BLAISE CENDRARS déc 87 OK

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BLAISE CENDRARS déc 87 OK
BLAISE CENDRARS
1987 marque le centenaire de la naissance d’un grand poète, Blaise Cendrars né le 1er
septembre 1887 à, Chaux-de-Fonds en Suisse. « Alianza » a voulu rendre hommage au poète
de « La prose du Transibérien et de la petite Jehanne de France », au romancier baroque et
émerveillé de « Bourlinguer »
Salut Blaise !
Masse étincelante dédiée à l’archipel de l’insomnie
(Henry Miller)
Alors, j’ai pris feu dans la solitude, car écrire
c’est consumer… car écrire, c’est brûler vif,
mais c’est aussi renaître dans ses cendres »
(Blaise Cendrars, L’homme foudroyé).
Tous les beaux livres se ressemblent. Ils sont
tous autobiographiques. C’est pourquoi il n’y a
qu’un seul sujet littéraire : l’homme. C’est pourquoi
il n’y a qu’une seule littérature : celle de cet
Homme, de cet Autre, l’homme qui écrit
(Blaise Cendrars, Pro domo de « Moravagine »)
En somme, rien n’est admissible, sauf peut-être
la vie, à moins qu’in ne l’admette pour la réinventer
tous les jours ! »
(Blaise Cendrars, « Vol à voile »)
Construire
Dernier mot de Blaise Cendrars
Sur cette photo, prise en 1940, le 12 mai, tu as l’air d’un pacha, nonchalamment étendu
de tout ton long sur les sacs d’or de la Banque de France, dans le fourgon de ce train qui
devait t’emmener à Paris, on ne sait où, quelque part.
Et le convoyeur du fourgon t’avait prévenu : Monsieur Cendrars vous êtes étendu sur
280 millions de francs ! , et tu avais éclaté de rire, de ce bon rire de la naissance de ta
légende, lorsque tu voulus faire croire que tu étais né à Paris ! Le corps surélevé, la tête
appuyée sur la main de ton bras gauche, le regard amusé, gourmand, peut-être apaisé par la
cadence du train… et ton visage, cette « gueule » de bourlingueur devant l’éternel, d’avaleur
de paysages, de cracheur de kilomètres, de vagabond impénitent, de sans-domicile-fixe, de
globe-trotter sans freins, de boulimique du voyage, un visage marqué par les cernes de
l’écriture et celles de la fraternité, cernes de la dernière fugue à Paris, ou en Russie, ou au
Brésil, de la dernière escapade (inventée ?) au Soudan, en Sicile, en Suisse, les yeux plissés
où luiraient tous les parfums de Bruxelles et ceux de Neuchâtel, tous ceux de Leipzig et de
Berne, et ta sempiternelle cigarette au coin gauche de la bouche, fumée aux cinquante coins
du monde, à Saint-Cloud et à Bougival, en Argentine et à Copacabana, cette cigarette portée
comme un poème accroché au bout des lèvres, comme un récit à venir…
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Tu portes une saharienne, c’est bientôt l’été, il y a la force de la saison future en toi, et
ta manche sans bras, qui repose sur la hanche, comme un clin d’œil au destin ! Ne nous
manquerait-il pas de t’entendre, et d’écouter ta voix rocailleuse :
Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir…
Images….
Un.
1912 : paraît à Paris un mince recueil de poèmes, Les Pâques à New York, qui va
donner un joli coup de poing au lyrisme français. Blaise Cendrars fait fi de l’exotisme dont
sont faussement nourris les poèmes de l’époque, et il préfère celui du quotidien, dans les
poèmes qui sont à la fois des conversations et des poèmes à dire, car presque « parlés », dans
un style proche de la narration et du journalisme, empreints de chaleur, d’une chaleur
communicative peu commune :
Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous,
Peut-être à cause d’un autre. Peut-être à cause de Vous.
Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le sacrifice
Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices.
D’immenses bateaux noirs viennent des horizons
Et les débarquent pêle-mêle, sur les pontons.
Il y a des italiens, des grecs, des espagnols,
Des russes, des bulgares, des persans, des mongols.
Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens,
On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens.
C’est leur bonheur à eux que cette sale pitance.
Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance ».
Deux.
En 1913 La prose du Transiberien et de la petite Jehanne de France consomme la
rupture de Cendrars avec la poésie de ses prédécesseurs.
Le poète tente de rendre la simultanéité des sensations et livre un combat sans merci à
l’ordre imposé par le langage, l’ordre de la succession des impressions et des images. Il
choisit alors le parcours rituel et initiatique rythmé par les trains et le long voyage vers es
cœurs des pays ; des actions, des symboles, donc du langage et de sa mémoire, c’est le verbe
qui est « instantané », au sens photographique du mot, et qui charrie sur le même plan de la
page et du temps (de même que le cubisme sur le même plan de la toile), autant d’images,
de clichés, autant de déferlements de vécus. Le poète détruit la linéarité syntaxique du
poème, reconstruit le(s) sens par l’introduction d’éléments composites voire incongrus. Le
temps et l’espace se rejoignent dans un verbe multiple où la mémoire est chargée d’émotivité
immédiate, au cœur du mot :
PROSE DU TRANSIBERIEN ET DE LA PETITE JEHANNE DE FRANCE
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(Extrait)
En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16000 lieues de ma naissance
J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple
d’Ephèse ou comme la Place Rouge de Moscou
quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes
Et j’étais déjà si mauvais poète
que ne je ne savais pas aller jusqu’au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare roustillé d’or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches
et l’or mielleux des cloches…
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorod
J’avais soif et je déchiffrais les caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place
Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros
Et ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer
Pourtant, j’étais fort mauvais poète.
Je ne savais pas aller jusqu’au bout.
J’avais faim
Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres
J’aurais voulu les boire et les casser
Et toutes les vitrines et toutes les rues
Et toutes les maisons et toutes les vies
Et toutes des roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés
J’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives
Et j’aurais voulu broyer tous les os
Et arracher toutes les langues
Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m’affolent…
Je présentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe…
Et le soleil était une mauvaise plaie
Qui s’ouvrait comme un brasier.
En ce temps-là en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance
J’étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes
Et je n’avais pas assez de tours et de gares que constellaient mes yeux
En Sibérie tonnait le canon, c’était la guerre
La faim le froid la peste le choléra
Et les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognes
Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains
Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets
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Et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester…
Un vieux moine me chantait la légende de Novgorod
Trois.
Bien avant la « négritude », Blaise Cendrars appréciait la valeur de la littérature orale
africaine. En 1921, il publie une Anthologie nègre, en 1923, il écrit l’argument du Ballet nègre
pour Darius Milhaud, La création du monde, suivis de Petits contes nègres pour les enfants
des blancs (1923), et de Comment les blancs son anciens noirs (1930).
Quatre.
Blaise Cendrars est un fin gourmet, et son amour pour l’art culinaire n’a d’égal que
celui qu’il voue aux voyages et aux découvertes. Les bons poètes ne sont-ils pas, souvent,
d’excellents cuisiniers ?
MENUS
Foie de tortue verte truffée
Langouste à la mexicaine
Faisan de la Floride
Iguane sauce caraïbe
Gambas et choux palmistes
*
Kankal-Oysters
Salade de homard cœur de céleri
Escargots de France vanillés au sucre
Poulet de Kentucky
Desserts café whisky canadian-club
*
Ailerons de requin confits dans la saumure
Jeunes chiens mort-nés préparés au miel
Vin de riz aux violettes
Crème au cocon de ver à soie
Vers de terre salés et alcool de Kawa
Confiture de algues marines
*
Soupe à la tortue
Huîtres frites
Patte d’ours truffée
Langouste à la Javanaise
*
Ragoût de crabes de rivière au piment
Cochon de lait entouré de bananes frites
Hérisson au ravensara
Fruits
En Voyage 1887-1923
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Cinq.
L’éloge de cette ligne de partage entre le rêve et la vie, entre l’action et la
contemplation, nous la trouvons dans ses romans, L’or (1925), biographie épique du Général
August Suter, qui meurt ruiné malgré sa découverte d’or dans la Nouvelle Helvétie
californienne ; dans Rhum (1930), où l’on assiste à l’assassinat du planteur Jean Galmot que
les grandes compagnies ont jugé indésirable : ses activités d’émancipation ne plaisent pas…
Six.
Pour ceux qui sont à court de sujets de romans, celui-ci : Dan Yack est un millionnaire
anglais qui offre une année de retraite, dans une île, à trois artistes rencontrés par hasard : le
poète, le sculpteur et le musicien, à qui une totale liberté de création est offerte ; ils finiront
par mourir d’impuissance… (Les confessions de Dan Yack, 1929).
Sept.
A « Frédéric-Louis Sauser », il préfère « Blaise Cendrars », la braise et la cendre, phénix
né des cendres…
Huit.
Ses femmes. Elles s’appelèrent : Héléna, Féla, Raymone…
Neuf.
Biographie imaginaire/imaginée :
- Né à Paris, au 216 rue St. Jacques, dans l’hôtel des Etrangers.
- S’évade en 1904 par la fenêtre de la maison de son père, et part en Russie avec un marchand
juif, Rogovine, « voyageur en bijouterie »…
- 1907. A-t-il gagné sa vie près de Meaux en élevant des abeilles ? Vit-il des amours
passagères avec la fille d’un scaphandrier de l’Ourc ?
- 1908. A-t-il séjourné à Londres, où il aurait fait du music-hall (jongleur) avec Charles
Chaplin ?
Dix.
Les voyages ! La Suisse, Naples, Neufchâtel, St. Petersbourg, Paris, Leipzig, Berne,
Bruxelles, La Pologne, New-York, Rotterdam, Bâle, Genève, huit déménagements pour la
seule année 1913, Cannes, Paris, Nice, Rome, le Brésil, l’Argentine, le Chili, le Paraguay,
Marseille, Biarritz, l’Espagne, les USA, le Portugal, Aix-en-Provence, etc…
Onze.
Au cœur du monde, au cœur des mots :
PORTRAIT
Il dort
Il est éveillé
Tout à coup, il peint
Il prend une église et peint avec une église
Il prend une vache et peint avec une vache
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Avec une sardine
Avec des têtes, des mains, des couteaux
Il peint avec toutes les sales passions d’une petite ville juive
Avec toute la sexualité exacerbée de la province russe
Pour la France
Sans sexualité
Il peint avec ses cuisses
Il a les yeux au cul
Et c’est tout à coup votre portrait
C’est toi lecteur
C’est lui
C’est sa fiancée
C’est l’épicier du coin
La vachère
La sage-femme
Il y a des baquets de sang
On y lave les nouveau-nés
Des ciels en folie
Bouches de modernité
La tour en tire-bouchon
Des mains
Le Christ
Le Christ c’est lui
Il a passé son enfance sur la croix
Il se suicide tous les jours
Tout à coup, il ne peint plus
Il était éveillé
Il dort maintenant
Il s’étrangle avec sa cravate
Chagall est étonné de vivre encore.
« Dix-neuf poèmes élastiques ». Ed. Denoel 1944
L’ENFER
J’invite tous les amants désespérés, et celui qui a perdu la foi en Dieu mais qu’il
continue à vouloir jouir d’une morte par-delà le tombeau, et celui qui est à genoux sur son
amour et qui doute de son amour, prosterné, se cognant le front, plaintif, gémissant, et celui
qui se sait trompé et que le rire de celle qu’il aime et qui se moque de lui enchante et
consterne tout à la fois car il ne se peut passer de son tourment, et celui, enragé, qui sent
lâcher sa vie entre les bras d’une femme frigide que rien, même pas le plus profond labour
ne peut pas émouvoir, pas plus que les mignardises de la porte, et celui qui sanglote
abandonné, et celui qui maudit en triomphant, qui est condamné à toujours triompher de ce
qu’il méprise, et celui qui s’est lassé et qui essaye de recommencer sous un œil attentif qui le
jauge, et celui que l’on fait marcher, tous, je les invite tous à me suivre Chez Jean, au fond
des magasins, dans un long corridor où donnent les portes de l’atelier de modelage, au bout
du couloir, entre deux extincteurs bien astiqués, une porte vitrée, dont le verre dépoli porte
l’inscription impérative et l’avis tapé à la machine :
PRIVE
Le public n’est pas admis.
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PRIVATE
NO ADMITTANCE ¡
DEFENSE D’ENTRER
DANGER
AVIS EXPRESS À MON PERSONNEL: – Porte No. 59. Chambre de Récuperage. Sous
peine de RENVOI IMMÉDIAT la porte Récuperage-Fonte doit être maintenue strictement
close vu le danger d’INCENDIE et l’odeur sui generis.
(Signé) JEAN
C’est dans cette pièce que viennent s’échouer tous les mannequins de rebut dont on
récupère la cire, et surtout les têtes, les têtes démodées. Il y en a des tas. Oh ! L’opération est
bien simple. On place sur un réchaud allumé une grande poêle en fer munie d’une longue
queue et l’on jette dans l’ustensile une tête, n’importe quelle tête du tas, prise au hasard, la
première qui vous tombe sur la main, une tête de cire qui ne tarde pas à se mettre a fondre et
à mijoter dans son gras, glissant sur le menton, se renversant sur une tempe, sur l’autre
tempe, suant des gouttelettes d’angoisse, versant des grosses larmes de cire, s’animant, se
ridant, riant, se fripant, fondant, fondant, passant par toutes les phases de la lune, se
ratatinant, s’amenuisant, prenant des transparences, s’effondrant dans sa fragilité, ruisselant
comme de la graisse chaude, dégoulinant, laissant parfois surnager pour un instant et dans
une trainée d’écume nauséabonde un œil, une oreille, un sourire. C’est infiniment tragique,
bouffon et réconfortant que ce spectacle d’une tête sans cervelle qui passe par tous les états
d’âme d’une femme et les expressions d’un visage vivant et c’est pourquoi j’invite tous les
amants désespérés de franchir avec moi le seuil interdit de m’accompagner à la fonte : ils
retrouveront dans cette chambre tous les visages de leurs bien-aimées et apprendront que les
têtes (et les corps) des femmes comme les mannequins « Chez Jean » sont interchangeables
et récupérables à l’infini et qu’il n’y a pas de quoi faire un tel raffût, se désoler, s’affliger
outre mesure, pondre des volumes de poésies quand on en perd une, soit que la mort
emporte votre adorée soit que la divine vous lâche.
Prihodi samnoï
I boudech ty Tzaritza mira
(Lermontov)
(Mais Louis XIV, quand il croisait une accorte chambrière dans un couloir ou un escalier
particulier du château de Versailles, esquissait une révérence, dont il prolongeait plus ou
moins le plongeon non selon la qualité de la dame mais selon son minois…)
L’homme foudroyé, 1945
Rémy Durand
ALIANZA No. 21
Revue de l’Alliance Française de Quito
Décembre 1987
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