaient de la vérité, car
il ne voulait pas rejoindre le placard qui l’attendait.
Depuis des mois, il avait perdu ses envies, plus rien ne
l’intéressait, et seul le soir dans sa prison, il remâchait des
idées noire, le suicide en faisait partie.
Lorsqu’elle prit le téléphone, son épouse ressentit
un pressentiment, elle écouta nerveusement les sonneries
se succéder, nulle réponse, il ne daigna pas répondre.
Malgré l’heure tardive, elle prit son courage à deux mains,
elle enfila un jean et un pull et se précipita en direction de
la ville. Son intuition féminine lui dictait sa conduite, il lui
fallait voir ce qui arrivait à son compagnon de toujours.
Elle disposait d’une liaison « Bluetooth » qui lui
permettait d’utiliser son portable sans risquer les foudres
de la maréchaussée. Elle ne cessa d’appeler durant le trajet
qui l’amena jusqu’au studio qu’il occupait.
Elle sonna au digicode, elle n’obtint aucune
réponse, elle composa les quatre chiffres qu’elle
connaissait et s’engouffra dans la cage d’escalier. Elle
arriva toute essoufflée devant la porte du minuscule
logement, elle actionna la sonnette et tourna
machinalement la poignée. L’huis s’ouvrit sous sa
poussée, elle vacilla l’espace d’un instant face au spectacle
37
Les orages maléfiques
qu’elle découvrit. Sur la table plusieurs bouteilles vides
côtoyaient des boîtes de médicaments tandis que son mari
gisait inerte en travers du lit. Elle s’approcha de lui, il
respirait fortement d’une façon qu’elle n’avait jamais
connue en plus de trente années de vie commune. Elle
composa le numéro d’urgence et expliqua à son
interlocutrice ce qui se passait. Dix longues minutes
s’écoulèrent avant son départ vers l’hôpital sur un
brancard du SAMU.
Elle venait de le sauver de la mort, le mélange
détonnant aurait fait son œuvre destructrice en moins
d’une nuit, après un bon lavage d’estomac et quelques
heures d’observation il put regagner son domicile. Elle
décida qu’il ne rejoindrait pas le studio, il se soignerait à la
maison car il avait grand besoin de se retrouver dans son
milieu loin de son carcan professionnel qui le détruisait
jour après jour. Au petit matin ils regagnèrent leur logis, la
pluie les accompagna tout au long du voyage, il lâcha une
phrase surprenante sous l’averse : « Ce ne sont que les
débuts des orages maléfiques ». Elle n’insista pas, le
moment était mal choisi pour lui demander de développer
sa pensée.
Après sa tentative d’attenter à sa vie, la dépression
s’abattit davantage sur lui. Il ne trouvait goût à rien, et
tournait dans les pièces tel un animal en cage, le seul
point positif à souligner était son sevrage alcoolique, il ne
buvait plus depuis son passage par le les urgences
hospitalières. Aujourd’hui face au supplice qu’il endurait,
son refuge devenait familial et tout en douceur elle
réussissait à éliminer cet adversaire diabolique qu’était le
whisky et ses comparses.
38
Richard KELLER
Conformément à leur habitude, ils ne dirent rien
aux enfants, c’était leur secret qu’ils ne partageaient avec
personne, leur amour s’était consolidé à travers des
situations difficiles qu’ils avaient surmontées ensemble
sans le secours et les commentaires des autres. Ils étaient
de ce bois, et ils vivaient l’adversité comme une épreuve à
vivre à deux, rien n’aurait pu changer leur détermination.
Bien entendu l’employeur n’eut pas connaissance
du motif réel de son absence, le certificat médical délivré
par un ami précisait « chute de tension due au
surmenage ». La direction se doutait qu’il s’agissait d’un
arrêt imputable à la situation actuelle, cela n’entravait en
rien les projets, ce n’était qu’une simple péripétie.
Les semaines se succédaient, il ne se sentait pas de
rejoindre son placard, il préférait regarder roucouler les
tourterelles perchées sur un arbre. La féerie renouvelée de
la nature lui redonnait des forces, il en appréciait
l’étendue de la palette et son plaisir réconfortait sa douce
compagne. Elle savait que cela ne pouvait qu’être
transitoire, il lui faudrait tôt ou tard recoller à la réalité.
Le facteur agita la cloche de la porte d’entrée, il
apportait une lettre recommandée. Sans voir l’enveloppe,
il en connaissait l’expéditeur. Son Directeur l’informait de
la suppression de son poste et qu’en conséquence des
mesures d’accompagnement pouvaient être envisagées. Il
savoura les acrobaties de vocabulaire pour éviter des
termes trop directs à l’exception de la disparition de son
service. En lisant entre les lignes il comprit que l’équipe
directoriale souhaitait discuter de son départ de la banque.
L’affaire fut rondement menée, quelques jours
plus tard il se rendait au siège social et en moins de deux
39
Les orages maléfiques
heures un accord fut paraphé par les deux parties. Une
prime substantielle lui serait attribuée pour services
rendus, la banque acceptait de prendre à sa charge les
délais de carence ainsi que le manque à gagner durant la
période chômage précédant la mise à la retraite.
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Richard KELLER
7
Il éprouvait le besoin de partir, son séjour à
la montagne lui avait apporté un peu de sérénité mais la
tristesse dominait toujours son esprit. Il rassembla ses
affaires et rejoignit le centre de la cité, il se rendit dans
une agence afin de se procurer un billet pour ailleurs. Il
fut hélé de nombreuses fois par les cyclo-pousses, il
préférait arpenter les rues d’un pas nonchalant.
Il pénétra dans un hall immense mal éclairé, il
s’agissait d’un bâtiment datant de l’époque coloniale, au
fond un comptoir attendait les clients. Il salua la jeune
femme assise derrière l’ordinateur, il s’adressa à elle en
anglais, elle lui répondit dans un charabia qu’il avait du
mal à comprendre. Après l’échange de quelques phrases
elle comprit que son interlocuteur était français, elle lui
parla dans la langue de Molière. Son élocution frisait la
perfection, elle lui confia qu’elle avait fréquenté pendant
plusieurs années le lycée français qui dispensait ses cours
grâce à l’Alliance française.
Ses cheveux noirs de jais brillaient sous la lampe,
elle portait la tenue de la société qui l’employait, l’Ao Dai
lui seyait à merveille, sa beauté naturelle ressortait, il n’y
était pas insensible. Elle finit par lui demander ce qu’il
désirait, sa réponse la surprit, il voulait simplement partir
par le vol le plus proche. Elle pianota sur le clavier, elle lui
proposa un vol direct qui décollait dans un peu plus de
41
Les orages maléfiques
deux heures. Il approuva sa proposition, récupéra illico le
ticket et après l’avoir saluée et félicitée pour sa
promptitude, il s’engouffra dans un taxi en direction de
l’aéroport.
L’éclat et la prestance de la jeune femme revenait à
son esprit, il la revoyait avec ce visage rieur, son port de
tête altier et son corps drapé dans ce tissu qui collait à sa
peau. Elle lui rappelait des rencontres dans une vie
précédente, des moments joyeux, d’autres dramatiques. Il
n’arrivait pas à s’en détacher malgré son errance, sa fuite
ne le délivrait pas de son lourd fardeau.
Perdu dans ses pensées il ne voyait pas l’averse
tropicale s’abattre sur la chaussée, le taxi avançait en
zigzaguant entre les flaques d’eau et les éclaboussements
provoqués par les autres véhicules. Lorsqu’il prit
conscience des caprices de la mousson l’aéroport se
profilait au travers du rideau de pluie. Il paya le chauffeur
et s’engouffra rapidement pour se trouver au sec dans le
hall, le guichet d’enregistrement venait de s’afficher.
L’avion décolla avec plus d’une heure de retard, la tour de
contrôle ne l’autorisa à prendre son envol que lorsque la
piste ne ressembla plus à un torrent. Depuis le hublot il
regardait les nuages noirs et pensait à tous ces orages
maléfiques qui jalonnaient son existence.
Hormis quelques turbulences, le vol se déroula
sans encombre. Deux heures plus tard il survolait Hong
Kong, il connaissait l’ancienne colonie britannique pour y
avoir séjourné lors d’un voyage en Chine au siècle
précédent. L’atterrissage nécessitant une grande
expérience, car à l’époque les avions rasaient les
immeubles pour terminer à quelques mètres de la mer de
42
Richard KELLER
Chine. Il se souvenait de cet Airbus flambant neuf qui
termina son vol dans la baie et que les autorités durent
dynamiter pour l’évacuer. Heureusement, ce fut juste une
question d’argent, les passagers s’en tirèrent avec une
grosse frayeur.
En apparence, rien ne semblait avoir changé, il y
avait toujours des gens partout le téléphone portable rivé
à l’oreille. Des édifices avec des échafaudages en bambou
détonaient encore dans cette cité du vingt et unième
siècle. Cela le surprenait, mais le matériau s’avérait d’une
résistance exceptionnelle pour un poids dérisoire et un
prix très abordable. Il fallait voir les ouvriers grimper le
longs des bois, tels des acrobates ils tutoyaient le ciel et la
mort. Les accidents étaient nombreux mais les autorités
les passaient sous silence, et l’activité continuait vaille que
vaille.
Il décida de refaire à l’identique le séjour qu’il avait
accompli avec son épouse. Il retrouva l’hôtel où ils
dormirent deux nuits, le bâtiment restait conforme à ses
souvenirs, un seul détail d’importance soulignait le
changement : l’Union Jack ne flottait plus au dessus de
l’entrée, le drapeau chinois s’y était substitué. Quand au
prix de la chambre, rien ne laissait supposer qu’ils
s’alignaient sur ceux pratiqués dans l’Empire du milieu,
les tarifs se révélaient prohibitifs.
La nuit s’installa dans la mégapole, les néons
multicolores scintillaient de tous côtés, les enseignes
rivalisaient de mauvais goût sur les façades des
immeubles, la décoration n’obéissait à aucun
ordonnancement, c’était le règne du n’importe quoi. Son
estomac commençait à crier famine, il se dirigea vers une
43
Les orages maléfiques
échoppe sise dans un renfoncement de la rue qu’il
sillonnait.
Les souvenirs des moments heureux lui revenaient
par flashs successifs, il se laissa emporter dans le
tourbillon de sa mémoire. Il revoyait leur escapade dans le
métro, la rencontre avec le peuple grouillant, la difficulté
à acheter un billet et à choisir la bonne direction. Les
odeurs réapparaissaient malgré les années, il rêvait tout
éveillé, il revenait de sa balade maritime dans le port
d’Aberdeen. La circulation laissait craindre la collision
tellement la mer recelait d’embarcations se déplaçant en
tous sens. Cela donnait l’impression d’une immense
pagaille, il n’en était rien, chacun se déplaçait avec
dextérité au milieu des bateaux où séchait le poisson.
Certains vivaient là depuis toujours, les enfants ne
connaissaient la terre ferme que par le biais de l’école, dès
la classe terminée ils rejoignaient leurs taudis flottants.
Le bouillon de vermicelle avalé, il se dirigea vers le
marché de Jade, là bas régnait le paradis de la pacotille, de
vulgaires imitations en plastique teinté remplaçait la
pierre. Le touriste tenait le rôle de gogo, il n’était pas
dupe cela faisait partie du jeu. Avant d’atteindre le carré
délimitant cette activité, il traversa le parc où les rats
grouillaient, ils étaient identiques à ceux qu’il avaient
rencontré lors de son précédent voyage, sauf que
plusieurs générations séparaient ceux d’aujourd’hui de
leurs ancêtres. Il se trouvait maintenant dans l’allée aux
oiseaux, des cages remplies de volatiles multicolores
s’alignaient sur plusieurs centaines de mètres. C’est ici que
les autochtones venaient chercher les compagnons que les
anciens promèneraient dans la rue tous les matin en
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Richard KELLER
portant leur trophée comme d’autres tiennent un chien en
laisse.
Le marché de Jade attendait ses clients, il en fit
simplement le tour mais ne s’attarda pas, le spleen le
gagnait. Il voyait à quelques pas de lui un couple avec
deux jeunes poupées en robes claires. La vision
l’attendrissait et comme à son habitude il fixait
intensément les deux gamines. Les parents s’aperçurent
de sa présence, son petit manège les intrigua, ils prirent
chacun une fille dans leurs bras et jetèrent un œil
courroucé dans sa direction. Il sentit qu’il valait mieux
s’en aller, il rebroussa son chemin et emprunta la route
menant à son hôtel.
Ici aussi la mousson sévissait, le spectacle changea,
l’averse épaisse s’abattit sur l’immense cité en se teintant
aux couleurs des néons, le tableau semblait irréel. Il
regarda tomber la pluie, chaque goutte se chargeait de son
histoire, son imaginaire vagabondait, il voguait pour
rejoindre un ailleurs où l’attendaient des êtres chers. La
pluie s’arrêta, il essuya son visage, il avait libéré son trop
plein de larmes en pensant encore aux orages maléfiques.
Il passa une nuit agitée, tous ses démons se
rejoignaient pour l’empêcher de jouir d’un sommeil
réparateur. Il tourna dans tous les sens, il alluma la
télévision et zappa à la recherche d’une chaîne de langue
française. Il resta quelques minutes à écouter les âneries
débitées par un dinosaure de l’audiovisuel, l’homme
pouvait prétendre à une retraite méritée mais le strass et
les paillettes exerçaient sur lui un pouvoir d’attraction
trop important. Il se rhabilla et sortit dans la rue, la faune
de la nuit différait de celle du soir, elle était plus jeune, la
45
Les orages maléfiques
drogue et la prostitution prenaient possession du quartier.
Abordé plusieurs fois par des jeunes femmes cherchant à
gagner un peu d’argent. Il céda aux sollicitations d’une
jeune femme, elle lui proposa de passer la nuit ensemble
moyennant une honnête rétribution de ses services.
Arrivés dans la chambre, elle se dévêtit avec une
lenteur et une grâce qui mettait en avant sa beauté
asiatique. Elle le rejoignit dans le lit et lui prodigua mille
caresses, il la laissa opérer. Elle voulut aller plus loin dans
son action, il l’arrêta en lui disant qu’il était satisfait. Il se
lova contre elle et sanglota en silence, elle n’osa pas
bouger, au petit matin elle prit une douche et son argent.
Elle ne lui posa pas de question, elle l’embrassa et partit
vers d’autres aventures.
Le pic Victoria dépassait de la brume lorsqu’il
descendit du bus, il ne pouvait distinguer grand chose,
malgré les trombes d’eau de la nuit, la pollution et
l’évaporation empêchaient de profiter du panorama. Il
resta un long moment à méditer, il commença à
descendre à pied. Il comprit qu’il lui fallait quitter au plus
vite cette cité où plus rien ne le retenait.
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Richard KELLER
8
Il respirait enfin, la dépression s’éloignait de jour
en jour, il savourait son nouveau statut. Ses souffrances
l’avaient trop malmené ces derniers mois, maintenant la
joie se lisait sur son visage. Tout à sa satisfaction de
quitter le monde professionnel, il ne formulait aucun
projet précis sur la suite de sa vie, il se laissait porter par
le vent.
Durant des décennies il s’était levé tôt, alors il
profitait de ce luxe de ne plus avoir d’horaire à respecté.
Le premier geste qu’il accomplit fut de ne plus mettre de
montre à son poignet. Avec ravissement il montrait son
avant-bras, la couleur de peau devint uniforme, les traces
de sa soumission aux règles du temps avaient disparues.
Il se surprenait à absorber son petit déjeuner vers
onze heures du matin, il baguenaudait le reste de la
matinée et effectuait sa toilette dans l’après-midi. Il lui
arrivait de raser sa barbe au bout d’une semaine au grand
dam de sa compagne. Elle ne disait rien, elle voyait son
mari se relâcher, elle savait qu’il avait besoin de ça avant
de se reconstruire. Il ne réalisait pas que son
comportement le déstructurait davantage, il vivait chaque
instant sans se soucier de son apparence et de ses actes.
Quelquefois, il pensait aux épisodes dramatiques
qui avaient précédé son départ, tous ces collègues laissés
au bord du chemin, ces familles plongées dans la
précarité, l’obsédaient. Jamais il n’aurait envisagé une telle
issue dans une banque réalisant des profits substantiels, la
47
Les orages maléfiques
logique capitaliste en avait décidé autrement. Ce qui le
chagrinait le plus, c’était son impuissance face à ses
collaborateurs qui lui avaient accorder leur confiance. Un
goût amer l’habitait, une impression l’obnubilait, celle
d’avoir travaillé tant d’années pour finir par détruire les
fruits de toute une carrière professionnelle
Quelques anciens camarades lui passaient un coup
de fil pour prendre de ses nouvelles et parler du bon
vieux temps. Ça lui faisait du bien et du mal. Au plaisir de
converser avec un ami se greffait le souvenir douloureux
des quatre-vingt-dix personnes jetées sur le carreau. A
l’issue de la discussion, il sortait dans la pelouse et
regardait les fleurs et les herbes folles, il parvenait à se
changer les idées de cette manière.
Depuis huit mois il tournait dans sa cage dorée,
l’ennui le gagnait, il errait sans but dans la grande
demeure vide. Les appels téléphoniques se raréfiaient et il
constatait qu’il n’intéressait plus grand monde. Lui qui
avait l’habitude du commandement, des sollicitations et
des prises de décisions, n’était confronté qu’à lui même et
à son miroir. Son épouse le quittait vers huit heures et
rentrait le soir vers dix-neuf heures, et parfois bien plus
tard, car des réunions commerciales se rajoutaient
fréquemment à une journée déjà bien remplie.
Son permis de conduire lui ayant été retiré pour
une période de dix-huit mois, il dépendait d’elle pour
effectuer le moindre déplacement. Elle regagnait souvent
leur domicile épuisée, et n’aspirait qu’à se poser quand il
souhaitait sortir, aller au cinéma ou manger en ville. La
disparité de leurs situations occasionnait des heurts de
48
Richard KELLER
plus en plus fréquents, elle commençait à lui adresser des
reproches, l’incompréhension mutuelle s’installait.
Il occupait ses journées à jouer à l’ordinateur et à
regarder des films téléchargés illégalement sur Internet. Il
devenait irritable et ne supportait aucune remarque sur le
sujet. Toute accaparée par son travail, elle le délaissait au
moment où il fallait l’épauler, il s’en rendait compte mais
ne lui en tenait pas grief, il admettait cet état de fait et
subissait son absence sans rien dire.
Il languissait le jour où il se retrouveraient tous les
deux, sans contraintes, à profiter d’une retraite bien
méritée. Pour se consoler il lançait souvent à la cantonade
qu’il avait épousé une femme jeune et qu’elle allait gagner
sa croûte. Il était son aîné de cinq ans, et avec sa fin
d’activité anticipé, il lui faudrait attendre huit longues
années avant qu’elle puisse prétendre au titre de retraitée,
y penser lui minait le moral, il n’admettait pas une telle
hypothèse.
Il aurait pu s’inscrire dans une association, faire du
bénévolat, se rendre utile pour une cause humanitaire,
mais son tempérament individualiste s’accommodait mal
à de telles organisations. Il préférait envoyer des dons ou
donner un billet à un sans-abri que s’occuper dans une
structure qui lui rappellerait trop sa vie antérieure. Il avait
songé à participer au club local de marche, il se présenta
une fois et parcourut quelques kilomètres à un pas de
sénateur. La moyenne d’âge des participants freina son
enthousiasme, il constata que les marcheurs étaient des
marcheuses, le seul homme du groupe l’accompagna la
première heure. Ce compagnon le décida à ne pas
49
Les orages maléfiques
renouveler l’expérience, il ne parlait que de ses exploits au
lit et à la chasse, ce qui eut le don d’exaspérer le novice.
Sa meilleure échappatoire se trouvait dans la
préparation des voyages, il épluchait chaque destination
afin de dénicher l’insolite. Avec sa tendre moitié, ils
préféraient évoluer hors des sentiers battus, ils
bannissaient les offres des tours opérateurs. Parfois ils
délaissaient les monuments les plus représentatifs pour
visiter un village dans la montagne ou une communauté
de pêcheurs. Ils savouraient l’authenticité des gens loin
des routes touristiques et de la civilisation Coca Cola.
50
Richard KELLER
9
Malgré une migraine persistante, il prit le premier
vol qui l’emmènerait loin du brouhaha et des néons.
L’avion décolla avec un léger retard du aux caprices de la
météo, il se trouva vite dans les nuages de la mousson. Il
quittait Hong Kong sans la voir d’en haut, le ciel ne
voulait pas lui accorder ce plaisir. Par le hublot il
apercevait les nuages noirs qui se zébraient d’éclairs, dans
peu de temps l’appareil se trouverait au milieu des orages
maléfiques. Le pilote demanda aux passagers d’attacher
leurs ceintures et de ne pas quitter leurs places.
Il y eut un long moment d’angoisse, accentué par
la suppression des lumières, seul le couloir central
bénéficiait d’un balisage vers les sorties de secours.
L’ambiance était tendue, l'appareil subissait d’importantes
turbulences. Hormis le bruit des réacteurs, personne ne se
hasardait à parler, la concentration atteignait son
paroxysme.
L’éclairage revint et les voyants indiquant le port
obligatoire de la ceinture s’éteignirent. Il y eut un concert
de claquements métalliques, chacun se libérait d’un
dangereux carcan. Il apercevait au loin l’horizon
s’éclaircir, il s’approchait d’une région plus hospitalière.
Son mal de crâne s’était envolé avec la fin des soucis de
vol. Les manœuvres d’approche pour aborder la descente
et le positionnement face à la piste lui parurent souples et
51
Les orages maléfiques
rapides. Dix minutes plus tard, il foulait le sol de
Singapour.
Rien ne semblait avoir changé dans l’aérogare, pas
un papier à terre, le sol brillait dans cet immense espace.
Les policiers patrouillaient armés jusqu’aux dents, prêts à
intervenir dans la seconde, c’est ce qui le frappait le plus
dans ce pays, les forces de l’ordre étaient omniprésentes.
Heureusement trois hôtesses de l’air drapées dans des
tenues magnifiques déambulaient dans les couloirs pour
rejoindre leur terminal. Il apprécia leur déhanchement
collectif, par chance ils se dirigeaient dans la même
direction.
A leur gauche une jeune maman avançait en tenant
la main de sa petite fille, la gamine discutait et sautillait, sa
robe se soulevait laissant entrevoir une minuscule culotte
rose. La vue de ces petites jambes bronzées et des jolis
vêtements l’attendrissait, son regard s’attardait sur elles. Il
ne regardait plus les jeunes femmes, seule la môme
l’intéressait. Il s’approcha pour jouir un peu mieux du
spectacle, son plaisir ne dura pas, un comptoir l’attendait
avec un fonctionnaire zélé derrière. Il montra son
passeport que l’homme rangea, durant la durée du transit
il était prisonnier à l’aéroport. Une hôtesse vint lui
expliquer, dans un anglais parfait, qu’il pouvait faire un
tour de ville offert par les autorités, il suffirait d’apposer
un badge et de ne pas quitter le guide assigné. Cela lui
rappela un précédent passage, le processus fonctionnait à
l’identique. Il opta pour cette proposition, la visite durait
deux heures et il en disposait de quatre avant de décoller à
destination de Djakarta.
52
Richard KELLER
La visite à bord d’un bus panoramique ne
présentait pas un grand intérêt, elle aidait à passer le
temps dans l’attente de la prochaine correspondance. Une
dizaines de personnes occupaient les meilleurs places
dans l’autobus. Il s’était installé à l’arrière du véhicule, cela
lui permettait de voir ce qui se passait à l’intérieur comme
à l’extérieur. La jeune mère et sa progéniture papotaient
trois rangs devant, la gamine n’arrivait pas à rester en
place, elle s’agitait dans la travée centrale. Il admirait sa
robe blanche à volants, il voyait sans être vu. Il ressentit
l’augmentation de son rythme cardiaque, son cœur
palpitait, il tapait fort en pensant aux petites filles. Il
ferma les yeux le restant du trajet, cela ne l’empêchait pas
d’entendre les rires alentour. Ses paupières transpiraient,
le flux lacrymal s’écoulait sur ses joues, il avait mal à
l’âme.
Il descendit de l’autocar le dernier, devant lui dans
la moiteur tropicale les ombres se déplaçaient, il se secoua
la tête, non il ne rêvait pas. Les portes automatiques
s’ouvrirent, les silhouettes s’engouffrèrent dans le
terminal. Il laissa le groupe prendre des longueurs
d’avance, il craignait de s’approcher trop près de la
môme.
Il récupéra son passeport et accomplit les
formalités d’enregistrement, il rejoignit la salle d’attente
où patientaient les passagers à destination de Djakarta. Il
crut à un mirage, dix pas en avant, une robe blanche à
volants virevoltait entre les sièges. Il détourna les yeux et
se dirigea à l’opposé de son champ de vision. Il souhaitait
voir la fillette et appréhendait tout autant son contact, ses
démons le poursuivaient, il n’y pouvait rien.
53
Les orages maléfiques
Le Boeing se remplissait, il hérita d’une place dans
la travée centrale à cinq rangs de la queue, il espérait que
la jeune mère et sa progéniture se trouveraient à l’avant.
Les hôtesses fermèrent les portes d’accès, la passerelle
s’éloigna, les réacteurs augmentèrent leur volume sonore.
Le personnel de bord déclinaient les consignes en cas
d’incident, l’appareil se dirigea vers sa piste d’envol.
Il dormit plusieurs heures d’affilée, ce qui lui évita
de rencontrer la frimousse de la gamine qui se rendait aux
toilettes. La nuit enveloppait l’ile de Java lorsque l’avion
s’immobilisa sur le tarmac, il y eut quelques
applaudissements de la part d’un groupe de vacanciers
européens.
La climatisation ne fonctionnait pas dans
l’aéroport, les visiteurs en attente de leurs bagages,
transpiraient face au tapis roulant qui tournait à vide. Il
enviait tous ces gens qui attendaient un proche derrière
les vitres, personne n’était là pour se jeter dans ses bras.
La solitude gérait son quotidien, elle lui rappelait qu’il y
avait eu un « avant », avant les orages maléfiques.
Un touriste voyageant seul inspire de la méfiance
de la part des autorités, il ne dérogea pas à la règle. Un
fonctionnaire à képi le somma d’ouvrir sa valise, un autre
l’emmena dans un local où il eut droit à ne fouille au
corps. Hormis le plaisir de l’humiliation, il ne
découvrirent aucune marchandise prohibée. Il n’était pas
venu pour ça, il connaissait l’histoire de ce français qui
croupissait dans les geôles indonésiennes depuis plusieurs
années, tous les gouvernements successifs ne réussissaient
pas à obtenir son rapatriement en France pour purger sa
peine. Ici outre le climat, les conditions carcérales ne
54
Richard KELLER
correspondaient pas aux critères communément en
vigueur en Europe.
Il loua une chambre d’hôtel à proximité de
l’aérogare, il aviserait le lendemain matin. Les insomnies
prirent le dessus, il se rappela son précédent périple à Java
avec sa douce compagne. Les enfants, qui se baignaient
au milieu des excréments et des hydrocarbures, leur
avaient fait prendre conscience de l’immense fossé qui
séparaient les pays développés des autres. Ces êtres
innocents seraient touchés par cette pollution. Il se
demanda combien avaient atteint l’âge adulte et dans quel
état ?
Il partit de bonne heure, le vacarme incessant des
avions au dessus de l’hôtel ne permettant pas un long
sommeil réparateur. Il trouva un endroit plus calme en
ville et en profita pour visiter une nouvelle fois le parc
ornithologique, un des plus beaux d’Asie. Des oiseaux
aux plumages étincelants regardaient d’un œil incrédule
ces animaux bizarres qui passaient dans un tunnel grillagé
au centre de la volière. L’aménagement permettait à tout
un chacun de progresser dans un parcours très proche de
l’habitat naturel des espèces présentes. Il se souvenait de
son passage avec son épouse, ce jour là les perroquets
furent particulièrement bruyants. La présence d’un couple
d’humains dans leur logis semblait leur déplaire. Ils
accélérèrent le pas afin de s’éloigner au plus vite des
volatiles, ils ne craignaient rien mais malgré tout
l’agitation des oiseaux répandait une ambiance peu
propice à la méditation en ces lieux.
Il voulait revoir les temples de Prabanan au lever
du soleil, si la météo y consentait. L’ensemble offrait un
55
Les orages maléfiques
avant-goût de ce qui l’attendait à Borobudur. Il prit un
bus qui desservait les deux sites, seuls les visiteurs
occidentaux se présentaient si tôt pour apprécier les
premiers rayons de l’astre du jours sur les bâtiments
séculaires. Les photographes se démenaient comme des
beaux diables pour trouver l’angle parfait pour le cliché
idéal. Il fallait faire vite car ils ne disposaient que de
quelques précieuses minutes, après la lumière changerait
et se banaliserait. Il n’était pas venu pour ça, il s’imaginait
encore aux côtés de sa douce et tendre amie. Son regard
balayait l’endroit à la recherche d’images du passé.
Maintenant l’autobus se dirigeait vers Borobudur,
le chauffeur mit en route la climatisation car la
température extérieure grimpait rapidement. Il croisèrent
les paysans qui se rendaient aux champs, des équipages
hétéroclites se déplaçaient sur la route et les bas côtés. Le
conducteur du car réalisait des prodiges, il avançaient sans
bousculer tous ces gens qui évoluaient dans un désordre
indescriptible.
Il réfléchissait sur la suite de son périple,
l’Indonésie lui ayant laissé de formidables souvenirs. Ici sa
présence revêtait une importance capitale à ses yeux, il
avait fait un serment et comptait bien réaliser sa
promesse. Borobudur apparut enfin, l’édifice lui parut
encore plus imposant que la dernière fois. Un gigantesque
carré de plus de cent mètres de côté lui faisait face, le gris
de la roche volcanique restituait une impression bizarre,
un mélange de majesté et d’austérité qui impressionnait le
visiteur.
Il se souvenait des marches inégales qu’il avait
grimpées une à une en dépit d’un genou récalcitrant. Il lui
56
Richard KELLER
avait fallu plus d’une demie-heure pour atteindre les
derniers stupas, ces grosses cloches en pierre où sa
compagne l’attendait dissimulée derrière l’un d’entre eux.
Quelques années s’étaient écoulées, ses articulations le
faisaient souffrir bien plus, mais sa conscience lui
demandait de respecter son engagement, rien ne
l’arrêterait, il irait jusqu’au bout.
Il entama son ascension sous un soleil de plomb,
heureusement de temps à autre il se réfugiait dans un
angle ombragé, puis reprenait sa montée. Tout au long
des différentes galeries, les bas-reliefs relatant la vie de
Bouddha se succédaient, les artisans tailleurs de pierre
réalisèrent des prouesses dans l’exécution de ces
représentations qui décoraient l’édifice sur une longueur
avoisinant cinq kilomètres.
Le souffle court il arriva jusqu’à la dernière
terrasse, il dominait le site et pouvait d’un regard
circulaire contempler tout la région environnante. Il se
trouvait au pied du Bouddha inachevé, il se positionna
face à lui et se déplaça vers la gauche ou il repéra trois
stupas en alignement. La chaleur et la hauteur des
marches freina les ardeurs de nombreux touristes, seuls
les plus téméraires ou les plus sportifs atteignaient l’ultime
étage, les autres se dispersant dans les galeries inférieures.
Lorsqu’il se retrouva solitaire, il se colla à un stupa
et passa son bras gauche à l’intérieur, il chercha une
anfractuosité sur le bas du socle, la roche était fendue sur
quelques centimètres. Il sentit quelque chose dans
l’interstice, il s’agissait d’un bout de papier ou de carton,
mais il ne put s’en saisir. Il fouilla dans sa sacoche et en
extirpa un coupe-ongle, il déplia la petite lime et
57
Les orages maléfiques
recommença l’opération. Il récupéra un morceau
cartonné qu’il déplia.
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Richard KELLER
10
Par une belle journée de mai, le fils aîné annonça à
ses parents son intention de se marier. Il était beau garçon
et jusqu’à présent il avait bien profité des atouts dont
dame nature l’avait pourvu. Les filles se succédaient dans
ses bras dans un tourbillon effréné, il ne faisait pas de
sentiment et une relation dépassait rarement le cap du
trimestre. Il marquait une nette préférence pour les jolies
blondes, avec souvent des ressortissantes des pays
nordiques, il faut dire que dans son activité
professionnelle les occasions ne manquaient pas. Il
évoluait dans un monde cosmopolite où gravitaient toutes
sortes de gens. Il travaillait dans une grande entreprise
multinationale qui œuvrait dans l’import-export. Son père
ne comprenait pas très bien son rôle exact dans cette
société. Il voyageait beaucoup aux quatre coins de la
planète et se déclarait satisfait de son emploi.
Bien qu’habitués aux frasques de leur fils, la
soudaineté de la décision les surprenait, ils lui
demandèrent comment se nommait l’heureuse élue et
pour quelle raison les choses devaient se dérouler aussi
rapidement. En effet les bancs venaient d’être publiés et
le mariage se déroulerait dans moins de trois semaines. Il
resta évasif sur la future mariée, se bornant à préciser qu’il
viendrait le week-end suivant pour faire les présentations.
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Les orages maléfiques
Après ce passage éclair avec cette annonce
surprenante, ils conversèrent abondamment et émirent
différentes hypothèses pouvant justifier l’urgence de cette
union. Ne sachant rien sur l’identité de la jeune femme, ils
se perdirent en suppositions, ils finirent par croire que
cette inconnue attendait un enfant. Pendant une semaine
ils s’interrogèrent sur ce premier contact avec celle qui
deviendrait leur belle-fille, ils voulaient la recevoir avec
toute la chaleur et la sympathie dont ils étaient capables.
Les jours semblèrent interminables, jusqu’au moment
fatidique où la voiture transportant les futurs mariés se
présenta dans la cour.
La surprise fut totale, une jeune femme
dynamique, souriante, à la plastique de déesse, descendit
de la voiture. Elle était vêtue d’une jupe beige très
moulante et d’un chemisier qui ne cachait rien de sa
poitrine ferme et généreuse. Ils échangèrent un regard
furtif, dans leur esprit ils n’avaient pas envisagés ce cas de
figure, toutes leurs suppositions s’écroulaient comme un
château de cartes. Leur future bru ne paraissait ni
enceinte, ni blonde, elle possédait un grain de peau
semblable à un café amplement torréfié. Elle avait la peau
noire, et sa tenue accentuait le contraste.
Le fiston présenta Rindra, ils s’embrasèrent et
s’engouffrèrent dans la maison. Rindra voulait dire
Harmonie à Madagascar, son pays d’origine. Ils
discutèrent longuement tous les quatre, elle expliqua à ses
interlocuteur qu’elle effectuait des études de commerce
international en France au titre de la coopération entre les
deux états. Elle bénéficiait d’une bourse qui lui permettait
de payer son loyer dans un appartement qu’elle occupa
60
Richard KELLER
avec trois autres colocataires. Elle venait de les quitter
pour s’installer avec son futur mari.
Le courant passa bien avec la nouvelle venue, avec
son accent qui roulait les « R », elle dégageait un charme
qui ne laissait pas insensible le beau-père, elle savait
admirablement jouer de cette particularité. Les raisons
d’une telle précipitation furent abordées, le fils donna la
réponse avant sa compagne embarrassée. Il fallait
régulariser sa situation car sa carte d’étudiante ne serait
pas renouvelée à la prochaine rentrée. Elle venait de
terminer son cursus et le retour au pays s’annonçait
obligatoire. Ils prirent acte des explications mais cette
révélations les amena à une autre interrogation. Ils
craignaient que leur fils par charité n’accepte une union
de complaisance, un mariage blanc. Ils réussirent chacun
à tour de rôle à interroger leur rejeton sur ses réelles
motivations, les réponses furent toujours les mêmes, il
prétendait aimer Rindra et souhaitait vivre avec elle, la
couleur de peau n’étant pas un souci pour lui, il rajouta
que les enfants métissés sont les plus beaux du monde.
Malgré les déclarations sans ambiguïté, ils ne purent se
résoudre à penser à l’identique que les futurs mariés.
Pourtant les deux tourtereaux ne se privaient pas de
gestes d’affection et d’amour, ils ne se regardaient pas que
dans le blanc des yeux.
Ils abordèrent l’organisation de la cérémonie, là
aussi le sujet était verrouillé, il y aurait la formalité
obligatoire à l’hôtel de ville et rien d’autre. Les époux
désignèrent les témoins, deux de chaque côté, le fils
précisa que tout se déroulerait dans la plus stricte intimité.
Il invita ses parents, en précisant qu’il ne s’agissait pas
61
Les orages maléfiques
d’une obligation. Le propos vexa sa mère, il s’en excusa
aussitôt. La famille de Rindra vivait dans la région de
Tananarive et n’assisteraient pas au épousailles, le délai
était trop court et le prix des billets d’avion se révélait
prohibitif en cette saison. Une interrogation démangeait
les lèvres du père, il trouvait que Rindra avait une couleur
de peau foncée pour une ressortissante malgache, il ne
savait comment formuler sa question. Elle vint à son
secours avant qu’il n’en parla, elle précisa que son papa de
pure souche épousa une ressortissante zaïroise dont la
famille commerçait dans la région. Elle disait ressembler
beaucoup à sa mère, elle montra quelques photos mais il
était impossible de voir les traits avec précision.
Douze personnes se retrouvèrent à la mairie
d’arrondissement, l’immense salle des mariages parut vide
alors qu’à l’extérieur la noce suivante attendait son tour.
En moins de dix minutes l’affaire fut pliée. Rindra épouse
d’un citoyen français obtiendrai une carte de séjour
permanente dans l’attente d’une naturalisation à l’issue de
cinq années de vie commune, les conditions d’obtention
de la nationalité Française venaient d’être durcies. Il
devenait très difficile de vivre dans le pays et d’obtenir le
précieux passeport. Même au pays des droits de l’homme,
l’immigrant n’était plus le bienvenu.
La soirée se termina dans un petit restaurant où
chaque convive paya son repas, le banquet n’était pas
programmé pour ce soir là. Ils retournèrent au pays, avec
un goût amer dans la bouche, ils n’avaient pas envisagé la
noce de leur aîné de cette manière, même son frère ne
s’était pas déplacé. Ils restèrent muets durant tout le
trajet, décidément il ne faisait rien comme le commun des
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Richard KELLER
mortels pensaient-ils. Après cet intermède nuptial, la vie
reprit son cours normal.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
11
Il opéra délicatement, car le carton montrait une
grande fragilité. Le temps et le climat s’étaient coalisés
pour user le document, il avait subi, impuissant, les
outrages des ans. Maintenant, il était heureux comme un
enfant qui vient de trouver une pièce de monnaie. Il
tenait sa relique avec beaucoup de délicatesse, il la
caressait, n’osant approcher son regard. La peur se mêlait
à la joie, il avait acquis la certitude d’avoir trouvé le trésor
qu’il convoitait plus que tout. Le dépliage montrait toute
l’usure de ce cliché, les quatre parties étaient solidaires,
mais les pliures laissaient entrevoir de longues déchirures.
Posée dans sa main, l’image altérée lui rappelait de
merveilleux souvenirs. Il s’agissait de la photo d’un
groupe d’enfants devant une maison typique des tribus de
l’archipel, malgré son état, il pouvait distinguer les
sourires de l’innocence. Il se demandait ce qu’étaient
devenus les personnages qui apparaissaient devant ses
yeux aujourd’hui. Tous ces gamins devaient avoir fondé
une famille et à leur tour leurs rejetons devaient poser
pour la postérité. Il s’attarda longuement sur ce recto, cela
lui permettait de différer l’instant où il toucherait au plus
près l’intime, la part de lui où la douleur ne se calmait
jamais.
Enfin il la retourna, il fixa le papier jauni, une
écriture ronde se distinguait, l’encre avait bien résistée au
caprices de la météo. Il faut dire, qu’hormis le taux
65
Les orages maléfiques
d’humidité très important dans la région, cet ex-voto se
trouvait abrité de la pluie et du vent sous la cloche, sa
résistance voulait dire quelque chose, il venait d’en
acquérir la certitude. Il revivait le jour où avec sa douce
compagne ils avaient arrêté la ronde des heures pour se
poser vers le Bouddha inachevé et se diriger ensuite vers
ce stupa. Ils se tenaient tendrement la main comme si
c’était la première fois, l’amour les unissait dans leurs
cœurs. Ils se firent un serment ce jour là, celui de toujours
s’aimer en toutes circonstances. Ce lieu revêtaient à leurs
yeux une importance particulière, car il était vénéré depuis
des siècles, oublié et redécouvert, il était le symbole de la
volonté. Ils pensaient à tous ceux qui pareils à eux avaient
confié aux vents leurs secrets de vie, ils voulaient,
s’inspirant du petit chaperon rouge, laisser une trace pour
mieux se retrouver dans des années, lorsque les cheveux
blancs et les rides les habilleraient en harmonie.
Aucun mot n’était effacé, il les lisait avec son
ventre, avec une infinie tendresse, ce que ses yeux ne
pouvaient lire, c’est son cœur qui suppléait, un cœur
gonflé de larmes, un cœur qui battait pour elle. Après
avoir disséqué chaque détail de la carte postale, il récita à
haute voix ce qu’elle avait écrit quinze ans auparavant. Il
s’était livré au jeu, il en avait assumé les règles, ce n’était
qu’aujourd’hui qu’il prenait connaissance du texte qu’elle
lui avait demandé de cacher dans l’interstice de deux
pierres volcaniques. Il récitait et pleurait, ça lui faisait du
bien, il venait de découvrir le vœu de son épouse, il fut
proche de l’évanouissement, dans un état où plus rien n’a
d’importance, il se sentait bien, en harmonie avec luimême et tout prêt d’elle.
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Richard KELLER
Depuis vingt minutes il triturait son bout de carton
dans tous les sens, il reprenait peu à peu ses esprits. Il se
rabâchait sans cesse les vers confiés au destin, et ces
quelques lignes, il les connaissait par cœur, il fréquentait
quotidiennement l’auteur de ce poème : c’était lui. Il
venait de s’apercevoir qu’elle écrivit de mémoire, lui qui
croyait qu’elle n’éprouvait que de l’indifférence face à sa
poésie simpliste. Il se trompait lourdement, il détenait la
preuve de la passion qu’elle éprouvait à son encontre.
Il ne pouvait quitter la terrasse, il touchait la pierre
qui abrita le message, il caressait sa tendre moitié, la mère
de ses enfants, en posant sa main droite sur la roche,
l’autre tenant précieusement serré contre sa poitrine la
carte postale. Le vent soufflait dans les cloches ajourées
des stupas, il n’entendait rien, il évoluait dans son rêve,
l’air se chargea. Le site se vida de ses touristes, il ne s’en
aperçut pas, le ciel noir se zébra d’éclairs et le tonnerre
prit le dessus. Il sentit quelques gouttes s’abattre, il
regardait le spectacle, il donnait l’impression de défier les
éléments. L’orage de mousson lâchait sa puissance ici, il
choisissait Borobudur pour s’exprimer.
Heureusement pour lui, le chauffeur du bus
attendait patiemment que ça se calme pour démarrer, tout
le monde s’était réfugié à l’abris. Il descendit sous une
pluie battante les marches patinées par les générations,
l’usure rendait l’exercice périlleux, il glissa plusieurs fois
mais les orages maléfiques ne se concentraient pas sur lui.
Il atteignit trempé jusqu’aux os l’autocar, le conducteur lui
ouvrit la portière et ne put s’empêcher d’esquisser un
sourire en voyant l’état du bonhomme et de ses
vêtements.
67
Les orages maléfiques
Il serrait fort son petit trésor contre sa chemise,
l’eau avait eu raison de l’encre, peu lui importait, les mots
restaient gravés à jamais dans sa tête. Il se réfugia au fond
du véhicule et continua de réciter mentalement le texte.
Personne ne prêtait plus attention à lui, il soufflait sur la
carte pour tenter de sécher les quatre morceaux qui
venaient de faire sécession. Qui aurait compris qu’il
puisse attacher tant d’importance à de telles reliques ?
L’averse cessa et l’autobus démarra, il poursuivit
son voyage. Les éléments du puzzle reposaient dans la
poche de sa chemise, il souriait à la pensée de celle qu’il
venait de retrouver au travers d’un serment griffonné à la
hâte sur le seul document disponible à ce moment là. Il
retira et remis plusieurs fois les pièces dans sa liquette, il
les regardait sur chaque face dans tous les sens, ça le
rendait heureux.
Le ciel d’un bleu éclatant ne se souvenait plus de
son caprice, le soleil chauffait l’atmosphère au grand dam
des touristes qui transpiraient dans le véhicule à la
climatisation défaillante. Ces passages d’une situation
apocalyptique à un grand beau temps surprenaient même
les plus aguerris, la mousson générait souvent des drames
imprévisibles quelques minutes avant le déluge. Combien
de victimes chaque année dans ces torrents qui emportent
tout sur leur passage ? Fatalistes, les survivants réparent et
reconstruisent, jusqu’à la prochaine colère des cieux. Il
parcourait les kilomètres indifférent à toute considération
d’ordre météorologique. Il continuait le voyage dans sa
bulle, il récitait ces quelques vers :
Quand ton pas et mon pas
En costume de nous
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Richard KELLER
S’habillèrent de nos cœurs et nos yeux
Rêvant l’un de l’autre du mieux
D’un amour qui se noue
Quand ton pas et mon pas
Le bus stoppa sur un parking au bout de la route,
une odeur d’œuf pourri enveloppait les lieux. Ici se
trouvait un des plus importants gisements de souffre du
pays. Les passagers s’engagèrent sur l’unique chemin qui
serpentait entre des arbres et des hautes herbes, les
émanations piquaient les yeux et le nez. Il suivait seul
quelques mètres derrière, le sentier se divisait en deux, il
prit sur la gauche et rejoignit rapidement les berges d’un
lac aux étranges reflets. L’eau aux fortes effluves de
salpêtre était d’un vert laiteux, des bulles apparaissaient
sporadiquement à la surface. Aucun doute, malgré les
apparences trompeuses, pas un poisson ne nageait dans
ce marigot. Il se remémorait la quinte de toux que
l’atmosphère particulière arracha à sa compagne, rien
n’avait changé.
Il se dirigea vers l’autre itinéraire, là le décor
changea du tout au tout, la végétation laissait la place à
des traces jaunâtres et des sources d’eau chaude d’où
s’échappaient des fumerolles nauséabondes. Ici un autre
monde commençait, celui des esclaves du souffre, il
renonça à ce spectacle qu’il avait vu maintes fois dans des
reportages sur les chaînes du câble. Un peu plus bas, au
bord du cratère des forçats quémandaient le droit de
survivre en échange de quelques misérables billets et
d’une espérance de vie réduite au maximum. Ces pauvres
gens ramassaient les plaques chaudes et les transportaient
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Les orages maléfiques
dans des paniers jusqu’à la route, des camions prenaient
ensuite le relais.
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Il s’ennuyait beaucoup à la maison, le bricolage
n’était pas sa passion et les voisins et amis travaillaient,
eux. Une éclaircie apparut dans son ciel obscur, le juge
dans sa grande mansuétude venait d’accepter d’examiner
sa troisième demande de clémence concernant sa
suspension de permis de conduire. La justice lui restitua le
précieux rectangle rose, la mesure s’accompagnait d’une
période probatoire de trois ans avec une analyse de sang
par semestre. L’obligation ne le gênait pas, il ne buvait
plus depuis que son épouse l’avait sauvé in extremis, il
déprimait seul dans son coin et n’utilisait aucun produit
pour tenter d’oublier ses tourments du moment.
Il discuta avec sa tendre moitié de l’achat d’un
second véhicule, ils tombèrent d’accord, un petit modèle
ferait l’affaire. Une quinzaine plus tard, il sillonnait la
campagne dans une Twingo dernier cri. Il profita des
beaux jours pour se consacrer à la photo, il cherchait les
emplacements insolites pour réaliser des clichés qu’il
retouchait ensuite sur son ordinateur. Tout y passa, les
églises, les vieilles bâtisses, le cheptel, les oiseaux et les
gens. Il se débrouillait bien et l’avènement du numérique
lui permettait de réaliser d’innombrables prises de vues et
de sélectionner celles qui méritaient de rejoindre un
album.
L’hiver, particulièrement rigoureux cette année là,
signa le retour à un état dépressif. Il luttait du mieux qu’il
71
Les orages maléfiques
pouvait contre ce mal pernicieux qui s’installait sans crier
gare, il y avait des moments avec et d’autres sans, ainsi
allait sa vie. Voyant son cher époux plonger dans la
torpeur, elle lui proposa d’effectuer un voyage à Venise
au printemps. Ils aimaient beaucoup la cité des Doges, il
se chargerait des préparatifs de leur séjour. Au moins il
serait occupé durant quelques temps à chercher les bons
plans et à se renseigner sur les expositions et
manifestations organisés en Vénétie.
Le mois d’avril fut choisi, il décidèrent d’y passer
une semaine en amoureux. Ils se rendirent à destination
par le train, les longues distances en voiture ne le
séduisaient plus. Il avait réservé un hôtel à proximité du
grand Canal, ce qui autorisait plus de souplesse horaire
par rapport aux complexes hôteliers situés au Lido ou à la
Punta de Sabionni. Ici pas besoin de prendre le Vaporetto
pour se déplacer, de bonnes jambes suffiraient.
Dans sa préparation, il envisagea diverses
hypothèses en fonction de la météo. Il vit juste car dès
l’arrivée en gare, ils comprirent que leurs vacances ne
seraient pas ordinaires. L’Aqua Alta s’invitait, le long des
rues des tréteaux et des plateaux étaient disposés pour
palier à la montée des eaux. Avec l’expérience, la
commune savait anticiper le phénomène, un plan de la
localité, avec les différentes hauteurs possibles, était mis à
la disposition des touristes pour les aider à se retrouver
dans la cité. Des passerelles, disposées aux endroits les
plus inondés, permettaient de se mouvoir les pieds au sec.
Ils rejoignirent leur hôtel, ils marchèrent une
dizaine de minutes, l’eau affleurait les trottoirs le long des
canaux. L’entrée ne payait pas de mine, la chambre située
72
Richard KELLER
au deuxième étage donnait sur un croisement, ils
distinguaient les gondoliers à la manœuvre. La décoration
rappelait les fastes du carnaval et le lit était confortable.
Ils posèrent leurs bagages et partirent se balader en
direction de Saint-Marc. Les pigeons tournaient autour
des touristes, ils poussèrent jusqu’au bout, l’eau
commençait à déborder des canaux, les employés
municipaux installaient le matériel surélevé qui
permettrait aux Vénitiens de mener une activité quasi
normale pendant la période des hautes marées.
Quelles que soient les circonstances, Venise
exerçait son pouvoir d’attraction, elle possédait un
charme particulier. C’était leur troisième visite, le plaisir se
renouvelait une fois encore, ce bijou dans son écrin
lacustre ensorcelait ses visiteurs. Ils déambulèrent jusqu’à
la nuit, les lumières se reflétant dans les premières flaques
donnaient un aspect irréel à la place, il faisait frais et ils
semblaient seuls au monde.
Jour après jour le niveau monta, en certains
endroits l’eau arrivait à la hauteur des plateaux. Les
habitants confirmaient qu’il s’agissait d’une très
importante Aqua Alta, ils étaient très pessimistes à cause
de l’enfoncement progressif de la cité. A les entendre, la
lagune n’était qu’un gruyère parsemé de milliers de trous,
la vérité était très proche de ces assertions. La
conjugaison de plusieurs phénomènes alliée à la stupidité
des hommes amenait à cette situation catastrophique. Ils
avaient conscience qu’ils voyaient un site dont les
générations futures ne pourraient jouir sous sa forme
actuelle.
73
Les orages maléfiques
Ils purent visiter les musées prévus, aucune
restriction n’interdisant leur accès. Ils apprirent que les
collections privées d’art contemporain du milliardaire
Français François Pinault viendraient au Palazzo Grassi.
Il venait d’acquérir ce palais qui devait être restauré par
un architecte japonais. Après une fâcherie avec les
autorités françaises il avait pris la décision d’installer ses
œuvres au bord du grand Canal.
Ils quittèrent la vieille cité sous la pluie. Venise
s’enfonçait, l’Aqua Alta jouait au chat et à la souris avec
les Vénitiens. L’eau pénétrait les vieux palais, derrière les
portes closes se déroulait un drame, les murs se
fissuraient et personne ne le voyait à l’exception des
spécialistes. De l’autre côté des façades des étais
soutenaient les vieilles demeures, il fallait des milliards
pour sauver ce patrimoine ne péril. Pour l’instant chacun
avançait ses pions pour récupérer la plus grosse part du
gâteau. En attendant, le temps qui s’égrenait affaiblissait
davantage les bâtiments gangrenés, l’issue semblait
inéluctable.
Cette semaine vécue en amoureux leur redonna le
moral pour affronter à nouveau les banalités du
quotidien. Ils n’avaient pensé qu’à eux, faisant abstraction
des soucis et problèmes, ils étaient heureux et fêtèrent
leurs trente années de vie conjugale dans le train. Il
passèrent une longue soirée dans le wagon bar, lorsqu’ils
rejoignirent leurs couchettes, ils étaient passablement
éméchés et riaient de leur état. Il lui restait cinq mois
d’abstinence avant de subir le prochain contrôle sanguin,
il lui en fit la promesse.
74
Richard KELLER
13
Il acheta un billet pour se rendre sur l’île de
Sulawesi, la compagnie nationale desservait de
nombreuses destinations dans l’archipel Indonésien. Ici il
avait vécu des aventures cocasses et inoubliables pendant
son séjour. Il savait qu’on ne réalisait ce genre de choses
qu’une fois mais il accomplissait une autre quête, son
devoir de mémoire l’amenait jusque là.
Tout commença par l’avion qui décolla avec deux
heures de retard dues à un incident technique, la formule
cachait mal la vétusté du matériel volant. Parmi les trois
couples qui accomplissaient le voyage, un supportait mal
la perte de repères liée à la langue et à l’éloignement, de
plus lors de chaque vol l’homme et la femme subissaient
un véritable calvaire, ils n’arrivaient pas à dominer leur
peur. L’ambiance se tendait au fil des jours, elle atteignit
son paroxysme cette semaine là.
Ils avaient décidé de visiter le pays Toraja, une
région habitée par une tribu du même nom aux coutumes
funéraires et à l’habitat peu banals. La peuplade originaire
des contreforts de l’Himalaya se scinda en plusieurs clans
dont un se réfugia dans ce coin reculé de l’île alors qu’un
autre s’installa sur le lac Toba à Sumatra. Les toitures de
leur maisons ressemblaient à un bateau renversé et le
nombre de cornes de buffles accrochées au dessus de
l’entrée indiquaient depuis combien de générations la
famille occupait le logis. La couleur des cornes signalait à
75
Les orages maléfiques
tous le rang social de l’occupant, c’était une façon de
hiérarchiser le village.
Les femmes travaillaient beaucoup dans les rizières
et à la préparation des repas, les hommes s’occupaient du
trésor familial : le buffle. Cet animal occupait une place
prépondérante dans la vie de ces paysans, il représentait
ce qu’il y avait de plus important dans la chaîne des êtres
vivants en dehors de la famille. Certains pouvaient valoir
des fortunes et si la nature consentait à faire naître un
buffle blanc, c’était le jackpot assuré. Un albinos atteignait
des sommes astronomiques, chez ces chrétiens animistes
le propriétaire d’un tel spécimen bénéficiait d’une
considération particulière et les plus pauvres revendaient
cette manne tombée du ciel.
Il se souvenait aussi de ces enfants en tenue
d’écoliers qui marchaient le long des chemins, il revoyait
ces petites filles en jupe rouge et chemisier blanc. Un élan
de tendresse le parcourut, puis son regard se voila et des
larmes coulèrent. C’était trop dur, les orages maléfiques
lui transperçaient le cœur.
Un épisode épique lui revint en mémoire. Ils
arrivèrent à Rantepao en fin d’après-midi et voulurent
visiter la ville après avoir poser les bagages à l’hôtel.
L’éclairage public était quasi inexistant, ils purent voir le
long de la route des tuyaux en PVC qui faisaient office de
lampadaire devant les habitations. La nuit tomba
rapidement sur la cité, en une dizaine de minutes le noir
drapa les rues, une panne d’électricité termina de mettre
les rues dans l’obscurité la plus totale. C’est le moment
que choisit l’ami surnommé « l’éclaireur » pour traverser
la chaussée. Tout de blanc vêtu, ils l’aperçurent quelques
76
Richard KELLER
mètres devant eux et soudain disparaître. Il venait de
tomber dans un fossé, ici les égouts de la ville s’écoulaient
à ciel ouvert.
L’éclaireur réapparut, la blancheur de ses
vêtements laissait la place à des tâches sombres. Une
odeur nauséabonde se dégageait de sa personne. Il prit
très mal cet incident, surtout que son genou écorché le
préoccupait. Il craignait de contracter une maladie
inconnue, pour exorciser ses démons il gratta la plaie
dont la surface augmenta rapidement et devint de la
grosseur d’une pièce de cinq francs. Heureusement pour
lui, après désinfection la cicatrisation se déroula
normalement et il put trouver d’autres sujets de
préoccupation. Il ne passa pas inaperçu des autochtones
qui riaient de bon cœur de sa mésaventure. L’éclaireur et
son épouse ne supportaient pas la perte permanente de
repaires. Eloignés de leur milieu habituel, la moindre
contrariété prenait une ampleur insoupçonnée jusque là.
Ils pinaillaient sur le moindre détail et rendaient la vie
impossible aux autres.
Un épisode tout aussi cocasse prit le relais, le
troisième homme de l’expédition avait la phobie de la
« Tourista », il redoutait par-dessus tout d’en être victime.
Afin d’éviter les désagréments liés à cette diarrhée du
voyageur, il absorbait des médicaments à titre préventif
sans aucune prescription médicale. Ce qui devait arriver
arriva, il subissait depuis plusieurs jours une constipation
chronique. Chaque matin le guide l’interrogeait
discrètement pour savoir s’il avait pu enfin libérer ses
intestins.
La
réponse
laconique
revenait
77
Les orages maléfiques
sempiternellement avec davantage d’anxiété de jour en
jour.
L’accompagnateur décida de prendre les choses en
main. Il arriva à convaincre leur compagnon de se rendre
à l’hôpital, cela devenait urgent. Ils se dirigèrent vers
l’établissement qui ressemblait plus à un dispensaire de
brousse qu’à un centre hospitalier. Les Torajas se
soignaient eux même depuis la nuit des temps et n’avaient
pas les moyens d’accéder à la médecine moderne.
Une pièce unique accueillait une quarantaine de lits
tous occupés. L’ami fut prié de s’allonger sur un lit
recouvert d’une alèze, aucun paravent ne le dissimulait
des autres malades. Une infirmière vint lui administrer un
lavement au sus et à la vue de tout le monde. Il n’était pas
à l’aise, mais nécessité faisait force de loi. Il venait de
comprendre qu’il n’ingurgiterait jamais plus de
« l’Imodium » avant que le besoin s’en fasse sentir.
Il errait dans la rue à la recherche des odeurs et des
sensations passées. Un groupe d’écolières passa à sa
hauteur, il fixait les jeunes filles avec insistance, leurs
chemisiers blancs attiraient plus particulièrement son
attention. Il leur emboîta le pas, elles se tenaient par la
main, le spectacle ravivait en lui des souvenirs
douloureux. Une fillette s’aperçut qu’il les suivait, elles se
mirent à courir et il s’arrêta les regardant s’éloigner. Elles
bifurquèrent, il ne distinguait plus que le paysage, mais
des images invisibles défilaient dans sa tête, il sourit et fit
demi-tour.
De retour à l’hôtel il apprit qu’une cérémonie
mortuaire se déroulerait dans quarante-huit heures. Il
glissa un billet au réceptionniste afin que ce dernier parte
78
Richard KELLER
en quête d’un véhicule avec chauffeur. Il désirait
retourner sur des sites qu’il avait visité lors de son
précédent séjour. Il dormit mal cette nuit là, des fantômes
le hantèrent. Il distinguait des silhouettes connues, elles
tenaient la main à d’autres, tout se mélangeait dans sa tête
et il se leva au petit matin la mine défaite. Il se demanda si
sa décision de se plonger dans son passé douloureux était
pertinente. Chaque fois qu’il sondait sa conscience la
réponse lui parvenait telle un boomerang, l’évidence lui
dictait sa conduite. Très tôt un 4X4 vint le prendre, le
téléphone sonna dans sa chambre au moment où il
s’apprêtait à rejoindre le hall. La perspective d’une
journée dans la montagne environnante lui redonna le
moral. Le conducteur parlait un anglais approximatif, il
souriait tout le temps et faisait montre de bonne volonté,
il comprenait parfaitement ce que souhaitait son client.
La nature luxuriante offrait à son regard le plus
merveilleux des tableaux. Ils longeaient des rizières, les
femmes avec leurs grands chapeaux de paille de riz
s’arrêtaient de travailler à leur passage. Elles pataugeaient
dans l’eau stagnante jusqu’à mi-cuisse, les jupes relevées
montraient des jambes bronzées et musclées par le labeur
quotidien. Elles confectionnaient des gerbes qu’elles
déposaient sur un radeau, une vieille tirait ce fardeau
jusqu’à la terre ferme. Il en était ainsi depuis des temps
immémoriaux.
Le terrain devenait plus accidenté, le chemin
s’enfonçait dans un bois, puis contournait un amas
rocheux qui servait de cimetière. Ils stoppèrent le véhicule
et il s’approcha d’un gros rocher. A environ deux mètres
du sol un panneau de planches assemblées clôturait la
79
Les orages maléfiques
sépulture creusée dans la pierre. Un mètre cinquante au
dessus, un balcon avait été aménagé et des statues en bois
semblables à des humains surveillaient les lieux. Un
sculpteur réalisait des copies les plus proches des
personnalités des défunts. Ces reproductions se nomment
des « Tau-Tau », elles ont un caractère sacré et nul ne
songerait à porter atteinte à leur intégrité, elles sont les
gardiennes de la tradition.
Après un instant de recueillement ils continuèrent
leur route, à la sortie d’un virage boueux ils aperçurent un
groupe d’habitations en contrebas. Une vieille la bouche
rougie par le bétel détourna la tête pour ne pas offrir son
visage à la vue des importuns. Deux porcs pataugeaient
dans une mare tandis qu’une dizaine d’enfants nus et le
nez morveux s’amusaient autour d’un gros bidon rouillé.
Comme une nuée de mouches ils s’agglutinèrent sur les
bas-côtés en réclamant des bonbons. Il distribua quelques
friandises qui firent s’épanouir des sourires au milieu de
nulle part. Leur bonheur lui fit chaud au cœur, il embrassa
une fillette qui lui rendit son baiser. Le 4X4 redémarra
dans un nuage de fumée, il s’essuya les yeux rougis par
l’afflux de sentiments contradictoires.
80
Richard KELLER
14
Conformément à la saison dame nature avait
recouvert la France d’un manteau blanc. Demain des
millions d’enfants ouvriraient fébriles leurs cadeaux, comme
d’habitude le père Noël se montrera généreux pour le
bonheur des petits et des grands. Cette année le repas de
réveillon se déroulait chez le fils aîné, le précédent ayant eu
lieu chez les parents. Rindra s’attelait à la tâche depuis
plusieurs jours, elle avait promis de confectionner les plats
traditionnels malgaches. Les préparatifs allaient bon train et
elle chantonnait dans sa cuisine en assaisonnant le poulet et
le riz, elle s’était procuré des épices en provenance du pays.
Elle voulait réussir son entreprise afin de prouver à ses
beaux-parents qu’il existait d’autres spécialités tout aussi
respectables que celles de la patrie de son époux.
Ils arrivèrent en début de soirée, avec les intempéries
le voyage s’avéra plus long que prévu, les chasses-neige
s’efforçant de se frayer un passage au milieu des poids
lourds en perdition. Ils purent discuter tout à loisir de sujets
divers, cela leur permettait de parler de thèmes qu’ils
n’abordaient pas habituellement. La situation des jeunes vint
tout naturellement sur le tapis. L’aîné, marié depuis plus de
cinq ans, ne paraissait pas pressé de leur offrir des petits
enfants à cajoler. Il montrait même une grande indifférence
lorsque quelqu’un y faisait allusion, il évacuait par une
pirouette en répondant que Rindra et lui s’entraînaient à
foison. Cela ne dupaient pas papa et maman, ils percevaient
un souci bien plus important derrière ce comportement de
façade.
81
Les orages maléfiques
L’apéritif se déroula en même temps que l’ouverture
d’une bourriche d’huîtres, c’était la première exception au
repas malgache, la seconde étant le foie gras au torchon
confectionné par le maître de maison. Le plus jeune fils
râlait en ouvrant les coquilles, il s’exécutait à la demande de
son frère mais n’y trouvait pas son compte car il n’aimait
pas ces bestioles gluantes. Il se piqua les doigts par deux
fois et réussit cependant à finir sa besogne sans plus de
bobos, ce qui ne fut pas un mince exploit à ses yeux.
La soirée se déroula par des échanges de banalités,
une sensation diffuse de malaise régnait, chacun restant en
retrait dans la conversation. Rindra s’était surpassée et reçu
les félicitations de l’assemblée, elle semblait recevoir ces
éloges avec beaucoup de détachement. Nul ne savait si elle
appréciait les compliments, elle répondit simplement qu’elle
avait fait ce que les femmes malgaches accomplissaient
depuis des générations. Personne ne se risqua à répliquer, la
teneur de ses propos laissait entrevoir une fêlure, aucun
n’osa pousser plus loin l’investigation, l’interprétation resta
à la discrétion de chacun.
La discussion se déplaça sur le terrain de
l’automobile. L’aîné fit part de sa dernière acquisition, il
venait de commander un cabriolet d’une marque japonaise.
Le père lui rappela les rigueurs du climat qui ne lui
permettraient pas un usage fréquent du véhicule. Il
n'entreprit pas de lui dire qu’à ses yeux ce type d’achat ne
représentait que le caprice d’un frimeur. Ç’aurait mis le feu
dans la demeure, l'atmosphère transportait suffisamment
d’électricité sans en rajouter davantage. Ils pensaient
différemment et son fils échafaudait de multiples combines
qui lui faisait souvent froid dans le dos. La voiture
décapotable se rajoutait à une liste impressionnante de
lubies vite remplacées par d’autres toutes aussi farfelues.
82
Richard KELLER
L’engin séjournerait dans un box de l’entreprise pendant la
mauvaise saison, il avait obtenu l’accord de son patron. Tout
se passait au mieux dans le meilleur des mondes.
L’instant des cadeaux arriva, des vêtements pour les
uns, des disques pour les autres sans oublier des bonnes
bouteilles qui seraient ouvertes au Noël suivant. Cela
ressemblait plus à un passage obligé qu’à un réel moment de
bonheur. Chacun ouvrait ses paquets et remerciait gentiment
les donateurs. A une heure tout le monde rejoignait Morphée
avec le sentiment d’avoir accompli son devoir.
Les parents eurent de la difficulté à trouver le
sommeil, ils étaient préoccupés par l’attitude de leur fils
aîné et de sa femme. Ils se rendaient compte de l’étrangeté
du comportement du couple. Ils brûlaient la vie par tous les
bouts, ils n’attachaient de l’importance qu’à l’aspect
matériel des choses. Ils savaient qu’un jour le constat serait
amer pour ceux qui se réfugiaient dans cette superficialité.
Un enfant pourrait leur donner un but et une autre vision du
monde qui les entoure.
Quelques embrassades et il fallait affronter la
grisaille et la soupe des routes enneigées. Ils parlèrent peu
pendant le voyage, leur préoccupation commune se réfugiait
dans un silence pesant. De temps à autre ils échangeaient
quelques mots mais ils gardaient l’essentiel dans leur cœur.
Ils convinrent que le soleil n’entrait plus dans le nid du
jeune couple, et ce manque leur glaçait le sang. Ils ne
comprenaient pas l’origine d’une telle situation et
culpabilisaient en se disant qu’ils n’y étaient pas étrangers.
La météo leur joua un tour dont elle a le secret, une tempête
de neige s’abattit sur la région. Il ne dit rien de son
pressentiment à son épouse, car il était persuadé que cette
tempête hivernale annonçait le début d’autres orages
maléfiques.
83
Les orages maléfiques
Lorsqu’ils pénétrèrent dans leur logis, le froid ne les
épargna pas. Le climat polaire s’installait partout, au propre
comme au figuré. Il leur faudrait un long moment pour se
réchauffer et tenter d’accepter la réalité. Heureusement leur
amour ne faiblissait pas, ils avaient traversé tant d’épreuves
ensemble qu’ils affrontaient les coups du destin sans jamais
courber l’échine.
Sa douce compagne reprit le travail, la trêve des
confiseurs prenait fin, il allait se retrouver à nouveau seul
face à lui même à ressasser leurs soucis. Il se demandait ce
qu’il avait fait de mal pour en arriver là, il n’obtenait jamais
les réponses satisfaisantes à ses interrogations. Les journées
s’écoulaient et il mit ses questions au deuxième plan, le
printemps s’annonçait enfin.
84
Richard KELLER
15
Le chauffeur ponctuel attendait devant l’entrée de
l’hôtel, le 4X4 rutilait. Il assimila le véhicule à un buffle,
son propriétaire le bichonnait, c’était son gagne-pain. Il
prirent la route qui se transforma rapidement en itinéraire
bourbeux. Ils longèrent la rivière au spectacle sans cesse
renouvelé. Chacun utilisait l’eau à sa manière, en aval les
gens déféquaient dans le courant. En remontant le lit se
trouvaient des lavandières et plus haut des villageois
faisaient leur toilette matinale. Ils traversèrent à gué pour
s’enfoncer dans les terres, ils roulèrent une trentaine de
minutes et commencèrent à croiser des gens sur la piste. Ils
se rendaient à la cérémonie funéraire.
Une large plaine recouverte de rizières s’offrait aux
regards. Ici l’eau coulait paisiblement au pied des falaises
recouvertes de « Tau-Tau ». Les esprits des ancêtres
occupaient tout l’espace. Un cimetière vertical dominait la
vallée de ses parois abruptes. Aujourd’hui le site n’était plus
accessible aux voyageurs, la fréquentation intensive risquait
de mettre en péril la pérennité des accès. Il se rappela son
précédent passage, sa visite dans les grottes tapissées de
cercueils et d’ossements. Cela ne l’avait pas traumatisé, il
avait même réalisé quelques clichés en compagnie des hôtes
des lieux.
Ils bifurquèrent en longeant un méandre de la rivière,
ils croisèrent de nombreux groupes en costumes
traditionnels. Les femmes arborant des tenues aux couleurs
chatoyantes tandis que les hommes étaient vêtues d’un
pantalon et d’une veste noire. Certains apportaient des
85
Les orages maléfiques
volailles, un cochon attaché sur des bambous, et bien
d’autres choses. Il sourit en croisant ces villageois se
rendant à la cérémonie. Il avait vécu une situation identique
bien des années auparavant. Ils approchaient du centre
névralgique de la fête, le conducteur se gara et signifia à son
passager qu’il convenait de terminer le voyage à pied.
Une odeur âcre parvint jusqu’à ses narines, des bruits
divers lui parvenaient. Il croisa un jeune garçon qui s’en
allait en portant un bout de bambou d’un diamètre d’une
dizaine de centimètres et long d’environ un demi mètre. Le
bois brûlé et noirci contenait de la viande, il savait que
c’était la part du pauvre. Ici chacun pouvait prétendre à un
peu de nourriture, c’était la tradition. Le moment des
obsèques se révélait être un ciment entre les générations et
les couches sociales. C’est pourquoi chaque événement
mortuaire attirait autant de monde, au delà de la personnalité
des défunts, ces cérémonies représentaient une étape
importante dans la vie du peuple Toraja.
A sa gauche un groupe d’hommes s’affairait autour
de la carcasse d’un buffle, il oeuvraient avec des haches et
des machettes pour découper la bête en quartiers. Les
mouches s’agglutinaient ne consentant à déménager que
sous les assauts répétés des tapettes confectionnées avec des
feuillages. Plus loin, sur sa droite, une peau séchait tendue
sur des piquets. Dans un enclos ligotés sur des brancards,
des cochons gémissaient, ils attendaient en plein soleil
l’instant du sacrifice. Attachés à un arbre par une corde
fixée à un anneau traversant leur paroi nasale, deux buffles
subiraient sous peu un sort peu enviable, un homme en
détacha un et se dirigea vers le plot d’abattage.
Il se présenta vers l’entrée principale du village, une
scène inouï s’offrit à lui. De nombreuses cases étaient
dressées autour des maisons traditionnelles, chacune
86
Richard KELLER
numérotée accueillait des invités. Des fillettes en habits
chamarrés circulaient en bordure de la place, d’autres plus
âgées vêtues de noir accompagnaient les visiteurs vers la
maison où la famille recevait les condoléances et les dons.
Un homme tenait un registre de toutes les offrandes. La
veuve et ses filles se tenaient au pied d’un catafalque
ressemblant à la partie cylindrique d’une locomotive à
vapeur. Le tout était recouvert de feuilles brillantes de
différentes couleurs. Un groupe d’une vingtaine de jeunes
gens vint s’emparer du cercueil en poussant des cris tandis
que d’autres évoluaient au son de leurs instruments de
musique traditionnels. Ils le placèrent sur un assemblage de
gros bambous. Le cortège quitta l’emplacement et partit
accomplir un périple tout autour des habitations. Le défunt
visitait une dernière fois les lieux de son existence terrestre.
Ils se rendirent jusqu’à la rivière, les garçons tenaient
fièrement l’ensemble à bout de bras, seul le mort devait
trouver le voyage inconfortable.
Ils peinaient sur le parcours du retour, une côte
ralentissait la progression, l’évolution plus pénible ne gênait
en rien les musiciens qui jouaient toujours sur le même
rythme lancinant, les percussions ajoutant de la solennité à
ce rituel. En contrebas, des garçons avaient libéré deux
buffles qui se livraient un combat de domination, cela ne
semblait pas du goût des anciens qui intervinrent pour
stopper l’affrontement des bêtes destinées à finir leurs jours
devant l’assemblée. Lorsque le cadavre et son cortège eurent
réintégré les lieux, les prières et discours prirent le relais. Un
buffle fut amené et immobilisé à proximité de la loge
d’honneur.
Le moment du sacrifice était venu, le sabre s’abattit
sur le pauvre animal, un flot de sang jaillit de son encolure.
Chacun fixait avec attention le comportement de l’exécuteur
87
Les orages maléfiques
et de sa victime, chaque geste était analysé et interprété par
les augures. L’homme se tenait droit face au supplicié qui
secouait la tête semblant s’interroger sur son destin funeste,
La bête soufflait, un liquide rougeâtre coulait de long de sa
langue pendante. Le sol s’imprégnait du liquide, l’animal
montra des signes d’intense fatigue, il plia ses pattes avant,
il bascula sur le côté et trembla quelques instants avant de
poser définitivement sa tête inerte sur la terre humide. Six
hommes tirèrent la dépouille, ils l’évacuèrent afin de le
dépecer et cuire la viande.
Cette partie de la cérémonie choquait les non-initiés,
il était fréquent de voir des touristes vomir à l’arrière des
cabanes. Lui n’approuvait pas ces exécutions, il admettait
qu’elles existaient depuis des siècles et qu’il n’était pas aisé
au gouvernement indonésien d’y mettre fin. Des efforts
allaient dans le sens d’une réglementation stricte, le nombre
de bêtes tuées était contingenté et un impôt dissuasif limitait
la prolifération des abattages. Le temps, où la richesse des
familles se mesurait au nombre de buffles sacrifiés, était
révolu.
Des jeunes femmes dansaient pendant le défilé
ininterrompu des familles dans la loge d’honneur. Des
fillettes en costumes d’écolières entonnèrent des chansons, il
était ému et pensif. Le spectacle de ces gamines en
chemisier blanc le troublait, son ciel s'assombrit, il se leva et
quitta la place centrale, son regard ne pouvait plus soutenir
la vision de ces jeunettes. Trop mal, trop de souvenirs se
bousculaient dans son esprit. Il se ressaisit, sécha ses yeux
embués et rejoignit sa case.
La grisaille n’était pas que dans son cœur, la
mousson s’affranchissait des obsèques. Des trombes d’eau
s’abattirent sur le village, les parapluies et les ombrelles ne
furent pas d’un grand secours. Les participants se
88
Richard KELLER
réfugièrent dans les habitations traditionnelles délaissant les
cases rudimentaires, le cercueil rejoignit la chambre que le
défunt occupait précédemment. Les collages multicolores du
catafalque glissèrent le long du cylindre en carton, les
décorations terminaient dans la boue. Le feu avait perdu ses
flammes, seul un filet de fumée et des tubes en bambous
remplis de viande témoignaient de son existence passée.
Le mort patientait depuis plus de deux ans, un jour
de plus ou de moins ne lui poserait pas problème.
L’organisation des obsèques nécessitant beaucoup d’argent,
certaines familles s’endettaient pour la vie, il était
inconcevable d’enterrer les morts à la sauvette. Celui là ne
dérogeait pas à la règle, lorsque la somme nécessaire fut
réunie, le décès fut annoncé officiellement. Avant il était
gravement malade, ce type de situation pouvant durer
jusqu’à cinq ans. Dans l’attente, le corps momifié séjournait
dans son lit légèrement surélevé, le conjoint dormant à ses
côtés.
Les Torajas étaient habitués aux caprices du temps,
ils s’étaient adaptés aux conditions rudes de la région. Ils
partageait les cérémonies funèbres en plusieurs phases se
déroulant sur plusieurs jours. La partie publique venait de se
dérouler, maintenant la suite n’appartiendrait qu’aux
proches, parents où amis. L’accès aux falaises aurait lieu
lorsque le chemin serait accessible, en attendant un caveau
provisoire creusé dans un rocher au bord de l’eau
accueillerait la dépouille.
Le chauffeur le retrouva non sans peine à l’abri dans
une maison, il lui fit comprendre qu’il fallait quitter au plus
vite les lieux sous peine d’être bloqué ici pour une durée
indéterminée. Malgré ces orages maléfiques, il aurait bien
voulu rester, mais le chauffeur n’appréciait pas de séjourner
89
Les orages maléfiques
davantage ici, il devait avoir d’autres courses à effectuer
dans la semaine.
Le retour sur Rantepao fut chaotique, la rivière en
crue ne permettait plus le passage à gué, ils durent faire un
détour de plusieurs heures et passer par la montagne avant
de rejoindre la civilisation. Des coulées de boues, des arbres
et des rochers entravèrent leur progression. Le pilote réalisa
des prodiges pour contourner les obstacles ou dégager le
chemin. Arrivé devant l’hôtel, il lui alloua une rallonge
substantielle sur le prix convenu, l’homme apprécia et se
confondit en remerciements.
Il regrettait d’avoir abandonné le village et ses
habitants. Il se remémorait le séjour avec sa douce
compagne, en ce temps là le ciel bleu coloriait leurs vies.
Tout lui revenait, un kaléidoscope défilait devant lui, il
voyait son sourire, ce sourire cruellement absent. Il prit une
douche chaude et décida de quitter la région le plus tôt
possible. Il venait de se rendre compte que d’autres visiteurs
de plus en plus nombreux s’emparaient de ses souvenirs. Il
n’y pouvait rien, l’argent régissait le monde même au plus
profond de Sulawesi. Maintenant dans des cases réservées,
les tour-opérateurs organisaient l’insolite au détriment de
l’authenticité.
90
Richard KELLER
16
Pour la première fois, Noël se déroulait en l’absence
de l’aîné. Ce dernier avait cédé aux demandes pressantes de
Rindra, elle souhaitait passer les fêtes de fin d’année dans sa
famille. Depuis plusieurs années son pays lui manquait et la
santé chancelante de sa mère les poussa à s’envoler pour
Madagascar.
Ils avaient annoncé abruptement leur intention de ne
pas participer aux préparatifs et aux cadeaux. Les parents
choqués par le détachement et la sécheresse des propos
s’étaient tus. Ils ne voulaient pas entrer en conflit pour cela,
après tout ils admettaient le bien-fondé de ce voyage
lointain. Ils ne contestaient pas la maladie de la maman,
mais ils percevaient cette initiative comme une façon de
rompre l’ordre des choses, et aussi une fuite en avant.
Ils se retrouvèrent à la maison avec le deuxième fils
qui se plaisait bien dans le nid familial. En dépit des efforts
de chacun, l’atmosphère restituait l’air du temps. Il
manquait quelque chose, même la chienne devenait
taciturne. Par habitude, le père s'employa au choix des vins,
sa douce compagne confectionna un repas de qualité et le
fils s’occupa une fois de plus de l’ouverture des huîtres.
Malgré ça, le cœur n’y était pas,
Ils parlèrent de tout et de rien, sans se l’interdire ils
n’abordèrent pas le sujet qui les préoccupait, c’était comme
une entente tacite. Pour la première fois un réveillon de
Noël se déroulait en l’absence d’un des piliers de la famille,
triste moment que ce silence semblant précéder la tempête.
Chacun se doutait qu’il se passait un événement anormal. Ils
91
Les orages maléfiques
ouvrirent leurs cadeaux sans plaisir excessif et s’installèrent
autour de la cheminée. Les bûches crépitant au foyer
n’arrivaient pas à réchauffer l’atmosphère, la chienne errait
dans le logis en quête de caresses mais aucun ne s’attardait
sur ses demandes incessantes.
Ils étaient couchés quand le téléphone sonna, le fils
fut le plus prompt à répondre. Au bout du fil un gendarme
demandait à parler aux parents. Il se demanda quelle bêtise
il avait pu commettre, son bon sens le ramena à la raison, la
gendarmerie n’appelle pas à trois heures du matin pour un
excès de vitesse, ce devait être bien plus important. Le père
arriva, il lui passa le combiné. Il changea de couleur, la
conversation fut brève, il remercia son correspondant,
reposa l’appareil sur son socle et s’effondra dans un fauteuil.
Son fils le regardait, pas un son n’arrivait à sortir de
sa bouche. Il était là prostré dans la même position lorsque
son épouse le rejoignit. Elle comprit tout de suite ce qu’il ne
pouvait dire, l’instinct maternel était plus fort que les mots.
Elle lui prit la main, finalement ses lèvres se décrispèrent ,
ils réussit à articuler : ils ont eu un accident de voiture. Un
flot de larmes se mit à couler sur leurs joues, ils pleuraient
tous les deux, le fils tête baissée s’approcha et joignit ses
mains aux leurs.
Ils restèrent quelques minutes soudés ensemble. Puis
le père donna plus de détails, l’aîné et Rindra souffraient de
multiples fractures mais leurs vies ne semblaient pas en
danger. Le gendarme utilisa une formule plus technique : le
pronostic vital n’est pas engagé. Ce jargon ne rassurait pas
pour autant, ils pensaient à toutes les autres séquelles. Dans
sa peur, il avait oublié de noter le numéro de téléphone que
son interlocuteur lui avait communiqué. Il rappela la
gendarmerie, après avoir expliqué sa problématique au
standardiste de permanence, il eut enfin la bonne oreille à
92
Richard KELLER
son écoute. Il nota les coordonnées d’une compagnie
d’assistance qui se chargeait du rapatriement vers un hôpital
sur le territoire français.
L’hôtesse
de
la
société
« ASSISTANCE
SERVICES » manifesta de la compassion et du
professionnalisme.
Elle donna un maximum de
renseignements en s’efforçant d’adopter un ton rassurant.
Elle précisa que Rindra et son mari décollerait dans deux
heures, un avion sanitaire affrété pour eux s’apprêter à
atterrir à Tananarive. Elle ne pouvait préciser l’heure
d’arrivée cela dépendrait de l’aéroport et surtout du docteur
de bord. Il était acquis qu’ils seraient dirigés vers un hôpital
de la capitale. Elle lui promis de l’appeler dès qu’elle en
saurait davantage.
Ils prirent la décision de sauter dans le premier TGV
en partance pour Paris, le fils resterait à la maison et
transmettrait les informations par le biais du portable. Ils
désiraient voir et être aux chevet des blessés le plus tôt
possible. Ils se préparèrent rapidement, le train partait à six
heures.
Le quai de gare désert en ce matin du vingt-cinq
décembre ressemblait à un remake d’un film noir des années
cinquante. Seul le TGV rutilant permettait de situer l’époque
contemporaine. Le train s’ébranla, ils ne virent pas le
paysage défiler à grande vitesse, ils voyaient leur fils gisant
dans un amas de ferraille, ils distinguaient Rindra qui ne
pourrait leur donner ce descendant tant espéré. Le convoi
avançait vers la découverte de leur enfant, qu’allaient-ils
trouver sur un lit d’hôpital, ils n’osaient l’envisager. Ils
eurent confirmation par SMS de l’heure d’arrivée de l’avion
de rapatriement, il se poserait à Orly à seize heure. Ils
auraient largement le temps de s’y rendre, le jeune fils
précisait qu’ils pourraient se joindre à la cellule
93
Les orages maléfiques
d’ASSISTANCE SERVICE qui, informée, attendrait à
l’entrée Ouest.
A quinze heure un taxi les déposa à Orly Ouest, un
sentiment de solitude les gagna, le personnel qui devait les
prendre en charge n’était pas là. Ils se démenèrent dans tous
les sens et finirent par appeler ASSISTANCE SERVICE.
Comme d’habitude l’employée qui réceptionna l’appel tenta
de rassurer son interlocuteur, peine perdue il n’entendait
rien. Il put enfin communiquer avec la personne traitant le
dossier, elle confirma qu’une équipe médicale arriverait
d’une minute à l’autre et de ne pas s’inquiéter ils avaient
l’expérience de ces situations.
Cela faisait cinquante minutes qu’ils poireautaient,
l'appareil devait se poser dans moins de dix minutes, ils
doutaient du sérieux de leur correspondant. Une ambulance
arriva et s’arrêta à côté d’eux, une femme sauta prestement,
elle se présenta en précisant qu’elle était médecin et qu’ils
allaient se rendre ensemble sur le tarmac pour évacuer les
blessés. L’énergie de cette doctoresse leur redonna du
souffle, ils montèrent dans le fourgon qui se dirigea vers un
portail, elle échangea quelques mots avec un planton et la
barrière se leva. Le chauffeur se faufila parmi un dédale de
cars, chariots et autres véhicules. Elle leur précisa que
l’avion se poserait dans une minute et qu’il viendrait jusqu’à
eux.
Le Falcon 20 stoppa à une vingtaine de mètres, un
homme positionna une plate-forme devant la porte de sortie.
Deux hommes en blouse blanche sortirent de l’appareil, ils
vérifièrent rapidement le positionnement, firent un signe à
l’équipe ambulancière et retournèrent à l’intérieur. Ces
tergiversations parurent interminables aux parents, ils
voulaient voir les enfants au plus tôt. Enfin les deux
hommes se présentèrent à nouveau, ils aidèrent à positionner
94
Richard KELLER
deux brancards, lorsque tout fut ok, le préposé se mit à la
manœuvre, la plate-forme descendit lentement. Maintenant
ils allaient pouvoir voir leur fils et belle-fille. Ils ne purent
rien distinguer car ils avaient tous deux un masque sur le
visage et des tuyaux tout autour d’eux. La doctoresse
s’adressa à eux pour préciser que leur état était satisfaisant
et qu’ils étaient sous calmants pour ne pas être trop
perturbés par le voyage.
Les formalités furent abrégées et l’équipe se dirigea
vers l’hôpital, seule la femme médecin resta avec les deux
accidentés, elle avait autorisé les parents à s’installer à ses
côtés. Elle les prévint que leurs enfants ne se réveilleraient
pas avant deux bonnes heures, il ne fallait pas s’inquiéter,
leur état général était bon, tout ce qui devait être soigné ne
présentait pas de danger pour leur santé.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
17
Bali n’avait pas changé, l’île lui donnait l’impression
d’une immuable beauté. Il négocia une chambre dans un
hôtel composé de petits pavillons. Il apprécia ce havre de
paix proche du centre et de la plage, situé en retrait de
l’animation de la ville, son jardin luxuriant lui conférait ce
charme exotique qu’il adorait. Sa tendre compagne avait
ressenti le même plaisir lors de leur périple, quinze années
s’étaient écoulées, traversées par de nombreux orages
maléfiques.
Après une bonne nuit réparatrice, il se réveilla tôt, en
pleine forme et d’excellente humeur. Il prit son petit
déjeuner au pavillon central, légèrement surélevé le
bâtiment ressemblait à un kiosque, il était entouré de bassins
où des poissons rouges évoluaient au milieu des lotus en
fleurs. L’odeur des frangipaniers embaumait le jardin, deux
musiciens jouaient sur des gamelans. Il dégusta une mangue
mûre à souhait, et décida de se rendre au temple de la mer.
Le temple de Tanah lot n’était accessible qu’à marée basse,
un chauffeur de taxi lui confirma l’horaire, il s’y rendrai en
fin d’après-midi.
Il loua une moto et se promena dans l’intérieur des
terres, il pu voir la purification des hindous dans les bassins
et rivières. Les femmes toutes en pudeur se lavaient
entièrement sans jamais montrer les endroits les plus secrets
de leur intimité. Partout l’eau était omniprésente, elle
représentait l’élément essentiel de la vie des Balinais. Il
emprunta la route de la forêt des singes, ici ces animaux
régnaient sur les lieux, les touristes adoraient voir leurs
97
Les orages maléfiques
facéties et étaient souvent victimes du chapardage. Il
convenait d’être attentif aux sacs à main et aux lunettes, car
lorsqu’un singe parvenait à voler un objet, il devenait
impossible de le rattraper. Il se dirigea vers un endroit
inoubliable par sa beauté, les paysans avaient façonné la
montagne pour y poser des cultures en terrasses. Chaque
lopin de terre se transformait en rizière d’un vert chatoyant,
le ciel se miroitait dans l’eau et les couleurs se donnaient le
mot pour réussir un mariage à l’éclat à nul autre pareil.
Adossé à la moto, il s’extasiait face aux bontés de la nature.
Trois jeunes filles arrivèrent à sa hauteur, la plus
âgée devait avoir dix ans et la plus jeune sept à huit ans. Un
voile lui couvrit les yeux lorsqu’elles lui sourirent de leurs
dents blanches, il arriva à leur répondre et les salua à la
balinaise. Son trouble s’accentuait, les fillettes tournaient
autour de son engin, il revoyait des images chères à son
cœur, il n’osait s’approcher davantage de peur de les
effaroucher. Elles restèrent un moment auprès de lui, il
transpirait à grosse gouttes lorsqu’un fourgon arriva et les
gamines grimpèrent à bord rejoindre d’autres copines. Il
était soulagé de cette arrivée, il souhaitait un peu de
solitude pour méditer.
Il savait ce qui l’attendait chaque fois qu’il
s’approchait des jeunes filles, mais il n’arrivait pas à se
maîtriser, à canaliser ses sentiments. La honte le gagnait
souvent, seul l’isolement parvenait à le ramener à la raison.
Le temps changea brusquement, de gros nuages de mousson
déversèrent le ciel tout entier. Il s’abrita sous un abri de
branchages et attendit patiemment la fin de l’averse. Dans
cette région les éléments se calmaient aussi rapidement
qu’ils se déchaînaient. La moiteur prit le relais, et les
rizières scintillaient sous le soleil revenu.
98
Richard KELLER
Lorsqu’il chevaucha la moto pour redescendre vers
l’océan la route asséché dégageait de la vapeur. Des enfants
se purifiaient dans les rivières, la vie continuait son rythme
immuable. Absorbé par la déclivité et les virages il ne
s’attardait pas sur un spectacle qui l’aurait troublé et attristé.
En quittant la forêt des singes l’atmosphère devint plus
agréable, une brise de mer rendait l’air plus respirable.
Il ne put avancer plus, un attroupement hétéroclite
occupait la chaussée et les trottoirs. Des musiciens tout de
blanc vêtus portaient leurs instruments. Des femmes en
chemisier noir et sarong de couleur transportaient des
offrandes tandis que des hommes habillés à l’identique
s’affairaient autour de plusieurs tours en bambou décorés de
motif à dominante jaune d’or. Une photographie ornait
chacune, il s’agissait des préparatifs d’une cérémonie
mortuaire.
Ici la mort revêt un caractère festif, les rites sont très
élaborés et pas toujours compréhensibles pour un occidental.
Il existe plusieurs types de crémation, avec ou sans le
cadavre mais toujours avec son âme. Ces subtilités
échappent aux milliers de voyageurs qui se répandent
quotidiennement sur l’île. Il lui revenait en mémoire la fête
vécue avec son épouse. Ils s’étaient laissé guider par
l’affluence compacte se dirigeant vers un lieu inconnu
d’eux. La simplicité et la chaleur communicative des
balinais se retrouvait à cette occasion, ils acceptaient de
bonne grâce la présence des touristes.
Il se retrouva dans une immense étendue où la
multitude se répandait. D’autres compositeurs occupaient
une large bande de terrain, il reconnu ceux qu’il avait croisé
en arrivant de la forêt, d’autres vêtus de noir complétaient la
formation. Des femmes papotaient tandis qu’au loin des
hommes s’affairaient autour d’une construction carrée. Un
99
Les orages maléfiques
buffle factice trônait au sommet de cette tour. Il réussit à
fendre la foule et à s’approcher, le bûcher venait d’être mis
en place. Dans quelques minutes tout ce délicat travail de
décoration partirait en fumée comme un fétu de paille. Il se
repérait grâce aux trois arbres posés au milieu de la
multitude. La musique joua un air traditionnel, d’autres gens
psalmodiaient des prières incompréhensibles à ses oreilles.
Soudain une clameur recouvrit l’enceinte, puis chacun retint
son souffle et il put apercevoir les flammes au loin. La
crémation battait son plein, le silence dura quelques
secondes et les lieux s’animèrent pendant que le buffle
s’effondrait dans une gerbe d’étincelles. Il recula
subrepticement et se dirigea vers la moto qui l’attendait
arrimée à un poteau métallique.
La mer commençait son mouvement de repli, le
temple majestueux sur son éperon rocheux assistait
impassible aux mouvements des marées. La vie se déroulait
au rythme de l’eau, la quiétude prenait le dessus lorsque le
gros caillou se transformait en îlot inaccessible. Personne
n’osait s’aventurer dans les éléments déchaînés pour tenter
d’atteindre la grotte d’accès. Il regardait les dernières
vagues lécher les bords, chacune moins vigoureuse que la
précédente. De son promontoire il distinguait les drapeaux
qui claquaient au vent, le soleil descendait sur l’horizon, au
loin des surfeurs téméraires, juchés sur de frêles esquifs,
profitaient des derniers rouleaux de la journée. Des pèlerins
commençaient à envahir la cavité, ils allumaient des bâtons
d’encens, disposaient des offrandes en priant à haute voix. Il
se joignit aux visiteurs et acheta un paquet qu’il alluma, il
n’exprima aucun mot, cela ne lui parut pas indispensable. Il
cheminait intérieurement, le recueillement représentait sa
manière de prier. Il ne demandait rien, les orages maléfiques
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Richard KELLER
l’avaient dépouillé de sa fortune, et aucune incantation ne
lui ferait retrouver ses richesses.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
18
L’ambulance roulait sur le boulevard périphérique à
toute allure, le conducteur usait de la sirène et du gyrophare.
Ils ne voyaient pas la route, ils regardaient deux êtres
immobilisés dans des brancards avec des tuyaux et des
perfusions. Les couvertures se soulevaient régulièrement
prouvant qu’il y avait de la vie au bout de cet attirail.
Malgré la vitesse et la dextérité du chauffeur, ils trouvaient
le trajet interminable. Ils n’échangèrent pas un mot, ils
fixaient intensément la doctoresse qui vérifiait en
permanence le bon déroulement du rapatriement vers
l’hôpital.
Le véhicule se présenta enfin devant la barrière d’un
établissement hospitalier, ils se tenaient la main en rivant
leurs regards vers les lits de fortune qui abritaient deux
marionnettes démantibulées, la chair de leur chair. Ici
comme à l’aéroport, les formalités furent réduites,
l’admission des accidentés ne prit que quelques secondes.
Une équipe médicale prit le relais des membres
d’ASSISTANCE SERVICE. Maintenant il s’agissait de
constater et réparer les dégâts, les chariots transportant la
belle-fille et le fils aîné s’engouffrèrent dans un couloir
tandis qu’une assistante prenait en charge les parents et les
dirigeaient vers un salon. Elle précisa que l’attente risquait
de durer longtemps, ils se serrèrent encore plus fort les
mains et acquiescèrent d’un signe de tête.
Hagards ils attendaient, le temps s’écoulait
indifférent à leur peine, dans le silence de la pièce
blanchâtre, une pendule égrenait sa litanie d’un tic-tac triste.
103
Les orages maléfiques
Un antique néon clignotait bruyamment avant d’éteindre
définitivement sa lumière. Ils ne disaient rien, le destin était
maître de demain, alors à quoi bon se parler, la partie se
jouait en salle d’opération. Ils patientaient le cœur plein de
crainte et d’espoir, ils comptaient sur la jeunesse des enfants
pour en limiter les séquelles.
Un chirurgien les rejoignit quatre heures après leur
arrivée, ils allaient enfin connaître l’état exact des blessés.
Le praticien accomplit de nombreuses circonvolutions avant
de venir à l’essentiel. Bizarrement, il commença par aborder
le cas du jeune homme, il détailla chaque fracture et ils
retinrent qu’il risquait de claudiquer, le constat définitif ne
pouvant se faire qu’à l’issue de la période de rééducation. Ils
pourraient le rejoindre dans un moment lorsqu’il quitterait la
salle de réveil.
Il leur parla de Rindra, en commençant par déclarer
qu’elle avait été victime d’une hémorragie en salle
d’opération. Il testait du coin de l’œil leur réaction, enfin il
rajouta qu’elle venait de perdre l’enfant qu’elle portait. Elle
se trouvait actuellement hors de danger. Le fœtus de sexe
masculin était âgé d’environ trois mois. Cette révélation leur
fit l’effet d’un coup de poing reçu en pleine figure. Ils ne
comprenaient pas le secret observé par leur fils et belle-fille,
ils étaient KO debout. Ils remercièrent le praticien, ce
dernier discuta quelques instants et s’en retourna dans le
bloc interdit aux visiteurs.
Ils échafaudaient mille hypothèses sur les
affirmations du médecin. Ils se demandaient si leur fils
connaissait l’état de son épouse ou si elle lui avait dissimulé
sa condition. Elle était mince et pouvait avoir caché sans
peine ses premières rondeurs, mais cela supposait bien
d’autres cachotteries. Ils se perdaient en conjoncture, chaque
théorie trouvant son pendant pour être réfuté. Ils
104
Richard KELLER
gambergeaient silencieusement mais leur gymnastique
intellectuelle se rejoignait, quelque chose clochait dans cette
affaire. Quelle raison pouvait pousser une jeune femme à
cacher sa première grossesse à son mari ? ce mystère
accaparait leur esprit lorsqu’une infirmière vint les chercher,
les malades avaient rejoint leur chambre commune.
Sous l’effet des analgésiques, ils essayaient de voir
le monde qui les entouraient. Rindra ouvrait les yeux et
fixait le plafond, ses premières paroles furent pour réclamer
à boire. L’infirmière humecta ses lèvres avec une
compresse, elle ne lui donna pas de liquide à absorber. Le
fils réagissait calmement, il tenta d’identifier les lieux, mais
ses paupières lourdes se refermaient, il luttait quelques
secondes et semblait s’endormir à nouveau. Le temps
s’écoula ainsi pendant plusieurs heures, cependant les
blessés recouvraient de plus en plus de lucidité et
d’attention. Ce fut Rindra qui, la première, reconnut ses
beaux-parents, elle les gratifia d’un sourire, ils firent de
même. Elle demanda où était son bébé, un silence pesant fit
suite à cette question, ils ne savaient quoi lui répondre.
L’aîné se réveilla et demanda lui aussi son bébé, ils
se regardèrent et lui répondirent qu’elle était à côté de lui.
Immobilisé dans son lit, il n’arrivait pas à voir sa compagne,
il l’appela « Mon bébé »
- Elle lui répondit comment vas-tu mon bébé ?
- Bien mon bébé, je t’aime
Ils venaient de se rendre compte que le couple
utilisait ce mot affectueux pour se désigner mutuellement,
ça n’avait rien à voir avec la fausse-couche. Ils se doutaient
que le sujet serait rapidement mis sur le tapis, ils auraient
aimé que le médecin en discute avec Rindra avant
d’échanger des propos sur la perte de cet enfant.
105
Les orages maléfiques
Ils restèrent encore un moment avec eux, la fatigue
rendormit les malades, l’infirmière leur conseilla de les
laisser car ils avaient besoin de repos. De plus ils étaient
sous sédatifs afin de trouver le sommeil. Ils trouvèrent une
chambre dans un hôtel proche de l’hôpital. La nuit leur parut
interminable, ils reconstituaient le film de la journée
écoulée. Heureux de constater que les enfants s’en
sortiraient et en proie à mille interrogations sur les
déclarations du chirurgien.
Ils rejoignirent les accidentés en fin de matinée, ils
étaient en bonne forme et disaient ne pas souffrir de leur
fractures. D’un commun accord les parents avaient décidé
de ne pas aborder la grossesse de leur belle-fille, ils ne
savaient rien et étaient bien décidés à rester sur cette ligne.
C’était à Rindra et à son mari d’entamer la discussion s’ils
le souhaitaient.
Ils appréciaient de se retrouver ensemble même si le
lieu aurait pu être plus convivial, ils échangèrent peu de
mots, l’essentiel se situait ailleurs. La présence des parents
rassurait, le fils les remercia avec humour en leur déclarant
qu’il ne pensait pas avoir pour cadeau de Noël une aussi
jolie chambre garnie.
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Richard KELLER
19
De sa première journée à Bali il retenait les odeurs,
son odorat lui restituait toutes les senteurs de l’île
paradisiaque. Des frangipaniers aux épices sans oublier
l’encens, tout concourait à lui rappeler son précédent
voyage. Il allait continuer son pèlerinage, il s’était levé tôt
pour se transporter au lac Batur, au pied du volcan du même
nom.
Il décida de s’y rendre par ses propres moyens, une
moto ferait l’affaire. Ainsi, il pourrait se promener à sa guise
dans les environs sans se heurter au refus d’un chauffeur
superstitieux. Il loua la même machine que la veille, il
appréciait de pouvoir voyager à nouveau avec elle. Il
souhaitait se déplacer sans souci mécanique, cet engin de
fabrication chinoise lui avait prouvé sa robustesse sur la
route escarpée de la forêt des singes.
Le lac Batur est un lieu sacré pour la population
Balinaise, mais il véhicule des craintes et des croyances
incompréhensibles à un esprit occidental. Le mélange de
l’eau et du feu s’illustre parfaitement dans cette montagne
où les fumerolles se reflètent dans le miroir du lac. Chaque
Hindou est venu au moins une fois dans sa vie contempler
ce lieu mystérieux. Il se souvenait précisément du
conducteur qui les transporta lors de son dernier séjour.
L’homme dévoué et charmant disposait des offrandes
quotidiennes sur le tableau de bord de son fourgon. Il
montrait beaucoup de prévenance et de dextérité pour
sillonner les routes encombrées de l’île.
107
Les orages maléfiques
Les choses se gâtèrent lorsque le groupe parvint à
proximité du volcan. Le pilote émérite se transforma en un
être apeuré, il ne voulait pas emprunter la chaussée
descendant au lac. Une peur panique s’empara de lui, il
tremblait de tout son être et prétexta que la voie était trop
dangereuse. Il n’en était rien, il craignait les génies du feu
qui habitaient dans le cratère et qui crachaient pour exprimer
leur courroux. Le pauvre homme ne céda qu’à une
injonction du guide, en psalmodiant des prières pendant le
trajet. Il nous déposa au bord de l’eau et partit se placer plus
haut, il ne pouvait rester là. Notre accompagnateur nous
expliqua les raisons de ce comportement, une éruption
s’était produite lors de la jeunesse du convoyeur, des
membres de sa famille périrent ensevelis par la lave en
fusion. Dans ce combat la fierté l’emportait sur la peur, il
nous avait amené où nous souhaitions, il venait de vaincre
ses propres démons.
Le relief se trouvait modifié par les coulées du
dernier jaillissement. Il voyait d’autres images défiler, très
différentes d’aujourd’hui. Il subsistait un grand bâtiment où
les visiteurs trouvaient les indispensables nids à poussière à
ramener à la maison. Une salle de restaurant, face à la
montagne et dominant le lac, attirait les curieux, ici les tarifs
s’alignaient sur le train de vie des voyageurs occidentaux.
Il voulut se diriger vers le bas, il désirait s’approcher
de l’eau au plus près. La route mal entretenue recelait de
nombreux pièges, il dut manœuvrer son engin avec dextérité
en roulant lentement. Il avait compris les causes de ce
délabrement de la chaussée, les autochtones ne voulaient
plus aller au bord du lac, de ce fait les autorités
n’entretenaient plus le tronçon y accédant.
Il resta un long moment à méditer, à se remémorer la
balade le long des berges en compagnie de son épouse. Les
108
Richard KELLER
colères des entrailles de la terre ne l’impressionnaient pas, il
avait eu son lot d’orages maléfiques, les explosions et
grondements sur les flancs du volcan se produisaient à des
fréquences inquiétantes. Cette musique berça ses pensées
durant de longues minutes, il démarra la moto et remonta la
voie chaotique. Arrivé au sommet, les balinais le regardèrent
avec une alliance de crainte et d’admiration. Il venait
d’accomplir un acte de bravoure et d’inconscience, il avait
défié les dieux là où aucun hindou n’osait plus s’aventurer.
Il devenait, en l’espace de quelques minutes, un étrange
héros. Il lisait son statut dans les regards des gens habitués à
respecter et craindre les manifestations violentes de la
nature.
Il acheta une bouteille d’eau minérale avant
d’entamer son retour vers l’océan et ses plages
paradisiaques. Demain, en un saut de puce, il serait à
Lombok. L’île, très pauvre vivotait de la pêche, jusqu’au
jour où un grand groupe hôtelier annexa un des plus beaux
sites pour y poser un complexe avec ses touristes avides de
luxe et de dépaysement. Lui il était venu des années
auparavant, les marées ont effacées ses traces dans le sable
humides. Il revoyait sa douce compagne marchant pieds nus
le long du rivage. Il se demanda si l’arbre dressé au milieu
de l’anse survivait à l’affluence des curieux.
En une demi-heure l’avion transportant une
cinquantaine de passagers se posa à Mataram. Une sensation
de malaise était perceptible dans l’aéroport, des soldats
armés jusqu’au dents patrouillaient. Il apprit à l’hôtel les
raisons de cette omniprésence des militaires. Face à
l’augmentation des prix et aux salaires dérisoires, la
population se souleva quelques semaines auparavant. Des
émeutiers s’en prirent aux biens de la communauté chinoise
responsable, à leur yeux, de tous les maux. Ces pauvres gens
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Les orages maléfiques
durent regarder brûler, impuissants, tous leurs biens. Les
efforts de plusieurs générations s’envolèrent en fumée.
Il arriva dans une ambiance de guerre civile, il dut se
cantonner à l’hôtel et ses cocotiers. Il souhaita se rendre à
l’intérieur des terres, mais aucun guide n’accepta de
satisfaire à sa demande. Il prit conscience de la gravité du
moment, il ne reverrait pas le village des potiers. Gravés
dans sa mémoire, le visage décharné et les mains déformées
par les rhumatismes de cette vieille femme assise en tailleur
devant sa case, il comprenait le sens de la révolte de ces
gens condamnés à une existence miséreuse. Vêtue de
haillons elle subsistait au prix de souffrances silencieuses, sa
dignité dans l’adversité imposait le respect. Elle avait du
quitter son enfer, la mort l’ayant délivrée de son calvaire
quotidien.
L’Indonésie se révélait une terre de contrastes, des
îles riches prospéraient alors qu’à quelques encablures
d’autres agonisaient dans l’indifférence générale. Des
palaces s’érigeaient en expropriant les autochtones
miséreux. De temps en temps la machine infernale hoquetait
victime d’un grain de sable, les doux alizés se
transformaient soudainement en vent de la révolte. Les
habitants voulaient juste vivre au lieu de survivre.
Le cantonnement dans un complexe luxueux ne lui
convenait pas, il attendait autre chose de son séjour à
Lombok. Le troisième jour il décida qu’il n’y en aurait pas
de quatrième, sa décision prise il s’enquit de l’horaire du
prochain vol en vers Djakarta. En début d’après-midi il
survola l’île, son regard se porta vers la plage où un
minuscule arbre posé au milieu du lagon essayait de gagner
son combat contre le tourisme. Il savait que cette lutte serait
perdue tôt ou tard, mais il lui souhaitait de résister le plus
longtemps possible. Il symbolisait la résistance de la nature
110
Richard KELLER
face aux puissances de l’argent, il connaissait l’issue de la
bataille. Il avait rêvé face à lui, avec sa tendre moitié, avant
le déchaînement des orages maléfiques.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
20
Le froid enveloppait la ville, ils ne voyaient pas les
décorations des vitrines et les illuminations. Ils cheminaient
d’un pas rapide vers l’univers blanc de l’hôpital. Ils
croisaient des gens affairés aux préparatifs du réveillon
marquant l’arrivée de la nouvelle année. Ils ne savaient pas
que les deux passants, qui avançaient têtes baissées, se
rendaient au chevet des miraculés de Madagascar. Ils
s’engouffrèrent dans l’ascenseur et dans un bruit d’aéroport
l’hôtesse virtuelle annonça l’arrêt à l’étage. Ils
n’échangèrent que des regards inquiets, pas un mot ne quitta
leurs bouches. Ils s’interrogeaient sur l’état des accidentés,
dans peu de temps ils seraient fixés.
Ils furent rassurés en poussant la porte de la
chambre, derrière les masques et les tuyaux, des yeux et des
sourires les attendaient. Hormis la gène occasionnée par tout
cet attirail, le fils confirma l’amélioration qu’ils percevaient.
Il retira le branchement d’oxygène, il ne ressentait plus de
gène respiratoire et cet accoutrement l’empêchait de remuer
sa tête et de voir Rindra qui somnolait dans le lit voisin. Ils
s’embrasèrent délicatement, car son organisme endolori
nécessitait certains égards, sa cage thoracique lui réservait
des douleurs difficilement supportables. La conversation
s’engagea à voix basse afin de ne pas réveiller la belle-fille
dans son sommeil réparateur.
Ils voulaient connaître le déroulement de l’accident,
savoir ce qui s’était réellement passé à des milliers de
kilomètres de là. Ils n’avaient aucune idée pour le bébé,
savait-il la vérité, toute la vérité. Ils n’aborderaient pas le
113
Les orages maléfiques
sujet, ils lui laisseraient l’initiative, c’était au fils de
s’exprimer ou de formuler une demande. Dans l’attente ils
se contenteraient de parler de tout le reste, mais leur esprit
se fixait sur cet espoir interrompu tragiquement.
Rindra ouvrit un œil, elle gémit, essaya de se tourner.
La souffrance eut raison de ses velléités, elle comprit qu’il
valait mieux ne pas insister. Elle aussi se débarrassa du
masque à oxygène, son visage exprimait la sérénité, nulle
inquiétude dans ses traits. L’hémorragie semblait n’être
qu’une péripétie, une attelle immobilisait son bras gauche.
Avant d’échanger des embrassades avec ses beaux-parents,
elle appela son « Bébé » en lui lançant des mots doux dans
un dialecte dont lui seul comprenait toutes les subtilités.
Elle fut la première à parler du terrible choc et à
demander des nouvelles du petit malgache. Son époux lui
répondit qu’il était indemne, c’était sûr. Il se lança, il
expliqua les circonstances qui les amenaient ici aujourd’hui.
Ils roulaient sur une piste en direction d’un village où vivait
l’oncle de Rindra, ils croisèrent des paysans se rendant aux
champs, plus loin des bergers surveillaient leurs bêtes
paissant sur les bordures. Des cochons noirs trottinaient
autour d’une mare boueuse. Sur les longues lignes droites, le
véhicule laissait un nuage de sable derrière lui. Des enfants
agitaient les mains au passage du bolide, ils répondaient
d’un signe ou d’un coup de klaxon.
Soudain un virage posé au milieu de nulle part, et à
la sortie deux minuscules silhouettes, deux mômes jouant au
centre de la chaussée rougeâtre. Ils poussaient deux
cerceaux avec des bâtons, la voiture se présenta face à eux.
Leur sourire se figea sur leurs dents blanches, l’effroi venait
de se substituer, aucun cri ne franchit leurs gorges. Il tourna
le volant d’un geste désespéré pour éviter de les percuter.
L’engin dérapa, la vitesse le transforma en toupie
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Richard KELLER
incontrôlable, terminant sa course folle contre une paroi
rocheuse. Il se souvenait des jantes transformées en
cerceaux, il revoyait les deux garçons sautant sur le bas côté
abandonnant les jouets tournoyants dans une danse indécise
sur la piste.
Sa vie passa au ralenti, il assistait impuissant au
déroulement de son existence. Rindra ne disait rien, et les
jantes tournoyaient dans la poussière. Un choc, puis un
autre, et d’autres encore avant le grand silence. Il ne pouvait
pas bouger, prisonnier de ce corps meurtri, de la vapeur
s’échappait du capot avant. Il perçut des cris, un brouhaha et
des gens qui hurlaient dans une langue inconnue. Il reconnut
les mots, parfois des bribes de phrases, il ne rêvait pas ils
s’étaient écrasés sur des rochers. Il essaya d’appeler sa
compagne, aucun son n’arriva à sortir de sa bouche et il
perdit connaissance.
Il fut évacué le premier par une ambulance d’une
époque lointaine, il évoluait dans un film en noir et blanc, il
reprit conscience quelques secondes avant de sombrer dans
un état comateux.
Rindra prit place dans un second véhicule qui se
présenta sur les lieux cinq minutes après. Elle était
consciente et revivait la seconde où tout bascula. Grisée par
l’air du pays elle ne tenta pas de lui dire qu’il roulait trop
vite sur ce passage, une seconde cauchemardesque fit
basculer sa vie dans l’horreur. Elle ne lui en voulait pas, elle
l’aimait trop pour ça, mais elle regrettait son manque de
réactivité sur ce parcours qu’elle connaissait depuis
toujours.
Chacun racontait son cauchemar, des larmes
coulaient sur les joues de la jeune femme, elle n’arrivait pas
à les essuyer, les pleurs laissèrent des traces blanches sur sa
115
Les orages maléfiques
peau noire, personne n’osa effacer l’expression de ses
sentiments.
Ils retenaient leur souffle dans l’espoir d’une
demande, d’une explication, d’un signe relatif à cette
maternité avortée. Aucune parole ne sortit concernant son
état et les séquelles dues à l’accident. Ils se demandèrent si
leur belle-fille était victime d’une amnésie partielle,
pourquoi ne parlait-elle pas de son ventre, de la chair de sa
chair ? Pourquoi le fils se taisait-il ? Tous ces non-dits
pesaient sur l’atmosphère. Passés l’urgence il faudrait
aborder d’autres sujets et celui-ci en faisait partie.
Ils n’osaient les fatiguer davantage, ils parlaient peu
écoutant les récits de la perte de contrôle du fils. Ce dernier
se fixait sur les deux enfants, il se souciait de leur sort alors
qu’ils sortirent choqués mais indemnes. Le père s’imaginait
la jante de bicyclette s’enroulant autour des deux mômes,
des visions bizarres défilaient. Il reconstituait la scène en
assemblant les morceaux du puzzle distribués par sa bru et
son fils aîné.
La population se montra compréhensive, que se
serait-il passé en cas de blessures ou de décès d’un gamin du
village ? Rindra affirmait que sa famille et ses amis n’étaient
pas des sauvages, elle n’aimait pas ce raisonnement venu du
temps où les blancs dominaient son pays. Elle se fâcha un
peu et ne lâcha plus un mot, elle céda au sommeil assommé
par les médicaments et affaiblie par l’hémorragie enrayée
quelques heures auparavant.
Ils s’aérèrent un moment dans la rue, la température
de cette fin d’année contrastait avec la chambre d’hôpital
surchauffée. Ils marchèrent sans but, échangeant leurs
impressions sur les heures qu’ils venaient de vivre. Ils
étaient heureux du dénouement favorable des évènements, il
subsistait un énorme point d’interrogation qui accaparait
116
Richard KELLER
l’essentiel de leurs pensées. Ils échafaudèrent des
hypothèses plus saugrenues les unes que les autres,
finalement ils convinrent de faire confiance au temps, le jour
viendrait il ne fallait pas brusquer les choses. Leur
impatience risquait de porter préjudice aux accidentés,
l’essentiel de leur énergie devait tendre vers la guérison,
toute pollution engendrerait des complications difficiles à
gérer.
117
Les orages maléfiques
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Richard KELLER
21
Il quitta Lombok sans regrets, rien ne correspondait
plus aux images gravées dans son cœur. Les marchands du
temple s’étaient emparés des côtes les plus sauvages pour y
dresser des usines à dollars, la mondialisation s’incrustait
aussi dans les endroits les plus improbables de la planète. Il
passa une nuit à Djakarta et s’envola le lendemain en
direction de Sumatra, il voulait se rendre dans un endroit
qu’il espérait encore protégé de l’appétit des promoteurs :
l’île de Nias.
Quinze années s’étaient écoulées, qu’allait-il
retrouver sur ce confetti planétaire ?
Il s’enquit du prochain vol, il restait des sièges
disponibles pour un départ dans moins d’une heure, il
disposait juste du temps nécessaire aux formalités
d’embarquement. Le coucou d’une capacité de vingt places
correspondait comme un frère à celui qui transporta ses amis
lors du précédent voyage au siècle passé.
Ils avaient vécu des péripéties dignes d’un film de
Charlot. Cela commença par le comptage et le recomptage
des voyageurs, le préposé chargé de cette besogne n’arrivant
jamais au même décompte l’avion décolla avec trente
minutes de retard.
Le confort était précaire dans cet appareil à l’âge
canonique, la cabine de pilotage ne bénéficiait d’aucune
isolation avec le reste de la carlingue. Tout le monde
pouvait voir le personnel naviguant et les paysages alentour,
sauf que la pluie s’invita dans la cabine. Le copilote essuyait
l’eau qui pénétrait par les fissures du cockpit, certains sur
les fauteuils n’étaient pas fiers, la peur leur nouait le ventre
119
Les orages maléfiques
et leur visage prenait des couleurs en adéquation avec la
grisaille du ciel. Une demi-heure plus tard ils furent
délivrées de leurs angoisses, après quelques soubresauts
chaotiques sur la piste défoncée, le commandant de vol
annonça la fin du supplice.
L’aéroport de Gunung Sitoli ressemblait plus à un
hangar qu’à une aérogare, le groupe attendu par un guide
local s’engouffra dans un fourgon en direction des
bungalows réservés en bord de mer.
Le site paradisiaque leur offrit un coucher de soleil
digne d’une carte postale. L’horizon orangé se reflétait sur
l’océan. Ici commençait le paradis des surfeurs à la
recherche de la vague mythique, des jeunes gens téméraires
s’épuisaient dans ces eaux, à portée de vue des compagnes
scrutant anxieusement les flots sur les terrasses des
résidences disposées quelques encablures plus haut.
Les logements rudimentaires et inconfortables les
surprirent, la literie n’avait pas été lavée depuis des lustres,
des taches aux couleurs incertaines décoraient des draps
usés et troués. Chaque couple occupa un bungalow, chacun
distant d’une vingtaine de mètres de son voisin. Hormis la
beauté de la nature, nos amis n’apprécièrent guère l’aspect
hôtelier du séjour. La salle de bains corrobora leur
ressentiment, un bac en béton en sous-sol avec un robinet et
un tuyau d’arrosage, voilà ce qui les attendait, point de
mitigeur, de l’eau de mer tout simplement. Il fallait en avoir
envie pour se déchausser et se savonner dans cet espace
insalubre.
Le repas du soir dans le restaurant du camping leur
remonta le moral, la taille et le prix des langoustes les
réconcilia avec le lieu. Après une nuit où le sommeil ne
gagna pas souvent la partie, ils se retrouvèrent au lever du
jour. Ils rirent de bon cœur au détriment de deux de leurs
120
Richard KELLER
camarades, la marée s’était infiltrée sans invitation dans leur
logis. Le comique de la situation consistait dans la
personnalité des victimes, c’était toujours sur eux que le sort
s’acharnait. Les deux autres bungalows beaucoup plus près
de la plage n’avaient pas été touchés par ce phénomène, il
fallut leur remonter le moral, les copains refusèrent tout net
la douche que nous leur proposions d’utiliser, il ne se
lavèrent pas ce jour là. Inutile de rajouter qu’il furent les
cibles favorites de nos railleries.
La visite de l’intérieur de l’île était au programme,
nous nous rendîmes dans un village situé sur un plateau.
Deux détails frappèrent nos regards. Les toits des maisons,
alignées en ligne droite de chaque coté d’une longue
esplanade, étaient érigés à des hauteurs différentes. Les
installations électriques défiguraient le site, il aurait été plus
judicieux de les placer à l’arrière des bâtisses.
Un verrat noir voulait conter fleurette à une truie
mère de famille et peu disposée à succomber à ses avances,
elle hurlait et tentait de le mordre à plusieurs reprises avant
qu’il ne renonce face à l’adversité. Des enfants en haillons
jouaient à l’ombre au pied des habitations sur pilotis. Ici
hormis l’électricité, la vie se déroulait immuable depuis des
décennies.
Le guide nous expliqua que la hauteur des toitures
déterminait la richesse de son propriétaire. Je me mis à rêver
à la tour Eiffel et à l’Empire State Building. Un autre
élément nous intrigua, il s’agissait d’un bloc de pierres
dressé au milieu de la place. Cet assemblage, d’une hauteur
supérieure à celle d’un homme, revêtait une signification
initiatique pour la jeunesse du village. Celui qui franchissait
cet obstacle d’un saut magistral rejoignait le camp des
adultes. A l’origine les garçons s’entraînaient pour pouvoir
franchir les palissades érigées de lances de leurs adversaires.
121
Les orages maléfiques
De nos jours le folklore avait heureusement pris le dessus
sur l’usage guerrier.
Les demeures traditionnelles étaient construites à
l’identique, des troncs d’arbres disposés en diagonale et
d’autres droits constituaient un enchevêtrement où se
réfugiait les poules, canards et cochons. Ces pilotis
protégeaient les logis de l’invasion d’animaux indésirables.
Une pièce unique servait de cuisine et de salle de réception,
tandis que la chambre se situait à l’étage supérieur.
Lorsque l'appareil s’immobilisa, il vit l’aérogare, il
descendit la passerelle, il huma les odeurs, ce contact
olfactif réveilla sa mémoire. Chaque lieu possédait des
caractéristiques propres, ici des effluves de poisson séché lui
chatouillaient les narines. Rien n’avait changé, dans le taxi
qui l’emmenait en ville il put constater la circulation intense
des motos chargés de toutes sortes de passagers. La cité
grouillait d’activité, chacun s’affairant pour essayer de
gagner sa vie. Un cyclo-pousse focalisa son regard, sept
fillettes en costume d’écolières bleu et blanc occupaient le
siège, un vieil homme poussait son équipage dans une
montée accédant à un pont. Elles riaient, il pouvait voir leurs
sourires éclatants, il avait vu les mêmes quinze années
auparavant. Il les suivit longuement jusqu’à que ses
paupières se ferment, les yeux embués de larmes. Cette
vision le fit terriblement souffrir, chaque jeune fille en robe
ou jupe blanche le ramenait dans ses souvenirs, son ciel
s’obscurcissait et les orages maléfiques grondaient dans sa
tête.
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Richard KELLER
22
Au fil des jours l’état de santé des accidentés
s’améliora, Rindra se déplaçait toute seule et le fils aîné
pouvait marcher aidé d’une paire de béquilles. Après un
réveillon de nouvel an passé sur un lit d’hôpital, ils
pourraient bientôt entamer leur convalescence chez eux. La
belle-fille n’aurait besoin que de quelques séances de
kinésithérapie pour recouvrer une bonne musculature, la
station prolongé à l’horizontale ayant entamé son capital
musculaire.
Pour le fils, ce serait bien plus long, il fallait tout
d’abord consolider les fractures avant d’envisager une
rééducation. Il savait qu’il lui faudrait beaucoup de temps et
de patience avant de trotter comme un lapin. Il admettait les
préconisations du corps médical mais s’impatientait de
devoir se mouvoir à la vitesse de la tortue, il déprimait un
peu. Heureusement qu’ils partageaient la même chambre
depuis le début.
Personne n’évoquait la fausse couche de la jeune
femme, pas plus elle que son époux. Ils en avaient pris leur
parti, se doutant que quelque chose clochait sous cette chape
de plomb. Rindra retrouvait peu à peu son allant habituel et
cet épisode ne semblait pas l’avoir marqué. En avait-elle
parlé avec son mari ? avec les médecins ?
Maintenant que les enfants pourraient bientôt se
débrouiller, les parents envisageaient de regagner leur
province. La mère après quelques jours de congés
reprendrait son activité professionnelle. Elle ne souhaitait
pas en parler, mais elle se sentait vidée, épuisée. Elle occulta
123
Les orages maléfiques
ses problèmes pour s’occuper des blessés, elle se levait
chaque matin davantage fatiguée que la veille. De larges
cernes noires s’étalaient sous ses paupières, sa lassitude était
perceptible à celui qui la regardait.
Elle retourna à son travail, sans entrain elle
accomplissait ses différentes obligations telle un automate,
le cœur n’y était pas. Il voyait quotidiennement son état
empirer, au bout d’une quinzaine il réussit à la convaincre
de consulter un médecin. L’homme de l’art diagnostiqua
une grosse fatigue et lui prescrit une cure d’oligo-éléments
et de vitamines. L’effet coup de fouet fut illusoire, après une
semaine euphorique elle retomba dans une sorte d’apathie
dont elle n’était pas coutumière.
Elle perdait du poids à vue d’œil, l’appétit s’en était
allé avec sa bonne humeur, un rien la contrariait. Cette
situation dura quelques mois avant qu’elle ne consente à
solliciter l’avis d’un nouveau praticien. Ce dernier,
énergique, proposa de procéder à un bilan approfondi, un
véritable check-up. En attendant il lui ordonna un repos à la
maison avec le moins d’activité possible. L’épuisement
gagna du terrain ainsi que les insomnies, elle maigrissait
encore. Radios, scanners, IRM, biopsies et examens
sanguins se succédèrent, elle saturait mais il fallait en avoir
le cœur net. Quelque chose clochait dans ce corps
habituellement plein d’allant, elle soupçonnait toutes les
maladies, chaque jour elle déclarait qu’elle avait un cancer
ou bien une sclérose en plaques.
Les résultats des premiers examens furent sans appel,
le laboratoire décela des anomalies sanguines laissant
supposer une forme de leucémie. Le docteur décida aussitôt
une hospitalisation dans un service spécialisé. Ses premières
réactions furent négatives, elle entra dans une période
124
Richard KELLER
dépressive, elle craignait que la faucheuse ne vienne la voir
un peu trop rapidement à son goût.
Son séjour hospitalier ne lui remonta pas le moral,
elle côtoyait des malades au teint cireux ayant perdu leurs
cheveux, seul son tendre compagnon arrivait à lui voler un
sourire épisodique. Il venait la voir quotidiennement, il
essayait d’apporter un peu de gaieté dans cet univers où la
mort rodait en compagne sournoise.
Il avait informé le fils aîné de l’état de sa mère, ce
dernier ne se déplaça pas pour lui rendre visite. Ce
comportement les affecta profondément, ils n’en discutaient
jamais entre eux, cela faisait trop mal. Après un traitement
lourd, elle fut autorisée à rentrer chez elle, elle ne risquait
pas de se montrer, son physique s’était transformé sous
l’effet conjugué de la maladie et des médicaments. Elle se
comparait à un zombie, ajoutant qu’elle n’aurait pas besoin
de déguisement pour Halloween. Elle refusait de porter une
perruque, elle ressemblait à une de ces jeunes femmes
tondues à la libération.
En quelques mois son état s’améliora, les marqueurs
devinrent proches de la normale, elle se battait et son
combat laissait augurer d’un dénouement favorable. Un an
plus tard, elle reprit son activité professionnelle à mi-temps.
Elle venait de gagner une bataille, elle se doutait que sa
victoire ne voulait pas dire que la guerre était finie, elle
savourait l’instant présent, demain serait un autre jour.
Les relations avec le fils aîné revinrent sur le tapis, il
se contenta d’envoyer un SMS pour l’anniversaire de sa
mère. Elle accusa le choc, elle ne comprenait pas mais ne se
sentait pas la force d’aller plus en avant dans la discussion
sans savoir pourquoi. Le père avait toujours eu des rapports
ambigus avec lui, mais il avait du mal à interpréter ce rejet
apparent de ses géniteurs. Bien sûr il possédait des bribes
125
Les orages maléfiques
d’explications, l’accident et la fausse couche de Rindra
pouvaient avoir perturbé l’équilibre du couple. Lui non plus
n’osait pas aller plus en avant dans le conflit qui s’installait
entre eux. Il préférait se concentrer sur sa douce moitié et
être attentif à sa guérison.
Ils échafaudaient à nouveau des projets, il se pencha
sur une escapade d’une ou deux semaines au Portugal. Ils
connaissaient assez bien le pays et le climat n’était pas trop
agressif pour son état de santé actuel. Ils rendraient une
petite visite à des amis retournés vivre au pays après une vie
de labeur dans l’hexagone.
126
Richard KELLER
23
Bali, Lombok et Nias, ces îles qu’ils avaient tant
aimées lui parurent les vestiges d’une époque lointaine. Il
errait dans ses souvenirs, il vagabondait à la recherche d’une
éternité, des instants du bonheur enfui. Chaque avion
l’emmenait dans son histoire, leur histoire. Rien ne
parvenait à le satisfaire hormis la carte postale retrouvée à
Borobudur, elle était incrustée à jamais dans son cœur.
Après un coup de blues il décida de changer d’air et
de retourner à Hanoi, il voulait retourner dans les montagnes
à proximité de la frontière chinoise. Aucun vol direct ne
desservait la destination, il dut se résoudre à trois escales.
Deux jours plus tard il traînait son spleen dans les rues de
Bangkok, la mégalopole ne faisait pas partie de ses villes
préférées, la pollution l’agressait et de nombreux habitants
se déplaçaient avec un masque, protection illusoire contre
l’air vicié de la capitale Thaïlandaise.
En attendant la prochaine correspondance, il se
retrouva dans les quartiers chauds de la cité, le spectacle
l’édifia sur la dépravation et la corruption ambiantes. Au sus
et au vu de la police des jeunes filles s’exhibaient sur des
estrades dans des bars ouverts sur la rue. Des occidentaux se
rinçaient l’œil en regardant ces corps où un string minuscule
recouvrait la seule parcelle qui fournissait à ces pauvres
jeunettes de quoi gagner leur vie. Le client pouvait choisir
celle avec qui il souhaitait passer un moment ou la nuit, il
suffisait de demander le numéro collé sur la cuisse de sa
proie. Il vit un étranger de plus de soixante-dix ans partir
avec deux danseuses à son bras, il aurait pour un prix
127
Les orages maléfiques
dérisoire deux poupées à sa disposition toute la nuit. Il pensa
à ces pauvres jeunes femmes, la chair paraissait bien terne,
c’était le résultat funeste de l’offre et de la demande, l’un
avait l’argent et l’autre la marchandise humaine.
Cette exposition dépravante l’attrista, elle confirmait
les nombreux reportages réalisés sur ce phénomène qui
envahissait maintenant tous les pays touristiques. Ces
adolescentes originaires de la campagne étaient recrutées
moyennant l’octroi d’un prêt d’argent à un taux usuraire aux
parents. La machine infernale ne s’arrêtait jamais et bien
entendu la famille ne pouvant rembourser, elles servaient de
caution et leurs gains se trouvaient confisqués pour honorer
la dette. Elles ne pouvaient sortir de cet engrenage que
d’une seule manière : la mort. Pour éviter de grosses pertes,
la mafia locale leur donnait accès à la drogue. Au bout des
années d’esclavage les épaves finissaient leur calvaire par
une overdose fatale, ainsi tournait l’économie parallèle qui
gangrenait la jeunesse des provinces.
En arrivant à Hanoi, il respira une grande bouffée, ici
il se sentait bien, comme si le ciel daignait lui offrir un
espace d’air pur. Il choisit la même pension, il posa son
maigre bagage et déambula dans les rues proches du lac de
l’Epée restituée. Le paysage l’apaisait, les gens
promenaient, les enfants jouaient en courant dans tous les
sens, l’après-midi s’annonçait agréable.
Il passa devant l’entrée où il avait fait une plaisante
rencontre plusieurs mois auparavant. Il hésita une seconde et
pénétra dans l’immense hall, au bout du comptoir elle était
là, encore plus belle. Il s’approcha lentement, elle pianotait
sur l’ordinateur, elle leva la tête et l’aperçut. Son visage
exprima tout d’abord l’étonnement et un large sourire
découvrit ses dents blanches. Elle s’adressa à lui en français,
elle lui confia son plaisir de le revoir et de pouvoir parler
128
Richard KELLER
dans une langue qu’elle aimait beaucoup. Ils discutèrent
longuement, c’était la saison creuse et sa charge de travail
l’autorisait à papoter à sa guise. Il lui demanda son prénom,
elle lui répliqua par une pirouette, elle posa une question,
voulait-il connaître son prénom en vietnamien ou en
français ? Il lui rétorqua que les deux seraient un bon début,
ils rirent de conserve. « Suong » ici et « Rosée » chez vous,
voilà, vous savez comment m’appeler désormais. Il se fendit
en compliments sur cette révélation, il la félicita, elle lui
confia n’y être pour rien, ses parents l’appelèrent ainsi parce
que son premier cri se produisit de bonne heure le matin
quand la végétation se couvrait de rosée.
Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti le cœur
aussi léger, cette jeune femme à la plastique magnifique lui
plaisait. Il se hasarda à lui demander ce qu’elle avait prévu
ce soir, elle lui répondit franchement, elle devait rentrer
chez elle. Il fut déçu mais comprit qu’elle ne pouvait se
libérer facilement, il lui demanda pour le lendemain, sa
réponse instantanée le ravit, elle acceptait son invitation à
dîner, elle serait disponible à partir de dix-neuf heures.
Il dormit mal cette nuit là, ses rares phases de
sommeil se peuplaient de rêves érotiques, il la voyait en Ao
dai devant lui, elle quittait cet ensemble qui lui collait à la
peau. Il se réveillait toujours à cet instant précis, il
transpirait et il ne doutait pas de sa virilité, tout en le
rassurant cela le mettait mal à l’aise. Il pensait à elle dont il
ne savait rien, il culpabilisait sur sa jeunesse, elle pourrait
être sa fille. Oui, mais accepter de dîner avec un homme ne
signifiait pas coucher avec lui. Il cherchait des prétextes
pour justifier son béguin pour cette beauté asiatique.
La journée s’écoula vite, les heures s’égrenèrent plus
rapidement qu’à l’accoutumée, il admira les flamboyants
fleuris dans un parc à l’écart du lieu de son rendez-vous, il
129
Les orages maléfiques
ne voulut pas s’approcher avant l’heure prévue. Il se
réservait la surprise de la découvrir à sa sortie du travail.
Serait-elle en tenue traditionnelle, en jeans ou en tenue de
soirée, il jubilait à cette idée. Aujourd’hui l’humeur joyeuse
prenait possession de sa personne, tout lui semblait beau, il
savourait la parenthèse qui s’ouvrait devant lui, ses
sentiments s’inscrivaient en bleu dans sa palette de couleurs.
Il était dix-neuf heures, le rideau de fer venait de
descendre, elle ne tarderait pas à apparaître, il arpentait le
trottoir en face de l’agence. La porte adjacente s’ouvrit, elle
sortit lumineuse dans un chemisier et un jeans délavé
moulant. Le hâle de sa peau ressortait sur le blanc de son
corsage, ses longs cheveux de jais mettaient en valeur sa
frimousse rieuse. Ils se saluèrent d’une poignée de mains, il
aurait aimé l’embrasser mais il préféra plus de retenue, elle
pensa de même.
La nuit posait son manteau d’ombres et de lumières
sur la ville, elle marchait d’un pas alerte, il était surpris par
ses petites enjambées rapides. Ils restèrent silencieux
quelques instants et prirent la parole conjointement,
l’initiative les surprit, cela se renouvela à de nombreuses
reprises. Il riaient de bon cœur de ces coïncidences, ils se
regardaient avant de prendre la parole mais rien n’y faisait et
ils s’amusaient comme deux enfants de cette complicité. Ils
convinrent de lever le doigt avant d’ouvrir la bouche, ça ne
changea pas grand chose, ils levaient l’index simultanément
et ce manège dura jusqu’au restaurant proposé par Suong.
Elle lui avait réservé une rencontre originale, le
patron de l’établissement se déplaça en personne pour
recevoir un client originaire de la belle France. Il devait
avoir plus de quatre-vingt ans, l’œil restait vif et ses propos
attestaient d’une parfaite maîtrise de la langue de Molière.
L’établissement proposait un menu de poisson digne des
130
Richard KELLER
grands chefs, aucune hésitation, ils acceptèrent les
suggestions du vieil homme. Sa cuisine se révéla un régal
pour les papilles, ils savourèrent chaque met, heureuse de
son bon choix la jeune femme apprécia les remerciements
de son compagnon. Le patriarche les rejoignit à la fin du
repas, il prenait du plaisir à dialoguer avec ses convives. Il
aimait les français et gardait un bon souvenir d’eux malgré
la guerre, il ne disait pas la même chose des américains. Ce
vieux monsieur philosophait, sa perception de la présence
ennemie sur son sol témoignait de son pardon envers ceux
qui lui avaient pris deux fils morts au combat. Il considérait
que ce don à la patrie permettait au survivants et à ses
descendants de vivre des jours meilleurs. Il termina leur
entretien en leur souhaitant de vivre en paix. Ils apprécièrent
la sagesse du vieillard qui donnait le change en passant outre
ses blessures.
Ils se levèrent et se fixèrent longuement avant de
quitter la table, les regards échangés parlaient pour eux, ils
ne dirent rien, elle passa devant, ils descendirent les marches
en se tenant à la rampe, leurs mains se touchèrent, elle ne le
repoussa pas. Ils se regardèrent à nouveau et un sourire
illumina leurs visages. Il lui proposa de continuer la
discussion à l’hôtel, elle lui répondit qu’il se faisait tard
mais qu’elle acceptait d’échanger quelques de mots de plus
avec lui.
Ils se retrouvèrent dans sa chambre, ils ne
disposaient que d’une unique chaise, il lui proposa de
s’asseoir sur le lit à ses côtés. Chacun attendait un geste de
l’autre, il osa enfin prendre sa tête entre ses mains et poser
ses lèvres sur les siennes, elle réagit avec tendresse et
affection, leur baiser sembla sans fin. Elle posa sa tête au
creux de son épaule et le silence les berça un long moment.
Par peur de brûler les étapes, il se contenta de l’embrasser
131
Les orages maléfiques
encore et encore, elle apprécia sa délicatesse. Elle habitait à
quelques kilomètres d’Hanoi, son scooter l’attendait dans la
cour de l’agence, il la raccompagna, ils se quittèrent dans un
dernier baiser en se promettant de se voir dès le lendemain.
132
Richard KELLER
24
Afin d’éviter de la fatiguer et pour se ménager lui
aussi, ils effectuèrent la liaison Genève Lisbonne à bord
d’un appareil d’une compagnie à bas prix. Pour un prix
raisonnable ils se retrouvèrent au pays de la morue et du
fado, ils prirent possession de la Clio qui les transporteraient
pendant leur séjour. Il avait concocté un programme où le
farniente occupait une place non négligeable, il s’avérait
indispensable de ménager des plages de repos à son épouse,
c’était la condition liée à ce voyage.
Ils sortirent sans encombre de la ville en direction du
sud, pas de souci de circulation ce dimanche matin, il en fut
très satisfait car il craignait les déplacements dans la
capitale. Ils choisirent de se déplacer par l’itinéraire des
écoliers pour se rendre en Algarve, un soleil frisquet les
accompagnait. Ils longèrent des paysages magnifiques,
balayés par les vents de l’Atlantique la flore s’adaptait aux
conditions climatiques. Ils firent une halte dans une
ancienne abbaye qui ressemblait à une hacienda, le cinéaste
Raoul Ruiz tourna plusieurs scènes dans ce décor
apocalyptique. Ils rejoignirent la pointe extrême du pays, le
bout de l’Europe défilait devant leurs yeux, ils visitèrent la
forteresse de Sagres. La côte déchiquetée, les rochers et les
falaises donnaient à réfléchir sur le courage des marins
armés d’Henri le navigateur, ce fils de roi qui organisa la
conquête de contrées inconnues.
Ils étaient bien ensemble loin des soucis et des
contraintes, ils pouvaient enfin penser à eux rien qu’à eux.
133
Les orages maléfiques
Ils avaient besoin de ce break pour se reconquérir, avoir des
longs moments de méditation face à l’immensité océane. Ils
se tenaient la main comme les vieux amants qu’ils étaient
devenus. Dans leurs yeux, dans leurs cœurs, dans leurs
corps, l’amour ressuscitait, il s’invitait dans ce périple. Elle
respirait à nouveau la santé, heureuse de vivre et de profiter
d’une accalmie.
Ils dormirent dans une poussada quelque part à
proximité de Lagos, le château aménagé avec soin recelait
des trésors de l’époque manuéline. Malgré le prix élevé de
la chambre, ils savourèrent la nuit passée dans ce lieu chargé
d’histoire. Ils s’aimèrent avec une ardeur qu’ils n’avaient
pas connue depuis des années, décidément l’escapade leur
réservait d’agréables surprises.
Le lendemain ils abordèrent la serra de Monchique,
la monotonie des paysages contrastait avec l’idée qu’ils se
faisaient de cette région. Les forêts de pins se succédaient,
des bois identiques à perte de vue avec une trouée par ci par
là pour permettre le passage d’une ligne électrique à haute
tension. Au bout de quelques kilomètres de montée, le profil
et la végétation changèrent. Maintenant les résineux
cédaient le sol à d’autres essences, des fleurs se posaient de
tous côtés, un jardin d’éden leur ouvrait ses portes.
Les cistes fleuris enveloppaient les promeneurs, les
lavandes exhalaient leur parfum, et des myriades de plantes
leur offraient ce spectacle multicolore. Chacune rivalisait
d’ingéniosité pour se poser à l’endroit le plus improbable
pour magnifier les lieux. Ils empruntèrent une route à droite
qui menait à un barrage, déjà des autochtones s’affairaient
autour d’un barbecue, une bonbonne de vin patientait à
l’ombre sous un arbre.
Quelques virages plus loin ils abordèrent la retenue,
une digue large de plusieurs dizaines de mètres retenaient
134
Richard KELLER
des millions de mètres cubes. Ils grimpèrent sur ce
promontoire et contemplèrent l’eau étale jusqu’au fond de
l’horizon. L’astre du jour dardait ses rayons, la température
printanière donnait envie de se dévêtir, ils se mirent en teeshirt pour continuer leur ballade champêtre. Ils piqueniquèrent sur un coin d’herbe avec un point de vue sur le
lac. Il profitaient d’un bonheur bien mérité, ils jouissaient du
plaisir d’agir ensemble dans les gestes simples de la vie.
Après une mini-sieste digestive ils retournèrent dans
la vallée à la recherche de l’auberge où ils allaient passer les
prochaines journées. Etant nuls pour l’apprentissage des
langues, ils sollicitèrent des villageois pour trouver leur
chemin parmi la végétation épanouie. Certaines explications
fantaisistes les emmenèrent dans des endroits improbables,
il fallait faire demi-tour et retrouver ses repaires. Ils
trouvèrent enfin un habitant qui comprit parfaitement le nom
de la « Quinta » et leur indiqua leur route avec des détails
significatifs. Il leur restait cinq kilomètres à parcourir parmi
les cistes et les lavandes, ils s’arrêtèrent plusieurs fois pour
réaliser des photos et se surprirent à d’autres jeux à pratiquer
en couple.
La piste menant à la « Quinta do Barranco »
s’apparentait à des montagnes russes, une courte descente
succédait à une brève montée tantôt au milieu des arbres,
tantôt à découvert, avec l’impression désagréable de ne
jamais en voir le bout. Le soleil descendait rapidement des
cieux, dans moins d’une heure la nuit s’emparerait des lieux,
ils espéraient arriver à bon port avant l’instant fatidique.
L’état du chemin l’inquiéta à de nombreuses
reprises, il s’en voulait d’avoir refusé le supplément
d’assurance proposé par le loueur de voitures, il redoutait
d’abîmer le véhicule et de payer la franchise en cas de
pépin. S’il avait eu connaissance des difficultés d’accès, il
135
Les orages maléfiques
aurait loué un 4X4. A la sortie d’un virage le lac majestueux
s’offrait à leurs regards, ils ne disaient rien fascinés par la
beauté du panorama qui s’étalait sous leurs yeux. Les eaux,
caressées par les derniers rayons de l’astre du jour, se
teintaient d’une nuance orangée, pas un brin d’air n’en
froissait le miroir.
La Clio redémarra, cinq minutes plus tard « Paradise
in Portugal » les accueillait. La propriété n’usurpait pas son
appellation, en cette fin de journée un bref tour d’horizon
leur permit de se rendre compte de la situation
exceptionnelle de cette auberge du bout du monde. l’accueil
se révéla à la hauteur du lieu. Le patron chaleureux et
convivial leur souhaita la bienvenue et les convia à prendre
l’apéritif dans une demie-heure, une employée leur montra
leur logement surnommé la résidence des chats. Toute la
décoration tournait autour de ces animaux, des bibelots, un
tableau et jusqu’au porte-clé qui se singularisaient par la
représentation des matous.
Pendant qu’elle prenait possession de la salle de
bains, il fit le tour du propriétaire, entre chien et loup les
eaux s’assombrissaient et quelques lampes judicieusement
disposées éclairaient les massifs, l’odeur du jasmin
embaumait la terrasse. A quelques mètres de là des rainettes
croassaient sur des nénuphars dans une mare en contrebas.
Elle était heureuse de terminer la journée dans ce havre, et
souhaitait profiter pleinement de l’enchantement de cet
éden, elle essaya aussi la balançoire placée sur la droite. Il la
poussa plusieurs fois en lui fredonnant « Poussez, poussez
l’escarpolette… », l’apéro les attendait.
Une clochette tinta à l’ouverture de la porte d’entrée,
derrière le comptoir une jeune femme à l’accent québécois
les accueillit, elle effectuait un stage qui semblait avoir pour
objet la fréquentation du fils du patron. Ils ne cachaient pas
136
Richard KELLER
leurs affinités devant la clientèle, et personne ne s’offusquait
de les voir échanger des baisers de temps à autre. Ils
dégustèrent deux porto rouge sans glaçon et s’installèrent
dans les fauteuils club disposés près de la cheminée qui
crépitait. Ils arrivèrent les premiers et en profitèrent pour
feuilleter le livre d’or de l’établissement ainsi que les
albums de photos retraçant l’épopée de bâtisseur du
propriétaire de la « Quinta ».
Le rénovateur arriva et se dirigea vers eux, il
s’adressa à eux en français avec un léger accent british.
L’homme blond au teint hâlé leur confia qu’il avait
beaucoup bourlingué de par le monde avant de se poser dans
cet endroit dont il était tombé amoureux. Il avait aussi vécu
dans le sud-est de la France, ce qui expliquait sa maîtrise de
la langue. Il commenta les différents clichés retraçant son
installation au bord du lac et les différents chantiers mis en
train avant d’arriver au petit paradis dont il pourraient jouir
pour leur séjour.
Cet anglais avait eu une idée de génie en se fixant
ici, avec son épouse ils avaient pris la truelle et remis en état
le corps principal de cette vieille ferme. Un garçon vit le
jour en pleine rénovation, ils continuèrent confiants en leur
bonne étoile. Aujourd’hui vingt années se sont écoulées et
ils sont fiers de leur réalisation, des bâtiments ont vu le jour
autour de celui d’origine, des arbres et arbustes égayent et
embaument l’environnement. Les bougainvilliers rivalisent
avec le jasmin, la lavande se mélange aux plantes sauvages,
les orangers en fleurs exhalent un parfum aux effluves
apaisantes. Tout concourt au plaisir des sens, au bien-être et
à la quiétude, ici les soucis ne sont pas de rigueur.
D’autres
pensionnaires
vinrent,
tous
des
britanniques, certains parlaient un peu le français, leurs
tenues et apparences physiques ne trompaient pas, ils
137
Les orages maléfiques
ressemblaient aux clichés des sujets de sa gracieuse majesté.
« Paradise in Portugal » figurait dans de nombreux guides
outre-Manche, cela expliquait leur présence majoritaire, et
ceux qui repartaient enchantés de ce lieu le recommandait
aux amis, le bouche à oreille fonctionnant à merveille dans
ce cas.
Le repas confectionné par une cuisinière portugaise
n’eut rien de sensationnel, le rosbif trop cuit ne les emballa
pas, mais la convivialité autour de la table fit le reste.
Certains étaient là pour voir les oiseaux fréquentant le lac, il
existait des espèces répertoriées nulle part ailleurs, ces
ornithologues amateurs pouvaient ainsi s’adonner à leur
passion. Ils eurent droit à quelques explications dans un
charabia dont ils eurent du mal à comprendre les subtilités.
Ils acquiesçaient d’un signe de tête et leur interlocuteur
pensait qu’ils avaient compris, que nenni. La soirée se
termina autour d’un cognac et chacun se souhaita une bonne
nuit.
Dehors les batraciens inlassables croassaient toujours
dans la mare aux nénuphars éclairée par la lune. Ils
contemplèrent un moment la voûte céleste et leurs regards
vagabondaient autour des eaux sombres du lac. Ils rêvaient
aux couples amoureux qui s’échangèrent des serments dans
la nuit étoilée, leur vieux couple se croyait revenu au temps
de leur rencontre. Ils se serraient la main fortement, ils
étaient loin des orages maléfiques, l’amour réchauffait leurs
cœurs. La chambre des chats les attendait, ils abandonnèrent
les grenouilles, et la porte se referma sur leur intimité.
Il se réveilla le premier, il regarda le lac qui
commençait à reprendre vie, le soleil n’avait pas franchi les
crêtes, une brume enveloppait les eaux. Ce spectacle
magnifique le mit de très bonne humeur, il prit l’appareil
photo afin d’immortaliser le tableau. Les premiers rais
138
Richard KELLER
percèrent et la brume se localisa, elle se replia dans des
anses avant de disparaître complètement, elle cédait la place
aux couleurs du jour, aux collines fleuries et aux pêcheurs. Il
médita un longuement sur la terrasse devant leur nid
d’amour, puis elle apparut le sourire aux lèvres, il happa ce
moment de bonheur, c’était son premier cadeau de la
journée.
139
Les orages maléfiques
140
Richard KELLER
25
Sa nuit fut peuplée de fantômes et de cauchemars, il
ne pouvait s’en dépêtrer. Au milieu des orages maléfiques
des visages lui apparaissaient, au moment où il allait les
reconnaître ils s’évanouissaient dans un large sourire. En
d’autres temps il aurait pris une bouteille de vieux whisky et
se serait réfugié autour d’un verre qu’il aurait vidé à gorgées
continues. Tous ces revenants se seraient dissous dans ce
liquide, aujourd’hui il préférait affronter sans artifices sa
dure réalité.
Suong s’immisça dans le cortège, interrogative et
discrète à la fois, elle entrait dans une histoire dont elle ne
connaissait rien. Nougaro l’avait si bien chanté, elle
apparaissait sur l’écran noir de ses nuits blanches, et il
faisait son cinéma. Tout cela l’amenait à réfléchir sur ce qui
lui arrivait et sur sa façon de gérer cet évènement imprévu
dans sa vie d’errance.
Il ralluma plusieurs fois la lumière, ce geste lui parut
bien inutile alors il ne l’éteint plus ce qui lui permit de rester
éveillé. Ses délires ne disparurent pas pour autant, les
mêmes images défilaient sans cesse dans sa tête. Des
frimousses connues semblaient le rappeler à l’ordre, il
pleurait en silence, il voulait leur répondre, mais dès qu’il
s’apprêtait à ouvrir la bouche un brouillard opaque entourait
la vision qui se repliait hors de son regard.
Au matin il était épuisé par une telle nuit, tous ces
fantômes avaient rejoins la demeure de la nuit, seule Suong
restait présente dans son esprit. Il se posait un grand nombre
de questions sur elle, sur lui, sur eux. Il ne savait rien d’elle
141
Les orages maléfiques
et cela l’empêchait de se projeter plus loin devant, lui
souffrait trop pour envisager une relation sans référence au
passé, pourrait-elle accepter de n’être qu’un pis-aller, une
roue de secours, une bouée de sauvetage ?
Ce soir il irait au rendez-vous et lui dirait qu’il y a
trop d’obstacles pour envisager d’aller plus loin. Il craignait
la rencontre, il avait peur de manquer de self-control face à
sa beauté. Il tournait le problème dans tous les sens, aucune
solution acceptable ne lui venait à l’esprit. Subjugué par sa
grâce et ses courbes, sa clairvoyance et son jugement se
trouvaient altérés, il raisonnait en dehors de toute logique.
Il tergiversa une bonne partie de la matinée, avant de
prendre sa décision, il ne se rendrait pas au rendez-vous.
Maintenant il s’agissait d’envisager la suite du programme.
Il se rappela qu’un train de nuit reliait Hanoi à Saigon, il
partait quelques minutes avant la fin de service de Suong, il
pourrait donc s’éclipser sans risquer de la rencontrer sur son
chemin. Il n’éprouvait que de la honte et du mépris pour son
comportement peu courageux vis-à-vis de la jeune femme, il
espérait qu’elle comprendrait que des abîmes les séparaient.
Le tenancier de l’hôtel fut surpris de ce départ
précipité, il ne posa aucune question, l’homme avait ses
raisons. Il trouva son client d’une tristesse inaccoutumée et
pensa que des problèmes importants l’obligeaient à abréger
son séjour, peut-être reviendrait-il un de ces jours.
Le train attendait l’heure du démarrage, sur le quai
une fourmilière s’agitait dans tous les sens. Il avait acheté le
billet en gare, il ne put obtenir de couchette et préféra la
classe dure avec les autochtones, c’était plus bruyant mais
bien plus vivant. Des odeurs multiples envahissaient le
wagon, les senteurs d’épices se mélangeaient à celles de
friture et de café, des voyageurs prévenants s’installaient
pour casser la croûte avant une longue nuit.
142
Richard KELLER
Une cinquantaine de personnes occupait la voiture
d’un confort précaire, cela ne les gênait en rien, certains
jouaient au carte en vociférant à chaque levée de carte. Il
regardait ce jeu dont il avait du mal à cerner toutes les
subtilités. De l’argent circulait de mains en mains à l’issue
de chaque tour de table, les vietnamiens, comme la plupart
des peuples asiatiques, adoraient le jeu et les paris.
Le convoi s’ébranla avec plus de vingt minutes de
retard, l’exactitude n’était pas le point fort de la compagnie
des chemins de fer. Il regarda sa montre et se dit que la
pauvre Suong devait l’attendre devant l’agence. Il se
demandait quels vêtements elle portait et qu’il ne verrait
pas, il se surpris à s’interroger aussi sur ses dessous, il
chassa rapidement cette pensée, il se trouvait peu fier du
vilain tour qu’il venait de lui jouer. Combien de temps
poireautera-t-elle avant de réaliser qu’il ne viendrait pas ?
Comment va-t-elle réagir face à sa muflerie ? Il éprouvait de
la honte et du soulagement, il reprenait son errance sans
s’attacher et l’essentiel se situait là.
Les nombreux travaux sur la voie ralentissaient
l’avancée vers sa destination, le tortillard se trainait à une
vitesse de sénateur. A ce rythme le convoi arriverait dans
l’après-midi, au lever du jour il voyait défiler le paysage,
tantôt en bord de mer, tantôt dans des profils montagneux, le
voyage réservait d’agréables surprise à celui qui savait
observer et apprécier dame nature.
Un couple avec deux enfants lui proposa du thé et du
riz, il accepta et discuta un peu avec eux. Les mômes le
perturbaient un peu mais il arriva à en faire abstraction et à
discuter un peu, ils vivaient dans les environs d’Hanoi et
profitaient de quelques jours de vacances pour rendre visite
à de la famille installée dans le delta du Mékong. Un oncle
possédait une ferme piscicole qui lui assurait un revenu
143
Les orages maléfiques
confortable, ils envisageaient de monter quelque chose de
semblable dans le nord.
Les deux gosses s’étaient assoupis fatigués par les
heures de cahots et une nuit sans dormir. Le garçon devait
avoir sept ou huit ans et sa sœur paraissait bien plus jeune,
ils avaient l’air de bien s’entendre. Il les contemplait avec
une lueur dans les yeux, puis détourna son regard, ils discuta
avec les parents de tout et de rien, le temps s’égrena plus
vite.
La ligne reliant le nord au sud subissait d’important
travaux, des ouvrières et des ouvriers s’affairaient le long de
la voie, les femmes travaillaient autant que les hommes, il
faut dire que la devise était à salaire égal travail égal. Ici
l’égalité sous forme de tâches physique ne devait pas être de
tout repos, les pauvres devaient rentrer harassées, fourbues
par ces journée à transporter de lourdes charges dans
d’immenses paniers.
A l’approche de Saigon, les abords des rails étaient
envahis par des constructions hétéroclites, le sous-prolétariat
s’employait à survivre dans des conditions épouvantables,
quel que soit le régime politique le ciel est toujours le même
pour les miséreux, chargés de nuages gris, eux aussi ont
leurs orages maléfiques, ils durent toute une vie.
A l’entrée en gare il pensa à nouveau à cette créature
divine qui lui avait fait confiance et qui replongeait dans son
quotidien avec un peu plus d’amertume aux lèvres. Suong,
la belle Suong, que faisait-elle à cet instant, il aurait voulu
l’appeler, s’excuser en s’expliquant mais il renonça, par
lâcheté.
Les quais de Saigon résonnaient de la pagaille
environnante, les gens couraient dans tous les sens selon un
ordre connu d’eux seulement. Il observait ce manège par la
fenêtre, amusé du mouvement de cette ruche en pleine
144
Richard KELLER
activité. Il quitta ses compagnons de voyage en leur
souhaitant bonne chance pour leurs projets, les enfants lui
firent un signe de la main, il tourna aussitôt les talons.
145
Les orages maléfiques
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Richard KELLER
26
Ils passèrent trois journées idylliques à ne penser
qu’à admirer les fleurs, les bois, les collines et le lac. Tout le
reste leur semblait loin, ils auraient voulu que cette
parenthèse dure l’éternité. Après une fin d’année et le début
de la suivante chaotique, ils savourait ces instants de
bonheur partagé.
La voiture fut mise au repos, ils marchèrent sur les
sentiers, s’extasiant sur une fleur, admirant la mélodie d’un
oiseau et méditant sur eux même. Bien sûr ils pensèrent à la
maladie, mais dans leur état d’esprit du moment elle n’eut
pas le droit de s’immiscer. Le couple formé par Rindra et
leur fils aîné vint sur le tapis, ils étaient heureux de les voir
sortis d’affaire, ils ne pouvaient s’empêcher de penser à ce
petit héritier qui ne verrait pas le jour à cause d’un virage
mal négocié.
Ils parlèrent abondamment, mais ici aucune notion
d’urgence, ils causaient en toute sérénité, leurs questions
restaient sans réponse. Avec le temps il ne comprenaient
toujours pas le comportement de leur belle-fille, ça les
chiffonnaient, ce secret revêtait à leur yeux beaucoup
d’importance.
Ils laissèrent avec regret la « Quinta do Barranco »,
en se promettant de revenir un jour prochain. Ils se rendirent
dans les villages autour de Faro, ils ne trouvèrent que des
villégiatures pour touristes anglais et allemands, les lieux ne
correspondaient pas à leur attente, ils préférèrent s’enfoncer
dans l’arrière-pays, une contrée où l’authenticité n’était pas
147
Les orages maléfiques
qu’un mot. Ils se dirigèrent en direction de Monchique, une
fête se déroulait dans le village situé un peu plus haut à cinq
kilomètres. Ils découvrirent des villageois tout de noir vêtu,
les cloches se mirent à sonner, un enterrement se déroulait
juste avant que ne débutent les festivités. Pendant la
cérémonie la place se vida, seuls des voyageurs égarés
déambulaient dans les rues de la cité, ils en profitèrent pour
chaparder deux fruits sur un oranger. Ils quittèrent la
commune pour visiter les environs, ici l’eucalyptus avec son
odeur caractéristique régnait sur la forêt. Ils tournèrent dans
les lacets de la route qui les emmena vers un belvédère qui
dominait la Serra de Monchique, le point de vue permettait
de voir jusqu’à l’océan, le panorama offert valait le
déplacement. Ils restèrent un moment à scruter l’horizon,
une brise venue du bord de mer prit le relais des eucalyptus,
une odeur iodée parvenait à leurs narines.
Lorsqu’il revinrent au village la fête battait son plein,
les stands offraient des produits locaux à déguster, ils ne
s’en privèrent pas, ils n’avaient pas mangé et deux tranches
de gâteau, fourré à la confiture de figue, colmatèrent les
petits creux à l’estomac. Pendant ce temps les organisateurs
effectuaient les derniers réglages au spectacle qui débuterait
dans quelques minutes. Un groupe chauffa les spectateurs
par des rythmes contemporains, le clou de la journée fut un
chanteur qui s’exprima longuement, il chanta une seule
chanson qui dura plus d’une heure, c’était le dialogue d’un
ménage en grand désaccord. Les autochtones riaient à
gorges déployées, les mimiques et les phrases de ce
troubadour enchantaient l’assistance, même ceux qui ne
comprenaient pas le portugais succombaient sous le charme.
Le vent du soir amena la pluie et tout ce beau monde
commença à se replier, ils rejoignirent la Clio et rejoignirent
leur chambre d’hôtel.
148
Richard KELLER
Le contraste avec leur villégiature précédente leur
sauta aux yeux, le confort n’était pas le même, le site ne
pouvait rivaliser avec « Paradise in Portugal ». ils décidèrent
de ne pas s’attarder et de rejoindre au plus vite l’Alentejo et
la localité d’Evora. Après une bonne nuit de sommeil, ils
prirent la route, les paysages défilaient, le relief moins
accidenté ressemblait un peu à la Toscane. Des fermes
blanches dominaient les sommets des collines, les chênes
lièges prenaient le relais des eucalyptus. Ils rejoignaient le
domaine des cigognes, des nids sur les cheminées et sur des
poteaux aménagés, elles régnaient impassibles sur la région.
Ils n’en avaient jamais vues autant, ces volatiles
s’épanouissaient ici en toute tranquillité, le climat leur
convenait parfaitement.
Le blé poussait au pied des arbres, les troncs sans
écorce se remarquaient à leur couleur rougeâtre tandis que
les autres oscillaient entre le gris et le marron. Chacun
recelait une marque permettant de l’identifier et de planifier
la récolte de ce liège si précieux, le pays étant le premier
producteur mondial.
Ils poussèrent jusqu’à Portalègre, ils avaient jeté leur
dévolu sur une maison de charme baptisée aussi « Quinta ».
Ils avaient trouvé cette demeure dans un guide spécialisé
dans les chambres d’hôtes présentant un attrait particulier.
Située à l’écart de la cité, la résidence de style mauresque ne
manquait pas de caractère, citronniers et orangers formaient
une haie ombragée menant à la piscine. Des moutons
broutaient l’herbe haute et des lapins gambadaient le long
des murets où se trouvaient leurs terriers. Ce tableau
champêtre incitait au farniente, ils passèrent de longs
moments dans ce cadre bucolique.
149
Les orages maléfiques
Ils déambulèrent dans la vieille ville, montèrent
jusqu’au château et visitèrent la chapelle. Sur la place
principale les étals du marché attiraient le chaland. Ils
prenaient du plaisir à se mélanger aux acheteurs locaux, ils
savouraient là toute l’authenticité, la chaleur et la rusticité
de ces gens. Ils n’étaient pas au bouts de leurs surprises, le
repas du soir se passa dans un lieu insolite.
Au fond d’une ruelle étroite un barbecue,
confectionné dans une moitié de bidon, répandait sa fumée
et les effluves des grillades leur chatouillèrent les narines.
Ils s’approchèrent et comprirent vite l’intérêt d’entrer dans
cette gargote. Dans un local, aménagé dans une cave, se
trouvait une salle au décor surprenant. De grandes tables
étaient disposées sur un sol de terre battue, des jarres
énormes comblaient le fond de la pièce. On se serait cru
dans la caverne d’Ali Baba, avec les voleurs cachés à
l’intérieur des récipients qui servaient encore récemment à
stocker le vin. Ils s’installèrent, il y avait seulement deux
places de disponibles, ils n’en demandaient pas davantage.
Ils voisinèrent avec une famille anglaise dont le père
maîtrisait parfaitement la langue de Molière, cet homme
avait dirigé le département français d’une multinationale qui
produisait des rasoirs connus sur toute la planète. Ils
sympathisèrent et échangèrent quelques propos sur le
Portugal. Ils possédaient une maison dans la région de
Setubal où leur fille enseignait l’anglais.
Le repas simple et copieux les combla d’aise, le bon
vin et le voisinage agréable firent le reste, ils ressortirent les
joues roses et le verbe haut, ils avait bu plus que de raison.
Heureusement pour eux, la maréchaussée ne sévissait pas
avec zèle et célérité comme dans le pays de France. Ils
purent réintégrer la « Quinta » en roulant doucement, et
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Richard KELLER
s’endormirent en rêvant au divin liquide qui s’échappait des
jarres pour remplir leurs verres.
Malgré l’abus de la soirée précédente, ils se
réveillèrent en pleine forme et décidèrent de se rendre à
Evora, ils connaissaient bien la ville et y retournaient avec
joie. Ils hantèrent à nouveau la cathédrale et esquivèrent la
chapelle des os aux murs constitués d’ossements humains,
cinq mille squelettes sont là, peut être par économie de
matériaux.
Sur l’esplanade où se trouvent les vestiges romains,
une manifestation battait son plein, les employés de la
municipalités défilaient pour dénoncer la volonté des élus de
confier leur travail à des entreprises privées. Ils avaient
choisi un support moderne pour attirer l’attention des
passants, des fourgons publicitaires arpentaient les rues de la
ville en scandant des slogans en rapport avec des affiches
mobiles apposées sur les supports des véhicules. Chaque
panneau, similaire a ceux que l’on voit chez nous, montrait
les édiles dans des situations peu flatteuses. Sur l’un d’eux
trois vautours posés sur un arbre surveillaient le service
public agonisant, un tas d’os s’accumulait au dessous de la
carte du Portugal accrochée à une branche. La chaise à
porteur transportant le chef du gouvernement ne manquait
pas d’attirer l’œil par son côté comique et décalé. Les
manifestants joyeux exprimaient leur mécontentement d’une
façon originale.
151
Les orages maléfiques
152
Richard KELLER
27
Saigon la métropole du sud attirait beaucoup de
monde, le cœur économique du pays battait ici. Le peuple
industrieux s’affairait pour traiter les affaires, chacun
essayait de profiter des richesses à sa manière. Le moindre
mètre carré servait à installer un atelier ou une échoppe. Il
errait au milieu de ce monde qui n’était plus le sien, au
contraire cette agitation permanente lui donnait le tournis, il
aspirait à autre chose, ses pensées vagabondaient entre son
destin cruel et une femme qu’il avait lâchement fui.
Il visita la cathédrale, le bâtiment en brique rouge
accueillait fidèles et touristes dans un flux ininterrompu, il
ne trouva rien d’extraordinaire à voir, hormis son passé
colonial, l’édifice ne présentait pas un grand intérêt
architectural et sa décoration ne rivalisait pas avec une
église vénitienne.
Il en était tout autrement de la poste centrale située
en face, rénovée la façade offrait un aperçu de la
colonisation française en Indochine. Au sommet d’un
clocheton le drapeau vietnamien, rouge avec une grande
étoile jaune au centre, flottait au vent. Il pénétra à
l’intérieur, le portrait de l’oncle Ho au fond de la salle
embrasait les lieux de son regard bienveillant. Entouré de
deux globes terrestres et d’une pendule, le vieil homme
donnait de la solennité au lieu, le silence régnait dans ce
décor, la voûte ,se terminant en son milieu par une verrière,
ajoutait du volume à cet espace qui n’en manquait pas. Il
resta un moment posé sur une chaise à regarder travailler les
postiers, le courrier revêtait un aspect magique à ses yeux,
153
Les orages maléfiques
l’épopée de l’aéropostale n’y était pas étrangère. De nos
jours le fonctionnement de ces acteurs incontournables avait
perdu de sa poésie et seule subsistait des noms de légende,
Mermoz, Saint-Exupéry et quelques autres moins célèbres.
Il se rendit aux halles de Cholon, certains
surnommaient l’endroit « Le ventre et la marmite de
Saigon ». Il emprunta un moyen de locomotion lui
permettant de profiter tout à loisir de l’animation de la rue,
le cyclo-pousse pousse avançait lentement se frayant un
chemin parmi la circulation. Arrivé sur place il fut généreux
avec le vieux travailleur qui fit mille courbettes en guise de
remerciements, arc-bouté sur sa machine, il n’avait pas
pédalé pour rien. Avec un seul client il venait d’encaisser le
salaire de deux journées de labeur, il pouvait souffler un peu
et aller fumer une pipe d’opium dans un tripot clandestin.
Malgré l’effervescence autour de lui, il ne parvenait
pas à se détacher du visage et du corps de déesse de Suong,
cet épisode le marquait durablement. Il revivait la soirée
qu’ils avaient passé ensemble, les doux moments assis sur le
lit, l’échange de baisers et sa volonté de ne pas poursuivre.
Il voulait la revoir, deux minutes plus tard il ne le souhaitait
plus, son cœur était victime de sentiments contradictoires. Il
subsistait un comportement dont il avait honte, sa fuite le
peinait beaucoup. Il ne comprenait pas qu’à son age il ne
puisse affronter la vérité en face, il se trouvait trop vieux
pour se lancer dans une conquête amoureuse, ce temps était
révolu, et puis il ne sillonnait pas l’Asie pour ça, il cherchait
la sérénité tout simplement.
Il se dit qu’il devrait descendre jusqu’au delta du
Mékong, il gardait un souvenir ému de son escapade avec sa
tendre moitié. Il se souvenait de la couleur de l’eau, un
liquide boueux où évoluaient des myriades d’embarcations,
toute une faune maritime vivait des échanges fluviaux. Des
154
Richard KELLER
ferry, des bateaux de marchandises, des barques, se
frayaient un passage pour rejoindre les ports ou les marchés.
Il revoyait cette jeune femme qui manœuvrait avec
précaution et dextérité, elle connaissait le fleuve et ses
pièges, elle transportait des fruits et légumes qu’elle vendait
sur le marché flottant, sa fille dormait allongée sur une natte,
les vagues dépassaient parfois la ligne de flottaison au
risque de déséquilibrer l’embarcation chargée au maximum.
Elle lui avait inspiré un texte qu’il avait intitulé « La fille du
delta »,il le récitait dans sa tête.
Le bateau glisse sur l’eau boueuse
La femme à la main ferme rame
Le Mékong nourricier tisse sa trame
Debout sur l’esquif elle est soucieuse
Le vieux bateau est bien chargé
Le bois craque face à la vague
Gare aux détritus qui divaguent
Il faut être attentif aux dangers
Au petit matin elle est partie
Prenant avec elle sa fille à bord
Les autres s’agitent dans le port
Ici se joue une drôle de partie
Pour la gagner il faut être rapide
Remplir bien vite la barque
Fruits et légumes on embarque
A la grâce du fleuve qui décide
Le soleil se lève à l’horizon
C’est pas le moment de musarder
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Les orages maléfiques
Sur l’eau la meute ne va pas tarder
Est venu l’heure des livraisons
Le marché est un endroit curieux
Un mélange d’odeurs et de couleurs
Où battent d’immenses cœurs
Les sourires sont merveilleux
Et toi tu arrives jeune batelière
Tu t’arrimes comme à ton habitude
Pas de temps mort ni de lassitude
Tu négocies l’attitude fière et altière
Tes fruits sont beaux et tu le sais
Ta fille endormie est silencieuse
Le clapotis est sa douce berceuse
Enfin tous tes produits sont placés
Tu vas revenir à vide le cœur léger
Qu’il vente ou qu’il pleuve
Chaque jour tu es sur le fleuve
Fille de l’eau qui ne sais pas nager
Avec autour l’ombre des bananiers
Et l’odeur sucrée de la frangipane
Au bord de l’arroyo est ta cabane
La toiture en feuilles de palmier
Une natte posée sur un châssis
Dans un coin un chat famélique
Pour éloigner les esprit maléfiques
Même la superstition est ici
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Richard KELLER
La pauvreté est ton royaume
Tes yeux de jais et ton sourire
Ton passeport pour survivre
Au delta c’est toi l’homme
Aujourd’hui la gamine doit être à la manœuvre sur
l’eau, sa mère a du lui passer le flambeau, ainsi va la vie
dans ces contrées. Il revivait son débarquement sur un
ponton exsangue d’avoir vu passer trop de gens. Ils s’étaient
retrouvés dans un atelier de récupération de piles et
batteries, des jeunes femmes décortiquaient ces pièces
dangereuses sans masques ni gants, la pièce fermée et sans
lumière devaient receler une quantité de matériaux pouvant
empoisonner des centaines de personnes, elles travaillaient
stoïques, la maladie faisant partie du risque, mais sans ça
pas d’autre travail ne s’offrait pour elles, alors elles
préféraient le danger à la misère, mais pour elles c’était l’un
et l’autre.
Leur balade en barque dans les arroyos lui laissait
aussi des souvenirs plein la tête, il avait été marqué par les
sourires et les signes des enfants se baignant nus parmi la
boue et les excréments, des sacs en plastique flottaient ça et
là. Sur les berges des cabanes au toit de palmes abritaient
des familles, une végétation luxuriante servait de décor à la
pauvreté, il n’était pas certain que « La misère soit plus
supportable au soleil ».
Le contraste avec le nord du pays sautait aux yeux,
ici chacun gérait sa condition avec comme seul espoir de
s’en sortir par soi même. Dans l’autre moitié du Vietnam la
solidarité s’exprimait au quotidien, personne ne se trouvait
abandonné, on partageait tout même lorsqu’il n’y avait rien.
Dans le sud l’individualisme, hérité de la présence
occidentale, mettait sur le tapis des milliers de pauvres, la
157
Les orages maléfiques
miséricorde n’arrivait pas jusqu’à eux. Il hésita puis décida
de se rendre ailleurs, il pensa qu’un séjour dans la baie
d’Along serait le bienvenu. Inconsciemment il se
rapprocherait de Suong.
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Richard KELLER
28
Ils entamèrent la dernière phase du séjour, bientôt les
vacances ne seraient plus qu’un amalgame de souvenirs
rangé dans la grande malle du temps qui passe. Ils se
dirigeaient vers un village situé dans les environs de Fatima,
ils prévoyaient de passer deux jours chez des amis portugais
qui jouissaient de leur retraite au pays après de nombreuses
années de travail en région parisienne. Ils se connaissaient
depuis plus de trente cinq ans, une profonde amitié les liait.
Ils savaient qu’il leur faudrait un solide coup de fourchette
pour faire honneur à leur table, c’était à chaque visite le
même rituel.
Le paysage changeait, le relief devenait un peu plus
aride, l’eucalyptus prenait la place du chêne liège. Au fur et
à mesure qu’il approchèrent de Fatima, ils croisèrent des
pèlerins en car et à pied, ils se dirigeaient vers le sanctuaire
érigés en souvenir de l’apparition de la vierge Marie à trois
jeune bergers. Cet événement transforma l’économie et la
vie religieuse du pays, les hôtels et magasins se
multiplièrent et l’endroit est devenu un haut lieu du
catholicisme.
Ils évitèrent la basilique et ses croyants pour se
diriger vers le terminus de leur étape. L’accueil était
toujours le même avec la joie de se revoir, leur dernier
passage datait de près de cinq ans. Les hôtes n’avaient pas
trop changé, mais on pouvait lire de la préoccupation dans le
fond de leurs regards, une forme de mélancolie les habitait.
Après les échanges de banalités, ils saisirent ce qui minait
leurs amis, la santé économique de la société de leur fils
159
Les orages maléfiques
n’était pas florissante, elle subissait de plein fouet la crise
qui frappait le pays. Face à l’adversité, ils souffraient
davantage que les principaux intéressés.
Malgré leur présence et les tentatives de réconforter
leurs amis, ils se rendirent à l’évidence, la sinistrose gagnait
dangereusement du terrain. Ils discutèrent longuement avec
le fils et son épouse, ces derniers réagissaient avec plus de
tonus et analysaient le problème avec lucidité et sang froid.
Ils reconnurent que l’issue fatale n’était pas très loin, un trop
grand nombre d’impayés mettait en péril l’existence de
l’entreprise et les moyens de recours s’avéraient dérisoires.
Cela ne les empêcha pas de passer un excellent moment
devant un repas convivial où le bon vin coula à flots, ils se
quittèrent en se promettant de remettre ça le plus souvent
possible.
La chaleur s’invita sur la région, le soleil généreux
fit monter la température, il leur restait deux jours à flâner
dans les rues de Lisbonne. Il saluèrent et remercièrent
chaleureusement leurs amis, et prirent la route, une heure et
demie plus tard ils rentraient dans la capitale lusitanienne.
La circulation était dense mais il connaissait parfaitement le
chemin de l’hôtel, il avait choisi le même que la dernière
fois. L’établissement présentait deux avantages non
négligeables, il se situait en centre-ville et possédait un
garage en sous-sol. L’inconvénient étant le voisinage, en
effet la prostitution sévissait de plus belle dans les rues
adjacentes, des femmes, originaires des anciennes colonies
africaines, faisaient commerce de leur corps au sus et au vu
de tout le monde.
Après avoir garé la Clio et porté les bagages dans
leur chambre, ils partirent, bras dessus bras dessous,
déambuler dans la ville. Ils adoraient l’ambiance du centre
historique, ils s’agrippèrent au tramway avalant les pentes
160
Richard KELLER
étroites au dessus de la cathédrale, malgré les vitres
ouvertes, il ne fallait pas pencher la tête, l’engin avançait et
il rasait les murs passant souvent à quelques petits
centimètres. Le trajet ne manquait pas de pittoresque, le
spectacle des vieilles femmes toutes de noirs vêtues, avec
leurs paniers remplis de provisions, les ravissait.
Contrairement à d’autres grandes villes européennes,
Lisbonne avait su garder une âme, les requins de
l’immobilier ne s’étaient pas encore emparés de la cité, les
habitants vivaient ici, ce qui donnait un attrait
supplémentaire à leur visite.
A la mi-journée ils baguenaudaient sur la place du
commerce lorsqu’ils virent un groupe se réunir vers la statue
équestre de José 1er érigée au milieu de l’esplanade. Un
homme se singularisait par sa stature et son costume clair, il
s’agissait de notre président de la cour des comptes. Ils
questionnèrent une hôtesse qui leur précisa les raisons de sa
présence, il assistait à un colloque sur l’harmonisation
judiciaire, tout un programme ! Les participants posèrent
pour la postérité avant de s’orienter à pas comptés vers un
restaurant réputé.
La soirée fut consacré à écouter du Fado dans le
Bairo Alto, ils choisirent un petit estaminet ou deux
chanteuses et un chanteur aveugle se relayaient pour
décliner leur répertoire aux clients de passage. Ils
apprécièrent ce moment agréable à écouter ces mélodies
empreintes de Saudade, la nostalgie propre à cette musique.
Ils rejoignirent leur hôtel à pied sans se presser, la faune
nocturne s’était déployée alentour, ils continuèrent leur
chemin sans s’attarder sur ce qui se passait.
Ils avaient arpenté de long en large les rues et
ruelles, ils aspiraient à une bonne nuit de repos, leur espoir
fut vite déçu. Des soupirs et des plaintes parvenaient jusqu’à
161
Les orages maléfiques
eux, le sommeil n’avait pas gagné la pièce voisine. Ils
distinguaient des gémissements puis des cris, le lit grinçait
et la jeune femme semblait au comble de l’excitation. Ils
comprirent vite que la séance revêtait un caractère
particulier, ils identifièrent trois voix différentes, deux
hommes accompagnaient la fille qui évoluait du plaisir à la
douleur selon les moments. Ils comprenaient cet usage
d’une chambre d’hôtel, ils s’interrogeaient sur ce qu’ils
entendaient, était-ce subi ou consenti ? Ils ne possédaient
pas suffisamment la langue portugaise pour interpréter les
cris provenant d’à côté. La séance dura une grande partie de
la nuit, le temps leur parut interminable, la jeune femme
passait de l’orgasme aux plaintes et aux cris. Ils optèrent
pour une professionnelle qui monnayait ses talents à deux
pervers, il ne pouvait en être autrement. Ils n’osaient pas
alerter la réception de crainte de voir la situation dégénérer,
par lâcheté ils préférèrent ne rien dire et attendre la fin des
ébats.
Ils descendirent dans la salle de restaurant pour le
petit déjeuner, ils espérait que les protagonistes de leur nuit
blanche viendraient, après tous cette débauche d’énergie, se
sustenter. Ils durent se retenir pour ne pas pouffer de rire
lorsque le premier pensionnaire arriva, un vieux monsieur le
cheveu blanc et avec une canne se présenta. Ils doutèrent
qu’il soit membre actif du trio qu’ils entendirent aussi
longuement. Ils déchantèrent, les oiseaux s’étaient sûrement
envolés à l’issue du jeu, ils ne verraient jamais les visages
de ces adeptes du Sado Masochisme.
Ils passèrent une deuxième journée plus calme, ils
visitèrent la tour de Belém et se baladèrent dans le quartier
avant de rejoindre l’aéroport en fin d’après-midi. La
parenthèse se refermait, tout ce qu’ils avaient mis au milieu
leur procura de la joie et du plaisir. Ils oublièrent la maladie,
162
Richard KELLER
l’accident du fils aîné et la fausse-couche de Rindra. Demain
serait différent, ils en étaient conscients. Ils avaient rechargé
les batteries afin d’affronter le quotidien et ses orages
maléfiques.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
29
Un autre univers s’ouvrait devant lui, le golfe du
Tonkin lui offrait la baie d’Along dans son écrin. Le bateau
identique à une jonque fendait les flots dans une brume qui
répandait le mystère tout autour. En cette saison le touriste
ne se bousculait pas, il profita de l’aubaine pour négocier
une excursion en solitaire. Il se retrouva le seul passager
dans l’embarcation, deux hommes formait l’équipage qui
s’aventurait entre les îlots karstiques. Le soleil déclinait sur
l’horizon éclairant les rochers d’une lumière irréelle, l’eau
s’assombrissait et une teinte orangée s’appropria le ciel. Il
pensait à la légende qui accompagnait la création de ce site
grandiose. Le dragon mythique serait descendu dans la mer
pour dominer les courants, entraîné par ceux-ci il se débattit
et ses nombreux coups de queue taillèrent des failles dans la
montagne. Avec la montée des eaux, il ne subsiste
maintenant que les sommets les plus hauts, cette histoire,
embellie par la beauté sauvage du lieu, faisait rêver des
millions de visiteurs.
Il rejoignirent cinq autres bateaux qui avaient jeté
l’ancre à proximité, la réglementation en vigueur obligeait
les capitaines à mouiller en groupe pour la nuit. De nos
jours, des pirates sévissaient encore dans cet endroit de la
mer de Chine, le dédale naturel de la baie leur offrait un
cadre idéal pour échapper aux autorités. Le danger était réel
à la tombée du jour, la prudence s’imposait à tous.
Il passa une bonne partie de la nuit à contempler les
étoiles sur le pont, il s’allongea sur un transat et s’endormit.
L’humidité le réveilla, il était trempé, une fine bruine
165
Les orages maléfiques
tombait, il distinguait à peine les lumières des jonques
immobiles. Il regagna sa cabine, quitta ses vêtements
mouillés et se glissa dans le lit. Au petit matin un bruit
insolite le réveilla, quelque chose ou quelqu’un grattait à la
porte, il alluma et fut impressionné. Un rat, plus gros que ses
deux poings, tentait de se frayer un chemin, il cherchait à se
faufiler entre des planches disjointes. Il lui ouvrit, la bestiole
n’en demandait pas tant, il disparut dans les cordages
enroulés sur la coursive.
Cet épisode le maintint éveillé, il voulait éviter
l’intrusion d’un nouveau spécimen. Il s’habilla et rejoignit le
personnel à l’étage supérieur. Dehors la baie s’était vêtue de
gris, le soleil de la veille cédait la place à la pluie, la
visibilité était quasi nulle. Des bruits sourds résonnèrent en
écho parmi les blocs, il comprit que les pêcheurs
travaillaient en toutes saisons, ils pêchaient à la dynamite.
La méthode interdite perdurait malgré la répression
policière, les coupables cachaient leurs explosifs dans des
grottes et ne prenaient avec eux que la quantité nécessaire
pour la journée, un bâton suffisait pour tuer du poison sur un
large périmètre. Ce procédé appauvrissait les fonds marins
et dans quelques années il n’y aurait plus de créatures
vivantes dans les eaux de la baie. Ces pauvres gens
agissaient de la sorte depuis plusieurs générations, il n’était
pas simple de renoncer à sa source de revenu, même si
l’activité s’avérait illégale.
Ses pensées vagabondaient, il voyageait dans le
temps, il se souvenait de son précédent périple avec sa
douce et tendre compagne. Ils avaient escaladé l’îlot Titov
avec sa plage de sable blanc, arrivés en haut, un panorama
exceptionnel s’offrit à eux. Ils dominaient l’essentiel de la
baie et purent admirer tout à loisir le travail de dame nature.
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Richard KELLER
Ils passèrent de bons moments ensemble avant la maladie,
avant l’arrivée des orages maléfiques.
Suong occupait une petite place dans sa tête et
probablement dans son cœur. Il s’était éloigné comme un
gosse qui a fait une bêtise, parfois il regrettait de s’être
comporté de la sorte. Des sentiments contradictoires
l’habitaient, avait-il le droit de penser à une autre femme ?
était-ce raisonnable ? Aucune réponse à ces questions ne
parvenait jusqu’à lui, il devait se contenter de sa conscience,
et justement, il n’avait pas bonne conscience. Il savait qu’il
ne réécrirait pas l’histoire, il s’interrogeait, avait-il le
courage d’en écrire une nouvelle ?
Il méditait sur sa propre existence, sa vie, ses fautes,
ses erreurs, ses épreuves. Dieu ne lui donnait pas les clés
pour ouvrir les portes de l’espoir, il ne croyait pas, il
devenait fataliste. Il regardait en arrière, ce qu’il voyait le
rendait triste, alors il essayait de passer à autre chose, peutêtre que Suong entrait dans ce jeu. D’habitude il décidait,
tranchait et appliquait. Aujourd’hui il tergiversait, pesait le
pour, soupesait le contre et ne décidait rien. Il savait qu’il
n’avait plus personne pour jeter des bûches au foyer, plus de
cœur à réchauffer de mots tendres, plus de corps à saouler
de caresses. La solitude prenait tout son sens, le cœur
endurci et le corps au sevrage, il survivait.
Il s’interrogeait sur cette jeune femme, il aurait voulu
être une mouche pour voir comment elle vivait cette
trahison. Que devait-elle penser de lui ? Il fermait aussitôt le
chapitre et s’occupait l’esprit autrement.
Lorsqu’il avait fait ses bagages, il prit cinq
enveloppes qu’il cacheta après y avoir inséré ce qu’il avait
de plus précieux. Il retourna dans sa cabine et en prit une, il
la décacheta et monta sur le pont, un grain fouettait son
visage, il ouvrit plus largement le contenant et jeta le
167
Les orages maléfiques
contenu dans les eaux grises. Il fixa longuement les flots et
rentra se mettre au sec, il pleuvait des larmes de sérénité,
elles coulaient le long de ses joues. Il venait de faire preuve
de volonté, il lui restait quatre enveloppes.
Le bateau leva l’ancre, ils quittèrent l’abri de nuit et
se retrouvèrent dans une zone plus agitée, une forte houle
secouait l’embarcation. Il ne craignait pas le mal de mer,
mais cela lui procurait une sensation désagréable.
Heureusement le pilote expérimenté s’engagea dans une
passe où les eaux aspiraient au calme et à la tranquillité. Le
ciel commençait à se dégager, le contraste des nuages noirs
et blancs conférait un éclat particulier aux rochers
émergeants. Dans deux heures il accosterait, pour aller où ?
il disposait de cent-vingt minutes pour programmer la suite
de son voyage.
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Richard KELLER
30
Ils avaient quitté Lisbonne par une chaude journée,
l’arrivée à Genève les rappela à la triste réalité, une bruine
glaciale se déposait sur la ville. Les lampadaires diffusaient
une lumière blafarde, la parenthèse de bonheur se terminait
dans la nuit genevoise.
Lorsqu’ils poussèrent la porte d’entrée de leur
maison une température glaciale les saisit, ils posèrent leurs
bagages dans un coin et se glissèrent sous la couette, il se
faisait tard et le temps de sommeil serait court. Ils eurent du
mal à s’endormir, pour combler les longs moments
d’insomnies ils discutèrent de leur séjour. Ils rêvaient de
« Paradise in Portugal », ils souhaitaient y retourner le plus
tôt possible, ils avaient succombé au charme de ce coin
magique isolé dans la nature.
Il se réjouissait à l’idée de renouveler un entracte
aussi bénéfique, il revivait en voyant l’état de sa chère
moitié. Elle respirait la joie de vivre et sa leucémie semblait
être loin, elle n’était pas guérie mais la rémission relevait du
miracle, elle ne s’en plaignait pas. Bien entendu, elle
subissait des contraintes médicamenteuses, cela lui
permettait d’espérer en des jours meilleurs, de nombreux
jours de bonheur.
Elle terminerait ses vacances par trois journées à la
maison, elle reprenait, avec appréhension, le travail la
semaine suivante. Elle considérait que sa reprise d’activité
serait un pied de nez à ce coup du sort qui l’avait clouée
pendant plusieurs mois dans un lit. Elle voulait rattraper le
169
Les orages maléfiques
temps perdu, jouir de la vie et de son homme tout
simplement.
Elle essayait de penser le moins souvent possible
aux évènements qui les frappèrent, c’était une des
conditions formulées par son médecin. Elle ne devait se
concentrer que sur des éléments positifs, aller de l’avant à la
recherche du bien-être, profiter des lieux et des choses,
respirer l’air de la liberté retrouvée.
Il se leva le premier et se dirigea vers le répondeur
téléphonique, le compteur affichait cinq messages, il les
écouta. Trois communications concernaient une commande
de restauration d’un meuble ancien confié à un ébéniste, ce
dernier attendait son accord avant d’aller plus loin dans ses
travaux, il le rappellerait dans la journée car l’homme de
l’art suspendait l’avancement à son appel. Les deux
messages suivants émanaient du deuxième fils, à leur écoute
il esquissa un sourire, il ne les effaça pas, il voulait voir la
tête de son épouse à l’écoute de la voix joyeuse du second
fils.
Elle avait besoin de dormir, il en avait l’habitude
depuis toujours, elle pouvait roupiller comme un loir huit à
neuf heures d’affilée. Avec la fatigue du voyage, elle était
en phase de récupération. Lorsqu’elle fit son apparition, son
petit-déjeuner l’attendait à la cuisine, une odeur de pain
grillé lui chatouilla les narines. Elle se dirigea vers son
époux et l’embrassa tendrement, elle remarqua quelque
chose de différent, elle le regarda et lui déclara qu’il lui
cachait quelque chose. Elle avait perçu son air narquois, il
paraissait plus content qu’à l’accoutumée.
Il la laissa se sustenter avant d’aborder une
conversation qui à n’en point douter lui mettrait du baume
au cœur. Elle mâchonnait sa dernière bouchée lorsqu’il mit
en marche le répondeur téléphonique. Elle reconnut
170
Richard KELLER
immédiatement la voix du jeune fils, au bout de deux
phrases elle sourit, l’événement la réjouissait. Il annonçait
qu’il serait là ce week-end et qu’il leur présenterait une
jeune fille avec qui il avait quelques affinités. Il leur assénait
ça d’une manière naïve et spontanée qui correspondait bien
à sa personnalité. Son second message plus bref et plus
précis disait qu’il avait oublié de préciser qu’il l’aimait !
Ils étaient contents de voir enfin le garçon se
stabiliser, il avait beaucoup papillonné ces dernières années
sans jamais s’attarder sur une copine. Ses amourettes
duraient quelques semaines et une nouvelle conquête prenait
la place de la précédente. Il rigolait avec eux en évoquant le
sujet, il déclarait que le hasard ferait bien les choses, il ne
servait à rien de précipiter le moment, la vie se chargerait du
reste.
La semaine s’écoula rondement, ils se posèrent mille
questions concernant la copine, serait-elle blonde ou bien
brune ? grande ou petite ? blanche noire ou jaune ? Ils
riaient de bon cœur en dressant le portrait robot de celle
qu’ils allaient rencontrer. Ce petit jeu les amusa, ils firent un
pari, lui joua sur une blonde aux yeux verts mesurant un
mètre soixante-dix, elle opta pour une brune ténébreuse aux
yeux noirs d’un mètre soixante-quinze. Ils convinrent que le
gagnant et le perdant s’inviteraient mutuellement, comme
cela quel que soit l’issue de la partie, ils passeraient une
bonne soirée ensemble.
Une voiture se gara dans la cour le samedi à midi, le
jeune fils descendit, tandis qu’il se dirigeait vers la portière
du passager, ils observaient la demoiselle qui allait sortir du
véhicule. Ils virent d’abord une chevelure rousse émerger au
dessus du toit, ils se regardèrent et partirent dans un fou-rire
qu’ils expliquèrent aux jeunes gens pendant les
171
Les orages maléfiques
présentations. Tous quatre rirent de bon cœur à l’objet du
pari perdu par papa et maman.
Maureen était irlandaise, elle paraissait dynamique et
maîtrisait parfaitement le français avec un délicieux accent.
Le père séduit par les tâches de rousseur et son regard,
assura qu’il avait trouvé la couleur de ses yeux, en
conséquence il devait être déclaré vainqueur, son épouse
précisa qu’elle avait deviné la taille à un centimètre près,
elle mesurait un mètre soixante-quatorze. Le fils trancha et
opta pour un match nul, dans ces cas là, les parents devaient
les inviter aussi, la proposition fut adoptée à l’unanimité.
Le courant passa immédiatement entre Maureen et
les éventuels beaux-parents, elle se sentait à l’aise et réussit
à les séduire par sa fraîcheur et sa spontanéité. Les deux
tourtereaux se connaissaient depuis sept mois et
envisageaient de vivre ensemble, si l’expérience était
concluante le mariage ne traînerait pas, ils étaient décidés.
Ils comprirent les raisons de la maîtrise de notre
langue par une citoyenne irlandaise. Outre l’anglais, elle
parlait couramment l’allemand, l’espagnol et bien entendu le
français. Elle travaillait à l’OMS à Genève en qualité
d’interprète. Elle aimait la musique, les deux amoureux
firent connaissance lors d’un concert des Rolling Stones, ils
se découvrirent des goûts communs, leur relation débuta
devant une bière dans un pub.
Ils restèrent tout le week-end en compagnie des
parents, chacun trouvant du plaisir à discuter, ils ne virent
pas le temps passer. Maureen savait qu’elle pourrait compter
désormais sur sa seconde famille, elle souhaitait également
rencontrer le fils aîné et Rindra. Ils promirent de mettre sur
pied un week-end familial afin de faire plus ample
connaissance avec le reste de la tribu.
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Richard KELLER
Les jeunes prirent congés tard le dimanche soir, leur
conduite amoureuse ne laissait planer aucun doute, ces deux
là étaient faits pour s’entendre. Le père se laissa aller d’une
confidence à sa douce et tendre compagne, il lui confia
qu’ils seraient grands-parents rapidement, il lisait ça dans
les yeux de son fils et de sa future belle-fille. Elle lui
répondit qu’elle espérait que sa prédiction se réalise.
173
Les orages maléfiques
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Richard KELLER
31
Seul sur le quai du port, sa décision était prise. Il se
renseigna pour rejoindre la capitale, trois heures le séparait
des retrouvailles avec Suong. Quel accueil lui réserveraitelle, il s’était posé mille fois la question, mille fois la même
évidence lui sautait aux yeux, il devait la rencontrer et il
saurait. Le vieux car poussif toussotait et crachotait un
nuage noir, il s’arrêtait souvent et jamais personne ne
descendait, par contre de nombreux autochtones se
faufilaient dans l’allée centrale afin de trouver un refuge
pour se poser. Il était le seul touriste occidental dans le bus
brinquebalant, une majorité de femmes occupait les sièges et
la travée, certaines s’étaient assises sur le baluchon qu’elles
transportaient.
Il ne voyait pas le paysage qui défilait devant lui, ses
pensées allaient vers celle qui l’attirait irrésistiblement. Sans
le savoir elle l’aidait à exorciser ses démons, il revivait avec
un état d’esprit positif. A l’arrêt suivant une jeune
vietnamienne, au ventre bien rond, monta dans le véhicule,
il se leva et voulu lui céder sa place. Par fierté ou par
crainte, elle refusa tout net de s’asseoir sur le siège qu’il
occupait précédemment. Il réussit dans un sourire à lui faire
admettre qu’elle devait se reposer, elle baissa la tête et
s’installa. Il fit le reste du trajet debout en se tenant au
dossier d’un fauteuil afin d’éviter d’être catapulté lors d’un
brusque coup de frein.
L’autobus approchait de la ville, l’habitat se
densifiait et sur les voies les cyclomoteurs et les motos
prenaient d’assaut l’asphalte. La circulation devenait
175
Les orages maléfiques
problématique à l’approche du terminus, à croire que tout le
monde s’était donné rendez-vous au même endroit. La gare
routière se situait à plusieurs kilomètres de sa destination
finale, il héla un cyclo-pousse en lui indiquant l’adresse où
travaillait Suong. Le pauvre homme pédalait arc-bouté sur
sa machine, il usait et abusait d’une sonnette pour se frayer
un passage au milieu d’un embouteillage digne de la place
de la concorde à la sortie des bureaux.
Il se trouvait à moins de cinq-cents mètres du but, il
fit stopper son transporteur, il descendit et le paya avec un
billet de cinq dollars. L’homme était satisfait et remercia
chaleureusement son client. Ses bagages à la main, il se
dirigea d’un pas décidé vers la belle jeune femme.
Il pénétra dans l’agence, il la vit aussi jolie que dans
ses rêves, deux clients conversaient avec elle au comptoir.
Elle tourna sa tête dans sa direction, elle le vit et abandonna
vite de le fixer pour se consacrer à son travail. Le couple lui
tendit une carte de crédit, elle leur donna un dossier dans
une chemise plastifié, ils signèrent un bordereau, après
restitution de la carte ils la saluèrent et quittèrent les lieux.
Il se trouvait bien pataud si près d’elle, elle lui
signifia un bonjour neutre et poli. Le message était clair, elle
s’interdisait de converser d’autre chose que de ce qui se
rapportait à son activité professionnelle. Il essaya d’être
agréable, il commença par lui présenter des excuses, elle lui
répliqua qu’elle était à sa disposition pour des
renseignements d’ordre touristique. Il n’y avait pas de
dialogue, mais deux monologues, chacun parlant de sujets
totalement différents. Il insista, elle lui rétorqua sèchement
qu’elle n’avait rien d’autre à lui proposer, elle haussait la
voix, il craignait que son verbe haut n’attire son chef, il ne
désirait en aucun cas provoquer un incident. Il battit en
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Richard KELLER
retraite, elle détourna son attention, tout semblait fini entre
eux.
Il se retrouva abattu sur le trottoir, il ne s’attendait
pas à voir se dérouler le tapis rouge sous ses pieds, mais il
n’envisageait pas un accueil aussi glacial et détaché. Elle ne
lui pardonnait pas sa lâcheté, sa fuite sans explications. Il
venait de recevoir un direct à l’estomac, il l’avait bien
mérité, il était conscient de tout cela. Il réfléchissait sur le
trottoir, dans quelques minutes la boutique fermerait ses
portes, il attendrait ce moment en espérant pouvoir discuter
un peu avec elle.
Il arpenta les rues du quartier afin de tenter de se
changer les idées, la nuit s’était emparé de la ville, les
lumières projetaient des ombres sur les trottoirs. Les
passants poursuivaient et précédaient leur double
chimérique, insensibles à ces jeux. Le rideau métallique
tomba, plus aucune lueur n’apparaissait au travers des
grilles, il espérait voir s’ouvrir le portail d’à côté et la voir.
Son vœu fut exaucé, elle poussait son scooter, il s’avança
vers elle, il la supplia de l’écouter une seule minute. Elle le
fixa droit dans les yeux, il lui expliqua en peu de mots qu’il
avait eu peur, peur de lui, peur d’elle, peur d’eux.
Ses paroles la touchèrent, elle adoucit son regard,
elle lui répondit qu’elle ne pouvait faire confiance à un
peureux, elle s’assit sur son engin et actionna le démarreur.
Il se précipita vers elle, il lui pris le visage et l’embrassa, il
recula d’un pas et lui dit qu’au moins il lui aurait fait un
baiser d’adieu. Elle quitta son cyclomoteur et se jeta dans
ses bras, ils échangèrent un long, très long baiser. Après
avoir repris leur souffle, elle lui parla puis elle rouvrit l’huis
et partit ranger son scooter, elle en profita pour échanger un
coup de fil.
177
Les orages maléfiques
En très peu de temps, il éprouva des sentiments
contradictoires, après la douche froide il appréciait le
revirement de situation. Elle s’approcha de lui à nouveau, il
la contempla avec tendresse, il ne croyait pas au spectacle
qui s’offrait à lui. Elle avait posé le masque du courroux et
revêtu celui d’une femme amoureuse, il percevait des signes
qui ne trompaient pas.
Ils décidèrent de faire un crochet par l’hôtel car il
avait ses bagages et pas de chambre prévue pour la nuit. Le
réceptionniste le reconnu et solutionna sa demande. Ils
empruntèrent l’ascenseur et se retrouvèrent devant la porte
trois-cent neuf, il tourna la clé, poussa la porte, Suong la
referma, ils se retrouvaient enfin seul. Ils partagèrent des
baisers et des caresses, le feu brûlait dans leurs veines, ils
avaient une énorme envie l’un de l’autre. Il la déshabilla
lentement, il profitait et savourait le grain de sa peau qui
apparaissait en abandonnant le chemisier blanc. Elle l’aidait
dans cet effeuillage, elle se trouva en string et soutien-gorge
blancs. Le contraste avec son teint mat accentuait sa beauté,
elle rayonnait dans la pièce éclairé en intermittence par les
néons de la rue.
Elle s’employa à lui enlever ses vêtements, elle aussi
prenait son temps, elle se frottait tendrement contre lui. Il
dégrafa son balconnet, deux seins fermes sortirent de leur
étui, il les caressa doucement en titillant les pointes qui
durcirent sous l’excitation. Elle se plaqua contre son basventre où son sexe érigé attendait impatiemment. Elle fit
glisser sa minuscule culotte le long de ses jambes fuselées, il
finit de l’enlever en déposant des baisers sur ce bout de tissu
minuscule. L’entière nudité les stimula davantage, ils ne se
parlaient pas, ils échangeaient des caresses et des baisers. Il
fut le premier à approcher ses lèvres de sa toison frisée
noire, il la vit frissonner puis écarter un peu plus ses jambes,
178
Richard KELLER
sa langue s’immisça dans son sexe humide. Elle l’attira vers
le lit, ils basculèrent, elle se positionna sur lui tout en le
laissant continuer à explorer son intimité, elle s’empara de
sa verge tendue et l’embrassa puis passa de petit coups de
langue avant de l’engloutir dans sa bouche. Ils restèrent un
moment à sillonner les routes du plaisir buccal.
Suong abandonna la fellation et l’enfourcha, elle
opérait lentement avec une sensualité qui lui prouvait que
tout restait possible. Elle dirigeait les ébats, il était au
comble du ravissement, à des périodes lentes succédaient
des coups de reins violents, il voulut changer de position, ils
chavirèrent en restant étroitement enlacés. Elle serrait ses
cuisses, il sentait monter en lui le désir de jouissance, elle
haletait, il communiait avec elle, il arrivèrent au summum
au même instant. Elle ne voulait plus se détacher de lui, elle
désirait le garder en elle, il profita de son excitation pour
recommencer. Leur seconde fois fut plus calme et raffinée,
ils jouirent en douceur en se regardant amoureusement dans
les yeux, ils s’embrassèrent et se lovèrent l’un contre l’autre.
Ils auraient pu rester des heures dans cette attitude,
mais la faim les tenaillant, ils prirent une douche ensemble
et partirent main dans la main au bord du lac, ils
trouveraient bien une échoppe où consommer un potage
avec quelques bouchées de riz. Il lui demanda à quelle heure
elle souhaitait partir, elle le regarda et éclata de rire. Il
venait de comprendre, cette nuit elle ne rentrerait pas. Il lui
offrit un baiser, qu’elle lui rendit aussitôt.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
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Le téléphone sonna, il était vingt et une heure trentecinq. Il n’aimait pas entendre cette sonnerie le soir, il avait
trop usé de cet appareil dans les années passées. Sa douce et
tendre épouse s’était pelotonnée dans son lit pour lire, tandis
qu’il regardait un match de football à la télévision. Il se leva
et se saisit du combiné, son plus jeune fils le salua et aborda
directement l’objet de son appel. D’habitude, ce dernier
prenait soin de s’inquiéter des autres avant de parler de lui,
il en fut tout autrement ce jour là.
Il dit à son père qu’il avait deux nouvelles à lui
annoncer, une bonne et une bonne, par laquelle commençaitil ? Il connaissait bien la façon de s’exprimer de son garçon,
il lui répondit de procéder dans l’ordre. Au fur et à mesure
des explications, son visage changea, ce qu’il apprenait le
ravissait, il demanda à son interlocuteur de patienter
quelques instants, il désirait que sa mère entende elle aussi
ce qu’il venait de lui dire succinctement.
Il se dirigea vers la chambre, poussa la porte et
constata que la lecture avait eu raison de la lectrice, elle
dormait à poings fermés. Il hésita avant de prendre la
décision de la réveiller, il estimait qu’elle devait profiter de
la nouvelle maintenant, elle pourrait se rendormir
sereinement par la suite. Il l’embrassa délicatement dans le
cou, elle émis un léger grognement, il insista, elle se réveilla
et le rabroua pour la forme. Elle se rafraîchit les joues à la
salle de bains puis s’empara de l’appareil.
La chair de sa chair se comporta de la même manière
qu’avec son paternel. Son intuition féminine l’amena
181
Les orages maléfiques
instantanément où le fiston voulait l’amener par des
circonvolutions successives. Elle comprit qu’une petite
graine germait dans l’utérus de Maureen, elle rayonnait de
joie elle aussi, être grand-mère lui apportait ce qu’elle
attendait depuis plusieurs années déjà. A l’autre bout du fil,
le gamin tout fier de confier son enchantement à ses parents,
écrivait le plus beau chapitre de sa vie d’homme.
Sa compagne subissait avec beaucoup de
désagrément son début de grossesse, les nausées et
vomissements étaient son lot quotidien. Ces perturbations la
fatiguaient, mais avec son caractère bien trempée, elle se
disait que c’était un cap à franchir et que le reste se passerait
le plus normalement du monde. Elle profitait un peu de la
situation en se faisant câliner encore plus par le futur papa
aux petits soins.
La première bonne nouvelle reçue, il convenait
d’aborder la seconde. Bien entendu, elle découlait de la
précédente, le mariage serait célébré dans moins d’un mois.
Elle se réjouissait de l’union, mais elle trouvait le délai
extrêmement court. L’explication fut limpide, la future
mariée souhaitait être en blanc, il fallait donc agir vite avant
que son ventre rebondi ne se remarque trop dans sa robe
blanche. Ils comprirent que la date n’était pas négociable, ils
en prirent acte et convinrent de se rappeler dès le lendemain
pour aborder les détails de l’organisation.
Heureux et comblés, ils accusaient le choc, l’horloge
du temps s’emballait, il faudrait mettre les bouchées doubles
pour réussir la fête. Sur le téléviseur, le match s’était
achevé, le score ne l’intéressait guère, il pensait aux jeunes
et espérait un éventuel petit-fils qu’il initierait aux plaisirs
simples de l’existence. Il rejoignit la chambre conjugale, ils
discutèrent pendant plus de deux heures avant d’arriver à
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Richard KELLER
sombrer dans les bras de Morphée. Il y a parfois des coups
de fil qui véhiculent le plaisir, celui là en faisait partie.
Ils se levèrent d’excellente humeur et échafaudèrent
mille projets pour le mariage, cependant à chaque fois ils
subordonnaient leur idée à l’approbation du nouveau couple.
La perspective de cette union leur donnait un tonus
supplémentaire, ils se comportaient comme des gamins à qui
le père Noël aurait offert le plus beau des cadeaux. L’appel
tant attendu se produisit vers dix-neuf heures, ils eurent le
privilège de parler d'entrée à Maureen, elle allait mieux,
aucun ennui n’avait perturbé sa journée, elle leur fit part de
son bonheur et leur passa son compagnon.
Ils arrêtèrent rapidement les modalités, la cérémonie
se déroulerait à la mairie, pas d’église, et si la météo de fin
de printemps le permettait, tout se passerait dans un pré.
Une solution de repli fut envisagée en cas d’intempérie. Ils
aimaient la nature et souhaitaient se marier en toute
simplicité, il fut convenu que chacun établissait sa liste
d’invités, ils balayèrent la question avec maestria et
arrivèrent à une soixantaine de personnes. La famille de
Maureen dispersée au quatre coins du globe, seuls les plus
proches accepteraient d’assumer le déplacement, pour la
forme ses oncles d’Australie et du Brésil furent conviés à la
fête.
Le soleil s’invita à la noce, la future maman
resplendissait, son teint pâle et ses tâches de rousseur se
trouvaient mis en valeur par sa chevelure rousse frisée. Le
jeune fils en costume de couleur crème avait fière allure, ils
échangèrent de nombreux baisers. A la sortie de l’hôtel de
ville, l’assistance leur jeta les grains de riz et des pétales de
roses, les photographes mitraillèrent la scène où les deux
tourtereaux se courbaient sous l’avalanche.
183
Les orages maléfiques
Des tréteaux et des parasols attendaient dans le pré,
les vaches voisines s’approchèrent intriguées par cette
animation inaccoutumée, de mémoire de bovins il s’agissait
bien de la première fête dans ce champ. Un parquet et des
lampions complétaient le tableau, un orchestre irlandais joua
des ballades et des airs du folklore du pays de Maureen. Les
amis des marié se mélangèrent, ils dansèrent au son des
violons des gigues endiablées.
La mère de la jeune femme essaya de formuler
quelques mots en français, le vin aidant elle fit rire les
beaux-parents qui eux s’escrimaient à éructer un anglais très
approximatif. La plupart des convives résistèrent jusqu’à
l’aube, certains voulaient voir le lever du soleil, d’autres
plus avinés dormaient sur les bancs. Les époux s’éclipsèrent
aux premiers rougeoiements de l’astre du jour. Maureen
succombant à la fatigue, ils rejoignirent un château voisin où
une suite au décor médiéval attendait la princesse et son
prince.
L’aîné fit un esclandre, il chercha querelle à un ami
de son frère, Rindra réussit à le calmer, ils quittèrent
promptement les lieux. Il devenait belliqueux dès qu’il
absorbait de l’alcool au delà du raisonnable, il profitait de
cet état pour passer outre ses inhibitions. Ce comportement
attristait son épouse qui supportait de plus en plus mal les
écarts de langage de son époux, seule sa fierté l’empêchait
de le plaquer là devant l’assistance médusée.
Ils comprenaient ce mal-être mais n’arrivaient pas à
en identifier l’origine, il avait une fêlure qui le faisait
souffrir, mais il ne voulait se confier à eux. L’annonce de la
grossesse de sa belle-sœur l’avait laissé indifférent, il ne
s’exprima pas, cela surprit son frère. Le père pensa à
l’accident, à ce bébé qui aurait pu être leur premier petitenfant. Il subsistait derrière cette fausse-couche de
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Richard KELLER
nombreuses interrogations, une page semblait s’être tournée
et Rindra paraissait heureuse. Que cachait ce secret de
famille, ce n’était pas le moment de remuer des boues
nauséabondes. Les cœurs battaient pour la fête et pour les
jeunes mariés, les orages maléfiques n’étaient pas invités.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
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Ils se regardaient tous deux sans parler, leurs regards
échangeaient des mots d’amour, ils savouraient ces instants
volés. Suong fut la première à rompre le silence, elle lui
conta la légende de la tortue qui obtint la restitution d’une
épée. Il l’écouta attentivement, il buvait chacune de ses
paroles, il lui posa de nombreuses questions sur cet épisode,
elle répondait avec une infinie douceur, des rires
ponctuaient ses réponses.
Ils flânèrent nonchalamment le long du lac, les
lampadaires se reflétaient dans les eaux noires où dormait la
tortue légendaire. Main dans la main, ils avançaient, ils
croisaient d’autres couples, les amoureux aimaient se
promener en ces lieux. Ils traversèrent la rue et longèrent
des ruelles pour rejoindre l’hôtel, il ne se souciait plus de
son heure de départ, son rire lui avait renvoyé sa demande,
la nuit leur appartenait.
Ils s’embrassèrent fougueusement dans le couloir
menant à la chambre, leurs sens en alerte ne résistèrent pas
beaucoup à l’appel de la nature. Lorsqu’il tourna la poignée,
elle finissait de lui retirer sa chemise, et lui d’ôter son
soutien-gorge, il la posa délicatement sur le lit, ils
s’abandonnèrent au plaisir et à la volupté. Il n’avait pas
connu de telles sensations depuis très longtemps, il était
presque honteux.
Il lui restait quatre enveloppes, il en avait jeté une
dans la baie d’Along, il savait où irait la seconde, le lac de
l’Epée restituée l’accueillerait. Il réfléchirait plus tard à la
187
Les orages maléfiques
destination des trois suivantes, c’était son secret, elle n’en
saurait rien.
Ils discutèrent longuement, il lui donna peu de
détails sur sa vie antérieure, elle ne lui en réclama pas
davantage. Elle savait qu’elle venait de rencontrer un être
blessé, il lui faudrait d’abord l’apprivoiser avant de songer à
entrouvrir la porte de son passé. Son intuition féminine lui
donnait quelques pistes, elle ne désirait pas brusquer les
évènements, elle l’aimait comme cela, elle n’en exigeait rien
de plus.
Le même état d’esprit l’animait, elle lui plaisait et le
présent dévoilait plus d’attraits que les mois et les années
antérieures. Au hasard de la conversation elle lui confia
qu’elle était divorcée d’un alcoolique qui la battait
régulièrement. Elle réussit à se séparer de cet ivrogne
violent grâce à l’intervention de sa famille, son frère
s’interposa lors d’une séance particulièrement agressive. Le
mari fut sommé d’accepter la séparation sous peine d’une
intervention punitive, il comprit quel devait être son choix.
L’époux cogneur piégé souhaitait demeurer vivant et en bon
état, il se doutait qu’en cas de refus il risquait de voir
plusieurs amis de son beau-frère le battre jusqu’à lui briser
les os. En moins d’un mois le divorce fut prononcé, il
disparut du pays dés le lendemain sans dire au revoir,
personne ne l’a jamais revu.
Elle procéda avec franchise et honnêteté avec lui,
aussi elle lui révéla qu’elle avait une fillette de cinq ans,
l’enfant vivait au village élevée par sa grand-mère
maternelle. Il ne dit rien, il se contenta de lui poser un baiser
sur les lèvres, le cou, les seins et le ventre. Elle aimait ses
caresses et s’abandonna sous ses mains, elle le massa en
épousant les courbes de son corps, chaque geste respirait
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Richard KELLER
l’amour. Elle répliqua langoureusement à ses effleurements,
leurs peaux communiaient dans une même quête.
Elle parla encore de son passé, elle pleura en lui
révélant qu’elle avait perdu son second enfant sous les
coups de son mari, cet événement l’avait marquée, elle
sanglota quelques minutes dans ses bras. Il lui essuya le
visage, qu’elle enfouie profondément au creux de son
épaule, elle se réfugiait en lui. Ils s’endormirent étroitement
enlacés et ne se séparèrent qu’au réveil, ils prirent
rapidement une douche. Ils descendirent absorber leur petit
déjeuner à l’hôtel, ensuite il l’emmena jusqu’à l’agence, son
travail l’attendait.
Il passa le reste de la journée à se repasser le film des
dernières heures écoulées, le kaléidoscope lui renvoya des
images merveilleuses, il bénissait le ciel d’avoir osé revenir
à Hanoi. Elle méritait sa part de chance et de bonheur, il
acceptait de prendre part au voyage. il réfléchissait à la suite
de son histoire, il pensa que le mieux serait de se laisser
porter par le courant et de naviguer en compagnie de Suong.
Un point le chagrinait, elle allait avoir trente-trois
ans et lui bientôt soixante, cette différence choquerait les
consciences, la sienne lui disait qu’il n’y a pas d’âge pour
aimer, c’était à la jeune femme de trancher. Il n’en resterait
pas là, il aborderait le sujet avec elle, il verrait sa réaction et
aviserait à ce moment là.
Comme la veille, elle avait téléphoné à sa mère et à
sa fille, elle continuerait à Hanoi avec lui. Elle n’avait pas
précisé qu’elle ne rentrait pas parce qu’elle passerait sa
deuxième nuit avec un occidental, elle préférait remettre
l’explication à plus tard, cela lui semblait prématuré.
Il attendait devant le rideau baissé, elle se dirigea
vers lui d’un pas décidé et se jeta à son cou. Elle lui
demanda s’ils pouvaient passer par l’hôtel avant de faire un
189
Les orages maléfiques
tour de ville. Il fut surpris par la raison de la halte à l’hôtel,
elle lui déclara qu’elle ne possédait pas de dessous de
rechange, elle voulait laver son string et son balconnet.
Aussitôt dit, aussitôt fait, elle se déshabilla pour effectuer sa
petite lessive. Elle posa le linge humide sur le sècheserviette et enfila son chemisier et sa jupe. Ils plaisantèrent
de savoir qu’elle ne portait rien sur son intimité, elle perçut
de l’excitation chez son compagnon.
Gênée et stimulée par l’absence de sous-vêtements,
elle n’osait pas lui montrer son état. Elle craignait qu’il la
juge dépravée, elle se fit piéger une seule fois sur un banc,
elle décroisa un peu trop ses jambes. Il put admirer le
triangle brun l’espace d’un instant, ils rirent de sa
maladresse. Tout cela concourait à mettre les deux amants
en condition. Elle n’insista pas trop, comme la plupart des
femmes, elle connaissait bien son pouvoir de séduction.
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Richard KELLER
34
Au fil des jours, le ventre de Maureen s’arrondissait,
les futurs parents ne voulaient pas connaître le sexe du bébé,
Le grand-père espérait la venue d’un garçon, tandis que sa
tendre moitié optait pour une fille, ils se chamaillaient
fréquemment sur le sujet. Le papa déclara que cela lui était
égal, il prendrait avec joie ce que la cigogne déposerait dans
le berceau. Dans les derniers jours précédant
l’accouchement, la future mère déploya une intense activité,
elle désirait que tout soit prêt dans la demeure pour
accueillir le nouveau membre de la famille.
Deux soirs avant la date prévue, elle éprouva de
fortes contractions qui revinrent à des fréquences
rapprochées, il ne fallait pas tergiverser, l’heure de vérité
arrivait. Dix minutes plus tard le couple se présenta à la
maternité, le personnel, rompu à ce genre d’exercice, prit en
charge la future mère et dirigea le papa vers un vestiaire où
on l’habilla de pied en cap. Il ressemblait à un cosmonaute
avec sa blouse, son masque et ses bottes blanches, il évoluait
dans un milieu qu’il ne connaissait pas, cela le rendait
encore plus nerveux.
Il rejoignit la salle de travail où le gynécologue et la
sage-femme aidaient la parturiente dans son ultime effort.
Elle avait été assidue aux cours d’accouchement sans
douleur, ça lui permettait de gérer parfaitement sa
respiration et de souffler en fonction de l’intensité des
contractions. Trente minutes plus tard, un bébé de sexe
féminin voyait le jour, le prénom était choisi depuis
longtemps, elle s’appellerait Shannon. Le papa tenait la
191
Les orages maléfiques
main de son épouse, il regardait tendrement sa fille posée
sur le ventre de sa maman, elle disposait déjà de quelques
cheveux roux, le sang irlandais coulait dans ses veines.
Le fils passa un long moment à contempler le fruit de
leur union, il jouissait d’un bonheur immense, son regard
allait sans cesse de l’épouse à la fille, il cherchait les
ressemblances. Il se décida à les quitter un court instant pour
prévenir les parents et beaux-parents, il fut bref car il
souhaitait rejoindre ses femmes au plus vite.
Le père décrocha combiné, il comprit à l’intonation
de la voix qu’il venait d’obtenir le grade de papy, il félicita
les heureux procréateurs et promis de venir les voir dès le
lendemain. Il se surprit à chantonner une comptine
enfantine, il désirait un garçon, l’arrivée de Shannon le
comblait tout autant. La grand-mère ne fut pas en reste, elle
aussi appréciait ce dénouement, elle était contente et
heureuse pour le jeune couple, surtout que tout s’était bien
déroulé. Pour un premier enfant, il subsiste une légère
appréhension, Maureen fit preuve de courage et de
détermination, c’était une femme forte.
Le papy acheta un magnifique bouquet de fleurs avec
le vase, il se doutait qu’il n’y en aurait pas à la maternité.
Maureen allaitait Shannon, le spectacle était attendrissant, le
papa sortit son appareil photo pour immortaliser ces
instants. Il dormit dans le fauteuil, il ne voulut pas quitter
ses deux trésors et personne ne réussit à le dissuader de
rester. En réalité le sommeil ne s’invita pas, il préféra
contempler sa femme et sa fille toute la nuit, c’est pour ça
qu’il paraissait fatigué comme si c’était lui qui avait donné
le jour au bébé.
Les mois s’écoulèrent, Maureen s’occupait
parfaitement de Shannon, ce lien invisible qui relie la mère à
l’enfant paraissait encore plus fort lorsqu’elle lui offrait son
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Richard KELLER
sein. Elles avaient besoin l’une et l’autre de cette relation si
particulière, le papa se trouvait mis à l’écart et parfois
souffrait un peu en silence. La fillette avait des jolies
cheveux bouclés comme maman et son joli minois se
parsemait d’innombrables taches de rousseur, il en était
amoureux fou. Elle le lui rendait bien, car lorsqu’elle le
voyait, ses yeux verts s’étincelaient et elle lui adressait des
sourires à faire craquer la terre entière.
Shannon venait d’avoir sept mois, Maureen susurra
quelques mots à l’oreille de son époux, il l’embrassa avant
qu’elle ne finisse sa phrase. A l’automne prochain, elle aura
un petit frère ou une petite sœur, la famille s’agrandissait.
La seconde grossesse se passa mieux, sauf que
Shannon galopait dans tous les coins et recoins de la
maison, la maman traînait son gros ventre pour suivre les
péripéties de la fillette. Quatorze mois sépareraient les deux
bambins, c’était une bonne idée, mais cela générait plus de
fatigue, ils ne voulaient pas attendre. Maureen avait
convaincu son époux, elle souhaitait que leurs enfants soient
rapprochés afin qu’ils puissent avoir une meilleure
complicité.
Muirinn arriva un dimanche après-midi sans crier
gare, l’heureux papa aurait désormais trois femmes à
domicile. Elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à sa
sœur, avec un grain de beauté sur la fesse gauche que
Shannon n’avait pas. Ils durent redoubler d’attention envers
l’aînée, car elle supportait mal de ne plus être au centre des
préoccupations de papa et maman. Elle était jalouse, et
sollicitait les bras de sa mère au mauvais moment, elle
intervenait bruyamment lorsque sa jeune sœur prenait le sein
et son comportement nécessitait des interventions pour
qu’elle comprenne que désormais elle devrait accepter
quelques concessions.
193
Les orages maléfiques
La crise dura un trimestre, ensuite elle fut aux petits
soins pour Muirinn, elle la regardait dormir et filait vite la
voir lorsqu’elle pleurait. Le prénom choisi correspondait à
Marion en Français, mais ils ne voulaient entendre que
l’appellation de l’état civil, le prénom irlandais sonnait
mieux à leurs oreilles.
Maureen évoluait dans l’habitation avec sa dernière
née dans les bras, dès qu’elle babillait elle lui mettait un
bout de sein dans la bouche. Cette communion permanente
surprenait, surtout ceux qui ne procédèrent pas de cette
manière, elle n’en avait cure et continuait. Le fils lui faisait
quelquefois la remarque, elle lui adressait un large sourire et
il passait à autre chose. Elle l’allaita une année, puis tout
rentra dans l’ordre pour la plus grande joie de l’époux.
Muirinn marcha précocement, elle galopait et rien ne
lui faisait peur. Elle montait sur les chaises et sautait sur les
canapés, le chat battait prudemment en retraite de crainte de
servir de punching-ball. Shannon plus calme, redoublait de
prudence, elle rangeait méthodiquement ses affaires tandis
que sa sœur venait mettre le bazar. Elle montrait une grande
patience à son égard et reprenait son rangement. Les deux
frangines se ressemblaient beaucoup physiquement, par
contre les caractères divergeaient.
Les grand-parents venaient souvent voir leurs petits
enfants, le grand-père avait rangé ses espoirs de garçon et
les fillettes le ravissaient. Il languissait de les voir grandir et
de faire un bout de chemin ensemble. Déjà Shannon se
promenait habituellement avec lui et lui demandait
continuellement de raconter une histoire, il s’y employait
avec fierté, il fallait voir la petite fille écouter les
élucubrations de son papy.
La mamy tricotait des gilets et des pulls, elle
préparait aussi des tartes dont les petites raffolaient.
194
Richard KELLER
Shannon et Muirinn apportaient un regain d’énergie, elle lui
permettait d’oublier les jours gris et d’envisager l’avenir
autrement. Ce rayon de soleil illuminait sa vie.
195
Les orages maléfiques
196
Richard KELLER
35
Les journées s’écoulèrent semblables à une saison de
printemps, les amants découvraient des fleurs nouvelles et
profitaient de l’air ambiant. Il ne se souvenait plus depuis
quand il était parti, il s’occupait de Suong, elle l’aidait à
vaincre ses démons. Elle se débrouillait pour dormir au
moins trois nuits par semaine dans ses bras, dans ses draps.
Le couple évoluait sur un nuage, il en profitait et ne se fixait
pas d’objectif, la jeune femme n’exigeait rien en retour, elle
donnait son cœur et son corps sans calcul.
Parfois, il décelait un brin de nostalgie dans les yeux
de sa compagne, cela durait l’espace d’un instant et sa gaieté
reprenait le dessus. Il osa lui demander si elle était heureuse
de cette situation, pour toute réponse elle lui fit l’amour
avec encore plus de passion qu’à l’accoutumée. Aucun
doute ne subsistait face à la sincérité de ses sentiments,
chaque fois qu’il abordait un sujet posant une interrogation,
elle répliquait par des caresses et des baisers. Il comprenait
que c’était sa manière d’évacuer des années de souffrances
physiques et morales, elle dispensait autant de bonheur
qu’elle en recevait.
Il réussit à mettre à jour les raisons de sa mélancolie,
sa fille, sa petite Bau lui manquait certains soirs, elle lui
avoua que celle-ci adorait s’endormir après que sa maman
lui ai raconté une histoire. Bien sûr sa mère assurait le relais
et lui contait aussi des fables, mais Bau lui confia qu’elle
préférait les siennes. Il fut sensible à ses angoisses, elles lui
faisaient mal, très mal, elle ne se doutait pas à quel point elle
le touchait au cœur en lui parlant comme cela. Il revivait ce
197
Les orages maléfiques
passé qu’il tentait d’enfouir depuis son départ, elle n’y était
pour rien. Elle vit qu’il se passait quelque chose, elle repéra
ce voile d’ombre qui obscurcissait son regard lorsqu’elle
parlait de son enfant, elle n’osait pas aller plus en avant dans
sa mémoire. Elle attendrait patiemment qu’il lui dévoile un
jour sa vérité, même si cette dernière était cruelle.
Ses absences fréquentes et programmées inquiétèrent
sa mère qui l’interrogea, elle lui révéla sa relation en
omettant toutefois quelques détails. Elle ne lui précisa pas
que l’homme qu’elle fréquentait pourrait être son père et
qu’il n’était pas vietnamien mais français à la peau blanche.
Sa maman fut compréhensive, elle souhaitait que sa fille
refasse sa vie avec quelqu’un de bien, à trente-trois ans elle
devait entretenir le désir et vivre une vie à deux, elle pensait
qu’une belle plante comme Suong risquait de se faner
prématurément si elle ne découvrait pas l’âme sœur. Elle
avait trop vu ces veuves de guerres errer le regard éteint
avec leurs rides pour seules compagnes.
Suong venait de franchir une étape, elle quittait les
amours clandestines pour oser montrer son idylle en plein
soleil. Elle prenait le risque de s’exposer au sus et à la vue
de tous, elle, que bien des garçons du coin espéraient
conquérir. Depuis son divorce, certains s’escrimaient à une
cour assidue, aucun n’arrivait à obtenir ses faveurs, les plus
couards disant même qu’ils comprenaient son mari. La
révélation de sa liaison avec un occidental provoquerait, à
n’en pas douter, des répliques acerbes de la part des
soupirants éconduits. Elle n’en avait cure et ces
considérations ne pesaient pas lourd dans la balance.
Bien que cela lui coûta, il lui proposa de visiter sa
cité, il était habité par une crainte et un espoir, il avait peur
de rencontrer Bau, il craignait que ne ressurgissent des
images de deux fillettes, cependant il espérait surmonter sa
198
Richard KELLER
faiblesse et se dominer pour aborder ce nouveau rivage. Elle
fut ravie de sa proposition, elle s’arrangea pour organiser sa
visite. Il n’était pas question qu’ils dorment ici, il ne fallait
pas attiser le feu couvant sous les braises. Ils convinrent
qu’elle l’attendrait chez elle, il viendrait en taxi passer la
journée dans sa famille.
La belle saison battait son plein lorsque le chauffeur
le déposa devant la petite maison, le soleil dardait de ses
rayons une jeune femme et une fillette vêtues de blanc.
Suong et Bau l’attendaient sur le pas de la porte, il les
trouva magnifiques. Il s’approcha de la gamine, elle
ressemblait beaucoup à sa mère, il se baissa vers elle, elle
lui fit un sourire qui découvrit ses dents blanches, Bau lui
sauta au cou. Il n’eut pas le loisir de penser à autre chose, il
l’embrassa et la prit dans ses bras, il avança d’un pas et
échangea deux bises avec sa maîtresse. Ils se savaient
observés et tenaient à montrer de la distance aux regards
indiscrets.
Ils pénétrèrent à l’intérieur, la mère de Suong
s’affairait à la cuisine, elle abandonna ses casseroles pour
venir saluer son hôte. Elle venait de recevoir un choc, elle
resta impassible et fit preuve d’intelligence, après tout cela
regardait son enfant. Elle se remit à préparer le repas de
midi, les odeurs envahissaient les lieux, les épices
chatouillaient les narines, il ne doutait pas qu’il allait se
régaler. En attendant, il suivit sa compagne dans les rues du
village, elle voulait lui monter son pays. Bau ne le lâchait
plus, elle l’avait adopté immédiatement, il souriait en lui
tenant la main.
Sur la place, deux flamboyants en fleurs encadraient
une statue d’un paysan vietnamien. Suong lui expliqua que
le conseil des anciens voulait ériger un monument à la
mémoire de l’oncle Hô, mais la proposition fut refusé car ce
199
Les orages maléfiques
dernier avait clairement indiqué qu’il ne souhaitait pas être
l’objet d’un culte de la personnalité. Les deux arbres étaient
magnifiques, ils continuèrent leur balade à l’extérieur de la
cité, les rizières s’étendaient à perte de vue. En avançant un
peu sur la route il aperçut des tombes aux milieu des
cultures, elle lui dit que dans la région il était de tradition
d’être inhumé près de ses terres. Il trouvait cela normal,
mais insolite cet endroit cerné par l’eau et le riz.
La mère de Suong, veuve de guerre, percevait une
maigre allocation du gouvernement qu’elle complétait par la
confection de paniers et autres objets tressés. Ce travail à
domicile lui permettait de garder Bau en dehors des heures
de classe. Les plats préparés avec minutie furent un régal
pour les papilles, il la remercia beaucoup de l’accueil, elle y
fut sensible et par l’intermédiaire de sa fille, elle lui dit qu’il
était désormais le bienvenu ici. Il se leva et vint l’embrasser,
elle ne s’attendait pas à une manifestation aussi familière et
esquissa une larme de joie.
D’autres membres de sa famille vivaient ici, elle
préféra un premier contact plus intime, elle ne savait pas
comment se passerait la rencontre avec sa mère. Il était un
étranger, il valait mieux commencer de cette manière. Le
moment des présentations était prématuré, elle doutait qu’il
ne prenne ombrage d’une présence trop nombreuse au logis.
Ils passèrent une journée merveilleuse, Bau joua
souvent avec lui, ils étaient heureux, Suong n’espérait pas
toutes ces réactions positives, elle se demandait ce que
demain lui réserverait. Le couple avait prévu de dormir à
Hanoi, l’ombre du soir s’était emparée de la campagne
quand le taxi les emmena dans la nuit. Bau essuya quelques
larmes, il promit de revenir la voir très rapidement, la fillette
agita sa main libre longtemps dans leur direction, elle serrait
fortement son autre main dans celle de sa grand-mère.
200
Richard KELLER
Ils commencèrent à se lâcher dans la voiture, ils
s’étaient retenus toute la journée afin de ne pas laisser
transparaître l’intensité de leurs sentiments, maintenant ils
rattrapaient le temps perdu par des baisers et des gestes sans
équivoque. Le chauffeur habitué à transporter des amoureux
fougueux, suivit son itinéraire sans se soucier de ce qui se
déroulait à l’arrière de son véhicule. Ils se hâtèrent de
rejoindre leur chambre, l’appel des sens était le plus fort,
une nuit d’amour s’ouvrait à eux.
201
Les orages maléfiques
202
Richard KELLER
36
Muirinn venait de fêter ses deux ans, elle
commençait à formuler des phrases, les dialogues avec sa
sœur ravissaient les parents. Maureen tenait à leur apprendre
l’anglais, les deux sœurs comprenaient parfaitement la
langue du pays de maman et de celui de papa. En ces temps
de mondialisation la double culture était un atout non
négligeable, elles pourraient voyager et travailler n’importe
où sur la planète.
Shannon adorait l’école, elle s’appliquait, son calme
et sa détermination impressionnaient sa maîtresse, elle était
en avance sur tous ses camarades de classe. Ses parents ne
souhaitaient pas accélérer sa scolarité, ils estimaient qu’elle
avait le droit de vivre les mêmes choses que les autres
enfants, ils ne voulaient pas qu’elle devienne une bête
curieuse, elle était précoce c’est tout.
Les fillettes adoraient se rendre chez mamy et papy,
elles y trouvaient un espace de liberté supplémentaire. La
grand-mère leur confectionnait des pâtisseries et des bons
petits plats. Quand au grand-père, il racontait des histoires
dont Shannon ne se rassasiait jamais, il inventait des pays
merveilleux, il s’inspirait de la nature pour l’initier à la
découverte du milieu et de ses habitants, la faune et la flore
l’intéressaient principalement.
Papy savourait ces moments passés en leur
compagnie, Muirinn préférait la balançoire et courir après
les chats du voisin. Chaque fois que Shannon prévenait de la
venue de la petite tribu, il jubilait, des étincelles illuminaient
son quotidien. Il ne se répétait jamais assez que sa belle-fille
203
Les orages maléfiques
et son fils lui avaient offert les plus extraordinaires des
présents.
Tous les ans, ils réveillonnaient tous ensemble, Noël
annonçait une fête inoubliable pour Shannon et Muirinn.
Elles croyaient au passage par la cheminée du bonhomme à
la barbe blanche, elles adoraient voir des images où il se
déplaçait sur son traîneau tiré par des rennes. Leur
innocence faisait plaisir à voir, avec l’aide de maman elles
envoyèrent une lettre la haut sur un nuage dans le ciel. Elles
attendait qu’il honore la commande de jouets, Shannon
trouvait qu’il avait beaucoup de travail, papy lui répondait
qu’il embauchait des aides pour aller plus vite poser les
paquets au pied du sapin.
Rindra et le fils aîné se joignirent au reste de la
famille, tous deux semblaient rétablis de leur accident. Ils
parurent taciturnes dès leur arrivée, la jeune femme parlait
peu, elle se contentait de répondre le plus brièvement
possible aux questions concernant sa santé ou son activité
professionnelle. Un malaise s’installa pendant leur séjour,
quelque chose ne tournait pas rond. Le fils aîné consomma
trop d’alcool, il devint agressif et noya ses parents de
reproches. Ils ne répondaient pas, le moment tant attendu
par les fillettes permit une diversion bienvenue.
Un vélo, une poupée, des livres, des dessins animés
obtinrent
leurs
faveurs.
Shannon
déballait
précautionneusement les colis, sa sœur allait fébrilement
d’un jouet à l’autre, ne sachant par où commencer. Papy
aida Muirinn à défaire les cartons, elle souriait et
applaudissait à chaque objet déballé par son grand-père.
Mamy fit des photos, elle voulait fixer les mimiques de ses
trésors face à l’avalanche de présents.
Le fils aîné cuvait son mauvais alcool dans un
canapé tandis que sa femme regardait pensivement se
204
Richard KELLER
dérouler la suite de la soirée. Elle dissimulait avec peine son
mal être, sa fierté l’empêchait de se confier, elle assumait
l’état de son époux en déclarant qu’il était épuisé par son
métier. Personne ne mordait à l’hameçon, mais ce leurre lui
permettait d’esquiver la vérité. Elle ne prit pas une seule fois
les sœurs dans ses bras, comme si elles étaient absentes, elle
jetait parfois un regard mélancolique dans leur direction,
puis détournait la tête.
Vint le tour des adultes, Shannon et Muirinn
voulaient tous les cadeaux, il fallut expliquer que le papa
Noël avait pensé aussi aux très grands enfants. Le fils aîné
ouvrit ses emballages, regarda d’un œil absent le contenu de
chaque paquet, il embrassa tout le monde et déclara qu’il
souhaitait rentrer chez lui. Chacun se demanda quelle
mouche l’avait piqué, accomplir autant de route en pleine
nuit était déraisonnable. Sa détermination ne permettait
aucune insistance, il somma Rindra de ranger les bagages, il
exigeait d’être parti dans cinq minutes.
Ce comportement jeta un froid, le grand-père préféra
se taire, il n’arrivait pas à comprendre les démons qui
habitaient son garçon. Pourtant, il pensait avoir fait du
mieux qu’il avait pu, malgré cela il culpabilisait face à la
détresse de ce fils qu’il sentait s’éloigner d’eux davantage
chaque jour. Il se remémorait l’enfance, il essayait de
trouver ce qui pouvait provoquer une telle blessure. Il
passait des nuits blanches à voir défiler le film du garçonnet
à qui il tendait les bras, il s’immergeait à nouveau dans une
époque lointaine, il remontait l’horloge de sa vie à la
recherche du grain de sable qui provoqua cette fêlure. Il se
levait au petit matin épuisé et sans l’ombre d’une réponse à
ses interrogations.
Ils tentèrent de terminer la fête, le cœur n’y était
plus, les filles allèrent se coucher des rêves plein la tête. Le
205
Les orages maléfiques
second fils et Maureen firent du rangement avant de
rejoindre leur lit, eux aussi avaient du mal à appréhender la
situation. Ils trouvaient que le couple vivait un passage très
difficile, ils ne cherchaient pas à aller plus en avant dans
leur réflexion, ils préféraient se concentrer sur leur foyer.
Les grands-parents montèrent dans leur chambre, ils
parlèrent, parlèrent, et parlèrent encore. La lumière ne
s’éteignit qu’au petit matin.
Il garda pour lui ce qui s’était passé lors du départ du
fils aîné. Il faisait très froid, il était le seul à les avoir
accompagné jusqu’à leur véhicule. Le fils proféra des
insultes à son encontre, il tenta de lui asséner des coups de
poing. Son épouse s’interposa et réussit à le calmer, il monta
dans la voiture et démarra en trombe. Il rentra à la maison,
prit sa boîte de cachets et en absorba deux pour réguler son
rythme cardiaque, il était anéanti mais devait faire bonne
figure. Le premier orage maléfique venait de s’abattre, il
s’en présenterait de nombreux autres.
A compter de ce jour, sa douce et tendre moitié se
sentit de plus en plus mal, elle mit sa fatigue sur le compte
d’un refroidissement. Il opta pour la contrariété occasionnée
par la fuite précipitée du fils aîné. Elle se traina durant
plusieurs jours avant de retrouver son allant habituel. Ils
évoquaient de moins en moins l’épisode lamentable qu’ils
avaient vécu. Il croyait que le temps permettrait aux
blessures de cicatriser, enfin il l’espérait.
Shannon appelait fréquemment mamy et papy, elle
racontait ses petites aventures avec beaucoup de fantaisie et
de poésie. Muirinn en profitant pour s’immiscer dans la
conversation au grand dam de sa sœur qui reprenait
plusieurs fois ses phrases. Elle relatait son dernier exploit
aux sports d’hiver, elle avait descendu une piste en luge
avec son père, elle revivait sa descente à chaque mot. Les
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Richard KELLER
filles avaient aussi confectionné un bonhomme de neige et
maman avait même trouvé une carotte pour réaliser le nez. Il
bénissait le ciel de lui envoyer ces rayons de soleil, elles le
rajeunissait chaque fois qu’il les entendait ou qu’il les
voyait.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
37
La belle saison s’écoulait paisiblement, les paysans
s’affairaient aux champs, les jasmins exhalaient leurs
effluves. Il en profita pour louer une moto afin de visiter la
campagne autour de la capitale, il visita des pagodes et des
temples, mais aussi des villages d’artisans. Il s’émerveillait
devant le savoir-faire de ces hommes qui palliaient
l’absence d’outils modernes par une dextérité sans égale.
La relation avec Suong respirait la sérénité, elle lui
apportait ce qu’il avait le plus besoin, l’affection, la
tendresse et l’amour. Il se trouvait détendu avec elle, elle
devançait ses désirs et lui donnait tout ce dont elle était
capable. Ils échangeaient sur les sujets les plus divers, leurs
points de vue divergeaient quelquefois et chacun défendait
vivement sa position, à la fin tout se terminait dans un éclat
de rire et des baisers.
Son moral revenait au beau fixe, depuis sa visite à la
campagne et sa rencontre avec Bau, il arrivait à voir des
petites filles sans pleurer ou s’enfuir. Il accomplissait des
progrès et avait envie de consacrer du temps à la fillette. Il
en discuta avec sa compagne qui fit une proposition, ils
pourraient l'inviter avec eux durant les congés scolaires. Il
trouva l’idée excellente et se hâta de connaître les dates des
prochaines vacances. Il s’arrangea avec l’hôtelier pour
trouver un matelas supplémentaire à rajouter dans sa
chambre.
Elle en parla avec Bau, cette dernière était aux anges,
elle demandait quotidiennement à sa grand-mère de lui
209
Les orages maléfiques
montrer le calendrier et de placer le doigt sur le jour où elle
irait à Hanoi. Elle n’avait jamais quitté sa maison,
l’excursion devenait un périple pour la gamine. Ils vinrent
passer une journée au pays, ils rencontrèrent son frère et sa
tante, l’accueil fut réservé, il admettait la prudence de ces
gens, ils ne voulaient pas voir souffrir Suong, elle avait vécu
un calvaire, ils ne souhaitaient que son bonheur.
Bau ne le quitta pas un seul instant, elle l’avait
choisi, elle l’imposait comme le père dont elle avait besoin.
Il s’efforçait de parler vietnamien avec elle, elle comprenait
tout ce qu’il disait, il consentait de gros efforts pour saisir le
sens de ses mots, car elle s’exprimait très rapidement, cela
était difficile parfois mais les mains et les yeux palliaient à
ses carences.
Elle se plaça entre eux dans le taxi qui les ramenait à
la capitale, elle s’endormit contre lui en lui tenant la main.
Elle ne rata pas grand chose, ils étaient partis après le repas
du soir, le retour de nuit n’avait rien d’extraordinaire, ils la
laissèrent dormir tranquillement. Elle se réveilla dans les
faubourgs, elle n’avait jamais vu toutes ses lumières. Elle
exprima sa surprise en croisant le flot des véhicules
circulant dans l’autre sens, il sourit de sa candeur, elle lui
rappela d’autres fillettes. Il se pencha vers elle et déposa un
baiser sur son front, elle se blottit davantage contre lui, ces
deux là s’étaient trouvés.
Suong pu se libérer de son travail, il était convenu
que l’essentiel des activités seraient consacrées à Bau. Elle
pu jouer dans les pars pour enfants, il lui acheta un cerfvolant, ils assistèrent à une représentation de marionnettes
sur l’eau, elle s’impliqua dans l’histoire, elle houspilla le
méchant dragon, elle rit aux facéties des personnages, elle
vécut chaque scène intensément. A la fin du spectacle, ses
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Richard KELLER
yeux pétillaient de joie, il lui promit qu’il reviendrait avant
son retour au village.
Elle accepta de dormir sur le matelas disposé en
travers de leur chambre, elle voulut d’abord se faufiler un
moment dans le lit avec eux, ils y consentirent, cinq minutes
plus tard elle dormait à poings fermés, il ne lui restait plus
qu’à la porter dans son couchage.
Ils passèrent trois journée inoubliables, Bau insistait
pour rester avec eux, ce n’était pas envisageable, mais elle
n’entendait rien, sa mère éprouva toutes les peines du
monde à lui faire comprendre l’impossibilité de satisfaire à
son souhait. Le chagrin de la môme le peinait, aussi il
réfléchit pendant deux jours et discuta avec sa tendre amie.
Ils se défendaient de brûler les étapes, ils convinrent
d’un premier pas, elle connaissait un logement qui allait se
libérer à la fin du mois. Ils se regardèrent, ils avaient un
désir fou de vivre ensemble, ils prendraient l’appartement si
le propriétaire acceptait ce couple hors normes. Le prix du
loyer n’était pas un problème, elle lui fit remarquer qu’elle
assumerait sa part des dépenses, il acquiesça, sa réaction
était toute à son honneur.
Elle récupéra des meubles en dépôt chez sa mère, ils
achetèrent trois ou quatre bricoles et s’installèrent. Ils
habitaient dans une rue non loin de l’agence, elle se rendait
à pied à son travail pendant qu’il lui mijotait les petits plats
dont il avait le secret. Elle était encore plus amoureuse, elle
s’épanouissait, plus belle et désirable qu’au premier jour.
Elle lui proposait de vivre un automne inespéré loin des
orages maléfiques.
Un seul détail clochait dans leur vie, Bau restait
éloignée d’eux. Il ne serait pas facile de la faire venir à la
ville, la fillette le souhaitait ardemment, sa grand-mère le
vivrait très mal, un dilemme se posait à eux. Après maintes
211
Les orages maléfiques
discussions, il proposa une solution en douceur, il s’agissait
de la récupérer le plus souvent possible pour arriver à la
laisser là-bas seulement le week-end. Il faudrait agir avec
tac sans brusquer la vieille dame.
Le plan des deux amants se déroula selon leurs
souhaits, Bau vivait maintenant avec eux à Hanoi. Il prenait
beaucoup de plaisir à l’amener à l’école et à venir la
chercher, c’était réciproque, elle adorait se promener en sa
compagnie, il lui apprenait le français, douée et volontaire
elle assimilait parfaitement ses leçons,. Leur complicité
ravissait Suong.
Il préparait une surprise à ses deux femmes adorées,
mais ne savait comment agir pour ne pas dévoiler son projet.
Il se débrouilla pour se rendre dans une autre agence, il
réserva trois séjours d’une dizaine de jours en Thaïlande. Sa
compagne lui avait promis de prendre des vacances en
même temps que celles de Bau. Sauf imprévu, ils
s’envoleraient à la fin de la semaine.
Outre un circuit paradisiaque, il agissait afin
d’habituer la mère de Suong à l’absence de Bau, elle
comprendrait que la petite parte en virée avec sa mère et son
beau-père. Heureusement, les ressortissants vietnamiens
pouvaient sortir plus facilement des frontières, il savait que
Suong possédait un passeport valide où figurait Bau. Elles
obtiendraient un visa touristique à l’aéroport, il croisait les
doigts pour qu’il puisse garder le secret jusqu’au jour du
départ.
Il n’envisageait pas d’effectuer cette escapade
comme un pèlerinage, d’ailleurs il arrivait à évacuer les
orages maléfiques de ses pensées. Il s’écoulait plusieurs
jours sans qu’il soit poursuivi par son passé, son sommeil
était meilleur, il revivait. Il évita de choisir des lieux et des
hôtels pouvant raviver ses plaies, il avait bien prévu de
212
Richard KELLER
séjourner dans la région de Phuket, mais à l’opposé de
l’endroit où il avait vécu des moments merveilleux avec sa
chère et tendre épouse. Il ne mélangerait pas ses histoires,
hier brillait des couleurs d’un amour profond, aujourd’hui se
construisait avec d’autres coloris.
Hormis le passage par Bangkok, ils rejoignirent une
île minuscule où il avait loué un bungalow. Bau s’en donnait
à cœur joie, elle se baignait dans des eaux turquoises. De
rares touristes s’éparpillaient sur la plage, ils se
nourrissaient de poissons, langoustes, crabes et coquillages.
Ils auraient voulu que le temps s’arrête ici, tellement ils se
plaisaient ensemble. L’îlot ne pouvait accueillir plus de
vacanciers, les structures hôtelières étaient insuffisantes. Il
se renseigna sur les possibilités offertes aux étrangers pour
s’installer, il n’en dit rien à Suong, il désirait juste savoir. Il
se leva tôt le matin du départ, il fila en direction de l’océan,
il avança dans le lagon, il avait de l’eau jusqu’à la taille, il
posa délicatement la troisième enveloppe. Il resta un
moment immobile à fixer le rectangle blanc qui flottait à la
surface, puis le papier imbibé disparut de sa vue, il regagna
le rivage.
213
Les orages maléfiques
214
Richard KELLER
38
Par le plus pur des hasards, il apprit le départ de
Rindra, elle avait décidé de retourner vivre chez elle à
Madagascar. Cette nouvelle le remplit de perplexité, il
écouta son interlocuteur sans poser une seule question. Il se
rendait compte de la solitude dans laquelle se trouvait son
fils aîné, il se sentait impuissant face à l’adversité, comptetenu de l’incident qui les avait opposés il ne voyait pas
comment lui venir en aide. Il craignait que l’alcool continue
sa besogne destructrice, il décida de mettre sa tendre amie
au courant des informations recueillies.
Un cousin qui connaissait bien le fils aîné dévoila les
dessous de l’histoire. De passage dans sa région, il le
contacta et ils se retrouvèrent dans une boîte de nuit, les
deux garçons se confièrent leurs chagrins réciproques, l’un
avait appris que sa copine le trompait, et l’autre que sa
femme était repartie dans son île natale. De verre en verre,
le moment des confidences arriva, le fils aîné lui confia des
secrets qu’il n’avait dévoilés, il éprouvait le besoin de
parler, le cousin se trouvait là pour l’écouter.
Comme dans tout secret, le meilleur moyen de le
garder étant de s’y mettre à plusieurs, le garçon en parla à
son père, il répercuta en cascade les révélations du fils aîné.
Il possédait quelques pièces supplémentaires du puzzle,
seule l’intéressée aurait pu valider ces affirmations, elle était
loin maintenant.
Assise dans son lit, sa douce et chère épouse n’en
croyait pas ses oreilles, elle avait entendue une histoire
215
Les orages maléfiques
insoutenable. Elle n’imaginait pas qu’il puisse arriver de
telles ignominies de nos jours dans un pays civilisé. Rindra
fuyait la vérité, victime de violences odieuses, elle
choisissait de se taire que de les révéler au grand jour. Elle
avait subi le martyr par son frère et de deux de ses acolytes,
elle était tombée dans un guet-apens tendu par des individus
en qui elle avait toute confiance.
Pendant que le fils aîné s’affairait à conclure un
marché, elle avait rejoins son frangin dans un appartement.
Elle comprit en voyant son état ainsi que celui de ses
complices, qu’il s’agissait d’un un traquenard. Elle se
retrouva rapidement ceinturée par les trois hommes, ses
vêtements arrachés, elle se retrouva entièrement nue. Au
viol succéda l’inceste, chacun assouvit ses désirs sur le
pauvre pantin. Elle rentra chez elle salie et honteuse, elle
prit douche après douche et se posa prostrée dans un canapé.
Son mari rentra tard le soir, il ne s’aperçut pas de sa
détresse, il avait bu un coup et s’endormit comme une
masse. Elle ne lui dit rien durant des semaines, elle lui
cachait ses nausées, une graine indésirable poussait dans son
utérus. Elle avorterait clandestinement pendant les vacances
de Noël, la fatalité en décida autrement. Elle dévoila
l’horrible cauchemar à son mari des mois plus tard, il
supporta très mal ses explications. Il se persuadait qu’elle
désirait un enfant à tout prix quel qu’en soit le géniteur. Il ne
la croyait pas.
Elle aimait passionnément son mari, elle souffrait en
silence, elle pleurait abondamment, elle se sentait coupable
de ce qui s’était passé. Elle s’inventait une faute imaginaire,
elle s’accusait d’avoir aguiché les trois hommes. Lui se
réfugiait dans l’alcool, le couple se délitait de jour en jour.
Un élément se rajouta à sa détresse, ses agresseurs
croupissaient en prison, ils devaient répondre devant la
216
Richard KELLER
justice d’actes de pédophilie. Ils étaient accusés d’être les
cerveaux d’un réseau international. Leur perversité
s’exerçait aussi sur des gamins sans défense, ils avaient
filmé des séances avec des fillettes de des garçonnets, le tout
circulait sur le net afin d’attirer des clients potentiels. Elle
était soulagée et inquiète, avec les charges qui pesaient
contre eux ils risquaient une lourde condamnation, elle
s’angoissait à l’idée d’être convoquée à la barre. Si elle
partait, on ne l’obligerait pas à regarder en face ses
bourreaux.
Après une ultime dispute avec le fils aîné qui la
traitait de dépravée, elle prit sa décision. Elle lui déposa une
longue lettre où ses larmes coulèrent sur ses mots. Il lut et
relut cent fois son message, il prit une bouteille de whisky et
noya son chagrin au fond du flacon vide. Il se doutait que
les choses ne seraient pas simples pour elle, elle subirait les
pressions de sa famille pour témoigner en faveur de son
frère. Il savait qu’elle ne dirait rien sur le viol en groupe
qu’elle avait enduré. Elle traînerait son fardeau longtemps,
longtemps.
A l’issue du récit, malgré sa fatigue, elle quitta son
lit et se dirigea vers le téléphone, elle souhaitait parler avec
son fils aîné. Elle craignait un comportement suicidaire, une
voix endormie décrocha, il reconnut sa mère et adoucit
légèrement son timbre. Elle ne lui dit pas qu’elle savait, elle
préférait qu’il se confie. Il resta évasif et lui révéla le départ
de sa compagne en prétextant une déprime passagère. Elle
évoqua la santé de Rindra, il évacua le sujet, elle passa à son
état à lui, il rétorqua qu’il allait. La conversation tourna à un
dialogue de sourds, elle effectua une dernière tentative en lui
demandant de venir à la maison. Il refusa tout net, il n’avait
envie de voir personne actuellement, elle l’embrassa et
raccrocha le combiné.
217
Les orages maléfiques
A aucun moment il ne demanda des nouvelles de son
père, de sa mère et de son jeune frère, sa belle-sœur et ses
petites nièces. Tout cela ne le préoccupait guère. Elle
rejoignit sa couche épuisée, son teint blanc inquiéta son
époux, la contrariété aggravait son état. Elle fut victime de
plusieurs malaises, le docteur vint en urgence.
L’hospitalisation était inévitable, il rassembla quelques
affaires et monta dans l’ambulance. Dehors un orage
maléfique grondait, il regarda le ciel et pensa à un mauvais
présage.
Le diagnostic tomba avec les résultats des premières
analyses, elle rechutait gravement, les taux des globules
révélaient une récidive sévère de la maladie. Il ne quitta pas
son chevet de quarante-huit heures, il lui tenait la main, lui
caressait les joues et la couvait du regard. Elle lui répondait
par un sourire las, sa présence la réconfortait, il lui donnait
envie de lutter contre l’adversité.
Le troisième jour fut le plus dur, elle dormait tout le
temps et malgré les perfusions les taux n’évoluaient guère. Il
rencontra les médecins, ces derniers s’entourèrent de
précautions oratoires, il savait décrypter, il devait s’attendre
à une aggravation. Pas de doute, la vie de sa douce
compagne ne tenait qu’à un fil fragilisé.
Il prit son courage à deux mains pour prévenir ses
fils, il prévint l’aîné en premier, ce dernier lui répondit par
des paroles laconiques et raccrocha. Il accusa le choc et
appela l’autre garçon, celui-ci comprit immédiatement la
gravité de la situation et promit de contacter son frère afin
de lui expliquer à nouveau la gravité de l’état de sa mère.
Lorsqu’il réussit à joindre son aîné, le frangin lui
détailla les souffrances qu’endurait leur mère. Il lui signifia
qu’elle était engagée dans un combat difficile où la mort
rodait de tous côtés. Ils convinrent de se tenir informés de
218
Richard KELLER
l’évolution de la malade, aussitôt après avoir raccroché, le
jeune rappela son père et lui transmis un message sur son
portable.
Affaiblie, elle sommeillait en permanence, dans ses
rares moments de lucidité elle parlait de ses mômes, de son
bonheur avec lui. Il l’écoutait lui souriait et lui disait mille
fois : je t’aime. Ils savaient tous les deux que se jouaient les
ultimes moments de leur vie de couple, elle abandonnait
lâchement la partie.
La médecine avoua son impuissance, deux semaines
plus tard elle s’endormit définitivement en tenant la main de
son compagnon. Il s’aperçut que son cœur venait d’arrêter le
combat, il resta prostré en lui tenant toujours la main.
L’infirmière alertée par le moniteur, arriva immédiatement,
elle n’osa pas séparer ces deux mains, ce n’est que deux
heures plus tard qu’il consentit à retirer la sienne. La mort
avait gagné, une fois de plus. Au dehors l’orage grondait, les
éclairs zébraient le ciel, des trombes d’eau s’abattaient sur la
ville, la météo prévoyait ce genre de temps pour au moins
trois jours. Les orages maléfiques pourraient s’en donner à
cœur joie.
Conformément à ses volontés, aucune cérémonie
religieuse ne fut célébrée, elle souhaitait être incinérée, elle
avait même susurré un souhait à l’oreille de son unique
amour. Il lui jura de respecter ses volontés. Une trentaine de
personnes rejoignirent le crématorium, ses deux garçons se
tenaient côte à côte. Le fils aîné partit dès que le cercueil
disparut pour rejoindre les flammes. Il s’éclipsa toujours en
proie à ses démons.
219
Les orages maléfiques
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Richard KELLER
39
De retour à Hanoi, ils reprirent leurs habitudes,
Suong à l’agence, Bau à l’école et lui qui s’occupait comme
il pouvait. Il commençait à s’ennuyer, la routine quotidienne
ne lui convenait plus, il échafaudait des projets, le séjour en
Thaïlande lui avait donné quelques idées qu’il comptait
mettre en pratique si sa compagne adhérait à ses vues.
Jour après jour il constata un peu de tristesse dans les
yeux de son amie, d’habitude gaie et pleine d’entrain, elle
succombait à des moments de grisaille. Il lui demanda ce
qui n’allait pas, elle fondit en sanglots dans ses bras, il ne lui
dit rien se contentant de la serrer fort dans ses bras. Elle se
confia enfin, ses collègues et son patron n’appréciaient pas
sa liaison, ils considéraient qu’elle se comportait à
l’identique d’une geisha, c’était d’ailleurs de ce surnom
qu’ils l’affublèrent. Il la consola du mieux qu’il savait faire,
il essuya ses larmes, lui prodigua des caresses et des baisers.
Elle se rangea à son avis, elle devait rester lisse à ces
bassesses et accomplir sa tâche comme à l’accoutumée.
Il constatait non sans amertume, que sous chaque
latitude les sentiments les plus bas trouvaient toujours un
terreau fertile. Ici la jalousie l’emportait sur toute autre
considération, assurément elle ne méritait pas cet ostracisme
de la part de ses camarades de travail. Dans une autre vie,
lui aussi avait du subir les sarcasmes , lui aussi en avait
souffert jusqu’à la déprime et une tentative de mettre fin à
ses jours. Il lui faudrait être attentif au moral de la jeune
femme et lui apporter tout le soutien nécessaire à son
équilibre.
221
Les orages maléfiques
Heureusement, Bau travaillait très bien à l’école, elle
ne ramenait que des bonnes notes et caracolait en tête du
classement de sa classe. Les élèves étaient plus tolérants que
les adultes, ils voyaient souvent l’homme aux cheveux
grisonnants venir chercher leur copine, ils lui faisaient des
sourires et parfois venaient deviser avec lui. Il se réjouissait
de la situation, il dominait ses démons à défaut de les
vaincre, la présence des fillettes ne lui posaient plus aucun
problème. Quelquefois un flash lui traversait l’esprit, il
assumait cette vision, il n’arrivait pas à éliminer
complètement les orages maléfiques de sa mémoire.
Suong supportait mieux les quolibets quotidiens,
prenant sur elle pour ne rien laisser transparaître. Chaque
jour avait son lot de brimades et de mesquineries, chacun
trouvant un malin plaisir à l’humilier, elle tenait compte des
conseils qu’il lui avait prodigué, elle restait lisse en toutes
circonstances.
De son côté, il ne demeurait pas inactif, il se
renseignait pour transférer une grosse somme vers la
Thaïlande. Il en avait besoin pour mener à bien deux projets
qui lui tenait à cœur. Il effectua un aller-retour rapide vers
Bangkok pour s’assurer que la banque agissait selon ses
désirs. Il revint trois jours plus tard et retrouva sa compagne
à nouveau préoccupée.
Les soucis s’étaient déplacés, maintenant les attaques
provenaient de son village. Un garçon amoureux éconduit
répandait des bruits malsains sur son compte, il n’en fallait
pas davantage pour que les mauvaises langues s’emploient à
l’assimiler à une fille facile. C’est dans ce contexte qu’ils se
rendirent dans sa maison natale, ils avaient demandé à sa
mère d’inviter un maximum d’amis et parents. Suong
appréhendait ce conseil de famille, il n’en fut rien. Son
compagnon surpris l’assistance par sa maîtrise de la langue,
222
Richard KELLER
en quelques mois avec Bau ils avaient échangé leurs
langues, elle lui avait appris les mots simples et il s’était
investi sur le reste. Il expliqua qu’il aimait profondément
Bau et sa maman, qu’il n’avait jamais fait usage de la
violence envers une femme et qu’il était du devoir de
chacun de veiller au respect et à l’honneur d’une des leurs.
Ses mots assénés avec le sourire remirent les pendules à
l’heure, ils vinrent tous lui serrer la main et dialoguer avec
lui. Il était heureux et pourrait se consacrer à l’étape
suivante.
Il lui fallut plusieurs mois pour retrouver la trace de
l’ancien mari de Suong, ce dernier n’était qu’une épave
squelettique fonctionnant à l’alcool frelaté. Il réussit à le
rencontrer plusieurs fois avant de trouver le moment où il
possédait un brin de lucidité. Il lui parla de sa fille, l’autre
répondit qu’elle aille se noyer dans la mer de Chine, il
n’irait pas la repêcher. La cause était entendue, il lui
demanda de signer un acte d’abandon, ce dernier accepta
moyennant finances de se rendre avec lui chez le juge pour
signer le document. Suong devenait la seule ayant l’autorité
parentale sur Bau.
Il s’interdit de lui dévoiler sa rencontre avec son
ancien tortionnaire, il se contenta d’aborder l’avenir de Bau,
c’était cela qui lui importait. Elle reconnu préférer ne plus
entendre prononcer le nom du père de la fillette, il sourit et
lui dit qu’il veillait à ce que cela ne se produise jamais.
Son projet prenait forme, il révéla ses intentions à
Suong, il craignait sa réaction, il lui expliqua ce qu’il voulait
faire, il se garda de lui en révéler l’avancement. Elle adhéra
totalement à ses idées et se jeta à son cou, ils appelèrent Bau
qui s’amusait dans la pièce adjacente. Ils lui demandèrent ce
qu’elle pensait de la parenthèse sur l’île thaïlandaise, elle
répondit par des grands signes, elle désignait la plage de
223
Les orages maléfiques
sable blanc et les palmiers, elle décrivait la transparence des
eaux, elle mettait un coquillage à son oreille et se fabriquait
un collier. La fillette vivait son rêve éveillé, elle signifiait
son engouement pour cette contrée paradisiaque.
Deux mois plus tard le trio rejoignait son île, un
premier bungalow les accueillit. Suong fourmillait d’idées et
Bau passait son temps entre la plage et les leçons qu’il lui
prodiguait. Il leur fallut un trimestre pour être opérationnels,
il avait fait installer des panneaux solaires et des antennes
satellites, avec son ordinateur il communiquait dans tous les
endroits de la planète. Un site Internet vantait les mérites de
vacances « Au paradis de Bau », ils avaient choisi le nom
collégialement, la proposition fit l’unanimité.
Le démarrage était encourageant, les visites du site et
les réservations suivaient une courbe croissante. Il
rajeunissait de jour en jour, sa quête s’achevait dans cet
Eden, elles étaient aux anges, tout s’annonçait sous les
meilleurs auspices. Les touristes repartaient satisfaits de leur
passage, conquis par le site, et les petits plats concoctés par
la maîtresse des lieux séduisaient les plus difficiles.
La clientèle se composait en majeure partie d’anglosaxons, ils n’avaient pas eu de français jusqu’à présent. Il
avait ciblé certains pays et les annonces dans Google
visaient leurs ressortissants. Les couples, jeunes pour la
plupart, venaient à la recherche de tranquillité et
d’isolement. Certains se promenaient et se baignaient
entièrement nus, ici cela ne choquait personne, Bau était
habituée et n’y prêtait aucune attention.
La petite adorait partir à la pêche avec celui qu’elle
appelait maintenant « Mon gentil papa », ils passaient des
heures en barque à tenter d’attraper du poisson. Ils
discutaient sans voir passer le temps ni mordre leur proie,
alors ils se regardaient, éclataient de rire et se consacraient
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Richard KELLER
quelques minutes au but de leur présence loin de chez eux.
Ils ne rentraient jamais bredouille, Suong savait que ces
deux là n’en finiraient jamais de converser.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
40
Des trombes d’eau s’abattirent sur le pays, à la
télévision la météo montrait les milliers de points, chacun
représentant un impact de foudre. La carte constellée par ces
orages incitait à la plus grande prudence, la présentatrice
insista beaucoup en déconseillant aux automobilistes de
prendre la route. La situation empira d’heure en heure, des
arbres se couchèrent sur les chaussées, des coulées de boue
emportèrent des maisons, la France ressembla à un paysage
d’apocalypse. Les mises en garde ne suffirent pas, des
imprudents jouèrent avec la vie, à ce jeu là il y eut de
nombreux perdants.
Le cadet décida de se rendre chez des amis, il voulut
honorer une invitation acceptée de longue date. La famille
prit place dans le monospace, les filles vêtues de blanc
chantaient, la maman poussait la chansonnette qu’elles
reprenaient en chœur. Le pilote s’engagea sur une route de
montagne, les éclairs zébraient le ciel, la foudre s’abattit à
quelques mètres d’eux dans un vacarme assourdissant, ils
virent une boule de feu embraser un sapin. Le spectacle était
dantesque, les fillettes se turent, elles avaient la peur au
ventre. Les parents parlaient pour apaiser leur progéniture et
se rassurer eux mêmes.
Dans un virage tout bascula, un véhicule descendant
perdit le contrôle dans une petite coulée de boue qui
traversait la chaussée, il percuta la voiture montante qui
tourna comme une toupie avant de basculer dans le vide. Tel
un pantin désarticulé le monospace rebondit sur les rochers
227
Les orages maléfiques
puis se fracassa au fond du ravin, l’autre chauffard continua
sa route dans la nuit, il ne s’arrêta pas, indifférent au drame
qu’il venait de provoquer.
Ce ne fut qu’au matin qu’un automobiliste alerta les
secours, la pluie et le relief rendirent le travail des
sauveteurs difficile. Ils durent s’encorder pour pouvoir
atteindre la carcasse disloquée, des blocs instables
menaçaient de se détacher et de les écraser à tout moment.
Ils leur fallut plus de trois heures pour se trouver enfin au
fond du ravin. Ils constatèrent le décès de la femme assise
aux côtés du conducteur, ce dernier gisait affalé sur le
volant. A l’arrière deux gamines émettaient de faibles râles,
elles voguaient entre la vie et la mort.
Les pompiers mirent longtemps pour procéder au
découpage des tôles, il fallait faire attention à ne pas
aggraver l’état des blessés. Ils remontèrent les jeunes sœurs
avant de s’occuper du chauffeur, lorsqu’ils entreprirent de le
dégager, il avait cessé de vivre.
Pendant qu’une ambulance emmenait les enfants
vers l’hôpital le plus proche, une autre acheminait les époux
vers la morgue. Les orages maléfiques venaient de décimer
un foyer qui voulait croquer la vie à pleines dents. Les
médecins se relayèrent pendant des heures au chevets des
gosses, ils ne lâchaient pas, ils voulaient les sortir de ce
mauvais pas. Malgré tous ces efforts, l’aînée lâcha prise la
première, son petit corps meurtri demanda grâce. La
benjamine en fit de même quelques minutes plus tard. Le
personnel médical anéanti, perdait une nouvelle bataille, la
faucheuse leur avait brûlé la politesse.
Le téléphone sonna en début d’après-midi chez le
père, c’était le centre hospitalier qui l’informait de
l’accident. Son interlocuteur lui dit que c’était important, il
ne lui précisa pas la nature des blessures et encore moins
228
Richard KELLER
qu’ils se trouvaient réunis à la morgue dans quatre tiroirs
adjacents. Il eut un pressentiment, il se mit au volant tel un
automate, la pluie continuait de gronder dans les torrents et
d’inonder les plaines.
Lorsqu’il se présenta au centre hospitalier, il fut reçu
par le médecin responsable du service des urgences.
L’homme rompu au contexte ne put tergiverser, son
interlocuteur exigeait de voir les siens. Un grand silence
succéda à sa demande, en un millième de seconde il comprit
que tout avait basculé. Le praticien l’accompagna au soussol où reposaient les dépouilles des victimes de l’orage
maléfique.
L’employé affecté à la besogne tira les quatre tiroirs.
Il voyait sa belle-fille qui lui souriait, il lui parla et n’obtint
pour toute réponse qu’un sourire figé pour l’éternité. Son
fils semblait dormir, il l’embrassa et lui dit qu’ils se
retrouveraient tous bientôt. Il se pencha vers ses deux rayons
de soleil, il lui en voulait énormément à l’astre solaire, il
n’admettait pas de voir s’éteindre de si jolis minois. Elles
étaient resplendissantes dans leurs robes blanches, seul un
filet de sang séché subsistait dans le cou de la cadette.
Il resta prostré longtemps, longtemps. Le préposé,
habitué aux multiples détresses qui se succédaient devant
lui, patientait à l’extrémité du local, il respectait l’intimité et
la douleur des visiteurs. Il lui fallait maintenant rejoindre les
services administratifs afin de procéder aux formalités
d’usage, il devait aussi se rendre à la gendarmerie afin de
récupérer les affaires de son fils.
Il errait dans les couloirs tel un zombie, plus rien
n’aurait de sens désormais, il avait tout perdu. Il se retrouva
à l’extérieur, il prit son téléphone portable et appela son fils
aîné, l’accueil fut glacial, il n’en prit pas ombrage. Il se
contenta de lui expliquer le malheur qui les frappait à
229
Les orages maléfiques
nouveau. Le fils ne fit aucun commentaire, il ne demanda
rien, le père l’embrassa et raccrocha. Malgré son apparente
indifférence, il l’appellerait pour l’informer de la date des
obsèques. Il devait d’abord contacter la mère de Maureen et
décider de la cérémonie funèbre. Cette dernière assommée
par la nouvelle lui donna carte blanche, ils convinrent d’une
crémation dans trois jours.
Il ne put joindre le fils aîné, il tomba chaque fois sur
le répondeur, il laissa plusieurs messages avec toutes les
informations sur les lieux et date des funérailles. Il passa
voir à plusieurs reprises ses défunts, des larmes sèches
obstruaient son regard, il clignait des paupières et fixait
intensément ses trésors endormis. Il dut enfin se résoudre à
voir coulisser le couvercle en bois sur ces visages enfantins,
leur chevelure rousse illuminait le satin blanc de leur lit
mortuaire.
La crémation se déroula très simplement, quelques
parents de Maureen entouraient sa mère durement éprouvée.
Il se joignit à eux car le fils aîné ne s’était pas déplacé et ne
l’avait pas appelé. Il ne comprenait pas sa volonté de
détruire, de faire mal au moment le plus difficile, il
encaissait un coup de plus. Il lut un poème qu’il avait
composé en l’honneur de ses petites filles, de la musique
irlandaise jouait en sourdine. L’assistance se recueillit, une
trappe s’ouvrit, les cercueils glissèrent de l’autre côté
jusqu’au dernier, l’ouverture se referma.
Ils restèrent quelques minutes, la musique s’était
arrêtée, ils entendaient le bruit des brûleurs du four, cela
ressemblait à un crépitement. Il n’osait imaginer ses trésors
rongés par les flammes. Il était en déraison, rien ne le
concernait plus, il aurait voulu être à leur place pour
rejoindre sa bien-aimée, les orages maléfiques associés au
destin en décidèrent tout autrement.
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Richard KELLER
Il regagna sa maison, elle résonnait de l’absence des
êtres chers. Il se demandait à quoi avait servi sa vie, il
subsistait sur un champ de ruines, jusqu’à son fils aîné qui le
rejetait. Il songea à mettre un terme à ses jours, l’instinct de
survie l’empêcha d’accomplir le geste ultime.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
41
La journée s’annonçait belle, Bau apprécia les
cadeaux du père Noël, dans sa grande générosité il lui
apporta une trousse de maquillage et des vêtements à la
mode. Elle était sur son nuage, il avait mis des guirlandes
qui clignotait dans la nuit étoilée, il ne manquant que le
sapin, la neige et le traîneau. Sa compagne eut droit à une
bague, elle lui offrit un livre sur la faune et la flore de la
région. Ils se concoctèrent un réveillon sympathique où la
langouste et les fruits de mer constituaient l’ossature. Ils se
couchèrent tôt car la mère et la fille devaient se rendre le
matin à Phuket pour effectuer quelques achats de décoration
pour les bungalows. Suong voulait peaufiner et embellir
« Le paradis de Bau » afin de lui donner sa touche
personnelle.
Il dormit mal, il ne comprit pas pourquoi son
sommeil se trouva aussi agité, il quitta la chambre et sortit.
Il se dirigea vers la plage, la lune se reflétait dans les eaux
calmes du lagon. Sa chérie le rejoignit, à son tour victime
d’insomnies, il faisait chaud, elle n’avait pas pris la peine de
mettre un vêtement. Elle lui prit la main, ils marchèrent le
long du rivage, leur pas s’enfonçaient dans le sable humide.
Ils ne résistèrent pas à l’envie de se baigner, la nudité leur
était agréable, il succombèrent rapidement à des jeux plus
coquins, cupidon décocha ses flèches dans le lagon. Elle ne
savait pas qu’ils faisaient l’amour pour la dernière fois.
A l’aube il les accompagna jusqu’à l’embarcadère où
un pêcheur les attendait comme convenu. Ils avaient
233
Les orages maléfiques
sympathisé et conclu un accord avec le vieux marin qui
appréciait leur compagnie. Il les convoyait souvent à travers
le dédales des îles qu’il connaissait mieux que sa poche, lui
aussi adorait la petite Bau. Il n’avait plus de famille et
partageait fréquemment le repas avec eux. Ce jour là, il fit
une réflexion sur des phénomènes étranges, d’habitude
lorsqu’il partait au large une myriade d’oiseaux de mer
l’accompagnait en espérant obtenir une partie du butin. Il
exprima son étonnement de s’être retrouvé seul, pas une
mouette ou un albatros pour l’escorter.
Elles arrivèrent tôt à Phuket, elles quittèrent le bord
de mer pour se diriger vers un marché fréquenté uniquement
par les autochtones. Un marchand racontait que les
éléphants du parc d’attraction avaient brisés leurs chaînes et
pris la direction des bois. Suong n’était pas rassuré, elle
avait constaté des anomalies dans le comportement des
animaux, à plumes ou à poils.
Les évènements se précipitèrent et s’enchaînèrent à
un rythme infernal, une vague géante dévasta tout le front de
mer, l’eau vint mourir jusqu’au marché. Les gens couraient
dans tous les sens, Suong et Bau ne saisissaient pas la portée
du désastre qui s’était joué en quelques instants. Une
deuxième vague tout aussi destructrice vint terminer la
besogne, elle ravagea ce qui restait encore debout, elle
emporta ceux qui s’accrochaient désespérément à une main
ou à une planche de secours. La ville n’était que cris et
pleurs, la panique s’empara de la population, personne
n’osait plus s’approcher du bord de mer.
Elles s’inquiétaient beaucoup, elle pensaient à celui
qu’elles avaient laissé la bas sur l’île. Elles craignaient que
la vague dévastatrice n’ait atteint leur home douillet, où se
trouvait-il actuellement, il devait s’alarmer pour elles.
Suong ne possédait aucun moyen pour aller vers lui au plus
234
Richard KELLER
vite. Lorsqu’elles s’approchèrent du front de mer, un
spectacle d’apocalypse s’offrit à leurs regards, les plages
ressemblaient à un dépotoir, les objets les plus hétéroclites
s’étaient échoués. Les corps sans vie étaient alignés au fond
de la plage transformée en une morgue à ciel ouvert, le
soleil impassible à la détresse humaine dardait les morts de
ses rayons. Il fallait faire vite, dans quelques heures le
travail de putréfaction rendrait la situation sanitaire
dangereuse.
Les autorités dépassées par l’ampleur du sinistre
s’efforçaient de recenser les rescapés, les disparus et les
corps sans vie. La tâche s’avérait compliquée, la majorité
des victimes étant en tenue de bain. Tout le monde cherchait
un proche dans ce paysage irréel, seuls les éléphants avaient
compris le danger qui s’annonçait.
Elle souhaitait rejoindre son amour, Bau s’énervait
en criant qu’elle devait retrouver son « Gentil papa ».
L’inquiétude cédait le pas à la panique, elles envisageaient
le pire, elles espéraient rencontrer leur ami pêcheur et
reprendre la mer, elles ne le trouvèrent pas, le pauvre
comme les oiseaux était parti ailleurs, loin ailleurs sur un
autre océan d’où il ne reviendrait pas.
Leur errance dans la ville ravagée dura six jours et
autant de longues nuits à dormir n’importe où. Elle dut se
résoudre à implorer les officiels, elle obtint enfin
l’autorisation d’embarquer sur un bâtiment qui explorait
toutes les îles, elle réussit à ne pas se séparer de Bau. La
vedette ne pouvait entrer dans le lagon, elle se fit minuscule
dans un Zodiac qui se fraya un passage parmi les planches et
débris qui flottaient dans l’eau stagnante. Au fur et à mesure
qu’elle approcha de la côte son cœur battit plus fort, elle
faillit défaillir face à la vision de désolation qu’elle constata.
Il ne subsistait plus rien de leur paradis, le « Paradis de
235
Les orages maléfiques
Bau » semblait n’avoir existé que dans ses rêves. Plus aucun
bungalow, la plupart des palmiers s’amoncelaient dans une
anse, les autres subsistaient couchés sur le sable.
Lorsqu’elle débarqua, elle cria, elle l’appela de
toutes ses forces, elle dut se rendre à l’évidence, il n’était
pas là. Les militaires inspectèrent les lieux pour trouver des
traces de vie, ils trouvèrent trois cadavres échoués contre un
arbre, ce n’était pas lui, ils les enveloppèrent dans des sacs
hermétiques et fermèrent la glissière.
Une heure plus tard, elle quittait l’île définitivement
et rejoignait sa fille restée à bord sur l’ordre péremptoire du
capitaine. Après la visite de deux autres îlots de l’archipel,
elles regagnèrent Phuket désemparées. Elles avaient vécu
d’espoir pendant six journées, soudain tout s’écroulait le
septième jour. Recensées auprès des autorités, elles purent
bénéficier d’un lit de fortune en attendant de prendre une
décision, elle ne pouvait se résoudre à tout quitter, elle
espérait un miracle et priait au fond de son cœur.
A bout de forces, anéanti par l’ambiance et la
proximité de son bien-aimé perdu quelque part dans les eaux
océanes, elle consenti à son rapatriement vers Hanoi. Les
images du « Paradis de Bau » hantaient ses heures, elles
pensait sans cesse à lui qui lui avait dit qu’elles seraient
mieux entre femmes, elle souriait à la pensée de leur
dernière nuit d’amour, elle pleurait en écoutant Bau lui
parler de son « Gentil papa ».
Elles errèrent encore autour des panneaux où
s’affichaient la liste impressionnante des victimes, elles
lisaient et relisaient chaque nom, mais elles ne virent jamais
celui qu’elles adoraient par dessus tout. Cela troublait
Suong, elle souhaitait retrouver ce doux compagnon qui lui
avait donné deux courtes années de bonheur, elle demandait
de pouvoir se recueillir sur sa tombe et ne pas pleurer en
236
Richard KELLER
regardant les vagues ou le ciel. L’absence cruelle la torturait
au plus profond de son âme, la vie ne devenait qu’une suite
d’automatismes, heureusement Bau représentait son avenir.
237
Les orages maléfiques
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Richard KELLER
42
Le fils aîné trainait son spleen de verre en verre, la
fuite de Rindra lui laissait un goût bizarre dans la bouche. Il
s’interrogeait continuellement à son sujet, puis replongeait
dans l’absorption de breuvages alcooliques aux effets
dévastateurs. Chaque jour ressemblait au précédent en pire,
il se détruisait consciemment, il considérait qu’il n’avait
qu’une seule issue, il s’employait à accélérer le processus.
Dans ses moments de lucidité, ses états d’âme le
torturaient profondément. Il s’en voulait de s’être comporté
de la sorte, sa fierté et sa mythomanie l’avaient amené
jusqu’au bord du précipice, il se trouvait face au vide sans
aucun garde-fou. Le souvenir de sa mère, de son frère avec
sa femme et ses deux fillettes, le tourmentaient. Il regrettait
son absence lors du dernier adieu, il avait perdu une
occasion de réconciliation avec son père durement éprouvé.
Maintenant le père était parti, il ne savait où et avec qui, il
ne s’imaginait pas ce que signifiait ce départ, il constatait
simplement.
La dégradation de ses performances au travail
déclencha une réaction des dirigeants du groupe, habitués à
des idées de génie de la part de leur collaborateur, ils
n’admettaient pas cette chute de tonus liée, selon eux, à un
cruel manque d’initiative, ils le sommèrent de redresser la
barre immédiatement sous peine de licenciement. La
première sanction fut le montant de la prime annuelle
d’investissement personnel, elle représenta à peine le
dixième de celle de l’année précédente, le message était
clair.
239
Les orages maléfiques
En rentrant au milieu de la nuit d’une tournée dans
les bars de la ville, il trouva une convocation de la police, il
était attendu au commissariat le lendemain à dix heures. Il
s’interrogea sur le but de cette missive, il passa en revue les
infractions pouvant lui être reprochées. Il absorba deux
cachets pour tenter de soulager sa tête douloureuse, il passa
sous la douche et réussit à dormir par intermittence. Au
matin il prévint son bureau de son absence, il était
préférable d’envisager un entretien long, il précisa qu’il
serait présent en début d’après-midi.
A son arrivée dans les locaux policiers il fut dirigé
vers une pièce où l’attendait un inspecteur. L’accueil
chaleureux le surprit, il avait envisagé une réception plus
dure avec une réprimande voire une amende et peut-être la
confiscation de son permis de conduire. Il ne comprenait pas
où l’entraînait l’homme assis en face de lui, ce dernier
l’interrogea sur sa situation familiale et surtout celle de ses
parents. Il eut du mal à révéler qu’il avait coupé les ponts
avec son géniteur, il n’avait aucune idée de sa résidence
actuelle.
Son interlocuteur s’étant assuré qu’il parlait avec le
seul membre connu de la famille, il aborda l’objet de
l’entretien. Il différa le moment de la révélation, il le
préparait à la mauvaise nouvelle qu’il allait lui annoncer, il
lui demanda s’il connaissait la Thaïlande, il lui parla enfin
du Tsunami qui avait ravagé de nombreuses côtes d’Asie du
Sud Est. Le fils aîné s’impatienta et lui posa une question
directe, il voulut savoir si les restes de son père avait été
retrouvés parmi les victimes de ce désastre. Le policier lui
répondit par la négative, il rajouta que les autorités
thaïlandaises étaient en possession d’un portefeuille et d’un
passeport lui ayant appartenu.
240
Richard KELLER
Il venait de réaliser qu’il était le seul survivant de la
famille, ça lui faisait peur, il redouta encore davantage son
tête à tête avec sa conscience. Il resta prostré plusieurs
secondes, l’inspecteur respecta son silence et attendit qu’il
se manifeste. Enfin il se redressa et voulut savoir si des
recherches étaient en cours pour retrouver son père. Son
interlocuteur lui répondit qu’il était nécessaire de procéder à
une analyse d’ADN, il s’agissait de la méthode la plus fiable
face au nombre important de personnes à identifier.
Muni d’un document délivré par les autorités
compétentes, il se présenta à un laboratoire pour faire
effectuer un prélèvement sanguin. Les résultats furent
transmis au ministère des affaires étrangères qui les
communiqua à son homologue en Thaïlande.
L’attente dura plus de six mois, le corps n’était
toujours pas identifié, il appela plusieurs fois la cellule
spécialisée, la réponse ne variait pas, « nous suivons ce
dossier et nous vous appellerons dès qu’une information
nous parviendra ». Le service était rodée à ce genre de
demande, les fonctionnaires utilisaient le vocabulaire
appropriée, il n’était pas dupe.
D’autres mois s’écoulèrent, identiques aux
précédents, sauf qu’il n’appela plus, il n’attendait rien de
leur part. Comme tout un chacun, il avait suivi les péripéties
des populations confrontées au malheur, il avait vu les
cadavres allongé dans des morgues de fortune, il avait
regardé les fosses communes où s’entassaient les dépouilles
non identifiés ou celles des autochtones. Celles des touristes
étaient photographiées, étiquetées et une analyse d’ADN
effectuée avant de rejoindre leur tombe à des milliers de
kilomètres de chez eux.
La découverte du passeport provoqua un déclic au
fils aîné, un regain d’énergie le parcourut. En quelques
241
Les orages maléfiques
semaines il arrêta, non sans difficultés, sa consommation
d’alcool. Il réfléchit beaucoup à tout ce qui s’était passé, à
tous ces orages maléfiques qui avaient décimée sa famille.
Aujourd’hui il trouvait injuste la perte de toutes ces vies. Il
remontait la pente jour après jour, il pensait de plus en plus
à Rindra, il voulait la rencontrer, lui parler, il éprouvait le
besoin de la regarder au fond des yeux, de la comprendre.
Dans les familles occidentales, de nombreux
disparus du Tsunami étaient titulaires de contrats
d’assurance en cas de décès. Or l’absence de corps
empêchait le versement des capitaux souscrits, le code des
assurances ne transigeait pas avec cette règle. La position
des compagnies se justifiait par les possibilités
d’escroquerie que pourrait constituer l’abolition de cette
disposition. Aussi des veuves et des orphelins se trouvèrent
sans ressources, il convenait de venir en aide à ces gens
touchés par l’adversité. Le gouvernement Français adopta
une mesure exceptionnelle en faveur des ayants droits des
victimes non identifiées. Une enquête simplifiée fut
diligentée pour prouver que chaque disparu était arrivé sur
les lieux du cataclysme et qu’on ne disposait pas de la
preuve de sa présence ou de son départ. Les assureurs durent
se soumettre à la volonté politique de traiter ce dossier avec
compréhension.
La police lui remit les documents ayant
appartenu à son père, le passeport recelait des tampons de
nombreux pays d’Asie du sud-est. Les quatre morceaux
d’une carte postale, représentant un groupe d’enfants,
l’intriguèrent, il ne put déchiffrer ce qui était écris au dos.
Le séjour dans l’eau de mer avait fini de dissoudre l’encre,
quelques taches subsistaient, il ne saurait jamais ce que sa
mère avait écris,
Quand ton pas et mon pas
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Richard KELLER
En costume de nous
S’habillèrent de nos cœurs et nos yeux
Rêvant l’un de l’autre du mieux
D’un amour qui se noue
Quand ton pas et mon pas
Il ne comprendrait pas davantage ce que contenais cette
enveloppe sans rien de griffonné dessus, il ne vit pas
l’intérieur légèrement gris. Son père avait tenu sa promesse
à son épouse, il avait disposé des cendres de ses enfants,
petits-enfants et de sa compagne adorée, dans chaque
emballage et il avait confié ces poussières aux eaux des sites
les plus beaux. Les autres pièces trouvées dans le
portefeuille étaient banales, des cartes de visites de
restaurants et d’artisans, et une carte de crédit.
243
Les orages maléfiques
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Richard KELLER
43
Elles furent accueillies à bras ouverts au village, tous
pensaient qu’elles revenaient de l’enfer. Pendant près d’un
mois aucune nouvelle ne leur parvint, les autorités
thaïlandaises se préoccupèrent plus du sort des voyageurs
occidentaux que de celui des ressortissants des pays voisins.
Une fête marqua leur retour, la mère et la fille n’eurent pas
le cœur aux réjouissances, elles participèrent avec joie, au
défilé des enfants, puis prétextèrent une grande fatigue afin
d’éviter une journée d’amusements.
Elle demeurèrent plusieurs semaines dans la maison
familiale, tout le monde était aux bons soins pour les
miraculées du Tsunami. Bau retourna à son ancienne école
avec plaisir, elle savait qu’il s’agissait de sa dernière année,
l’an prochain elle intégrerait le lycée français, « Gentil
papa » lui avait promis qu’elle serait inscrite. Elle possédait
un excellent niveau et maîtrisait tout à fait la langue de
Molière grâce aux cours qu’il lui prodigua.
Elle s’ennuyait, elle chercha du travail, elle en trouva
dans une agence qui venait de s’ouvrir. Elle fut embauchée
comme guide, elle subit avec succès l’examen l’autorisant à
accompagner les touristes. Ce métier était lucratif, ce qui lui
permit d’emménager dans un appartement à Hanoi. Sa zone
d’activité se situait sur la capitale et ses alentours, cela lui
permettait d’être avec sa fille tous les soirs.
Elles évoquaient souvent le disparu, leurs souvenirs
communs étaient forts, elles voulaient garder dans leurs
cœurs uniquement les bons moments. Lorsque Bau s’était
endormie, elle éprouvait plus de difficulté à trouver le
245
Les orages maléfiques
sommeil, elle revoyait ses nuits d’amour dans ses bras, elle
pleurait en silence à son bonheur enfui.
Les mois s’écoulèrent, de nombreux soupirants
tentèrent d’obtenir ses faveurs, aucun ne l’intéressait, elle
n’était pas prête à se donner à un autre. Elle se consacrait
pleinement à son nouveau job, et au trésor de sa vie : Bau.
Elle rencontrait fréquemment des visiteurs français, ils lui
parlaient du pays qu’elle ne connaissait pas, elle songeait
fort à lui, parfois une larme roulait le long de sa joue, elle
l’essuyait et continuait ses explications.
Suong reçut une lettre d’un cabinet notarial situé à
quelques pâtés de maison de son domicile. L’homme de loi
désirait la rencontrer pour une affaire de succession.
N’attendant aucun héritage, par courtoisie, elle décida de s’y
rendre. Elle fut reçue par un secrétaire qui la fit patienter
dans le couloir, le boss étant occupé.
Elle attendit dix minutes en feuilletant un vieux
journal, une porte s’ouvrit, un couple âgé salua dans sa
direction, elle leur répondit d’un signe de tête. Le notaire
semblait jeune, elle pensait qu’il était son cadet, une
nouvelle génération prenait les rennes dans la société. Après
les présentations d’usage, il lui demanda le nom et le
prénom de son enfant ainsi que sa date de naissance. Il parut
satisfait, les réponses répondaient à son attente. Il précisa
que la convocation concernait sa fille Bau, la fillette étant
mineure, sa mère avait autorité pour la représenter et signer
tout acte la concernant. Elle comprenait parfaitement ce
qu’il lui exposait, mais elle trouvait qu’il tournait autour du
sujet. Il précisa qu’il avait mandat d’un collègue français qui
assurait la succession du père adoptif de Bau. Cette dernière
héritait, à part égale avec son demi-frère, de tout les biens
ainsi que d’une assurance-vie contractée à son profit.
246
Richard KELLER
Elle n’en croyait pas ses oreilles, son compagnon lui
avait caché qu’il détenait du capital placé en France et elle
n’avait jamais entendue parler de l’assurance. Dans
quelques semaines elle aurait en sa possession une somme
représentant environ quatre-cent mille euros. Elle était
désintéressée, elle l’avait choisi par amour, elle n’avait pas
regardée ses droits. L’homme de loi lui montra une
photocopie du contrat contracté en Thaïlande auprès d’une
compagnie Suisse. Il avait désigné Bau comme légataire
principale, et à défaut Suong, il voulait couvrir l’une ou
l’autre, sa volonté était claire.
Heureuse, elle prit le chemin de son domicile en
bénissant le ciel pour sa fille, « Gentil papa » méritait encore
plus cette appellation. Elle décida de ne pas en parler tout de
suite à son amour, elle le ferait lorsque les fonds seraient
disponibles à l’étude. Elle préférait être prudente, elle
craignait la réaction du fils, il risquait de se sentir spolié, il
pourrait intenter un procès pour faire invalider l’adoption et
le contrat d’assurance. Elle se repassait le film dans sa tête,
elle croyait évoluer dans une autre histoire, elle allait se
réveiller pauvre comme avant. Elle dut se rendre à
l’évidence, tout était réel, pour s’en assurer, elle passa à
nouveau devant l’immeuble, il y avait bien un notaire.
En marchant elle réfléchissait au meilleur moyen de
sauvegarder voire développer le capital de sa fille, elle
savait que Bau démarrerait bien dans la vie. Il lui
appartenait de gérer au mieux ses intérêts. Elle pensa que
l’immobilier serait la meilleure solution, avec l’ouverture du
pays aux investisseurs, le placement dans la pierre se
révélait judicieux. Elle garda le secret, rien ne transpira
nulle part, c’était le meilleur moyen d’éloigner les parasites
venant de toutes parts. « gentil papa » lui avait raconté les
revers de fortune de ces gagnants du Loto qui flambaient
247
Les orages maléfiques
tout leur argent conseillés par des sangsues assoiffées
d’argent. Elle désirait éviter ça à sa fille et à elle aussi.
Bau eut la chance de bénéficier des mesures
afférentes aux ayants droits des victimes du Tsunami. Elle
eut aussi un petit coup de pouce du destin en la personne du
notaire français, ce dernier fit preuve de beaucoup de zèle
pour identifier les contrats éventuels d’assurance vie
contractés à des milliers de kilomètres de son étude de
province. Pendant plusieurs mois, il n’eut de cesse de
contacter les compagnies, en possession des caractéristiques
et de la désignation du bénéficiaire, il contacta les différents
consulats thaïlandais et vietnamiens. Il opéra par déduction,
il trouva que les prénoms de Bau et Suong étaient fréquents
au Vietnam, il ne lui restait qu’à attendre les réponses des
autorités consulaires. A Hanoi, un employé se souvenait
d’avoir traité un dossier d’adoption l’année précédente, la
boucle venait d’être bouclée.
Suong rêve, elle sait que quelque part, un ange veille
sur deux perles jaunes, il doit regarder avec satisfaction la
tournure des évènements. Il a reçu l’amour au moment où
les orages maléfiques l’entraînaient au fond du gouffre, une
fée lui a tendu la main, il a saisit son bras, ses lèvres et s’est
abreuvé à la source du bonheur. Elle a apaisé ses douleurs,
elle a calmé ses fièvres et lui a prodigué mille caresses.
Elle ne sait pas qu’il a rejoins deux fillettes vêtues de
blanc, dont une porte une tache de sang dans le cou. Il s’est
assis au pied de sa douce et tendre compagne, il lui récite les
vers extraits du « Stupa » de Borobudur. Elle lui prend la
main et sourit de toute ses dents blanches. Elle l’entraîne un
peu plus loin à la rencontre d’un jeune couple qui tient ses
deux angelots dans ses bras.
Suong se réveilla en retard, d’ordinaire cela l’aurait
mis de mauvaise humeur, ce matin là elles rirent de bon
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Richard KELLER
cœur de cette panne d’oreiller. Bau présenta un mot
d’excuses, elle ne fut pas réprimandée car c’était une
excellente élève. Quand à sa mère, elle avoua au groupe de
Québécois la raison de leur attente, ils acceptèrent de bon
gré ce contretemps et en profitèrent pour lancer quelques
plaisanteries grivoises à son encontre.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
44
Il n’avait plus touché une goutte d’alcool depuis des
mois, il résistait à toutes les pressions. Il rencontrait un
psychanalyste chaque semaine, il souffrait de lui confier ses
blessures, mais cela l’aidait à avancer dans le chemin de la
guérison. Le remord le tenaillait souvent, il ne fuyait plus les
problèmes, il les affrontait lucidement en sachant qu’il ne
pourrait rien changer au passé, il saurait le gérer désormais.
Au début il fut victime d’une peur panique en
réalisant qu’il se sentait mieux depuis la disparition de tous
les membres de sa famille. Il s’attribua une responsabilité
dans ces tragédies, dans ses cauchemars son père et sa mère
l’accusaient d’être un mauvais fils. Il projetait des images
négatives, il baignait dans du sang et se réveillait épuisé
hagard face à ses chimères.
Il accepta peu à peu la triste réalité, il réussit à faire
la part des choses dans le déroulement des évènements ayant
conduit au décès de sa mère. La nuit, il parlait à son père, il
lui disait sa peine, ça lui faisait du bien même s’il n’obtenait
aucune réponse. Il rencontra également le fantôme de son
frère qui lui souriait, ses petites nièces aussi. Au fil des
jours, ses visions s’espacèrent, il assumait tout et s’en trouva
soulagé.
Il y avait plus d’un an que le Tsunami s’était emparé
de son père, rien ne changerait plus à présent. Il voyait des
reportages, la reconstruction des infrastructures hôtelières
avançait à bon train, le touriste devait revenir au plus vite.
La recherche des cadavres était abandonné, chacun
251
Les orages maléfiques
accomplissait son travail de deuil avec ou sans défunt, la
priorité était aux vivants.
Lui n’avait envie que d’une chose : retrouver Rindra,
elle lui manquait terriblement. Il lui avait écris, il n’avait
rien obtenu en retour, que devenait-elle dans ce pays du tiers
monde ? Il souhaitait se rendre là bas, la voir, la sentir, la
toucher, il redoutait sa réaction. Il partirait dans l’inconnu, il
était prêt à affronter ses reproches, à lui expliquer qu’il allait
beaucoup mieux et qu’il avait besoin d’elle pour accomplir
le reste de la route.
Il reçut une lettre de l’office notarial familial qui le
sollicitait pour une prise de rendez-vous. Une semaine plus
tard il écoutait lire le testament rédigé par son père. Il fut
surpris à la lecture du document, il s’attendait à tout sauf à
entendre le brave homme lui signifier qu’il avait une sœur
qui se prénommait Bau, elle vivait avec sa mère à Hanoi au
Vietnam. L’étonnement l’empêcha de réagir pendant
quelques secondes, le notaire repris son souffle et continua
de débiter la suite. Bau aurait onze ans dans l’année, elle
héritait de la moitié des biens de son père et d’une
confortable assurance-vie. Quand à lui, il bénéficiait de
l’autre moitié soit environ deux cent cinquante mille euros.
En d’autres temps, il aurait très mal pris ces
nouvelles, aujourd’hui la curiosité l’emportait sur les autres
considérations. Depuis quand son père entretenait cette
relation ? s’agissait-il d’une sœur de sang ? toutes ces
interrogations se bousculaient dans sa tête. Il sollicita le
notaire pour obtenir les coordonnées de la jeune fille et de
l’ex-compagne de son paternel. L’homme hésita un instant,
il s’apprêter à fermer la chemise renfermant le dossier, il se
ravisa, il prit un bristol et griffonna deux adresses. Il lui
communiqua l’adresse connue de Suong et celle du cabinet
vietnamien. Il le remercia chaleureusement, cela l’aiderait à
252
Richard KELLER
avancer dans sa quête, il souhaitait s’entretenir avec les deux
femmes, il espérait connaître davantage son père à travers
les deux dernières personnes à avoir partagé sa vie.
Il échafauda les hypothèses les plus incongrues, il se
demanda si la famille n’avait été l’objet d’un jeu de dupes. Il
ne put se résoudre à considérer son père comme un
Casanova, un Don Juan, un marin avec une maîtresse dans
chaque port. Ce dernier aimait trop sa chère et douce épouse
pour aller se fourvoyer dans une liaison adultère. Il
possédait quelques clés avec le portefeuille, la carte postale
de Borobudur et l’enveloppe vierge, l’érosion l’empêchait
d’ouvrir les portes et de découvrir la vérité.
Il surfa toute une soirée sur Internet afin de dénicher
un billet d’avion à destination d’Hanoi, la guerre des prix
faisant rage, il opta pour un vol hors week-end avec retour
huit jours plus tard, cela lui permit de décrocher un rabais
conséquent. Il posa des congés à valoir sur un reliquat
important de l’année précédente, il prendrait le reste assez
rapidement car il voulait aussi se rendre à Madagascar. Il se
renseigna sur les formalités pour entrer dans le pays, il fut
heureux d’apprendre qu’il pourrait solliciter un visa de
touriste à l’arrivée à l’aéroport d’Hanoi. Il restait quatre
nuits avant le départ, il eut du mal à trouver le sommeil, il
languissait de fouler le sol Vietnamien.
Il avait décidé de ne pas s’annoncer auprès de Suong
et Bau, il préférait jouer l’effet de surprise. Si les choses
tournaient au vinaigre, il se rabattrait sur le notaire afin
d’obtenir un rendez-vous avec la mère et sa fille, à défaut il
se contenterait des informations fournies par l’homme de
loi. Il partait dans l’inconnu, tout était envisageable.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
45
Après une escale technique dans la nuit à Bangkok,
l’avion se posa tôt le matin sur la piste de l’aéroport
d’Hanoi. Il regarda tout autour de lui, l’appareil n’était pas
complètement immobilisé, déjà les passagers s’emparaient
de leurs bagages à main avec empressement, comme s’il
fallait être les premiers à attendre devant le tapis roulant les
valises et les sacs déchargés de la soute.
L’élan de tous ces gens, touristes et autochtones,
l’amusait. Ils courraient dans tous les sens pour se procurer
un chariot, d’autres cherchaient un emplacement pour
pouvoir enfin griller une cigarette. Lui ne s’affola pas, il
s’appropria l’adage qui disait que les premiers seraient les
derniers, alors à quoi bon se précipiter pour attendre à côté
d’un étalage vide, le tourniquet ne distribuait pas encore les
indispensables sacs et valises.
Il ouvrait grand les yeux, il voulait comprendre ce
que son père était venu chercher dans cette région. Il
observait l’effervescence de la ruche vietnamienne, c’était la
comparaison la plus appropriée. Il commençait à faire chaud
lorsqu’il sortit du hall, il avait obtenu son visa sans
difficulté, il héla un taxi qui le transporta à destination.
Le chauffeur ne comprenait pas le français, il
s’exprimait dans un anglais correct, il lui montra les
coordonnées griffonnées sur le bristol. Une demie heure
plus tard le conducteur le déposa à l’agence où travaillait
Suong, c’était l’adresse communiquée par le notaire. Il
poussa la porte vitrée et se présenta au guichet, une jeune
femme le salua et attendit qu’il s’exprime avant de lui
255
Les orages maléfiques
répondre dans un mélange d’anglais et de français. Il avait
de la chance, la personne qu’il venait voir se trouvait dans
une autre pièce à quelques mètres de lui. Il donna son nom à
la réceptionniste qui décrocha le combiné, elle s’exprima en
vietnamien en parlant très rapidement, il ne put saisir le
moindre mot échangé.
Elle faisait le point avec son employeur, elle
préparait son planning de visites pour la quinzaine à venir.
La conversation avec sa collègue lui fit l’effet d’un coup de
poignard, elle ne s’attendait pas à rencontrer l’unique
survivant de la famille de son compagnon disparu. Elle ne
connaissait pas grand chose sur cet homme, mais elle
redoutait l’objet de sa présence ici si loin de chez lui.
Elle inspira profondément, elle quitta son patron en
s’excusant, elle avança comme un métronome jusqu’à la
réception. Une beauté froide lui serra la main ; il fut surpris
à plus d’un titre, il ne s’attendait pas à un accueil aussi
glacial, la prestance et le galbe de Suong lui firent penser
que son père avait eu bon goût. Il échangèrent des formules
de politesse et convinrent que l’endroit n’était pas
appropriée à la discussion qu’il souhaitait avoir avec elle.
Elle retourna demander à son patron l’autorisation de
s’absenter un moment. Ils se dirigèrent vers un bar, ils
s’installèrent en terrasse et commandèrent deux cafés.
Chacun restait sur ses gardes et n’osait avancer dans
la connaissance de l’autre, un événement insolite dérida
l’atmosphère. Un serveur glissa sur le carrelage, il fit les
acrobaties les plus improbables pour tenter de récupérer son
plateau qui lui échappait. L’incident dura une seconde, cela
leur parut plus long, ils n’osèrent rire face au pauvre garçon
atterré par ce qui s’était produit. Ils se regardèrent avec un
sourire en coin, aucune méchanceté uniquement de la
détente avec ce comique de situation.
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Richard KELLER
Il lui expliqua le but de sa démarche, il la mit tout de
suite à l’aise sur ses intentions concernant l’héritage, il ne
contesterait pas le testament en agissant contre les volontés
de son père. Intérieurement, elle fut soulagée d’un gros
poids, Bau pourrait avoir la vie qu’elle choisirait grâce à
« Gentil papa ». Elle aborda la suite de la discussion plus
sereinement. Au fur et à mesure, il prit la dimension de la
passion qui avait unie les deux amants, à chaque évocation
de son père son regard criait pour elle, il constatait qu’elle
l’avait aimé de son vivant et qu’au delà de la mort elle
l’adorait encore plus.
Ils se quittèrent deux heures plus tard, il était
convenu qu’ils se rencontrent à nouveau le lendemain. Il
souhaitait voir Bau, elle répliqua que sa fille allait à l’école.
Elle réfléchit longuement, décidée de ne pas brusquer les
choses, elle trancherait à l’issue de leur second entretien. De
son côté il préféra s’en tenir à des banalités, il lui faudrait
apprivoiser l’animal blessé pour espérer l’approcher sans
l’effaroucher.
Elle l’aperçut traversant la rue, elle alla vers lui, elle
fit le premier geste d’amitié, elle l’embrassa plutôt que de
lui serrer la main. Il apprécia ce comportement, ils se
placèrent au même endroit que la veille. Elle lui précisa
qu’elle ne disposait que d’une heure, après elle devrait
accompagner un groupe dans la visite de la ville. Ils
échangèrent sur leurs vies réciproques et sur l’être absent
qui les réunissait aujourd’hui. Elle essuya quelques larmes,
elle n’était pas triste, seulement heureuse de discuter en
toute franchise de ses deux années d’amour, les plus belles
de son existence. Il lui parla à nouveau de Bau, il désirait
connaître sa petite sœur, elle lui révéla la vérité, Bau n’était
pas la fille de son père. Il lui répliqua que cela ne changeait
rien à l’affaire, au contraire cela montrait toutes ses erreurs,
257
Les orages maléfiques
son père était un type bien. Ses mots la touchèrent droit au
cœur, il était l’heure de se quitter, elle prit une carte dans
son sac et lui griffonna une adresse et un numéro de
téléphone. Elle l’invita à manger chez elle le soir même, il
s’empressa d’accepter son invitation, elle précisa qu’elle lui
présenterait Bau.
Il se demanda ce qu’il pourrait apporter, il désirait
offrir un présent qui ne prête pas à confusion, il opta pour
des pâtisseries qu’il se procura dans un kiosque situé au
bord du lac de l’Epée restituée. Suong avait tout expliqué à
sa fille, cette dernière bouillait d’impatience de connaître
son demi-frère. C’est elle qui vint lui ouvrir, la surprise la
laissa sans voix, elle fut frappée par la ressemblance avec
son « Gentil papa ». Sa mère arriva à la rescousse pour
suppléer la fillette soudain défaillante, elle le remercia pour
les gâteaux avant de l’inviter à pénétrer dans le salon. La
décoration était sobre, un cliché encadré du cher disparu, en
compagnie des ses deux femmes, trônait sur une table basse.
Bau s’invita souvent dans la conversation, elle
précisait un point, elle décrivait sa complicité avec son papa
adoptif. Le fils aîné était heureux et malheureux à la fois, il
se rendait compte du bonheur qu’avait vécu Bau, il regrettait
d’être passé à côté d’une telle relation, sa jalousie et son
aveuglement l’en avait privé. Il la fit longuement parler, il
était sous le charme d’une gamine de onze ans, elle
s’exprimait divinement bien, l’intelligence s’était posée sur
son berceau.
Suong laissait sa fille se défouler, elle n’osait espérer
que le courant passe aussi bien avec son invité. Il lui parla
du portefeuille découvert en Thaïlande, elle l’écouta avec
une grande attention, il chercha dans la sacoche qui ne le
quittait pas. Il extirpa délicatement l’objet, cela ne lui
rappela rien car elle avait pour principe de ne pas fouiller
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Richard KELLER
dans les affaires d’autrui. Il lui montra la photo coupée en
quatre, elle s’en saisit précautionneusement, l’examina
recto-verso, elle ne l’avait jamais vu. L’enveloppe ne lui
rappela rien de particulier. Elle lui rendit le tout en lui disant
qu’il s’agissait d’une autre histoire que la sienne, elle rajouta
que celui qui avait conservé ces papiers devait avoir
beaucoup de son cœur et de son âme à l’intérieur de leurs
fibres. Il acquiesça, le mystère resterait entier mais il se fit la
promesse de garder toujours ce qui était si important aux
yeux de son père.
Ils causèrent longtemps, Bau lui révéla la
signification de son prénom, cela signifiait « précieux ». Sa
maman confirma qu’en ce bas monde, son enfant valait
davantage que le bien le plus inestimable. Il lui demanda la
traduction de Suong, elle lui raconta qu’elle avait vu le jour
au lever du soleil, ses parents choisirent de la prénommer
« rosée » Suong en vietnamien. Il restait trois jours avant
son retour en France, il passa la plupart du temps avec elles,
Bau l’emmena voir le spectacle des marionnettes sur l’eau.
Il put aussi se joindre à des groupes visitant la capitale et ses
environs, Suong se fit un plaisir de lui expliquer les
subtilités de son pays.
Au moment des adieux, il lui confia ses difficultés
avec son épouse. Elle lui souhaita bonne chance pour sa
tentative de réconciliation. Bau se pendit à son cou, il en
profita pour les inviter à venir lui rendre visite. La mère
répondit de manière évasive tandis que la fille languissait de
prendre date.
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Les orages maléfiques
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Richard KELLER
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Le printemps montrait des signes d’impatience, des
arbres précoces fleurissaient dans les squares, la ville
quittait ses habits sombres, les jours s’allongeaient. Le soleil
reprenait sa vigueur oubliée dans les frimas d’un hiver
rigoureux. Il tchatait fréquemment par Internet avec Bau et
Suong, la fillette lui racontait sa vie quotidienne à l’autre
bout de la planète. Il pouvait la voir grâce à la webcam
offerte par sa mère pour son anniversaire. Il leur avait confié
son intention de rendre visite à Rindra, il avait changé, il
devait la convaincre de l’écouter, ce serait déjà un premier
pas.
Il avait pris la décision d’apurer son reliquat de
congés, son chef fit la moue mais les lui accorda. Il
considérait que son collaborateur était sur la voie de la
guérison, il savait que des changements importants s’étaient
produits dans la vie de son adjoint, il le voyait réagir pour
sortir la tête hors de l’eau, il se décida à lui donner toutes ses
chances en favorisant l’octroi rapproché d’une nouvelle
période d’absence.
Il était content de se couper de son travail pendant
deux courtes semaines, il ne penserait qu’à Rindra, à la
retrouver, à la reconquérir. Il ne perdit pas de temps pour
réserver une place dans le prochain vol à destination
d’Antananarivo, il boucla sa valise et rejoignit l’aéroport
Roissy Charles de Gaulle. Il réussit à dormir une bonne
partie du trajet qui dura près de douze heures, il languissait
de fouler le sol malgache. L’avion se posa à neuf heures
trente, le décalage horaire n’était que de deux heures en
plus, le temps d’accomplir les formalités d’arrivée, il monta
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Les orages maléfiques
dans un taxi-brousse pour se diriger vers son village
d’origine, il espérait qu’elle réside chez ses parents.
Son intuition le guida au bon endroit, lorsque le
véhicule stoppa à proximité de la maison basse, son sang ne
fit qu’un tour, elle était là à quelques mètres de lui. Il la
trouva toujours aussi belle et désirable, elle lui tournait le
dos, il l’appela, elle se retourna et attendit qu’il vienne
jusqu’à elle. Elle l’embrassa sans chaleur, prononçant un
bonjour sans enthousiasme, elle l’invita à pénétrer dans
l’habitation, elle était seule, les autres étaient aux champs.
Elle lui offrit un verre de jus d’ananas frais, il le but d’une
seule traite tellement la soif le tenaillait.
Elle lui confia qu’elle cherchait un travail stable dans
la capitale, elle espérait une suite favorable afin d’intégrer le
ministère des affaires étrangères. Il se tut, il la laissa
s’exprimer, il sentit qu’elle était fébrile, son timbre de voix
saccadé la trahissait. Ses yeux devinrent humides, elle
essaya d’essuyer furtivement ses larmes, il fit semblant de
ne rien voir. Il lui parla des souffrances qu’il lui avait
infligées, il n’évoqua pas les siennes. Il la supplia de lui
pardonner un jour pour le mal, il lui jura qu’il était sur la
voie de l’apaisement, d’ailleurs il ne buvait plus depuis
plusieurs mois. Elle l’écouta attentivement, elle comprenait
tout ce qu’il lui disait, mais la peur la dominait.
Elle prit la parole pour lui répondre qu’il était trop
tard pour eux deux, elle resta ferme sur ses positions. Il fut
triste, un grand silence s’installa, il la fixa intensément dans
les yeux, elle soutint son regard, et soudain, éclata en
sanglots dans ses bras. Elle ne maîtrisa plus ses pleurs, elle
libéra son trop plein d’émotion, il lui caressa la nuque en la
couvrant de baisers. Il l’aimait passionnément dans cet
instant où le cœur prit le dessus sur la raison.
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Richard KELLER
Il lui expliqua son cheminement intérieur, elle lui
parla de ce qu’il ne connaissait pas, elle lui confessa les
horreurs subies, elle osa mettre un nom sur l’innommable.
Ici personne ne se doutait le calvaire qu’elle avait enduré, il
lui promit de ne pas révéler son secret, il lui appartenait d’en
parler ou de l’enfouir au plus profond d’elle même. Elle
était secouée par des spasmes sporadiques, elle lui demanda
s’il pourrait encore aimer une créature salie à jamais. Il
pleura lui aussi et l’assura qu’il reconstruiraient à deux un
avenir meilleur que le précédent. Il seraient forts, grandis
par les épreuves, ils se battraient conjointement.
Le taxi-brousse stationnait à l’ombre d’un grand
arbre, il lui avait demandé de patienter avant de repartir, le
chauffeur s’exécuta moyennant le paiement d’un petit
supplément. Il fut surpris de voir arriver un couple se tenant
par la main et portant chacun un bagage de l’autre main. Ils
choisirent de partir ensemble pour faire le point, elle avait
laissé un mot sur la table de la cuisine, elle disait juste
qu’elle partait pour quelques jours, il ne fallait surtout pas
s’inquiéter. Elle se doutait que des curieux ne manqueraient
pas de donner le signalement de l’homme avec qui elle était
montée dans le véhicule.
Ils partirent se reposer dans un hôtel en bord de mer,
la chambre confortable offrait un panorama exceptionnel sur
la baie. Ils effectuèrent de longues promenades sur la plage,
ils parlèrent beaucoup, ils n’occultèrent aucun sujet.
L’amour se lisait dans chacun de leurs gestes, , ils
s’arrêtaient au milieu d’une phrase et s’embrassaient jusqu’à
en perdre haleine, décidés à oublier au plus vite les semaines
de solitude. Ils venaient d’ouvrir une parenthèse de bonheur,
ils avaient tant de mots, tant d’espérance à y mettre qu’elle
n’était pas prête de se refermer.
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Les orages maléfiques
Il attendit le troisième jour pour lui demander de
venir vivre avec lui, elle réfléchit cinq secondes qui lui
semblèrent une éternité. Il était suspendu à ses lèvres, il
redoutait sa réponse, elle ne vint pas, à la place il eut droit à
un sourire éclatant et à une jeune femme qui le plaqua au
sol. Il n’en demandait pas davantage, il devina que le
voyage de retour s’effectuerait à deux. Il renonça de louer
une voiture, un mauvais souvenir lui conseilla de s’abstenir
de tenter le diable, il préféra les longues balades pieds nus
dans le sable chaud, ils prirent plusieurs bains de minuit
sans maillot, avec la lune pour témoin, la plage déserte
s’offrait à eux.
Ils réservèrent les billets depuis l’hôtel, ils durent
accepter de partir le jeudi soir sur le vol 6805 qui décollait
d’Antananarivo vers Roissy Charles de Gaulle. La météo les
incita à profiter au maximum du cadre enchanteur, ils se
baignèrent une dernière fois puis rejoignirent l’hôtel ou un
taxi viendrait les chercher. L’automobile arriva avec vingt
minutes de retard, le conducteur victime d’une crevaison dut
changer sa roue, ce qui justifiait son manque d’exactitude.
Ils n’étaient pas au bout des surprises, le taxi perça
pour la seconde fois, il n’avait pas d’autre roue de secours.
Il dut appeler un collègue pour emmener ses clients à
l’aéroport, ils arrivèrent essoufflés devant le guichet
d’embarquement vide. Ils virent la mort dans l’âme
l'appareil se positionner au bout de la piste pour prendre son
envol. Le sort venait de leur jouer un tour dont il avait le
secret. Ils ne pouvaient en vouloir à ce pauvre pilote retardé
par deux crevaisons, le hasard ou le destin s’étaient invités
là où ils n’étaient pas attendus. Maintenant ils devaient
procéder à l’échange des billets en espérant trouver deux
places sur la liaison du lendemain.
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Ils restèrent zen, à quoi bon s’énerver puisque
l’avion était loin, ils ne pouvaient rien corriger. Il
disposaient d’une journée de plus pour baguenauder tout à
leur aise, ils se dirent que demain ils s’octroieraient une
marge supplémentaire afin de ne pas rater ce vol.
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Ils avaient choisi un hôtel confortable non loin de
l’aéroport, ils se firent servir le petit déjeuner en chambre.
Le serveur leur apporta un plateau garni de fruits frais, il but
un grand verre de jus d’ananas. Rindra somnolait, il admirait
les contours de ses courbes généreuses posées sur les draps
blancs. Le contraste de sa peau d’ébène le séduisait au plus
haut point, elle entrouvrit un œil, puis l’autre, elle s’étira et
lui tendit ses bras. Il posa le plateau sur une table basse, sa
femme réveillait son désir, il comptait répondre à ses
caresses.
Après s’être donnés l’un à l’autre sans retenue, ils
prirent la douche simultanément et s’attaquèrent avec
appétit au petit déjeuner. Il s’empara du journal posé sur le
plateau, la Gazette de Madagascar faisait sa une d’un drame.
Il lut l'éditorial sans faire de commentaire, il devint pâle,
elle s’aperçut que quelque chose n’allait pas. Il lui montra le
titre imprimé en gros caractères : le vol 6805 s’est abîmé en
mer. Il lui précisa qu’il s’agissait de celui qu’ils avaient raté,
elle ne dit rien, elle dévora l’article la tête posée sur son
épaule.
Le journaliste expliquait que le Boeing neuf,
récemment livré, s’était écrasé dans l’océan indien. La tour
de contrôle d’Antanarivo avait perdu sa trace sur les radars
trente-cinq minutes après le décollage, l’avion devait se
trouver dans un couloir aérien entre l’île et le continent
africain. L’épave n’était pas localisée avec précision au
moment de la mise sous presse du journal. Il était écrit que
des pêcheurs avait repêché des débris dans la zone supposée
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Les orages maléfiques
du crash. Il y avait deux cent dix personnes à bord et peu de
chances de retrouver des survivants.
Il serra très fort son épouse dans ses bras, elle en eut
le souffle coupé, il ne l’avait jamais fait avec autant
d’énergie. Elle réalisa qu’ils venaient d’échapper à une mort
certaine, cela lui fit froid dans le dos. Ils s’habillèrent
rapidement et rejoignirent le hall de l’hôtel, tout le monde
parlait de l’accident, la radio venait d’annoncer la
localisation de la boîte noire. Ils ne précisèrent pas que le
destin les avait préservé d’une fin atroce, leurs pensées
allaient vers les victimes. Ils se demandaient si ces pauvres
gens s’étaient rendu compte qu’ils vivaient les derniers
instants de leur existence. Si tel avait été le cas, pendant
combien de temps dura la chute ? Ils se sentaient un peu
coupables d’être là, surtout Rindra. Elle paniquait à l’idée de
prendre le prochain vol, elle se demandait dans quel état
d’esprit l’équipage et les passagers accompliraient le même
trajet vingt-quatre heures plus tard.
Ils échangèrent peu de mots jusqu’à l’instant de
l’embarquement, le personnel et les clients montraient de la
solennité dans leur comportement. Chacun s’exprimait à
minima, parler davantage était tabou. Le vol s’effectua dans
un silence pesant, ils se parlèrent souvent à voix basse pour
ne pas déranger. Chaque phrase les conforta dans leur soif
de se reconstruire ensemble. Ils somnolèrent quelques
heures, ils ouvrirent les yeux lorsque le commandant de
bord annonça la descente sur Roissy Charles de Gaulle
Ils pensa à toutes les épreuves subies, à sa mère qui
l’aimait tant, à son père qu’il avait croisé trop tard là bas en
Asie. Son frère, sa belle-sœur et ses petites nièces
occupèrent son esprit. Il était persuadé qu’ils l’avaient tous
aidé à vaincre ses démons, ils veillaient sur lui d’un œil
bienveillant.
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Rindra croisa les doigts pour conjurer les mauvais
sorts, .l’appareil se posa délicatement sur la piste, au silence
pesant succéda le brouhaha des gens pressés de rejoindre
l’aérogare. Eux avaient tout le temps d’une vie, il prit les
deux mains de son amour en lui disant : les orages
maléfiques ont décidé de nous épargner, avec toi je veux
continuer ma route, je vais te présenter Bau ma petite sœur.
Domessin le 15 décembre 2007
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