Hommage à Claude Duneton (1935-2012), défenseur du français

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Hommage à Claude Duneton (1935-2012), défenseur du français
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Hommage à Claude Duneton (1935-2012),
défenseur du français en tant que langue populaire
par Emmanuel DERONNE
Université de Lorraine/ATILF, UMR 7118, Nancy (France)
[email protected]
LAUDE DUNETON EST MORT. Le 21 mars dernier. Le
lendemain du printemps. Après une maladie très invalidante. Il était naturel qu’une revue comme Argotica (inversement, au moment même de sa naissance) s’associe aux
nombreux hommages qui ont été rendus à ce personnage
aux multiples facettes.
Personnellement, lecteur de Claude Duneton depuis les années 1970, j’ai
accepté cet honneur en raison de mon admiration pour la liberté d’esprit de
Claude Duneton et pour son long combat en faveur du français.
Du comédien, il ne sera pas question. Du romancier, très peu. Laissons
par ailleurs à ses amis, comme Jacques Cassabois (<http://www.jacques
cassabois.com>), le privilège de rapporter leurs souvenirs vécus, par exemple les confidences de Claude Duneton sur sa scolarité, sur ses choix dictés
par les soucis matériels. La chienne de ma vie (2007) donne un aperçu de cette
vie difficile dans sa jeunesse.
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De la même façon, donc, qu’il a rendu un hommage ferme mais lucide à
Céline dans son ouvrage Bal à Korsör. Sur les traces de Louis-Ferdinand Céline
(1994), il est temps de le remercier pour son rôle dans la défense du français.
Sa défense de quel français ? That is the question. Car Claude Duneton a
beaucoup critiqué… le « français ».
Deux ouvrages, Parler croquant (1973) et La mort du français (1999) fournissent le fond de sa pensée sur la langue française, sur l’occitan, sur
l’a nglais, sur les langues françaises et l’orthographe, et enfin sur l’angloaméricain international. Ce sont les principaux ouvrages théoriques de
Claude Duneton. Mais Bal à Korsör peut constituer une bonne introduction,
de forme inatt endue (un pèlerinage, en fait, sur les lieux d’exil de Céline au
Danemark) et également très vivante, pour un non spécialiste.
Contre le français jacobin, colonisateur
Claude Duneton n’a cessé de « remettre à sa place » le français standard, le
soi-disant français, en rappelant son origine géographique limitée, sa prédominance historiquement très récente et son caractère social très marqué.
Le français est la langue d’Ile-de-France, comme on s’en convainc en lisant dans la Préface du Petit Robert que la transcription phonétique des
mots y est conforme à celle de la bourgeoisie d’Ile-de-France. Paris n’est pas
la France. La France a été jusqu’à une époque récente la France des régions,
où on ne parlait pas massivement le français.
La prédominance du français, d’origine historique et donc accidentelle
(les aléas des luttes entre seigneurs pour la royauté et le prétexte de la lutte
contre les hérésies cathares et albigeoises pour mettre au pas le Sud de la
France), est si récente que jusqu’au début du XXe siècle, de 10 à 20% seulement des Français parlaient ce français. « La langue française n’est p as véritablement la langue des Français. » (La mort du français, 27)
Claude Duneton souhaite rappeler ces données afin d’établir la réalité de
l’usage de la langue française et de souligner sa nature élitiste, socialement
très marquée. La langue du peuple étant très différente de cette ancienne
langue royale, le français est très clivant : il oblige à des choix qui manifestent telle ou telle appartenance sociale.
Les manuels de français ne s’en sont pas toujours rendu compte, qui
demandent de trouver la version soutenue (en fait, implicitement, la version « correcte », la traduction noble) de certaines tournures familières
comme « casser la croûte », expression populaire diabolisée. La traduction
est t out bonnement impossible, puisque la différence entre « prendre une
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petite collation » et « casser la croûte » n’est pas une différence de registre,
mais bel et bien de référent socialement identifiable (Parler croquant, 166).
Duneton est bien ici l’occitan qui proteste contre l’éradication de sa langue par les instituteurs de la République française. Il aurait pu être un défenseur passionné et exclusif de l’occitan quelques décennies plus tôt. Et, de
fait, il a fait figurer des textes en occitan dans son anti-manuel de français.
On sent, dans un épisode comme celui du « gode » (petite étendue d’eau,
supérieure à la flaque, mais nettement inférieure à l’étang, et intraduisible en
français) à quel point il a senti l’imposition du français comme une injustice
et une absurdité, un acte d’autoritarisme bête : l’élève
apprenait à avoir honte, il apprenait le français. Et pourtant le gode, avec sa
glace peu sûre, sa boue séchée autour, le vent d’hiver sur la gelée blanche (la
brada), le gode, ce n’était pas l’étang ! Il avait glissé sur le gode, il n’avait pas
glissé sur l’étang ! J’en suis sûr : j’y étais !
(Parler croquant, 209-210)
Mais Claude Duneton (il nous explique dans le même livre cette particularité : 11-12) a été en réalité, par hasard (suite à un séjour en hôpital à Paris),
très tôt en contact avec la langue française, qui est devenue sa seconde (il
dit même sa première) langue maternelle. Et son combat s’est situé finalement à l’intérieur du français plutôt que pour ses langues régionales.
Contre l’école, outil de cette politique
Claude Duneton en veut à l’école d’avoir été le vecteur de ce colonialisme
linguistique unificateur. Elle a puni des enfants, elle a imposé une normalisation appauvrissante qui, conjointement, travestit la réalité, qui en donne
une image socialement fausse.
Dans La chienne de ma vie (2007, 17-18), il se moque du caractère romantique farfelu des énoncés scolaires, en contradiction totale avec la dure réalité
de la vie des paysans :
À l’école, il fallait écrire : “ L’attelage avançait d’un pas lent et majestueux ”,
c’était joli. » Mais en réalité : « Les vaches attelées, il fallait les battre à coups
d’aiguillade sur le dos pour les faire marcher, en criant très fort “ Ha !
Ha ! ” »
Il critiquait de même la fenaison de Madame de Sévigné dans Parler croquant (66-67). Se sentant trahi, il n’a pas non plus de mots assez durs pour
les héros artificiels qu’on veut lui donner, « Fabrice du Dingo » et « La comtesse Machin » (Korsör, 101) : « on m’a raconté des mensonges, sous prétexte que
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j’étais jeune et sans moyen de m’informer ». De même, dans un de ses romans
(Marguerite devant les pourceaux, 1991), Marguerite, victime du système scolaire, réfugiée dans le silence et la violence, ne peut faire valoir ses qualités
et ses compétences professionnelles et atteindre le succès qu’en dehors de
l’école et même de son pays.
Alors, comment imposer soi-même un enseignement idéologiquement
inconvenant, irrespectueux de la population ? Claude Duneton a enseigné
pendant vingt ans tout de même, mais a affiché fortement ses motifs
d’insatisfaction et plaidé ainsi pour une évolution du système. Un combat,
donc, également. Il n’était pas homme à se retirer sur la pointe de pieds.
C’est donc Je suis comme une truie qui doute (1976), l’Anti-manuel de français à l’usage des classes d u second degré (1978) (avec Jean-Pierre Pagliano), qui
dénonce la norme littér aire et linguistique et la censure des documents
proposés aux élèves, et enfin À hurler le soir au fond des collèges. L’enseignement de la langue française (1984) (avec Frédéric Pagès). Laissons aux revues
de didactique cette occasion de qualifier plus longuement son engagement
énergique dans ce domaine.
Le peuple, dépouillé de sa langue, a perdu son identité et ne peut plus se
défendre (Korsör, 112). « Le pauvre, dépouillé de sa voix, sans réplique, sans mots
— sans argot, donc sans haine… Et forcément les restos du cœur » (108), pendant
que les écrivains commerciaux répandent une langue aseptisée (110).
Les « intellectuels » ne sont pas en reste, qui méprisent le peuple et sa
langue. L’épisode ancien, rapporté également dans Bal à Korsör (73-75), de
la rencontre de Duneton avec le philosophe Gabriel Marcel est représentatif
de cette attitude :
Il riait de sa trouvaille critique, bien à l’aise : “ C’est cela : Céline sent l’ail. Et
je n’aime pas l’ail ! ”... C’était tranché : il m’expliquait, en clair, le philosophe, que Céline suintait de langage populaire affreux et qu’il avait, lui, horreur du populo, personnellement ! Il me disait, en gros, à moi, dans les yeux,
bien carrément : “ Je te méprise ! ”... Je souriais. Il faut sourire... Vous n’allez
pas prendre un si vieux mec au colback, dans un jardin ami, parmi les fleurs
très odorantes, les abeilles vaillantes qui susurrent des mélodies aux murs de
pierre... J’ai dit : “ Je comprends, monsieur ”... Serviteur et maître. Je saisissais, en effet.
Supériorité de l’anglais sur le français
Si l’apprentissage de l’anglais a été pour Claude Duneton accidentel (il lui a
été imposé par le Brevet et il a dû l’apprendre seul pour commencer), cette
langue l’a passionné et il l’a enseignée, puis traduite occasionnellement.
Est-ce par hasard qu’il a traduit un livre de Groucho Marx, à l’humour absurde et au langage subversif ?
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Duneton, dans sa comparaison entre français (classique) et anglais (dès
Parler croquant, ce thème est très présent), donne sa préférence à l’anglais.
Sérieusement, pour des raisons objectives, reconnues par les linguistes.
Ainsi, quand il déclare que l’ordre des mots et d’énoncé des idées est
plus naturel en anglais écrit qu’en français écrit (144-146) et quand il
conteste le caractère « log ique » du français (73-74), il rejoint sur ce point
l’avis de grands linguistes contemporains (par exemple Claude Hagège).
Moins clivant que le français, l’anglais se voit attribuer un caractère plus
« démocratique » que le français (Parler croquant, 164-165).
L’anglais a également gardé son neutre, ce qui lui permet de ne pas se
poser le délicat problème (morphologique) de la féminisation des noms
(disons plus exactement de la création de noms féminins correspondant à
de s noms masculins de fonction, de métier…) (Pierrette qui roule… : Les terminaisons dangereuses (2007)).
Plus économique, plus naturel, plus démocratique, l’anglais est clairement jugé supérieur au « français », pas au français populaire, certes, qui
lui ressemble pour l’ordre des mots mais au français écrit ou oral sophistiqué venu de la Cour du roi de France. L’anglais, outre l’affection que Duneton lui porte, sert de nouvelle arme pour critiquer le « français » savant et
pour plaider en faveur du français populaire.
Le français de Claude Duneton
Le français pratiqué dans la grande littérature est un français « de classe »,
de la noblesse puis de la haute bourgeoisie. Un français sacralisé et appauvri.
C’est dans le même esprit que les spécialistes de l’orthographe (parmi
lesquels Nina Catach, dont Les délires de l’orthographe (1989) mériteraient
d’être réédités) ont dénoncé le traitement malhonnête de l’orthographe,
modernisé e pour faire croire à sa stabilité éternelle.
Duneton dénonce l’absence de la langue du peuple dans les classiques
(elle est réduite aux paroles des paysans ridicules chez Molière). La vraie
langue française, avec ses registres et ses vari antes nombreuses, dont la
langue du peuple et l’argot, « cette langue à merveilles n’a pas résisté à
l’Instruction publique : elle n’a tenu véritablement que ju squ’aux années cinquante
dans son esprit d’origine » (Korsör, 106).
La langue du peuple, « avec ses trésors d’humour, ses facettes multiples, son
chatoiement maudit d’inventions à rire » (ibid.), il veut lui rendre non pas ses
lettres de noblesse mais son origine populaire, chaleureuse, imaginative, forte.
De toutes façons, argumente-t-il, (Le bouquet des expressions imagées, avec
Sylvie Claval, 1990, 5) :
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Il ne serait guère raisonnable de décider aujourd’hui si jeter son bonnet pardessus les moulins est une manière du parler “ vulgaire ” ou simplement familière, ou bien si elle est devenue essentiellement littéraire.
Sa position, son conseil, le sens des outils qu’il propose, c’est donc de « piocher » dans ces richesses indifférenciées, de renoncer à les classer socialement, de les rendre à tous :
Nous ne donnons aucun étiquetage, par conséquent, et mêlons dans une
joyeuse pagaille ce qui est du recherché, du précieux même, du châtié ou du
littéraire, ou bien au contraire ce qui appartient au domaine très familier
(parfois grossier) avec toutes les nuances d’argot, ancien et moderne. C’est
au lecteur de faire son tri, s’il le peut. Il choisira selon ses habitudes, son
éducation, sa culture ou ses sentiments personnels, qui ne sont pas nécessairement ceux de son voisin.
Liberté, jeu sur les variations possibles. Le contraire de la norme unique
imposée d’en haut.
Voici, à titre d’exemple sans prétention, un petit hommage linguistique
que j’ai composé à partir d’expressions issues du Bouquet.
La mort de Claude
Il est allé de vie à trépas,
il y a laissé ses houseaux.
Il a rendu l’âme,
il s’est cassé le cou,
il est mort au lit d’honneur.
Il a payé son tribut à l a nature,
rendu le dernier soupir,
il a perdu la vie,
il va rendre le cimetière b ossu ;
il a passé le pas,
pris congé de la compagnie,
il a troussé ses chausses,
i l y a laissé le moule du pourpoint ;
il a plié bagage,
il est allé ad patres,
il s’es t laissé répandre,
il a achevé sa carrière.
Il a laissé ses guêtres.
Il a fait la cabriole.
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On ne le perçoit pas aisément, parce qu’elles ont gardé une fréquence très
variable, mais ces expressions sont présentées ici dans l’ordre chronologique
de leur attestation, chaque siècle, du XVe au XIXe, étant représenté par une
« phrase » limitée par un point. Il restait encore (outre quelques formes non
retenues ici) une page d’expressions du XIXe et 8 expressions du XXe siècle…
Une richesse époustouflante, une variété qui ouvre des horizons… illimités. Et l’impression (c’est du moins un sentiment que je partage pleinement avec Claude Duneton) d’avoir été un peu volé, grugé, affaibli dans sa
propre langue. Bref, si le français est plus riche, les Français seront plus
fins, plus subtils, plus libres de s’exprimer…
Pour participer à ce combat, Claude Duneton n’a pas adopté une démarche d’étymologiste (j’allais dire d’entomologiste, même si j’apprécie beaucoup la science étymologique) ni de savant de cabinet. Ses œuvres, depuis
La puce à l’oreille (1978), ont visé à la diffusion des curiosités de la langue.
Comme nt permettre aux Français curieux de leur langue (cela, on ne peut
pas le leur contester !) de mieux la maîtriser ? Eh bien, Claude Duneton a
choisi de s’adresser à eux de façon claire, simple, amusante, enrichissante,
de les intéresser à l’histoire de ces expressions dans des ouvrages accessibles. Il est passé de l’enseignement au grand public.
La puce à l’oreille est une « anthologie des expressions populaires (avec
leur origine) », le Bouquet une « encyclopédie thématique des locutions figurées de la langue française ». Collecter, rassembler, mettre à la disposition
du public, du peuple donc, toute sa langue, et de façon à la lui faire comprendre encore mieux. L’aider à la maîtriser. À reprendre sa langue en
main, si je puis dire.
Il faut d’ailleurs noter que la plupart des ouvrages de Claude Duneton
sont quasiment des dictionnaires de « langue vivante », des « méthodes à
Mimile », comme disaient Alphonse Boudard et Luc Étienne en 1970. Il
s’agit de renforcer le français langue vivante contre sa version normalisée.
Ainsi, le Guide du français familier (1998) est rédigé dans le sens français >
françai s familier et non l’inverse : il apprend à parler en français familier.
Vous voulez dire que vous êtes en colère, voilà ce que vous pouvez dire en
français, etc. Vous voulez vous réapproprier la langue française, voilà les
outils que je vous propose. Les mots sont classés par thème, par besoin de
communication, comme dans un dictionnaire analogique (des idées par les
mots).
Même les ouvrages historiques, si on les reconsidère, visent à une « remotivation » des expressions figurées encore vivantes, ce qui favorise leur
emploi plus profond et plus intellig ent, ce qui les renforce pour mieux affronter l’avenir.
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Pour Céline, représentant de l’esprit français
Pour incarner cette langue populaire, Duneton n’hésite pas. Malgré son
agressivité, sa mauvaise foi, ses caprices, ses positions extrémistes impardonnables, il opte pour Céline. Après Rabelais autrefois, après Shakespeare
en Angleterre, Céline pour les Français du XXe siècle.
Son apologie de Céline est habile.
Il reconnaît les défauts, l’imprévisibilité, le caractère violent de l’homme.
Mais il essaie de donner du personnage une analyse psychologique fine qui
dépasse ses provocations.
Politiquement, il plaide pour une espèce de neutralité ou plutôt de nihilisme de Céline, à la fois premier critique de Staline (Korsör, 55-58) et contempteur d’Hitler et de Pétain (101, 107).
Sa conclusion iconoclaste est à la fois révélatrice de son humour et de
son goût de la provocation. Il affirme en effet qu’à peu de choses près, Céline aurait pu être envoyé en camp de concentration par les Nazis, que cela
aurait été sa « chance » : il serait aujourd’hui un classique étudié dan s les
écoles, un grand écrivain français reconnu et adulé (Korsör, 96-100).
« S ous couvert de culture générale, on a éloigné les bouquins qui m’auraient été
d’un secours splendide, car ils parlaient de moi, au ras des pâquerettes, et bien ! »,
déclare Duneton à propos de Mort à crédit, qu’il regrette d’avoir lu trop
tard. (Korsör, 101, 111)
Céline, immense écrivain, a inventé l’écriture « sensible » (102) grâce à la
langue populaire, mais Duneton dénonce les « spécialistes » qui font semblant de croire qu’il a inventé cette langue ! Il en a joué de façon magistrale,
il l’a illustrée dignement, mais il ne l’a pas inventée : on cherche par ces
faux éloges à nier l’existence même de cette langue du peuple vieille de
plusieurs siècles.
Le français en danger
La dernière facette du combat pour le français, c’est le combat contre l’angloaméricain impérialiste. Crainte profonde pour la mort du français, semble-til. Et éloge conjoint du Québec pour sa vivacité combative. Le français doit se
défendre.
Duneton a fait partie du jury du Prix de la carpette anglaise, décerné notamment à plusieurs ministres français. Impertinence, souci de la dénonciation des injustices et des absurdités.
Dès Parler croquant (ch. 7, « English spoken ? »), il soulignait que c’était
le ca ractère artificiel et autoritairement figé du français qui était la cause
réelle de cette invasion : le français n’était pas assez « vivant » pour s’enrichir de mots nouveaux. Il les empruntait donc.
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Cette langue anglaise, sabir international, n’était pas la langue anglaise
qu’il admirait. C’est un outil empêchant de penser dans sa langue. Celui-là
même que l’on aimerait imposer à des chercheurs dont le niveau en langue
est insuffisant, au risque de scléroser leur pensée et de ridiculiser leurs résultats. Il serait bien plus efficace de permettre à chacun de publier dans sa
langue et d’ouvrir des agences de traduction universitaire composées de
traducteurs spécialisés tout à fait à même de doubler, tripler ou quadrupler
un article original dans les langues pertinentes pour sa diffusion.
Quant à l’orthographe, tout en reconnaissant, dans son « Discours aux
nénuphars » (Revue des deux mondes, novembre 1991), son caractère désuet
et arbitraire, son caractère de culture du pauvre imposée dans la douleur, il
adopte une position pragmatique. Cette orthographe horrible est consensuelle. Détruire ce consensus, ce grand respect (même faussé et arbitraire)
pour la langue écrite, c’est mettre la langue en péril…
De même que, selon lui, la langue française des médias, artificielle et historiquement néfaste aux langues régionales, constitue un certain progrès en
unifiant la langue des Français (en la démocratisant), l’orthographe peut
être acceptée comme un pis-aller. Il suffit, pour réduire ses méfaits, de faire
cesser sa valorisation excessive dans la société et de charger une corporation de spécialistes de corriger les textes publics… les logiciels eux-mêmes
exigent une stabilité de l’orthographe.
Le français est fortement menacé à cause du fossé entre langue du peuple
et langue écrite, du peu de poids de l’écrit dans la société d’aujourd’hui,
d’habitudes de vie différentes aujourd’hui. Il craint que le français soit définitivement perdu pour les nouvelles générations. Son pessimisme est allé
croissant de ce point de vue. Après l’occitan, le français ?
Issu d’un milieu modeste, ayant accédé malgré des difficultés financières
à l’instruction et à l’enseignement, Claude Duneton a toujours fait preuve
d’un esprit ouvert et critique. Soucieux de justice sociale, il s’est exprimé
clairement et fortement dans les combats qu’il a menés.
Sa dernière chronique dans le Figaro (10 février 2011, <http://www. lefigaro.fr/livres/2011/02/10/03005-20110210ARTFIG00483--cheval-et-envelo.
php>) visait encore le caractère arbitraire et trop normatif de l’enseignement
de la langue. Sa curiosité, son souci du dé tail, son humour rendent ses œuvres passionnantes.
La mort d’un homme libre est une perte pour la société et ses citoyens.
La mort d’un savant est une perte pour la culture.
La mort d’un homme est une perte pour ses proches, sa famille et ses
amis, à qui je présente mes sincères condoléances.
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Condoléances : 1460, de l’ancien verbe condouloir ; latin condolere, de dolere
« souffrir » (Petit Robert).
Mot dans lequel, par un retour à son origine cher à Claude Duneton, on
peut retrouver le compagnonnage instauré par la sympathie, le sentiment
de perte et même, avec un peu de liberté qui ne lui aurait pas déplu, les
doléances du peuple.

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