Frédéric Berthet - Correspondances

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Frédéric Berthet - Correspondances
Le Magazine des Livres – La Presse Littéraire, n° 30 – Mai 2011
Correspondances 1973-2003, Frédéric Berthet
Éditions La Table Ronde
Par Marc Villemain
Berthet revient
« Restez
insolemment et opiniâtrement juvénile »,
écrivait Henri Peyre en conclusion d’une lettre qu’il
adressa à Frédéric Berthet, le 13 juin 1988. Là est peutêtre condensé ce qui charmait tant de ceux dont
l’écrivain rencontra l’existence, et qu’étayent, avec quel
éclat, quelle élégance passionnée, ces Correspondances
réunies, non sans affection, par Norbert Cassegrain. Que
reste-t-il de Frédéric Berthet ? Pour beaucoup de ceux
qui le connurent, et qui le lurent de son temps (c’était
hier), le souvenir d’un être très singulier, très libre,
autour duquel vibrionnait quelque incessant et insolent génie, entreprenant, caustique, délicat,
faisant et défaisant les humeurs, aussi imprédictible dans ses gestes que fidèle à ses amis,
suscitant, excitant les événements, un pince-sans-rire encore, aussi peu avare de bons mots
vachards que d’attentions raffinées. Un de ces êtres dont on devine, nonobstant la figure
d’incorrigible adolescent, le sentiment d’incomplétude amère ou de pressentiment larvé, cette
figure d’homme qui se refuse, jusqu’à la rupture, à la sourde sensation du spleen, de la
déroute ou de l’abattement intime. Je peux me tromper : je ne l’ai pas connu – seulement lu.
Toutefois c’est aussi ce qui transparaît dans ces Correspondances, dont le tour joueur, parfois
enjoué, apparaît bien des fois comme le pendant spirituel d’un regard intérieur qui l’eût
volontiers porté à la lassitude, comme un contrepoint à la tension émotive où on le sent pris.
En sus des impressions personnelles, Frédéric Berthet laisse surtout derrière lui, et pour user
d’une formule consacrée, le souvenir d’une des figures littéraires les plus douées de sa
génération. La lecture de Daimler s’en va (simultanément réédité), ou de son élégante et
Simple journée d’été, donne une idée très vive de ce talent inflammable, de cette chose
écorchée dont émane une tendresse mal apprivoisée pour le monde : d’où ces ellipses
explosives, cet irrépressible brio. Éric Neuhoff avait bien raison de dire qu’il y avait chez
Berthet quelque chose « de français en diable », cette malice peu commune à jouer avec la
langue, à jongler entre les postures, à s’immiscer entre chaque parcelle de drôlerie désespérée.
De tout cela, sa correspondance donne un aperçu très saisissant. On y lira, avec plaisir et
grande sympathie, ces conciliabules souvent cocasses, toujours pénétrants, avec ceux qui,
d’emblée, sentaient, savaient son talent ; Roland Barthes, par exemple : « … vous dire que
j’aime votre texte, incapable d’ailleurs et je ne fais pas d’effort, de le dissocier de l’amitié
que j’ai pour vous : un texte qui fait dire, comme un sourire ou une inflexion : "c’est tout
lui". » Et les cartes postales hilares de Patrick Besson, et les petits mots espiègles de Jean
Echenoz. Pour ma part, ce que j’en retiens, ce que j’ai aimé, beaucoup, c’est de pouvoir
partager et observer d’aussi près son amitié avec Michel Déon. Trente-cinq années séparent
les deux hommes : qu’est-ce, en regard de leurs affinités ? Ces deux-là correspondent à tout
va, se comprennent si vite, et si bien, sont spontanément si sensibles aux mêmes choses,
partagent une telle et même idée de la littérature, qu’ils savent, d’instinct, ce qui importe, et
que cette correspondance livre avec drôlerie, grâce, discrétion. Les deux connivents y
rivalisent d’effronterie, de spiritualité, d’instinct curieux, et c’est un régal de les contempler
nourrir l’affection qu’ils se portent, d’égal à égal.
Berthet écrivait à son ami Patrice Soranzo, en 1980 : « Enfin je ne sais plus, à l’instant, si le
monde est là pour entraîner l’écrit, ou l’inverse. Je veux dire, s’il faut considérer l’événement
comme une provocation à la littérature, ou le roman comme une provocation à l’événement. »
De toute façon, la leçon est là : tout tourne autour de la littérature ; tout passe par son filtre ; la
littérature est ce qui me justifie à l’instant même où je parle et vis : et la vie n’est guère
objectivable si elle n’est mise en mots, si elle n’est transformée, transfigurée en littérature.
Aussi est-ce à Frédéric Berthet lui-même qu’il reviendra de conclure cet article. Qui écrit à
Éric Neuhoff, en 1990, cette sorte d’aphorisme grave et badin où se révèlent ce que j’ai tenté
de décrire comme relevant à la fois d’un rapport très intense à la société, d’une envie d’en être
et de jouer de ses interminables recoins (cette société dont il dit, dans une lettre à Claire El
Guedj, qu’elle l’intéresse « comme un meuble contre lequel on s’est heurté »), et d’une force
étrange et lumineuse qui sans cesse le ramène au détachement, à la solitude et à la littérature:
« Au fond, ce qui reste, dans la vie, c’est des souvenirs et du papier à lettres. »
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