La celestina de Fernando de Rojas
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La celestina de Fernando de Rojas
INTRODUCTION La définition que donne Michel Meyer de la rhétorique comme « rencontre des hommes et du langage dans l’exposé de leurs différences et de leurs identités1 » pose le problème de la mise en confrontation de sujets, appelés sans cesse à ajuster leurs positions respectives. La Célestine de Fernando de Rojas se caractérise par la rencontre incessante de personnages qui se trouvent pris dans les filets d’un dialogue qui s’étend d’un bout à l’autre du texte. L’importance qu’y acquiert l’argumentation implique, semble-t-il, une difficile « négociation de la distance », une délibération permanente. De fait, il importe de s’interroger en premier lieu sur l’importance que revêt dans l’interprétation générale de l’œuvre le choix de la forme dialogale qui a pour vertu de mettre en scène cette négociation toujours ouverte. Nombreux sont les critiques qui ont souligné la forme particulière de La Célestine2, œuvre qui sans être un texte théâtral n’en est pas moins saturée de dialogues et qui sans un être un roman comporte néanmoins des narrations. Mais peut-être qu’une attention suffisamment soutenue n’a pas été portée à cette dimension dialogale du point de vue du signifié de l’œuvre elle-même, de ce que cette dimension a à dire de la représentation du monde qui se trouve postulée par elle. Il n’est pas inutile à cet égard de rappeler que l’absence de narrateur qui empêche tout point de vue « fixe », toute description qui serait donnée une fois pour toutes et qui « contiendrait » en quelque sorte les personnages en les figeant, permet une approche dynamique des parcours de ceux-ci. 1. 2. Michel MEYER, Questions de rhétorique. Langage, raison et séduction, Paris : Librairie Générale Française, p. 22. Fernando ROJAS (de), La Celestina. Comedia o tragicomedia de Calisto y Melibea (éd. de Peter RUSSELL), 3e éd. corrigée et augmentée, Madrid : Castalia, 2001. Cette édition servira de référence à toutes les citations. Dans la mesure où le texte sera fréquemment cité, les références ultérieures issues de cette édition sont insérées entre parenthèses dans le texte. Le gras est toujours mis par l’auteur du présent ouvrage. 5 La Celestina de Fernando de Rojas. Langage et représentation du monde Dans ces conditions, la forme même du texte est porteuse de sens, en ce que s’y confrontent des réalités qui sont toujours partielles (car partiales) parce qu’elles émanent de points de vue particuliers sur le monde, points de vue qui souvent cherchent à masquer leur subjectivité radicale en s’affichant comme « doxa », c’està-dire comme vérité admise, indiscutable, émise par un sujet universel. Nous fondant sur l’importance que revêtent ces confrontations de subjectivités et de visions du monde dans et par le jeu du langage, nous avons jugé utile de réfléchir à l’articulation problématique des rapports entre « langage » et « représentation du monde ». Pour ce faire, l’approche sémiotique « subjectale » qui s’enracine dans l’examen des faits langagiers, mais sans jamais cesser de les rapporter à un sujet qui leur donne sens, semble pertinente. Elle est apte, en effet, à fournir des outils capables de mettre en exergue les modalités contradictoires qui interviennent dans la construction de « sujets » dont la dimension problématique se doit d’être interrogée. Elle dispose aussi des moyens nécessaires à leur « saisie dynamique », c’est-à-dire aux variations qui les affectent tout au long de leur parcours actantiel. Par ailleurs, l’intérêt qu’elle porte à la figure de Destinateur, comme garant de l’ordre des valeurs collectives de référence, dénote le regard attentif que cette approche porte à la question des investissements des compétences idéologiques dans les univers textuels. Sans nier aucunement l’importance et l’intérêt des nombreuses études qui ont été consacrées à ce grand texte1, l’analyse menée se propose, au contraire, de prolonger certaines d’entre elles, d’en conforter d’autres, mais à partir d’un positionnement distinct, plus en prise sur la langue. Tout ce qui suit est donc dicté par un impératif et un seul : montrer comment une attention soutenue aux mécanismes langagiers est aussi un moyen d’approcher et de comprendre un texte complexe. 1. 6 Nous renvoyons à la bibliographie que propose Peter RUSSEL dans l’édition citée, La Celestina, p. 171-185, en signalant toutefois que des travaux plus récents ont été menés.