Mal-Memoires bateaux négriers versus bateaux caravelles

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Mal-Memoires bateaux négriers versus bateaux caravelles
MAL/MEMOIRES : BATEAUX NEGRIERS
VERSUS BATEAUX CARAVELLES.
Quels problèmes?
Prolégomènes pour une recherche à venir1
VICTORIEN LAVOU ZOUNGBO
Professeur des Universités, Coordinateur GRENAL-CRILAUP), UPVD
À Marvin Lewis, Quince Duncan, James Davis, Ali Moussa Iyé
... So if we now need to push aside once and for all the notion that « Columbus discovered America »,
seeing that only its indigenous people could have discovered it, what rules of perception have enabled the
« idea that Columbus discovered America » to remain so central for so long to both the scholarly
interpretation of 1492 by a range of European and Euroamerican historians and thinkers, as well as the
folk perception.
Sylvia Wynter, 1492 : À new World view, 1995
Les femmes pleurèrent et je pleurai. Car je pleurai moi aussi sur le peuple perdu dont étaient issus leurs ancêtres et
les miens. Mais mes pleurs s’accompagnaient d’une drôle de joie. Malgré les meurtres, les viols et les suicides,
nous avions survécu. Le passage du milieu et les ventes aux enchères ne nous avaient pas anéantis. Ni les
humiliations ni les lynchages, ni les cruautés individuelles, ni l’oppression collective n’étaient parvenus à nous
effacer de la surface de la terre... Séparés par nos langues, nos familles et nos coutumes, nous avions eu l’audace
de continuer à vivre. Enchaînés, nous avions traversé l’océan inconnaissable et gravé son mystère dans les eaux
« du fleuve profond, chez moi, au-delà du Jourdain »2.
El buque esta anclado en la entrada del estuario. Lo puedo ver desde aquí. Todo parece indicar que en esa especie
de balsa con velas, haremos la travesía. ¿Hacia dónde ? Nadie lo sabe... Nos han embarcado a media tarde. Nos
iban encadenando de dos en dos, la muñeca y el tobillo izquierdo del otro. Nos han bajado hasta una estancia
amplia, oscura, sin ventilación de ninguna especie. Han separado a las mujeres de los hombres, y a los niños de las
mujeres. Después de dos ñames y unas gotas de agua salada, nos han obligado a dormir, desnudos como
estábamos. El barco ha zarpado3.
On peut débonder son esprit sur les folies meurtrières dont l’imagination la plus dantesque pourrait se rendre
capable, et cela sans pouvoir épuiser l’enfer de ces navires et de ces champs. Et ce crime a duré plus de trois
1
. Projet de recherche présenté pour la première fois le 27/11/09 dans le Séminaire indiqué intra; il a été depuis lors repris, avec quelques modifications. À l’Université
de Perpignan Via Domitia, Séminaire « Mémoires historiques et coloniales : implosion, flagellation ou dénis politiques. Regards croisés :
Afriques/Europes/Caraïbes/Amériques », organisé par le GRENAL-CRILAUP dans le cadre de la Journée nationale de Commémoration des mémoires de la traite, de
l’esclavage et de leurs abolitions, 5 mai, 2010, UPVD; À l’université de Missouri-Columbia, USA, in Symposium on narrative and racial issues in Cuba, « Figuraciones de
la esclavitud transatlántica en los textos literarios latinoamericanos », 19/09/11 et à l’Université de Perpignan Via Domitia, in XIIIe Congrès international de l’Institut
international de sociocritique : Sociocritique, Conscient, non conscient inconscient, 12-14/10/2011. Une version un peu plus systématique de ce projet sera publié dans
mon prochain ouvrage Victorien Lavou Zoungbo, Les blancs de l’histoire. Afro-descendance face aux constructions imaginaires hégémoniques, Collection Études,
Presses Universitaires de Perpignan. Publication prévue en 2013.
2
. Maya Angelou, Un billet d’avion pour l’Afrique, Mémoires, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Les allusifs, Canada, 2008.
3
. Francisco Abeso Nguema (Seudónimo usado por Donato Ndongo-Bidyogo), « La travesía », in Donato Ndongo-Bydyogo y Mbaré Ngom (eds.), Literatura de Guinea
Ecuatorial (Antología), Casa De África, 8, Sial ediciones, 1997, p. 195-196.
siècles. Trois siècles durant lesquels les puissances occidentales ont déshabillé l’idée que l’on avait de l’Homme. Ô
vous, héritiers de colons esclavagistes, oui vous, descendants de leurs victimes esclaves, vous croyez l’avoir oublié
mais, dans chacune de vos cellules, ce traumatisme majeur a déposé sa marque, disait M. Balthasar Bodule-Jules :
il suffit d’écouter sa rumeur nous remonter les os4.
Je présente, dans le cadre de ce séminaire sur « Le Mal dans la littérature latino-américaine » l’ébauche
d’un projet de recherche qui s’annonce longue, difficile et, peut-être, pourquoi ne pas le reconnaître,
aventurée. Cette recherche se développe au sein du Groupe de Recherche et d’Études sur les Noir-e-s
d’Amérique Latine (GRENAL-CRILAUP), se nourrit de certains travaux issus de la « pensée de Caraïbes »,
de quelques-uns de mes propres travaux et des hypothèses de lecture, qui en découlent et qu’on peut
découvrir/lire dans Du migrant-nu au citoyen différé5 et dans Outsidering, Liminalité de Noir-e-s.
Amérique/Caraïbes mais aussi dans certains numéros collectifs pris en charge par le GRENAL6.
Cela dit, à l’inverse, peut-être, des collègues qui vont intervenir aujourd’hui, ou qui l’ont déjà fait ou le
feront au cours des différentes séances qui ponctueront ce Séminaire thématique, je dois, indiquer qu’il n’y
aura pas dans ma communication des moments d’exemples d’analyse littéraires, à proprement dire, qui
viendraient illustrer, à partir de textes littéraires latino-américains ou caribéens, tel ou tel autre aspect
concernant ce lien, apparemment intime, entre le Mal et la littérature.
À ma décharge, j’indiquerai aussi que l’une des données importantes de cette recherche à venir consistera
à délimiter et à analyser un corpus pertinent, dans les littératures nationales latino-américaines et
caribéennes, où se donnerait à lire cette tension productrice de sens, à mon avis, entre les bateaux caravelles
et les bateaux négriers comme réalités référentielles. Car on peut tout à fait, par hypothèse, défendre l’idée
(et donc d’une certaine façon délégitimer ce projet de recherche) qu’il peut y avoir des modes de figuration
de l’« Expérience du gouffre » (É. Glissant)7, et des bateaux négriers, qui ne passent pas forcément par un
dénoté (littéraire ou filmique), c’est-à-dire par quelque chose qui serait immédiatement perceptible,
identifiable ou discernable.
En effet, dans Playing in the dark8, par exemple, Toni Morrison démontre parfaitement, au contraire de
certains discours critiques littéraires ou culturels officiels et hégémoniques en cours aux USA, que la
« présence histoire » (V. Lavou Zoungbo) des African Americans hante bel et bien la littérature usaméricaine
moderne, canonique/canonisée : ombres, fantômes, obsession de la blancheur, systématique de l’opposition
entre blancheur et négritude, non formulés, etc. Par ailleurs, pour sa part, Dans Faulkner Mississipi, le
regretté Édouard Glissant montre très bien comment le différé constitue le mode de représentance privilégié
de la « présence histoire » des African Americans chez le grand écrivain sudiste9. Une angoissante (et
culpabilisatrice) « histoire présence » incarnée, par exemple, par des personnages noirs qui sont toujours-là à
l’horizon, dans les interstices de la narration. Ces personnages sont aussi systématiquement construits en
sujets de/pour lynchage verbal et physique, de dénigrement et de fantasmes de toutes sortes.
Dans les deux cas, chez Morrison et Glissant, c’est, entre autres choses, la question même de la fiction
productive de la « blancheur », comme une suprême autoréflexivité, qui se (re)trouve posée. Je ne perds
donc pas de vue l’intérêt critique de cette approche symptomatique, très féconde au demeurant. Il n’en
demeure pas moins vrai que, d’un point de la politique d’identité, c’est-à-dire finalement, du point de vue de
4
. Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, Éditions Gallimard, Paris, 2002, p. 57-58.
5
. Victorien Lavou Zoungbo, Du migrant-nu au citoyen différé..., Collection Etudes, Presses Universitaires de Perpignan, 2003; Outsidering Liminalité des Noir-e-s
Amériques/Caraïbes, Collection Etudes, PUP, 2008.
6
. Victorien Lavou Zoungbo, Marlène Marty, Imaginaire racial et projections identitaires, Collection Études, PUP, 2009; Victorien lavou Zoungbo, Mara Viveros Vigoya,
Mots pour Nègres Maux de Noir(e) Enjeux socio symboliques de la nomination des Noir(e)s en Amérique Latine, CRILAUP (Collection Marges 25), 2004.
7
. Édouard Glissant, « La barque ouverte », in Poétique de la Relation, Poétique III, Éditions Gallimard, Paris, 1990, p. 17-22. Désormais EG dans le texte.
8
. Toni Morrison, Playing in the dark Blancheur et imagination littéraire, traduit de l’anglais par Pierre Alien, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 1993.
9
. Édouard Glissant, Faulkner Mississipi, Paris, Stock, Paris, 1996.
ce qui, dans une formation sociale, mérite d’être vu/lu, encensé, diffusé, défendu et propagé, comme propre
au « Je/Nous », propre à mon/notre histoire, le différement de l’« Expérience du Gouffre »10 et l’absence
massive des bateaux négriers, comme réalités référentielles, interrogent. À plus forte raison si l’on se réfère
à la production filmique11, théâtrale, ou, si l’on examine, par exemple, les manuels scolaires, non seulement
comme « outil pédagogique » mais comme « Récit Pédagogique National » (Homi K. Bhabha)12.
Je vais donc ouvrir mes interrogations par quelques assomptions/observations historiques et théoriques
qui, à juste titre, pourraient paraître génériques, vulgaires voire cursi, mais j’en assumerai, pour ma part,
ce risque. Ces mêmes assomptions/observations peuvent tout aussi bien apparaître, mais ce serait, je
préviens, à mauvais escient, comme un catalogue de faits/constats servis par un discours qui cacherait mal
un projet de recherche (uniquement) à charge.
La première est la suivante. Les « régions du Monde » (É. Glissant) qui m’intéressent ont été, et restent
encore profondément marquées en leur (di)genèse (É. Glissant), ou, si l’on veut, en leur émergence
historique13, partielle, mais aussi en leurs histoires économiques, culturelles, militaires et socio-imaginaires
contemporaines – par le navire, par les bateaux, au sens large de ce terme. S’essayer à en dresser une liste
exhaustive serait aussi risqué que dérisoire, tant les « noms » qui identifient ces bateaux/navires nous sont
finalement faussement familiers. À la vérité, nous en méconnaissons un très grand nombre, tout comme nous
méconnaissons leurs fonctions spécifiques, des fois multiples, ainsi que les transformations ou
transmutations techniques qu’ils ont pu subir au cours de leur existence et/ou de l’usage qui en fut fait, etc.
À ce stade de mes recherches, qu’il me soit néanmoins permis d’évoquer, pêle-mêle, quelques-uns de ces
« noms » : les canoas des populations carïbes, les caravelles des découvreurs, les bateaux négriers – et une
partie de leurs cargaisons dont on ne saurait dire si elle était humaine – les bateaux de la flibuste14, ceux
transportant les coolies15 destiné-e-s à remplacer la main-d’œuvre esclave affranchie dans les
Antilles/Amériques, le Black Star Line de Marcus Garvey16, le May Flower, le Maine (1898) ; les bateaux
ayant transporté au XIXe siècle les migrant-e-s des Antilles (anglophones, surtout, et françaises) vers
l’Amérique centrale comme main-d’œuvre destinée aux travaux des chemins de fer, du Canal de Panama et,
par la suite, à la culture de la banane, etc. 17 ; je mentionnerai aussi les bateaux de croisière, ou de plaisance,
les bateaux-relai entre différents îles (anglaises, par exemple), les vedettes des narco trafiquants et celles de
leurs poursuivants légaux, les navires marchands battant différents pavillons, les bateaux de croisière
touristique, les torpilleurs et autres sous marins, les bateaux ayant transporté les exilé-e-s politiques
espagnol-e-s au Mexique ou en République dominicaine (principalement, pour ce qui est des Caraïbes), les
migrants économiques européens du XIXe siècle en Amériques/Caraïbes, les bateaux emportant les
« gusanos » en Floride, à différents moments de l’histoire politique de Cuba18, par exemple, les différentes
10
. Désormais EG dans le texrte.
11
. Gilbert Blaise Bekale Nguema, « Paradoxal procès dans "Amistad" de Steven Spielberg », in Clément Akassi Animan &Victorien Lavou Zoungbo, Discours postcoloniaux et renégociations des identités noires, CRILAUP (Collection Marges 32), Presses Universitaires de Perpignan, 2010; Navarro Consuelo, « Palmares
memorialized : african diaspora and cinematic discourse in Carlos Diegues’Quilombo », in Cahiers Charles 5/31, 2002, p. 160-182.
12
. Homi K. Bhabha, Nation and narration, Routledge, London and New York, 2006. Désormais RPN dans le texte.
13
. German Peralta Rivera, El comercio negrero en América Latina (1595-1640), Universidad Nacional Federico Villareal, Editorial Universitaria, Lima, Perú, 2005;
Édouard Glissant, Sartorius Le roman des Batoutos, Éditions Gallimard, Paris, 1999.
14
. « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » in ZEVALLOS-AGUILAR
Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio (Coord.), in Revista Canadiense de Estudios Hispánicos no 34.1 « Imaginarios de la violencia », Montréal, Canadian
Association of Hispanists, 2010, p. 45-60; Eliseo Altunaga, Canto de gemido, Mono Azul Editora, Sevilla, 2005.
15
. Look Lai Walton (ed), Essays on Chinese diaspora in the carribean, St. Augustin, Trinidad, University of West Indies, 2006.
16
. Mary Lawler, Marcus Garvey Black nationalist leader, Introductory essay by Coretta Scott King, Chelsea House Publishers, New York, Philadelphia, USA, 1988.
17
. Luis Pulido Ritter, « El canal de Panamá : fragmentación e intercambio en la diáspora caribeña », in Anja Bandau, Martha Zapata Galindo (editoras), El Caribe y sus
diásporas : Cartografía de saberes y prácticas culturales, Editorial Verbum, , Madrid, 2011, p. 116-140; Quince Duncan, Contra el silencio Afrodescendientes y racismo
en el caribe continental hispánico, EUNED, San José, Costa Rica, 2001; Aguilera Malta Demetrio, Canal Zone, Editorial Joaquín Mortiz, México, 1977.
18
. Gustavo Pérez Firmat, Vidas en vilo La cultura cubanoamericana, Editorial Colibrí, Madrid, 1994.
sortes d’embarcations aussi ingénieuses que dérisoires, qui, par moments de crise politique et/ou
économique, défraient la chronique (lors des naufrages surtout) et qui, ce n’est pas là le moindre m/Mal,
instituent ou constituent des identités que je nommerai transitoires ou de transit : les balseros cubains ou les
boat people haïtiens, pour ne citer que ces deux exemples.
On l’a assez dit et répété : le bateau ou navire constitue indiscutablement un chronotope de la modernité en
Amériques/Caraïbes19. Il reste qu’il n’y a pas un consensus établi au sujet de la désignation/qualification
(appropriée) de cette « modernité » par les sujets collectifs de ces « régions du Monde », en particulier par
leurs « ciudades letradas » respectives20. Pour certain-e-s il s’agit forcément d’une « modernité
périphérique » qui, de ce fait, est donc dévaluée ontologiquement 21. Ce positionnement critique, même si ce
n’est pas le propos de celles et ceux qui le défendent, peut conforter l’idée selon laquelle la « modernité » ne
peut être qu’un moment historique (et ontologique : émergence et consolidation d’un « sujet moderne »)22
exclusif à l’Occident23. Pour d’autres, il s’agit d’une modernité coloniale et impériale qui, fatalement, pose
un certain nombre de questions politiques et épistémologiques. Notamment si l’on se place du point de vue
herméneutique critique de l’EG, de l’esclavisation des Africain-e-s24.
Plus largement, certaines questions se posent aussi au sujet de la (re)qualification exacte de cette
« modernité », dont certain-e-s voudraient qu’elle ait été inaugurée par Christophe Colomb en 1492. S’agitil là d’un Mal absolu, d’un Mal fondateur (mais de quoi ?). S’agit-il d’un Mal ayant ouvert à un au-delà du
Mal, donc à un espace apte, à condition de s’affranchir – affirment certain-e-s – de visions doloristes
puériles et culpabilisatrices, à transcender les différences (pourtant institutrices de différance) héritées de la
Colonie ; une histoire dont on ne peut nier qu’elle fut violente mais qui désormais est, d’après certain-e-s,
incontestablement en ruines (donc inoffensive ?)25. Il existe aussi d’autres questionnements que je
méconnais ou que je n’arrive pas encore, au stade actuel de ce projet de recherche, à formuler.
L’adoption/imposition du concept de « encuentro de dos mundos »26, dans les années quatre-vingt-dix, à
l’occasion de la célébration du cinquième centenaire de la « Découverte » de l’Amérique27, n’a fait que
renforcer ce débat qui donc, de mon point de vue, reste donc ouvert. La transcription/inscription des
questionnements dont il est question par les pratiques culturelles (arts, peintures, musiques, cinémas, chants,
etc.) et littéraires de ces « régions du Monde » mérite aussi d’être prise rigoureusement en compte.
19
. Paul Gilroy, Atlantique noir Modernité et double conscience, Traduction de l’anglais (États-Unis) par Charlotte Nordman, Éditions Amsterdam, Paris, 2010; Iris
M. Zavala, « The chronotope of Indies : notes on heterochrony », in Imprévue 1992-1, CERS, Montpellier, p. 7-22; Carlos Agudelo et Al, Autour de l’Atlantique noir Une
polyphonie de perspectives, Éditions de l’IHEAL, Paris, 2009; Michèle Dalmace (éd), La Caraïbe Culture et paradigmes, L’Harmattan, Paris, 2009; C.L.R James, Les
jacobins noirs Toussaint Louverture et la révolution de Saint Domingue, Traduit de l’anglais par Pierre Naville, Textes complémentaires traduits par Pierre Naville,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008; Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Éditions Gallimard, Paris, 1996; Ian Isidore Smart, Affirmative action and
West Indian intellectual tradition, Original World Press, Washington D.C and Port-of-Spain, 2004; Daniel Maximin, Les fruits du cyclone Une géopolitique de la Caraïbe,
Éditions du Seuil, Paris, 2006; Livio Sansone et al., La construction transatlantique d’identités noires Entre Afrique et Amériques, Éditions Karthala, Paris, 2010...
20
. Jean Franco, The decline and fall o f the lettered city, Cambridge/London, Harvard University Press, 2002.
21
. Lionel Davidas et Christian Lerat (éds), Quels modèles pour la Caraïbe, L’Harmattan, Paris, 2008; Zulma Palermo, Desde la otra orilla Pensamiento critico y politicas
culturales en América Latina, Alcion Editora, Argentina, 2005.
22
. Etienne Balibar, Citoyen et sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Presses Universitaires de France, Paris, 2011.
23
. Henri Meschonnic, Modernité modernité, Éditions Gallimard, Paris, 1994; Stuart Hall and Bram Gieben, Formations of modernity, Polity Press in association with the
Open University, Cambridge, UK, 1992.
24
. Paul Gilroy, « Whose millennium is this? Blackness : pre-modern, post-modern, anti-modern », in Small Acts Thoughts on the politics of black cultures, Serpent Tail,
2005, p. 153-165; Wlamyra R. de Albuquerque, O Jogo da disimulaçao. Aboliçao e ciudadanía negra no Brasil, Companhia das Letras, Sao Paulo, Brasil, 2009.
25
. Jean-Pierre Sainton, Couleur et société en contexte post-esclavagiste La Guadeloupe à la fin du XIXe siècle, Éditions Jasor, Pointe-à-Pitre, 2009.
26
. Jacqueline Covo, ¿Descubrimiento o encuentro? La polémica sobre el V e centenario de 1492 en El Pais, in La Découverte comme évènement interdiscursif II
(Collection Imprévue 1992-1), CERS, Montpellier, p. 131-145; Richardson Bonham C., The Caribbean world, 1492-1992. A Regional geography, Cambridge University
Press, Cambridge, 1992.
27
. Enrique Dussel, 1492 L’occultation de l’autre, Traduit de l’espagnol par Christian Rudel, Les Éditions Ouvrières, Paris, 1992.
De la typologie des bateaux/navires grossièrement retracée ci-haut, je mettrai l’accent, dans cette
recherche, sur les bateaux caravelles et les bateaux négriers 28 pour ce qu’ils demeurent encore – c’est l’une
des hypothèses que je soutiendrais – de puissants vecteurs d’identification ou de projection identitaires
contraignantes, et, car à mon avis, ils dessinent (continuent de le faire ?), une ligne de partage imaginaire,
mais néanmoins opérante, entre une adhésion positive (plus massive) et une autre, problématique, car
marquée
du
sceau
de
l’abjection
et
de
la
forclusion
mémorielle29.
La genèse, constamment ressourcée/renforcée, d’une telle ligne de partage remonterait, au moins
partiellement, aux grands débats qui suivirent les processus contradictoires de l’accès aux indépendances en
Amériques/Caraïbes. Grosso modo, ces indépendances donnèrent finalement lieu, d’une part, à l’exaltation
et imposition de certains modèles culturels, supposément plus propices à permettre rapidement l’accès des
Amériques/Caraïbes au Progrès, à la Civilisation, et, d’autre part, à la répression politique et symbolique de
certains autres. Des modèles plébiscités qui furent par ailleurs traduits durablement dans les RPN des
Républiques américaines naissantes : discours identitaires nationaux, emblèmes, monuments, manuels
scolaires, hymnes nationaux, constitutions, littératures et presses nationales, historiographies nationales, 30
etc.
Il me semble donc très important, à l’orée des célébrations du bicentenaire des indépendances latinoaméricaines, de rappeler fortement les discontinuités qui les ont marquées pour ainsi faire pièce à une
réduction, malheureusement, très courante dans nos pratiques pédagogiques, scolaires et universitaires, qui
tend souvent à prendre les exemples du Mexique et de l’épopée guerrière de l’Amérique du Sud
(géographiquement parlant) pour des modèles pouvant s’appliquer, mécaniquement, au reste du « sous
continent ». Oubliant ainsi donc les discontinuités historiques de l’Amérique centrale31, des
Caraïbes/Antilles et, notamment, l’expérience politique décisive et radicale d’Haïti32.
Les débats du XIXe siècle, qui ont fait suite ou accompagné les indépendances (latino) américaines,
portaient fondamentalement sur ce qui devait ou non faire partie de « nouvelles identités nationales », leurs
fondements historico-métaphysiques, sur le rapport de ces « identités imaginées » à l’Europe/Occident
(vécus et posés, directement ou implicitement, comme dispositifs prophylactiques (les liens entre les
discours nationaux et certaines sciences raciologiques de l’époque : criminologie, génétique, eugénisme,
médecine, sciences naturelles, darwinisme social, malthusianisme, anthropologie comparée, craniologie,
théorie des climats, etc.) comme un contrepoint, aux traces africaines 33, indiennes, asiatiques et des autres
castes, y compris aux « traces » européennes du sud, « inadaptées », illettrées, pauvres, anarchistes, etc.), au
puissant voisin du Nord devenant, de plus en plus, un empire redouté et redoutable, bien que fascinant, dans
un même allant. Étaient donc, au principe, imaginairement et massivement exclues, de ces débats de
28
. Fernando Ortiz, « Del inicio de la trata de negros esclavos en América, de su relación con los ingenios de azúcar y del vituperio que cayó sobre Bartolomé de Las
Casas », in Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, Prólogo y Cronología de Julio Reverendo, Biblioteca Ayacucho, Caracas, Venezuela, 1978, p. 300-356.
29
. Hesse Barnos, « Forgotten like a bad dream : Atlantic slavery and the ethics of postcolonial memory », in Relocating postcolonialism, David Theo Goldberg y Ato
Quayson (eds), Oxford, Blackwelle Publishers, 2002, p. 143-173.
30
. Darío A. Euraque « 100 anos de categorías raciales y étnicas en Honduras, 1790s-1890s : hacia la neutralización de la afrodescendencia colonial », in Boletín
AFEHC, N.50, 4/07/11. Disponible sur http ://afech-historia-centroamericana.org/index.php?action=fi_aff&id=2716; Hilda Sabato, « La ciudadanía en el siglo XIX :
nuevas perspectivas para el estudio del poder político en América Latina », in Raymond Buve (ed), Cuadernos de Historia latinoamericana, n. 8, 200, p. 49-70.
31
. Cf. à ce propos l’importante bibliographie historiographique in Marlène Marty « Manuels scolaires centraméricains : pratiques et enjeux de représentations des Afrodescendants. L’exemple du Costa Rica (1980-2010) », Thèse de doctorat nouveau régime, préparée sous la direction du Professeur Victorien Lavou Zoungbo, soutenue
le 3/12/2010, Université de Perpignan Via Domitia, France.
32
. Gaspard Théodore Mollien, Haïti ou Saint Domingue, tomes 1 et 2, Présentation de Francis Arzalier avec la collaboration de David Alliot et de Roger Little,
L’Harmattan, Paris, 2006; Élyette Benjamin-Labarte et Éric Dusset (éds), Emancipations caribéennes Histoire mémoire enjeux socio-économiques, L’Harmattan, Paris,
2010; Flavio dos Santos Gomes, Historias de quilombolas Mocambos e comunidades de senzala no Rio de Janeiro, século XIX e, Ediçao revista e ampliada, Companhia
Das Letras, Sao Paulo, Brasil, 2006.
33
. « "Afro-Argentinos" Victimas del racismo en su forma mas simple : la negación de su existencia », DVD, Documental de Jorge Fortes y Diego H. Ceballos, Argentina
2003, rematerizado 2007, 75 mns; Alfaro Olmedo, El peligro antillano en la América central (La defensa de la Raza), Panamá, Imprenta Nacional, 1924.
fondation, l’Afrique et l’Asie ; elles étaient, ainsi, pour leur part, réduites à de pures négativités, muées en
différences non synthétiques, en blancs de l’histoire34. Cependant, malgré une telle compulsion (et
abréaction) identitaire, la « présence histoire » africaine et asiatique continue, tel un « fantôme », de
hanter/questionner les pratiques discursives, les discours hégémoniques et les identités imaginées de ces
« régions du Monde »35.
Ce n’est pas faire injure à quelque filiation généalogique mordicus défendue que de rappeler que Quien no
tiene de Inga tiene de Mandinga, et ce, en dépit la sinistre politique officielle du emblanquecimiento ou
blanqueo mise en place en Amériques/Caraïbes au XIXe siècle. L’autre pendant de cette obsession de
blancheur, moins comme une simple couleur que comme un texte politique, est le m/Mal nommé « guerras
de frontera », par exemple, au Mexique et en Argentine, dont le bénéfice en a été l’extermination des
Indiens, des Noirs, des Gauchos et autre chusma ou, comme dirait José Mariátegui, la présence des
« Aluviones zoológicos » – en parlant des Noirs au Pérou dans son fameux essai Siete ensayos de
interpretación de una realidad peruana36. Pour ce qui est du Mexique on pourra lire à ce propos, entre
autres références bibliographiques, Tomóchic d’Heriberto Frías.
J’agglutine un peu, qu’on ne m’en tienne pas rigueur, c’est aussi au XIX e que Las Casas, dont on connaît
l’identification hautement positive avec l’icône coloniale Christophe Colomb, sera redécouvert en ses
œuvres
et
itinéraires37.
L’apôtre, malgré lui, de la « Leyenda negra » antiespagnole, fomentée au sein des nouveaux empires
coloniaux (Angleterre, France, Hollande, etc.) va se trouver converti, malgré lui aussi, en initiateur
méconnu de la « hispanidad ». Un espace projeté qui, d’une part, serait une récusation palpable de
l’infamie dont l’empire espagnol fit l’objet injustement, (disent-elles/ils) et, de l’autre, constituerait la
preuve irréfutable des liens indéfectibles et ontologiques unissant l’Espagne (« la Madre Patria ») à ses
ex-colonies. Bien entendu, la « diffraction » de cette « hispanidad » retrouvée/revendiquée, célébrée
depuis des lustres par l’Espagne ainsi que par certains pays de l’« Amérique espagnole » (à l’exception
notable de la Cuba révolutionnaire) le 12 octobre, varie suivant les élites de ces « régions du Monde ».
L’arbitraire culturel, doublé d’une amputation mémorielle, que constitue cette célébration se mesure à la
belligérance des mouvements indiens et afro-descendants qui n’ont eu de cesse de dénoncer la violence
d’une pareille ritualisation de l’histoire coloniale en Amériques/Caraïbes, rejouée à date fixe.
L’instauration officielle des « día del Indio », « día del Negro », « día de las culturas » par certains pays
d’Amériques/Caraïbes est consécutive, à n’en point douter, à cette belligérance.
Pour être bref, je proposerai donc que l’on considère qu’il existe une « mytho-poétique » spécifiquement
liée à ces deux « formes-navires » (bateaux caravelles et bateaux négriers). Elle est perceptible, par exemple,
de manière massive dans les livres pour enfants et dans les manuels scolaires actuels38 des
Amériques/Caraïbes. Ces livres et ces manuels, en dépit des « régimes d’historicité » qu’il convient de
prendre en compte pour éviter des approximations ou des généralisations abusives, restent marqués par une
identification positive très forte aux bateaux caravelles. On ne saurait donc réduire le« privilège » de
représentation que je mentionnai antérieurement à du conjoncturel, à une « epochal view » pure ; il s’agit,
selon toute vraisemblance, d’une identification au long cours, exclusive, et injonctive, qui, par voie de
conséquence, fait signe. Quoi qu’il en soit, elle est, pour le moins, symptomatique d’une philosophie
34
. Bienvenido Rojas Silva, El silencio de los Garifunas, Pablo de la Torriente Editorial, La Habana, Cuba, 2003.
35
. Dina V. Picotti. C, La presencia africana en nuestra identidad, Ediciones del Sol, Buenos Aires, 1998; Victorien Lavou Zoungbo (éd), Représentations des Noir(e)s
Dans les pratiques discursives et culturelles en Caraïbes (Collection Marges 29), CRILAUP, PUP, 2006.
36
. José Carlos Mariategui, Siete ensayos de interpretación y una realidad peruana, Empresa Editora Amauta, Lima, 1969.
37
. Victorien Lavou Zoungbo (éd), Bartolomé de Las Casas face à l’esclavage des Noir-e-s L’aberration du onzième remède, Collection Études, PUP, 2011.
38
. Cf. Marlène Marty, thèse citée.
politique et, par ailleurs, elle traduit un certain imaginaire hégémonique chez les sujets culturels39 latinoaméricains et caribéens.
En outre, certains dispositifs politiques toujours en vigueur ou passablement réformés témoignent, à leur
manière, de cette primauté, peut- être davantage, de cette priméité (qui parfois conjoint les Indiens car ils
furent les premiers à être « découverts », grâce à la faveur divine, et/ou parce qu’ils constitueraient une
« différence synthétique ») accordée systématiquement aux bateaux caravelles. On pense en effetau
« Columbus day » et au « Thanksgiving » célébrés aux USA et dans les îles anglophones40 ; on pense aussi
au « Día de la raza » pendant longtemps impérative ou au « Día de las culturas » mis en place, comme je le
disais précédemment, dans les années quatre-vingts, suite aux protestations et demandes des « minorités
indiennes et noires » dans certains pays d’Amérique latine/Caraïbes.
Mentionnons également, l’industrie cinématographique, des deux côtés de l’Atlantique, qui, directement
ou indirectement, participe de cette disjonction exclusive, imaginaire entre bateaux caravelles et bateaux
négriers. Je ne m’amuserai pas à recenser le nombre de films ayant pris pour référent privilégié la figure
de Christophe Colomb, commandant aux vents, à la tempête, aux ouragans et autres monstruosités
redoutables depuis sa caravelle. Au point qu’on peut même dire qu’aussi bien dans la pratique filmique
que dans d’autres pratiques symboliques instituées, il existe comme un rapport de réversibilité parfaite
ente Christophe Colomb et les bateaux caravelles ; en revanche, il serait aisé de compter sur les doigts
d’une main (non sans exagération, peut-être) les films qui prennent les bateaux négriers pour une réalité
référentielle. La programmation de ces films, en pays-France, par exemple, est systématiquement de très
courte durée, et leur projection dans les salles de cinéma n’attire jamais les foules. Sans parler des débats,
souvent passablement puérils, dépourvus de véritable intèrêt critique, auxquels ces films donnent lieu.
En tous cas, dans ma pratique d’enseignement (et de recherche) je peux témoigner de la réticence des
étudiant-e-s (mais aussi de certain-e-s collègues) à travailler à partir des corpus portant sur l’EG ou sur les
bateaux négriers. Lorsque je le fais, comme durant ces dernières années, ma démarche est taxée, mezzo
voce, mais pas toujours, de « revanchismo » larvé lié à ce que l’on croit être ma couleur, ou, les deux
choses s’interpénètrant et s’autoalimentant, à mon complexe d’infériorité psychique invétéré. Il est vrai
que, en pays-France, certain-e-s se repaissent encore de cette idée d’un sujet libre des « contingences » ou
« avatars idéologiques » que sont le gender, le sexe, la race/ethnie, la sexualité, etc.
La réticence des étudiant-e-s n’est pas due, comme le ferait accroire une certaine « scholé serrée
académique attitude » (V. Lavou Zoungbo), à un déficit pédagogique dans la transmission (lire adéquate ?)
de certaines problématiques, qui sont pourtant depuis fort longtemps, perçues comme polémiques. La
réaction, franchement ou poliment dubitative/négative, des étudiant-e-s (parfois aussi lors des Colloques ou
Séminaires, de l’auditoire) trouverait en partie du moins son explication dans la reproduction de certains
habitus scolaires et universitaires acquis qui ont eu pour conséquence la forclusion de l’EG, de son
importance, dans l’invention violente des Amériques/Caraïbes mais aussi dans les formations culturelles,
raciales et imaginaires du « Tout-Monde » (É. Glissant).
Continuer à vouloir pontifier, à peu de frais, sur la bonne manière de dire/enseigner l’EG, ou quelque autre
mémoire blessée de notre humanité, tout en ne se confrontant pas à la question de ces habitus, c’est, au
mieux, prendre des vessies pour des lanternes, et, au pis, se méprendre sur les fondements (tus ou naturalisés
de mille façons, y compris par le recours à la patine d’un Soi-enseignant-e modèle) desdits habitus qui
conditionnent les dispositions de nos pratiques, de certain-e-s collègues, à percevoir comme indispensables
et légitimes certains savoirs tout en rejetant d’autres :
39
. Edmond Cros, El sujeto cultural. Sociocrítica y psicoanálisis, Collection « Études sociocritiques », Éditions du CERS, 2002.
40
. Michel-Rolf Trouillot, Silencing the past Power and the production of history, Beacon Press, Boston, 1995; W.E.B Dubois, The gift of black folk The negroes in the
making of America, Introduction by Carl A. Anderson, Squareone Publishers, New York, 2009.
On peut opposer l’effet propre de l’autorité pédagogique à l’effet du pouvoir politique par leur
portée temporelle ou s’exprime la durée structurale des pouvoirs d’imposition correspondants : le
travail pédagogique est capable de perpétuer plus durablement qu’une coercition politique
l’arbitraire qu’il inculque (sauf lorsque le pouvoir politique recourt lui-même à un TP, i.e. à une
didactique spécifique)... En d’autres termes, le pouvoir de violence symbolique de l’AP qui recourt
au TP s’inscrit dans le temps long par opposition à l’autorité d’un pouvoir politique, toujours
affronté au problème de sa perpétuation (succession)41.
Ma deuxième assomption/observation, la voici. Elle a trait à ce que d’aucuns considèrent, à juste titre,
comme l’« appartenance active » de la littérature (« faits littéraires ») au Monde, à ses entours. La littérature,
de ce fait, est/serait dotée d’une productivité que la conscience claire des sujets écrivant, mais aussi des
critiques littéraires que nous sommes, ne peut ar/raisonner positivement. Toutefois, la question de cette
« appartenance active » ne saurait être limitée à une simple histoire de grilles de lecture (idéologiques ou
partisanes) que certains sujets critiques malintentionné-e-s, ou peu au fait, de ce que littérature veut
réellement dire, appliquent ou plaquent sur les productions littéraires. Pas plus qu’on ne pourrait circonscrire
cette « appartenance active » à la question de la dimension foncièrement idéologique ou militante de certains
textes.
Ainsi, serait-on fondé à se demander si des textes comme Facundo :civilización y barbarie de Domingo
Sarmiento, Ariel de José Enrique Rodó, Nuestra América de José Marti, El arpa y la sombra d’Alejo
Carpentier, Pueblo enfermo d’Alcides Arguedas, La loca de Gandoca d’Ana Cristina Rossi, En busca de
Klingsor de Jorge Volpi, Black Boy de Richard Wright, Motivos del son de Nicolás Guillén, Ella cantaba
boleros de Guillermo Cabrera Infante, Todas las sangres de José María Arguedas, Doña Bárbara de Rómulo
Gallegos, Tambores en la noche de Jorge Artel, Richard trajo su flauta de Nancy Morejón, Chambacú, corral
de negros de Zapata Olivella, Aves sin nido de Clorinda Matto de Turner, Malemort d’Édouard Glissant (que
le titre de notre projet relate partiellement), Calypso de Tatiana Lobo, Moby Dick de Herman Melville, Canto
de Gemido d’Eliseo Altunaga, El Matadero d’Esteban Echeverría, Nos han dado la tierra de Juan Rulfo, Una
canción en la madrugada de Quince Duncan, Beloved de Toni Morrison, Nicaragua tan violentamente dulce
de Julio Cortázar, El espejo enterrado de Carlos Fuentes, Sab de Gertrudis Gómez Avellaneda, Izur de
Leopoldo Lugones, Oficio de Tinieblas de Rosario Castellanos, El gaucho insufrible de Roberto Bolaño, Los
perros del paraíso d’Abel Posse, Feliz nuevo siglo, Doktor Freud de Sabina Berman, El gesticulador de
Rodolfo Usigli, « Alienación » de Juan Ramón Ribeyro, El llano en llamas de Juan Rulfo, Os Sertoes de
Euclides Da Cunha, Dona Bárbara de Rómulo Gallegos, La fiesta del Chivo de Mario Vargas Llosa, Tuntún,
pasa y grifería de Palés Matos, La tempête d’Aimé Césaire, Asalto al Paraíso de Tatiana Lobo, Vírgenes y
Mártires d’Ana Lydia Vega y Lugo Felipi, La noche de Tlatelolco de Helena Poniatowska, Sangre de amor
correspondido de Manuel Puig, « Juan Darién » de Horacio Quiroga, Los vivos y los muertos de Edmundo
Paz Soldán, La isla bajo el mar de Isabel Allende, Capá Prieto de Yvonne Denis Rosario et tant et tant
d’autres textes, tomberaient automatiquement sous l’accusation de textes « idéologiques » ou « militants ».
À en juger par certaines lectures critiques faites/proposées à partir de ces textes, la réponse ne semble pas
aussi évidente, ni aisée. Pourtant, ces différents textes, à divers titres, convoquent le « Mal » en leur sein.
D’où les questions que je pose. La nature idéologique/militante de ces textes est-elle inversement
proportionnelle à celle du Mal auquel ils référeraient, au détriment d’un autre Mal ? Est-elle due à la
transparence supposée de ces textes, aux orientations ou aux combats/positionnements politiques de leurs
auteur-e-s ou à la perspective privilégiée par le champ de la critique (qui est tout sauf homogène) ?
Pour tenter de sortir de cette impasse, certain-e-s préfèrent mettre l’accent sur la dimension
fondamentalement utopique de la littérature, ce qui, par voie de conséquence, la rendrait apte à rompre les
déterminations qui l’englobent/l’enserrent ; que celles-ci soient proches ou lointaines, voire même insues.
On peut néanmoins se demander si, en dépit de cette profession de foi, muée, bien souvent, en pétition de
41
. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Les Editions de Minuit, Paris, 1990, p. 48-49.
principe (autoritaire), toute littérature rompt avec ses entours imaginaires automatiquement ou seuls certains
textes, dits « grands », sont de nature à le faire. Il s’agit, in fine, d’un débat toujours renouvelé car il touche
aussi à la question de la violence qu’exercent les « canons littéraires » institués – et les critiques qui les
accompagnent et justifient – contre les textes minorisés par l’instauration des « grands textes » en modèles,
en classiques (à suivre donc, à étudier naturellement ou prioritairement).
Bref, ce séminaire ne peut s’affranchir d’une réflexion rigoureuse sur ce que littérature veut dire ou peut
vouloir dire42. On devrait, à tout le moins, se garder de réduire la littérature à un espace qui « contient » (dans
le double sens du mot) le Mal : un espacio donde cabe o que arremete en contra del Mal. La littérature
(écrite), lorsqu’elle advient en tant que telle, est peut-être aussi le Mal, du fait de la « violence de la lettre »
(Jacques Derrida) qu’elle exerce, de l’autorité et de la violence de l’imprimé/écrit sur/contre des formes orales
populaires, souvent (rendues) absentes des anthologies littéraires (latino)américaines officielles43.
L’autre débat risqué, s’il en est, est celui-là même du Mal, dont l’abordage critique – qui plus est, et sans
sacrifier absolument à l’autorité des disciplines anthropologique et philosophique, qui, le moins qu’on puisse
dire, sont impératives/injonctives et donc nous font face – par des littéraires de formation, peut dériver en gloses
amphigouriques et/ou en tortillages métaphysiques ou méta-critiques surfaits, superfétatoires. À la suite de tant
d’autres, et à l’opposé de tant d’autres, je rechigne à souscrire à l’immanence du Mal. Celui-ci ne dérive pas
davantage, à mon avis, d’une quelconque chute inaugurale (aux yeux de quels sujets culturels, d’ailleurs ?). Très
modestement, je me risquerai à suggérer qu’il procèderait d’un hétérogène langagier, interprétatif, exégétique,
interculturel, politique, éthique, fantasmatique, etc. Le louable travail de décryptage théorique partiel qui a
inauguré la première séance du Séminaire, les lectures critiques savantes et les discussions tout aussi savantes qui
suivirent, insistèrent, à juste titre, sur l’impossible saisie de ce que « Mal » pourrait vouloir dire si on fait fi de
l’hétérogène en question.
C’est donc au regard de ces assomptions/observations historiques et théoriques, ici très sommairement
exposées, que le projet de recherche que je lance, du GRENAL-CRILAUP, à l’Université de Perpignan Via
Domitia, trouvera sa raison d’être scientifique, et je l’espère, sa pertinence, sa légitimité critique. Au fond, il
s’agira de répondre, autant que faire se pourra, à l’interrogation fondamentale suivante : qu’est-ce qui
gère/explique le fait que dans la « totalité contradictoire » (Antonio Cornejo Polar) Mal/nommée Amérique
latine, ce soient les littératures nationales-brésiliennes44, caribéennes/antillaises, centraméricaines, ou celles
qui prennent ces « régions du Monde » pour réalité référentielle45, qui paraissent les plus naturellement
prédestinées, à « accueillir » le Mal/mémoire lié aux bateaux négriers et/ou à l’EG ?
Ces littératures – ce deuxième axe est fondamental pour ma recherche – insistent pourtant, au regard de
l’histoire violente de l’invention des Amériques/Caraïbes, sur l’indissociabilité structurale entre les bateaux
négriers et les bateaux caravelles. Il en est ainsi, par exemple, de Son del África46, un roman commandé par
les animateurs de la collection Jeunesse du Fondo de Cutura Económica du Mexique, qui retrace le périple
d’un bateau négrier en partance des côtes de l’Afrique de l’ouest vers le Brésil (Pernambuco). Le choix de
l’auteur auquel est adressée la commande (un Argentin), tout comme le choix de l’ancrage géographique
américain interrogent, quand on sait que le Mexique, pays à partir duquel la commande a été passée, fut,
historiquement, en tant que Nueva España, une « derrota » très importante d’hommes et de femmes dits
Noir-e-s mis-e-s en esclavage. Quand on sait aussi que dans les années 1990, moment de cette commande, il
était officiellement question de la « recuperación de la memoria negra » du Mexique.
42
. Edmond Cros, Theory and practice of sociocriticism, Translation by Jerome Schwartz, Foreword by Jürgen Link and Ursula Link-Heer, University of Minnesota Press,
Minneapolis, 1988; De l’engendrement des formes, Études Sociocritiques, CERS, Université Paul Valéry, Montpellier, 1990.
43
. Algris Xiomara Aldeano, Bunde and bullerengue Popular oral literature from my native region Darién, Original World Press, Washington, D.C and Port-of-Spain, 2011.
44
. Bernardo Guimaraes, La esclava Isaura, Edición, introducción y notas de Jerome Branche. À partir de la traducción castellana de Julia Cazaldilla, Instituto Internacional de
Literatura Iberoamericana, University of Pittsburgh, 2009.
45
. Yan Garvoz, Plantation Massa-Lanmaux, Maurice Nadeau, Mayenne, 2001.
46
. Sergio Bizzio, Son del África, Fondo de Cultura Económica, México, 1992.
Il y a par ailleurs un élément qui semble historiquement attesté et qui, de ce point de vue, attire l’attention
dans le roman : la transmutation du bateau des explorateurs/découvreurs en bateau négrier. Ainsi, si l’on
n’adhère pas pleinement à la thèse, futile, d’un détournement cupide, ni à celle – qui en est une autre version –,
à mon avis, qui divisent les « colonos » en « buenos cristianos » et « maladrones », il nous faut alors tenter
d’éclairer rigoureusement cette transmutation qui institue/rappelle, de fait, une indissociabilité structurale entre
les bateaux caravelles des « découvreurs » et les bateaux négriers des « entrepreneurs négriers ».
Ce « qu’est ce qui » constitue donc une rude question, dont on peut craindre que la réponse ne soit assurée.
Je ne peux pas davantage affirmer que ce projet de recherche y répondra de manière définitive ou
incontestable. L’aventure qui est mise en route devrait donc logiquement – c’est mon plus grand souhait – se
commuer en une recherche collective transdisciplinaire et transnationale, tant les paramètres à prendre en
considération sont multiples et, à la fois, contradictoires. On comprend à présent pourquoi j’ai insinué, dès
l’entame de cette communication, qu’il s’agirait peut-être d’une recherche aventurée. Elle offre cependant
l’avantage – c’est aussi l’une des hypothèses que je formule – d’interroger certains lieux communs, des fois
insidieusement, ou profondément ancrés, dans nos pratiques universitaires que nous voudrions pourtant
positives, bien documentées, éclairées et éclairantes.
Si l’on veut se donner les moyens d’une herméneutique critique rigoureuse visant à reconnaître et à défaire
les bases de la disjonction toujours opérante entre bateaux négriers et bateaux caravelles, il conviendrait – et
c’est sur cet aspect que je vais finir provisoirement – devevenir sur certains « faux disciplinaires »
(M. Foucault), fussent-ils sexy et/ou engageants :
- 1/ L’idée de la liberté de l’écrivain-e et celle, concomitante, de la clairvoyance absolue de la/du critique :
ni l’une ni l’autre ne peuvent se saisir en dehors de toute régime de temporalité/historicité, en dehors de
toute formation discursive et des imaginaires hégémoniques qui les parcourent ou structurent, en dehors des
non-formulés, du marché des biens symboliques (P. Bourdieu) qui privilégie certains « produits culturels »,
certain-e-s auteur-e-s, tout en reléguant ou en différant d’autres. Il y a aussi la question des affects
(phénoménologiques et/ou historiques ?) au regard desquels l’activité lectrice cesse d’être purement
consommatrice pour devenir résolument performative. Moins comme une expression de la toute(-)puissance
d’un lectorat éclairé que la manifestation d’une certaine économie textuelle qui agit sur nos affects, réactive
nos habitus et détermine ainsi, au moins partiellement, nos choix et préférences des sujets que les littératures
abordent ou devraient aborder.
- 2/ L’évidence de l’histoire (François Hartog) : pour la vox populi, mais aussi pour une grande partie de la
« Ciudad letrada » (Angel Rama), les Antilles/Caraïbes et le Brésil ayant constitué des « puertos de arribada »
de la noire marchandise humaine enfournée dans les bateaux négriers47, il est tout à fait normal que les
productions littéraires de ces « régions du Monde » en portent davantage les traces que dans le reste des
Amériques. Une telle perception résiste-t-elle réellement à l’épreuve des témoignages et travaux historiques
spécialisés reconnus48 ? Il est permis d’en douter. En effet, pour ne prendre que quelques exemples, rappelons
que le Mexique, le Pérou, l’Argentine, le Venezuela, la Colombie, le Costa Rica, le Salvador, l’Uruguay
reçurent eux aussi « leurs » contingents de marchandise noire. Quelle place effective ce Mal inaugural, à savoir
l’esclavisation des Noir-e-s, occupe-t-il dans les littératures canonisées de ces pays49 ?
Au demeurant, cette « assignation des mémoires » (V. Lavou Zoungbo) de l’EG transatlantique aux
Caraïbes/Antilles (dont les pourtours, d’un point de vue critique, ne sont pas définis uniquement par la mer
47
. Isabel Castro Henriques et Louis Sala-Molins (éds), Déraison, esclavage et droit Les fondements idéologiques et juridiques de la traite négrière et de l’esclavage,
Éditions UNESCO, Paris, 2002; Plumelle-Uribe, Traite de Blancs, traites des Noirs Aspects méconnus et conséquences actuelles, L’Harmattan, Paris, 2008; Marcel
Dorigny (éd), The abolitions of slavery From Léger Félicité Sonthonax to Victor Schoeler, 1793, 1794, 1848, UNESCO Publishing Berghann Books, Paris, New York,
Oxford, 2003.
48
. Carmen Bernand, Negros esclavos y libres en las ciudades hispanoamericanas, Fundación Histórica Tavera, Madrid, segunda edición, 2011; « Routes de l’esclave :
une vision globale », DVD, Documentaire d’éducation et d’information, Paris, UNESCO, 2010.
49
. M’Bare N’Gom (ed), « Escribir » la identidad : creación cultural y negritud en el Perú, Universidad Ricardo Palma, Editorial Universitaria, Lima, Perú, 2008; Nicolas
Ngou-Mvé, Combats et victoires des esclaves Bantu au Mexique (XVIe-XVIIe siècles), EDICERA, Libreville, Gabon, 2008; Ben Vinson III, Bobby Vaughn, Afroméxico El
pulso de la población negra de México : una historia recordada, olvidada y vuelta a recordar, FCE, México, 2004.
dont ils tirent, en partie, leur nom)50 fait fi de plusieurs données qu’il convient de rappeler brièvement. Les
mémoires liées à l’EG y ont été réprimées, moquées, dévaluées, reléguées à une récitation (J. Derrida)
domestique ou « vulgaire ». Ces mémoires y sont perçues comme sales et de nature à faire honte à ceux et
celles qui s’identifient ou qu’« on » continue d’identifier aux bateaux négriers51. Comment ne pas se rendre
compte, par ailleurs, que les postures « doudouistes » ou celles vantant les métissages (supposément)
exponentiels en Caraïbes/Antilles ont, paradoxalement, contribuer à clôturer, pendant très longtemps,
l’émergence publique des mémoires liées aux bateaux négriers dans les pratiques officielles 52, mais aussi
dans les pratiques littéraires. On peut, de ce point de vue, citer l’exemple caricatural, mais très
symptomatique, de la République dominicaine, pendant le « Trujillato »53, celui, sans les mettre sur le même
plan, des Antilles françaises, ou encore les paradoxes insolubles du discours cubain sur la « cubanité » dont
José Martí, et les quelques rares penseurs éclairés de son époque, n’ont malheureusement pas le monopole54.
Autrement dit, les combats, les luttes, les revendications visant à l’instauration publique d’un « sublime »
(Paul Gilroy) lié aux mémoires de l’esclavisation des Noir-e-s sont toutes récentes ; il continue de faire face
aux modèles fascinants, internalisés et privilégiés qui restent largement gréco-latins. Ces mémoires sont
confrontées aux injonctions autoritaires mettant en garde, comme en pays-France, par exemple, contre la
« repentance », la « flagellation », la « concurrence victimaire » et autres « sanglots de l’homme blanc », etc.
qui menaceraient l’idéal républicain du vivre-ensemble. Ce même vivre-ensemble aussi théorique que formel
qui, par ailleurs, fait bon ménage avec un mépris social quasiment institutionnel55.
Les perspectives de recherche que j’entends privilégier se tiendront à égale distance de la pétition de
principe au sujet de la liberté artistique et scripturale et de l’« évidence de l’histoire » dont il a été question.
Il s’agira tout d’abord de s’inscrire dans l’ensemble des recherches, assez peu nombreuses, qui tendent à
démontrer que les bateaux caravelles et les bateaux négriers (on pourrait valablement y ajouter les bateaux
de la flibuste) partagent intimement un même lieu : le transatlantique. Un lieu qui conjoint, de manière
contradictoire et hiérarchisée les lieux-Monde (É. Glissant) que sont l’Europe, l’Afrique, les Amériques,
l’Asie, au moment de l’émergence du capitalisme marchand prédateur, devenu mondialisé depuis le
XVe siècle56.
De ce point de vue, il est difficile de saisir l’aventure des bateaux caravelles incarnée par Christophe
Colomb sans prendre en compte, par exemple, celle ayant conduit les bateaux portugais sur les côtes
africaines cinquante ans plutôt57. Il est tout autant difficile de continuer à ignorer (ou feindre d’ignorer) que
la Péninsule ibérique pratiquait l’esclavisation des Noir-e-s, bien avant et pendant, l’ouverture du « Nouveau
Monde » à l’Universel58.
50
. Édouard Glissant Une introduction à la politique du divers, Éditions Gallimard, Paris, 1996.
51
. Serge Bilé et Al, Paroles d’esclavage Les derniers témoignages, Pascal Galodé éditeurs, Saint-Malo, 2011.
52
. Tomas Fernández Robaina, Cuba Personalidades en el debate racial, Editorial de Ciencias Sociales, La Habana, Cuba, 2007; Walterio Carbonell, L’apparition de la
culture cubaine, Introduction, notes et traduction par Maria Poumier, Éditions MENAIBUC, Paris, 2007.
53
. Edgardo Rodríguez Julia, Caribeños, prologo de Julio Ortega, Editorial Instituto de Cultura Puertorriqueña, San Juan, PR, 2002.
54
. Roberto Fernández Retamar, « Mas de 100 anos de previsión Algunas reflexiones sobre el concepto martiano de nuestra América », in Cuadernos Americanos 40,
Nueva Época, ano VII, vol. 4, Julio-Agosto, México, 1993, p. 65-77; Carlos Uxó, Representaciones del personaje del negro en la narrativa cubana. Una perspectiva
desde los estudios subalternos, Editorial Verbum, Madrid, 2010; Victorien Lavou Zoungbo « Entre José Marti, Fernando Ortiz et la Révolution (1959) : Mentepollo
identitaire cobain (XIXe-XXe) », in Outsidering Liminalité des Noir-e-s, p. 155-174.
55
. Axel Honneth, La société du mépris Vers une nouvelle théorie critique, Édition établie Voirol, Éditions La Découverte, Paris, 2006;
56
. Françoise Vergès, L’homme prédateur Ce que nous enseigne l’esclavage sur notre temps, Éditions Albin Michel, Paris, 2011; Joel Quirk, Unfinished business : a
comparative survey of historical and contemporary slavery, UNESCO Publishing, Paris, 2009; Éric William, Capitalisme et esclavage, avec une introduction de
D. W Brogan, Paris, Éditions Présence africaine, 1968.
57
. Fray Bartolome de Las casas, O.P Brevísima relación de la destrucción de África Preludio de la destrucción de Indias Primera defensa de los guanches y negros
contra su esclavización, Estudio preleminar, edición y notas por Isacio Pérez Fernández, O.P, Editorial San Esteban, Salamanca, 1989.
58
. Alessandro Stella, Histoires d’esclaves dans la Péninsule Ibérique, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 2000.
Ce projet visera aussi à mettre en évidence les biais à travers lesquels les RPN d’Amériques/Caraïbes ont
institué les bateaux caravelles, et la mâle figure de Christophe Colomb, en référent identitaire exclusif et,
par-dessus tout, désirable. Provisoirement, et donc sans prétendre à une quelconque exhaustivité, je peux
pour le moins avancer, en me fondant sur certains travaux existant, que ces biais ont consisté/consistent à :
- purifier racialement et à homogénéiser culturellement l’équipage et la composition des bateaux caravelles,
les débarrassant ainsi de toute trace de Noir, de Juif et de Sarazin ;
- débarrasser la flottille de Cristovao Colom, en portugais je crois, de la co-présence d’un « galéon » (un
bateau qui présuppose, dès le départ, l’idée de ponction et de transfert (« rescate » disait-on à l’époque) vers
l’Espagne/Europe des « cosas habidas » ou « por haberse », y compris en réduisant par la force les Tainos et
les Arawaks, changé-e-s, pour les besoins de l’entreprise, en « cabezas de indios » ou « cabezas de indias » ;
- promouvoir et défendre, au sujet de l’icône coloniale Christophe Colomb, un déni historique : son parcours
de négrier, bien avant son aventure dans les Amériques/Caraïbes. Fernando Ortiz, dans la défense
dithyrambique qu’il fait de Las Casas, rétablit les faits :
Aun hoy día, la existencia de la trata de esclavos indios, tan intensa como despiadadamente
instaurada por el mismo Cristóbal Colón y luego seguida por otros conquistadores, suele ser
ignorada, creyéndose por lo general que la trata de esclavos comienza en América con la traída
de los negros. No fue así. En América, la esclavitud de los indios y su infame comercio
precedieron a la trata negrera. Es cierto que la esclavitud del negro africano antecedida a la del
indio en la historia económica de Castilla. En España y en Portugal ya antes del descubrimiento
abundaban los negros, que se sacaban del Senegal, de Guinea y del Congo para trabajar en las
despobladas regiones meridionales de la Península. Los Reyes Católicos fueron negociantes de
esclavos negros. El mismo Cristóbal Colón antes de venir al Nuevo Mundo ya había sido
mercader negro, metido con los portugueses en andanzas de rapiña en los grandes medros que se
obtendrían por el negocio de sojuzgar indios y enviarlos como esclavos a vender a España, tal
como allá se hacia con los negros arrebatados de la otra costa dem océano59.
- confiner le mot « découverte » dans des débats parfois spécieux, axés sur l’étymologie ou sur le
sémantisme (dé/couvrir, révéler l’existant, ouvrir à nouveau, faire naître, etc.). Ces savantes subtilités dont,
au passage, nous sommes, les un-e-s et les autres, parfois très friand-e-s, contribuent à vider ainsi
« découverte » du sens juridico-théologique précis de l’époque. Ce sens arrimait ladite « découverte » à un
contrat pécuniaire de colonisation, doublé d’une mission évangélisatrice, entre les « découvreurs », surtout
ceux d’extraction sociale modeste, comme Christophe Colomb, et les Rois catholiques espagnols 60.
La « Découverte » est donc fortement liée à un mixte où se croisent une activité marchande et un
imaginaire chrétien qui conjugue millénarisme et esprit de croisade contre les « ennemis du Christ ». Jusqu’à
la controverse de Valladolid (et pendant les autres juntas l’ayant précédé) les Indiens, ne l’oublions pas,
faisaient partie de ces ennemis. Cette « différence de nature », rendait légitime le fait que l’on puisse contre
eux – contre celles et ceux qui dénonçaient et s’opposaient à la sainte croisade coloniale – porter le fer, les
réduire en des « cabezas de indios » ou à des « cabezas de indias ». Tout ceci ne semble qu’un « détail » que
les RPN en Amériques/Caraïbes s’emploient, de façon plus ou moins consciente, à gommer, à « biaiser ».
De quelle « Renaissance » parle-t-on alors dans l’ici/là-bas universitaire et politique ?
Au demeurant, on remarquera que la lettre écrite par Christophe Colomb aux Rois Catholiques, lors de son
quatrième voyage, de la Jamaïque en 1503 (c’est-à-dire, un an avant « sa », tous les historiens ne sont pas
d’accord sur ce point, « découverte » de l’actuelle Amérique Centrale) porte des traces de ce « contrat »
(« las Capitulaciones de Santa Fe ») qui, comme on le sait,ne fut pas respecté scrupuleusement par les Rois
59
. Fernando Ortiz, « Del inicio de la trata de negros esclavos en América, de su relación con los ingenios de azúcar y del vituperio que cayo sobre Bartolomé de las
Casas », in F. Ortiz, Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, Prólogo y Cronología de Julio Le Riverend, Biblioteca Ayacucho, Caracas Venezuela 1978, p. 345346.
60
. Édmond Cros, « Les implicites politiques du panégyrique Dans le prologue de la Gramática castellana (XVe siècle) », in De l’engendrement des formes, p. 83-100.
Catholiques. Le grand « découvreur » a connu une fin tragique : désabusé, fatigué, ayant même connu
l’opprobre des fers, malade, il mourra au milieu de l’indifférence générale et, surtout, dit-on, dans le
dénuement total. La reconnaissance officielle de son rôle de « découvreur » en chef des Amériques/Caraïbes
n’aura lieu que longtemps après sa mort61.
Par ailleurs, le sinistre destin de sa dépouille, tout aussi abracadabrant – où repose-t-elle exactement ? – est
assez révélateur de la fin de vie qui fut celle de Colomb et des soutiens politiques/religieux dont il pouvait
encore effectivement se réclamer.
Cette façon de poser notre problématique de recherche permettrait peut-être d’examiner de plus près un
travers persistant logé au cœur de nos pratiques de recherche et d’enseignement, dans certains livres
d’histoire, dans la division en chapitres de certains manuels scolaires, et consistant à séparer l’« entreprise
coloniale » espagnole, pour ne rester que dans notre champ disciplinaire, en trois périodes apparemment
bien délimitées et étanches : « découverte », « conquête »62 et « colonisation ». Les bateaux caravelles
relèveraient principalement de la première période, tandis que les bateaux négriers typifieraient la période à
proprement parler coloniale. Cette di/vision alimente constamment la « mytho-poétique » toujours opérante
évoquée plus haut. L’une des conséquences de cela – et non des moindres – est la disjonction radicale entre
une « priméité » (espagnole/européenne, accompagnée parfois de la présence de la noblesse indienne)
incontestable et une « secondarité » (Noirs et Asiatiques) que certains discours doxiques et/ou savants
continuent de propager, de légitimer.
Voilà donc les grandes lignes du projet de recherche, très difficile, à n’en pas douter, que je me propose de
lancer dans le cadre du GRENAL-CRILAUP. La discussion, à propos de ses conditions d’(im)possibilité,
ses faiblesses ou apories, mais également – pourquoi pas – de ses lignes de force théoriques ou, plus
modestement, les moments d’hérésie critique dont il est potentiellement porteur, ou dont on pourrait au
moins lui faire crédit, est désormais ouverte. Il est en tous les cas désormais possible d’en débattre.
61
. Miguel Ruiz Montañez, La tumba de Colon, Ediciones ZETA, Barcelona, 2009.
62
. Beatriz Pastor, Discurso narrativo de la conquista de América, Casa de las Américas, Cuba, 1983.