Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté1

Transcription

Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté1
Anne-Sophie Vivier*
Le corps dans le chiisme populaire
iranien : entre savâb et impureté 1
Abstract. The Body in Popular Iranian Shi’ism : Between savâb and Impurity.
In the present study, I will try to understand the role and the place of the body in the Shi’ite
popular religiosity, such as it is detectable in Afzâd, a little village of Kerman region (Iran).
Does the body represent an obstacle in the individuals’ spiritual life and in their relation to the
divine world or, on the contrary, is it of a great assistance? In order to bring an answer, I will
begin by analysing the place of the body firstly in the villagers’ religious conceptions on Good
and Bad, and secondly in their representations of the other world. If the body does not seem
to be in itself a source of sin, it is touched by impurity, becoming a potential obstacle in the
relation with the divine, and because of that it will be necessary to study all the implications
of this notion. Finally, I will study how the body appears as an important mediator, a fact
recognizable firstly in the rituals linked with the Imams’ veneration, and more largely, in other
many practices which reach their culminant point in the numerous offerings, exchanges and
ritual sharing of food. In conclusion, the body appears to be in the core of the Shi’ite popular
religiosity because it plays an important role in the construction of the link with the divine,
who may reflect its role in the construction of the social bond, which is so prominent in the
little peasant society studied.
Résumé. À travers cette étude, nous aimerions essayer de comprendre le rôle et la place du
corps dans la religiosité populaire chiite, telle qu’elle se manifeste dans un petit village de
la région de Kermân, en Iran. Le corps représente-t-il un obstacle dans la vie spirituelle de
* Centre des Hautes Etudes en Sciences Religieuses, Piacenza.
1. Notre article utilise la transcription du persan parlé. Ainsi savâb est-il la prononciation persane de
l’arabe thawâb.
REMMM 113-114, 125-149
126 / Anne-Sophie Vivier
l’individu et dans la relation qu’il essaie d’établir avec le divin, ou se révèle-t-il au contraire un
adjuvant essentiel ? Pour tenter d’apporter une réponse, nous commencerons par analyser la
place tenue par le corps dans les conceptions religieuses des villageois concernant le bien et le
mal, puis dans leurs représentations de l’au-delà. Si le corps ne semble pas être en soi générateur
du péché, il est cependant marqué par l’impureté, obstacle potentiel dans la relation au divin
dont il sera donc nécessaire d’étudier toutes les implications. Dans un dernier temps, nous
étudierons comment le corps apparaît même comme un médiateur d’importance, ce qui se
manifeste d’abord dans les rites liés à la vénération des Imams mais plus largement aussi dans
bien des pratiques qui atteignent leur point culminant dans le foisonnement de dons, échanges,
et partages rituels de nourriture. Au sortir de cette étude, le corps apparaît donc au centre de
la religiosité populaire chiite, car il joue un rôle principal dans la construction du lien avec le
divin, ce qui est peut-être le reflet de son rôle dans la construction du lien social, si prégnant
dans la petite société villageoise étudiée.
Qui assiste aux cérémonies du muÌarram en Iran peut rester bien perplexe.
Du moins le fus-je à l’occasion d’un séjour dans un petit village de la région
de Kermân, au centre de l’Iran. D’impressionnantes pratiques de deuil y cohabitaient avec des festins populaires hors du commun. Le jour de ‘âshurâ, cœur
du muÌarram, le village offrait à midi un immense repas aux habitants des
localités voisines. Le rassemblement commençait par des pratiques de sinezani,
littéralement “frappe de poitrine”, qui sont l’expression par excellence du deuil.
Les hommes, alignés en une double file nommée daste, parcouraient les rues
du village jusqu’au Ìoseyniye, lieu du repas, en se frappant la poitrine de leur
main droite, en rythme avec le martèlement de leurs pieds sur le sol et avec les
lamentations que chaque groupe proclamait tour à tour. Les femmes, vêtues de
noir, suivaient en pleurant. Une fois tout le monde rassemblé dans le Ìoseyniye,
la namâz-e jemâ‘at (prière collective) était accomplie puis le festin proprement
dit commençait et l’atmosphère changeait alors du tout au tout. La gaieté semblait prendre le dessus tandis que les nouvelles s’échangeaient allégrement. Le
repas était d’abord servi aux hommes sur des nappes en plastique dépliées à
même le sol, et traditionnellement constitué d’âbgusht (sorte de bouillon, à base
de viande de mouton, de pomme de terre, de pois chiche et d’oignon), pain,
yaourt, sabzi et thé. Pour les femmes débutait une longue attente jusqu’à ce que
les hommes rassasiés quittassent les lieux, ce qui leur permettait d’envahir tout
l’espace et d’être servies à leur tour. Le repas était vite et intégralement avalé,
dans un brouhaha de rires et de discussions. Puis venait l’heure du rangement.
Les jeunes filles et les femmes se rassemblaient auprès du bassin d’eau, afin
d’accomplir la vaisselle des énormes marmites et des centaines d’assiettes et de
couverts. Quelques heures encore, au milieu des rires et des éclaboussements,
elles prolongeaient ainsi le sentiment de fête.
De cette atmosphère étrange partagée entre joie et tristesse, le seul élément
de cohésion qui frappait l’esprit au premier abord, était le rôle central du corps,
battu puis rassasié. Dans la culture religieuse populaire chiite, telle que j’ai pu la
côtoyer dans ce village, le corps semble en effet tenir une place prépondérante, et
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 127
je découvris vite que ce fait concerne non seulement les pratiques cultuelles mais
aussi la compréhension qu’ont les villageois de l’« odyssée de la rédemption »,
loin de toute logique « ascétique » opposant l’âme au corps. Saisir la nature exacte
des rapports entre âme, corps et salut dans les représentations et les pratiques
religieuses de ces villageois me sembla donc un enjeu important et c’est ce que
tente cette étude. Qu’il soit clair d’emblée que j’ai choisi de présenter ici non
pas une étude générale sur le chiisme populaire (ce qui serait trop ambitieux)
mais de me limiter aux faits observés dans cette société rurale que j’ai longtemps
fréquentée.
Le village concerné, de taille fort modeste (200 habitants) est situé dans la
partie nord, semi-désertique et semi-montagneuse, de la région de Kermân, à
proximité (5 km) d’une petite ville de 10 000 habitants, Kuhbanân. J’y ai effectué
un travail de terrain d’environ 15 mois entre novembre 2001 et juin 2003, partagé entre des entretiens dirigés et systématiques et des conversations plus libres
et plus conformes à « l’observation participante », que je m’efforçais d’intégrer
dans ma démarche, partageant autant que possible au quotidien les formes de
sociabilité des villageois. Travaux agricoles, fréquentation du sar-e jub, bassin
d’eau où l’on lave linge et vaisselle et abreuve ses bêtes, central téléphonique du
village, magasin coopératif ouvert trois après-midi par semaine, en sont les principales clefs, tant que les cérémonies religieuses hebdomadaires, et plus encore
annuelles, ne viennent pas rassembler les villageois dans une maison ou dans le
Ìoseyniye, vaste bâtiment consacré prioritairement aux pratiques du muharram.
Mes entretiens se firent aussi divers que possible, cherchant à toucher tous les
âges et les différentes catégories socio-professionnelles que connaît la société
villageoise : agriculteurs, mineurs, fonctionnaires. Les discours étaient parfois
différents, mais aussi souvent homogènes. Je ne précise donc l’identité de mes
informateurs que lorsque cette dernière apparaît comme un critère pertinent,
dans le cas de discours divergents.
L’âme et le corps, quel conflit ?
Conceptions de la nature humaine
La distinction de l’âme (rûÌ)2 et du corps (jesm), dogme fondamental de
l’islam, est bien sûr reconnue par les paysans iraniens que je côtoyais. Ceux-ci se
représentent le corps comme une sorte de prison de l’âme, comme l’indique leur
explication du rêve. Pendant le sommeil, l’âme peut se libérer du corps et de ses
contraintes, et se retrouver en un instant en un tout autre endroit, auprès de gens
absents, et, plus important encore, elle peut alors contempler le monde de l’invisible (gheyb), monde du divin et de l’au-delà, qui lui est inaccessible en temps
2. Tous les termes donnés dans cet article sont persans. Nous choisissons de traduire âme par rûÌ, même
si dans l’acception coranique, le terme nafs correspondrait mieux (Chelhod, 1964 : 150-175) car tel était
bien l’usage dans ce village, le terme nafs étant relégué au sens d’« âme passionnelle ».
REMMM 113-114, 125-149
128 / Anne-Sophie Vivier
de veille. C’est donc par le rêve que l’on peut ainsi rencontrer des êtres chers
disparus, ou mieux encore, les figures saintes des prophètes et des Imams.
‘Aql et nafs
Cependant, l’opposition de nature entre le corps et l’âme semble s’arrêter là
et l’on ne trouve point écho d’un conflit irrémédiable entre les deux. Ce n’est
point cependant que l’homme soit une créature parfaitement lisse et homogène,
ce qui serait ramener sa nature à celle des anges, ou des démons. Caractéristique
primordiale de sa condition humaine, le conflit existe bien au plus profond de
son être, entre une force qui le pousse au mal, et une qui le tire vers le bien, mais
il se situe ailleurs. Il se trouve tout d’abord dans la distinction, traditionnelle
dans la pensée musulmane, entre la raison (‘aql) et « l’âme passionnelle » (nafs).
Or ces deux éléments semblent tous deux appartenir au monde du corps ; je
dis bien “semblent”, car il est clair que le savoir populaire n’est ni normatif ni
clairement exposé. Il correspond plutôt en une suite de principes, connaissances,
croyances qui n’entretiennent pas forcément de liens logiques et restent dans
le flou, dans la mesure où les personnes n’ont jamais cherché à exercer sur eux
de réflexion en profondeur : lorsque je demandais à mes interlocuteurs de me
préciser la nature du ‘aql et du nafs et s’ils pouvaient être apparentés à l’âme ou
au corps, je les jetais le plus souvent dans un grand désarroi. Le savoir populaire
ne s’érige pas en système. Et ce n’est donc pas un système bien construit que je
prétends exposer ici, mais simplement ses différentes composantes, telles qu’il
m’a paru les déduire de leurs paroles et de leurs réactions.
C’est ainsi que la nature des deux éléments en cause n’apparaît pas très claire
mais deux faits semblent plutôt indiquer que les deux notions de ‘aql et de nafs
sont étrangères à la distinction corps/âme. D’une part, si les avis étaient en
général partagés en ce qui concerne l’attribution du rûÌ aux animaux, l’unanimité semblait s’établir pour leur dénier la possession de tout ‘aql, preuve que les
deux sont compris différemment. D’autre part, le ‘aql comme la nafs possèdent
une place bien déterminée dans le corps, et semblent en être des constituants
subtils : la ‘aql serait situé dans la tête, et la nafs dans la poitrine. À l’inverse,
l’âme, rûÌ, est considérée ne pas posséder de place déterminée mais être infuse
au corps dans toutes ses parties.
Le rôle de Satan
Une autre opposition, apparemment mieux maîtrisée et plus utilisée par les
villageois, permet d’expliquer ce conflit : celle du diable, sheytân, avec la part
de lumière divine déposée en nous. Là encore, les deux éléments ont leur place
bien précise dans le corps, la lumière divine dans le cœur, et le diable dans les
veines, et leur conflit est perçu de façon très concrète comme une lutte presque
territoriale, puisque le diable, lors du drame cosmologique originaire3, aurait
3. Le diable est un ange déchu pour avoir péché par défaut d’orgueil en refusant de se prosterner devant
Adam. Il obtient cependant de Dieu, en contrepartie de ses longs millénaires d’adoration angélique,
d’avoir pouvoir sur l’Homme.
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 129
réclamé à Dieu d’être présent au cœur même de l’homme, ce qui lui fut refusé,
Dieu se réservant ce siège. Alors relégué dans les veines, Satan s’efforcerait depuis
de conquérir ce bastion interdit qu’est le cœur de l’homme – auquel sa place
physiologique lui donne effectivement accès, notons-le, ce qui accentue l’aspect
réellement physique du combat. C’est donc la mesure de cette conquête en
chacun qui marque aussi la mesure de la damnation de chacun4.
Cette théâtralisation de la lutte entre le diable et la lumière divine indique
bien que le corps constitue la scène du conflit fondamental, plutôt que l’une de
ses parties, tout autant que l’âme, qui, rappelons-le, lui est infuse. Le corps et
l’âme se retrouvent donc solidaires dans les turbulences d’un même drame, et
c’est plutôt cette solidarité qui est mise en avant dans le discours des villageois.
Le degré de piété et de pureté de l’âme du fidèle pourrait en effet se lire d’abord
dans son corps, la vertu spirituelle engendrant une certaine jeunesse, beauté et
lumière surnaturelle, tandis que le péché enlaidit et assombrit. Deux adjectifs
traduisent même cette idée, khoshnûr, « (ayant) une belle lumière », et kamnûr,
« (ayant) peu de lumière », et s’entendent assez fréquemment dans des discussions
cherchant à décrire quelqu’un ou à déterminer sa personnalité.
Ce refus d’un conflit fondamental entre l’âme et le corps laisse supposer le
refus égal, ou du moins la négligence, de la notion d’ascétisme qui lui est intimement liée, et qui existe par ailleurs dans le chiisme sous la forme des qalandar,
ascètes errants aux nombreuses pratiques mortificatoires. Dans le village étudié,
point n’est écho de ces pratiques, tout au contraire, toute trace de zèle ascétique
paraissait absente des propos de mes interlocuteurs.
Absence de tout esprit ascétique
Le jeûne
En effet, le jeûne du mois de ramadan par exemple, considéré parfois dans la
tradition musulmane comme un exercice ascétique, paraît compris différemment
dans la pensée populaire locale. En réponse à mes demandes d’explication sur
le sens de ce jeûne, on ne m’a jamais parlé de soumettre les appétits du corps.
On me parlait plutôt d’un acte d’obéissance aveugle à Dieu, qui ne possédait
pas de sens en soi si ce n’est de prouver notre piété et de nous obtenir ainsi les
mérites nécessaires à l’acquisition du paradis. Dieu lui-même n’avait sans doute
pas d’autre intention que de mettre ses fidèles à l’épreuve. Tels étaient les propos
généralement tenus, surtout par les générations de cinquante ans ou plus.
Chez les plus jeunes, en effet, un autre discours faisait parfois son apparition, plus rationaliste, mais tout aussi étranger à l’idée d’ascétisme. Le ramadan
aurait été institué par Dieu d’une part pour nous entraîner à la soif et à la faim
et nous rendre ainsi plus aptes à souffrir les tourments qui s’abattront sur tout
homme lors du terrible jour du retour du Mahdî et de la Fin des Temps, d’autre
4. Pour décrire l’état spirituel de quelqu’un, on utilise ainsi l’image du cœur : « il a le cœur pur » (qalbesh
pâk-e), ou son contraire : il a le cœur noir (qalbesh siâh-e).
REMMM 113-114, 125-149
130 / Anne-Sophie Vivier
part pour nous rendre plus compatissants envers les pauvres et les affamés, en
nous faisant expérimenter leurs souffrances dans notre propre chair. Mais plus
intéressant encore – et d’ailleurs plus systématiquement avancé – est le troisième
ordre d’explication fourni par ce discours rationaliste : Dieu pensait avant tout
au bien de l’homme, et plus précisément à son bien-être corporel. Le jeûne
du ramadan possèderait en effet de grandes vertus pour la santé humaine, en
allégeant le système digestif pendant un mois et en lui permettant ainsi de se
purifier et de se reconstituer. On arrive là à une conclusion presque inverse de
la logique ascétique : loin de mortifier le corps, le jeûne sert à lui « refaire une
jeunesse » et a été créé expressément pour lui.
L’abstinence sexuelle
Considérons maintenant le deuxième exercice ascétique par excellence, après
le jeûne, l’abstinence sexuelle. Loin de lui reconnaître quelque valeur, les villageois la considèrent comme une véritable aberration, condamnable en tous
points. Non qu’on ne reconnaisse quelque pouvoir maléfique au désir sexuel,
et l’on m’a souvent expliqué l’éloignement fréquent des jeunes hommes de la
pratique religieuse par le fait qu’ils étaient tourmentés par leur shahwa, « appétit sexuel », qui détournait leur âme de Dieu. Mais on indiquait cela comme
la caractéristique des jeunes hommes célibataires, et l’on assurait qu’une fois
ceux-ci mariés, ils revenaient très souvent à la pratique religieuse. La résolution
du conflit ne passe donc pas par la mortification de la partie en cause, le corps
et ses appétits, mais par sa satisfaction, et ces dits appétits n’ont rien de mauvais
en soi s’ils sont proprement canalisés et évacués.
Là encore, on semble arriver à une conclusion presque inverse de la logique
ascétique : l’abstinence sexuelle, loin d’aider l’âme à s’élever vers Dieu, l’en
détourne, en véritable fauteur de trouble. Le mariage apparaît de ce fait si
important qu’il est même considéré équivalent à un article de dogme. Il est ainsi
connu de tous que « l’on parachève la moitié de sa religion en se mariant », et sur
presque toutes les cartes d’invitation aux noces se trouve cité le hadith du Prophète « Le mariage est part de ma tradition, et qui est de ma tradition se marie ».
Le signe flagrant de ce lien insécable entre mariage et foi musulmane apparaît
dans l’attribution d’un caractère d’impureté aux célibataires ayant dépassé l’âge
habituel du mariage. Il sont en effet dits najes, impurs, et considérés comme
porteurs de poisse et de malheur pour toute maison dont ils ont passé le seuil.
Ils partagent ainsi le sort et la catégorie des incirconcis, eux aussi impurs. Or
n’est-il pas significatif que l’on m’expliquait la nécessité de la circoncision par
l’argument de l’appartenance religieuse : « On circoncit les enfants pour qu’ils
deviennent de vrais musulmans ». Si l’on accepte que la notion d’impureté est
étroitement liée, dans la pensée populaire, à celle d’exclusion de la communauté religieuse5, on perçoit à quel point le mariage est, au même titre que la
5. Cette idée est à nuancer. Je le ferai plus loin lorsque j’aborderai directement la question de la pureté
et de l’impureté.
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 131
circoncision, une obligation religieuse, condition essentielle à l’acquisition d’une
identité musulmane6.
La prière rituelle
Enfin, pour conclure avec l’idée que le corps est loin d’être considéré comme
un objet de mortification, j’évoquerai rapidement le sens donné parfois aux génuflexions et aux prosternations de la prière rituelle. Celles-ci m’ont été expliquées
par certains comme une sorte d’exercice sportif, destiné à maintenir le corps du
croyant dans toute sa forme. On est là encore à l’opposé d’une interprétation
qui insisterait sur l’abaissement et l’humilité de la posture corporelle.
L’ensemble de ces pratiques religieuses est donc moins compris comme des
exercices ascétiques que comme devant mener au bien-être du corps. Une telle
conception peut paraître liée à la place centrale tenue par la santé dans la vie
rude des paysans : dans une culture où la richesse n’est qu’un rêve lointain et où
la subsistance quotidienne repose sur un intense et continuel travail physique,
la maladie ou la faiblesse corporelle sont les plus graves catastrophes qui soient,
et j’ai toujours entendu dire que le meilleur des biens est la santé. Lieu de toute
joie ou de tout souci, le corps devient ainsi le plus précieux bien de l’homme et il
semble normal que la vie religieuse, instituée par un Dieu qui aime ses créatures,
soit destinée, entre autres, à la sauvegarde de ce bien.
Le corps dans l’Au-Delà
Cette centralité du corps dans la vie religieuse n’est pas seulement vraie en
ce qui concerne ce monde mais, en toute bonne logique, se prolonge aussi dans
l’autre monde. La non-dualité de l’âme et du corps se reflète ainsi dans la conception populaire de l’au-delà. On ne pense jamais la mort comme une libération
du corps, comme ont pu le faire certains mystiques musulmans, mais, tout au
contraire, notre corps, en fidèle compagnon, semble devoir partager intimement
toutes les tribulations qui nous attendent dans la vie à venir, et serait même « le
premier concerné ». Si l’on reconnaît bien que ce corps terrestre n’est que poussière et retournera à la poussière, le dogme de la résurrection de la chair tient,
lui, une place centrale dans la foi populaire.
La résurrection de la chair
La région dans laquelle j’ai enquêté présente, de ce point de vue, un intérêt
particulier. S’y trouvait fortement implantée – mais non dans le village même – la
6. Si cette idée d’exclusion est exprimée en termes religieux, il est clair cependant qu’une exclusion sociale
la sous-tend : tout homme non marié est bien sûr un danger potentiel pour la communauté, risquant
d’introduire le désordre dans la régulation des désirs sexuels. Cette importance du fait social comme base
non avouée du fait religieux se note dans le fait que cette impureté ne frappe que les hommes célibataires
et non les femmes, dont le désir sexuel ou sa frustration apparaissent bien moins graves et moins lourds
de conséquence que celui des hommes.
REMMM 113-114, 125-149
132 / Anne-Sophie Vivier
secte sheykhî. Or lorsque je demandais aux villageois de m’expliquer en quoi les
sheykhî sont hérétiques, ceux qui étaient à même de me répondre me disaient
systématiquement : « Ils refusent l’idée de la résurrection des corps, pensent que
Dieu n’est pas capable de les reconstituer de leur poussière dispersée de par le
monde »7. Or les divergences de la pensée sheykhî avec l’orthodoxie chiite sont
en fait bien plus nombreuses, concernant aussi, entre autres, le rôle et la nature
des Imams. Que les villageois se concentrent essentiellement sur ce point de
doctrine pour distinguer les sheykhî des musulmans orthodoxes, n’est-ce point
la preuve que la question de la résurrection de la chair occupe une place centrale
dans la foi populaire ?
Premières épreuves
Cela apparaît de façon plus évidente encore dès que l’on s’intéresse aux
représentations de la mort, du Jugement dernier et de l’autre monde. L’horreur
de la mort est en effet d’abord traduite en termes physiques très concrets : une
jeune fille, poursuivant des études de religion dans un howze 8 de la région, me
disait ne rien craindre concernant cette vie et la vie future, si ce n’est la terrible
« pression de la tombe », feshâr-e qabr. Cette notion, connue de tous, évoque
l’épreuve qui attend inexorablement tout homme, quels que soient ses mérites
et ses vertus, lors des premiers instants suivant son enterrement. La pression de
la terre se fera alors si forte sur son corps9 que tous ses os craqueront et que « le
lait qu’il aura bu au sein de sa mère rejaillira de ses doigts ». Un moyen semble
cependant exister pour délivrer le mort de cette terrible épreuve : prononcer la
fâtiÌa 10 rituelle de l’enterrement dans les secondes qui précèdent l’appel à la
prière du milieu du jour11.
Dans ce dernier cas, le mort n’est cependant soulagé que pour peu de temps.
Une seconde épreuve attend son corps dans la première nuit qui suit sa mise au
tombeau. Surgissent alors de la terre tous ses péchés, sous la forme de scorpions,
serpents, et autres bêtes maléfiques, qui le torturent sans merci. Là encore, il
s’agit d’une épreuve si effrayante que les vivants sont appelés à aider les morts ;
c’est ainsi le devoir de chacun d’effectuer le premier soir suivant l’enterrement
d’un être proche, ou même d’une simple connaissance, la namâz-e vaÌshat-e
7. Ils déforment là la pensée sheykhî qui affirme en fait la distinction entre corps matériel et corps spirituel.
Sur la doctrine sheykhî voir l’article « Shaykhiyya » dans l’Encyclopédie de l’Islam, nouvelle édition (1998,
Leiden, Brill) ou, pour une étude plus développée, les travaux de Henry Corbin, qui analyse également
la doctrine du corps céleste en insistant sur ses racines mazdéennes : Corbin, 1972, tome IV, livre VI.
Voir aussi Corbin, 1979.
8. Ecole religieuse distincte du système universitaire étatique, héritière des anciennes madrasa.
9. Rappelons que, dans l’islam, les cadavres sont enterrés sans cercueil, donc à même la terre dont ils ne
sont séparés que par un simple linceul.
10. Première sourate du Coran, très utilisée dans nombre de rituels.
11. Les avis sont là partagés : certains considèrent comme suffisant que la fâtiÌa soit prononcée avant cet
appel à la prière sans que celui-là suive immédiatement celle-ci.
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 133
qabr, « prière de l’horreur de la tombe », censée apporter soulagement au malheureux cadavre. Mais c’est surtout le rôle des Imams d’apporter un peu de
consolation en de si terribles moments. Un bon croyant qui, durant toute sa
vie, leur a manifesté sa dévotion et son amour, sera ainsi récompensé par leur
apparition sous forme lumineuse, qui chassera aussitôt les scorpions, serpents
et autres monstres. Plus encore, l’imam Alî viendra l’aider dès l’instant de sa
mort, en lui portant au nez une rose, dont le parfum doit adoucir l’arrachement
de l’âme auquel procède Izraël, l’ange de la mort. La consolation est donc tout
aussi corporelle que les tourments.
Le Jugement dernier
Mais les plus grandes tortures sont encore à venir. Car plus terrible et plus
craint encore est le Jour de la Résurrection et du Jugement, le « Jour (long) de
50 000 ans » où une pluie de feu s’abattra sur la Terre et où la chaleur sera si
accablante que la cervelle des corps fraîchement reconstitués se mettra à bouillir.
Les pécheurs auront, pour tourment supplémentaire, les yeux placés sur le sommet de la tête et donc soumis directement au feu du ciel, tandis que les croyants
assidus verront au contraire leur tapis de prière venir s’interposer entre leur corps
et ce feu céleste. Tous connaîtront une soif et une faim sans limite.
Encore une fois, le corps est donc au centre des représentations religieuses
populaires, dans une abondance de détails qui rendent extrêmement concret
l’aspect physique de ces tourments. Mais son rôle dans l’au-delà ne s’arrête pas
là. En effet, il sera aussi le témoin principal du Jugement dernier. Nos membres
témoigneront pour ou contre nous, révélant les péchés et les vertus auxquels ils
ont participé : la main du voleur le dénoncera, la langue du médisant de même ;
à l’inverse, le doigt du croyant assidu au chapelet confirmera sa piété12. Plus
encore, il existe aussi la croyance que le corps des pécheurs renaîtra de ses cendres
sous la forme d’un animal correspondant à la réalité de son bâ†en, c’est-à-dire de
sa vérité intérieure13, selon une terminologie très précise ; le corps de l’envieux,
par exemple, réapparaîtra sous la forme d’un chien, celui du lubrique sous la
forme d’un porc, etc. Par là-même, tout écart qui pouvait exister entre corps,
assimilé au monde du Ââher, monde matériel des apparences, et âme, assimilée
au monde du bâ†en, est supprimé. La solidarité entre les deux composantes de
l’homme est désormais totale, chacune se faisant le miroir de l’autre.
Plus important encore, le rôle du corps est là dédoublé : il est à la fois témoignage
direct et muet de ce que fut la vie de son propriétaire, et participation à la punition
divine. Ce deuxième rôle se voit confirmé par le fait que l’on est puni « par où l’on
12. Le chapelet musulman, taÒbîÌ, comporte trois séries d’invocation, allâhu akbar, subÌân allâh, el
Ìamdulillâh, qui sont chacune récitées en pointant successivement l’index d’une main sur l’une des
trois phalanges de l’autre index. L’explication de cette pratique m’était d’ailleurs donnée en référence au
Jugement : on s’assurait ainsi la preuve future de son assiduité au chapelet.
13. Notion fondamentale de la conception de la personne, et du cosmos en général, dans la pensée persane,
et qui s’oppose à Ââher, le domaine des apparences.
REMMM 113-114, 125-149
134 / Anne-Sophie Vivier
a péché » ; par exemple, celui qui, sans dire de médisances, se complaisait cependant
à en écouter, verra jaillir du feu de son oreille. Il me semble se dégager de ce fait
l’idée que la solidarité de l’âme et du corps était bien réelle dans cette vie terrestre,
même si non entièrement manifeste, et que le corps est puni ou récompensé,
comme l’âme, pour avoir lui aussi participé au péché ou à l’acte vertueux.
Enfer et paradis
Cette participation du corps à la rétribution divine atteint son apogée dans
la désignation de la demeure finale, l’enfer ou le paradis, tous deux aussi perçus
en termes extrêmement concrets et ne visant en fait que le supplice ou le bienêtre du corps : feu dévorant ou agréable jardin, débordant de fontaines et de
fruits délicieux. Point d’aperçu plutôt spirituel du paradis, point d’idée d’une
union de l’âme à Dieu, ou du moins de Sa contemplation, les descriptions qui
m’en étaient faites restaient très concrètes et « corporelles ». Ainsi les principales
caractéristiques célestes du paradis, qui le distinguaient d’un simple paradis
terrestre – car après tout, les agréables vergers aux frais ruisseaux peuvent aussi
exister sur cette terre et ce village n’en était pas exempt – étaient au nombre de
deux : l’absence de travail physique – au point qu’il suffisait de tendre la main
pour que la branche se plie et que le fruit désiré se livre de lui-même à vous – et
l’absence d’activité défécatoire ou urinaire. Les arbres merveilleux du paradis
produiraient en effet des fruits dont les déchets, après ingestion, ne s’évacuent
pas par la voie ordinaire terrestre, mais par la sueur, bien plus propre.
Quoi de plus « corporel » que ce détail d’ordre scatologique ? Quoi de plus
significatif aussi ? En effet, il nous confirme que le corps paradisiaque n’a décidément rien d’un corps éthéré et subtil mais qu’il continue d’obéir aux besoins
et mécanismes de la vie terrestre, de se nourrir et évacuer les déchets. D’autre
part, il nous invite à ne pas nous arrêter sur sa signification première, à savoir le
bien-être du corps, enfin délivré de certaines obligations peu agréables, mais à
nous intéresser au sens plus profond qu’il recèle. Pour les villageois iraniens, ce
point signifie en effet avant tout que leur corps sera délivré de toute impureté
car les excréments et l’urine sont, avec le sang, parmi les principaux éléments
corporels générateurs d’impureté. Et c’est d’ailleurs en ces termes que l’on me
présentait ce détail :
« Le paradis n’est pas le lieu de l’impureté, aussi nous n’aurons plus besoin d’aller
aux toilettes mais nous évacuerons tout par la sueur ».
Ce n’est donc pas à une âme libérée du corps que rêvent les villageois, mais
à un corps libéré de son impureté.
Le corps, impur ?
Dans la pensée populaire, donc, si le corps n’apparaît pas en soi comme un
obstacle à la participation à une vie céleste et paradisiaque et ne nous sépare pas
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 135
en soi du divin, il semblerait par contre que l’impureté dont il est inexorablement marqué joue, elle, ce rôle, ce qui nous amène à nuancer notre propos sur
la relation du corps au sacré dans la foi populaire chiite. Il nous faut réexaminer
la conception du corps à la lumière de cette nouvelle donnée, car l’impureté
est intimement liée à l’idée d’une rupture avec le divin ; elle en est à la fois la
conséquence et la cause.
L’impureté, une rupture
L’impureté est en effet la marque de la première rupture de l’homme avec
Dieu, la rupture primordiale opérée par Adam. Selon la tradition populaire,
Adam et Eve, aux débuts de la création, vivaient au paradis dans le même état
que celui qui nous attend après la mort : ils se nourrissaient de fruits et rejetaient
leurs déchets par la sueur, jusqu’au jour où, trompés par Satan, ils mangèrent le
blé, qui leur avait été interdit. Or le blé, d’une autre nature que les fruits paradisiaques14, força Adam et Eve à « se rendre aux toilettes » pour la première fois, ce
qui révéla d’ailleurs à Dieu leur désobéissance. Chassés du paradis, ils gardèrent
la tare qu’ils venaient d’acquérir et la transmirent à tous leurs descendants.
Mais l’impureté ne se contente pas d’être la trace symbolique de cette rupture
primordiale, une sorte d’avertissement inscrit dans la chair de l’homme pour lui
remémorer la désobéissance de son ancêtre et le mettre en garde contre sa propre
faiblesse. Plus grave encore est que l’impureté devint elle-même, dans ce monde
terrestre, la source d’une quotidienne et continue rupture avec le divin. C’est
pour cela qu’on peut la dire à la fois conséquence et cause de la rupture.
L’impureté sépare du sacré car elle empêche l’accomplissement des actes rituels
qui sanctifient l’homme et lui apportent du savâb, que l’on pourrait traduire par
« mérite », censé compenser le poids des péchés sur la balance du Jugement et lui
ouvrir la porte du paradis. En effet, un homme ou une femme, en état d’impureté, ne peut ni accomplir la prière quotidienne, ni jeûner, ni même entrer dans
une mosquée ou dans les lieux les plus saints du chiisme, à savoir les tombeaux
des grands Imams, comme celui d’Alî et de Îoseyn à Najaf et Kerbéla, ou celui
de l’imam Rezâ à Mashhad15.
L’impureté n’est pas non plus, en définitive liée à la seule défécation, mais
englobe bien d’autres aspects et a donné lieu à un énorme travail d’élaboration
juridique. Il n’est pas possible d’entrer dans le détail de cette réglementation, et
ce serait de toute façon déborder le cadre de cette étude qui prétend ne s’inté14. Ce remplacement du fruit interdit par le blé dans la tradition populaire est intéressant sous bien
des rapports. En particulier, on comprend qu’il s’agit moins d’opposer les fruits du paradis aux fruits
terrestres mais plutôt la classe des céréales en général, qui ne peuvent s’obtenir que par un dur labeur, à
celle des fruits, qui demandent beaucoup moins de travail et apparaissent comme l’aliment paradisiaque
par excellence. On retrouve donc, ici aussi, l’importance de la question du travail physique, liée à celle
de la défécation, comme critères fondamentaux de la condition humaine terrestre.
15. Ne leur sont en revanche pas interdits les tombeaux des imâmzâde, « descendants d’Imâm », ainsi que
le Ìoseyniye, bâtiment religieux propre au chiisme, destiné aux cérémonies liées au muÌarram.
REMMM 113-114, 125-149
136 / Anne-Sophie Vivier
resser qu’à la seule culture populaire, loin de la casuistique des fuqahâ’, juristes de l’islam16. Je me contenterai donc d’aborder ici les différentes catégories
d’impureté telles qu’elles marquent vraiment le monde familier des villageois,
et dans la perspective de cette réflexion sur le rapport du corps au sacré. Il s’agit
de mesurer le sens exact de l’impureté, la nature de la rupture qu’elle provoque,
dans quelle mesure elle est liée à la notion de péché, autre catégorie séparant
l’homme du divin, et quelle est la portée réelle de son impact, sur le corps seul,
ou sur l’âme à travers le corps.
Impuretés rituelles
La première source de l’impureté provient du contact ou de l’ingestion de
certaines substances ou races animales taxées d’interdit : le sang, les excréments
et l’urine, tout cadavre humain, la chair d’une bête morte sans avoir été soumise
à l’égorgement rituel, le vin, le porc, le chien, l’âne, les fauves principalement17.
On rentre là dans la catégorie juridique et morale du licite, Ìalâl, et de l’illicite,
Ìarâm. En effet, comme l’a montré Chelhod (1964, p 43-56), les notions de pur
et d’impur sont étroitement liées à celle de Ìarâm, qui recouvre en fait les deux,
englobant tout ce qui serait chargé d’une force dangereuse, soit bienfaisante (le
pur) soit malfaisante (l’impur).
Le Ìarâm, au sens d’interdit, ne correspond donc pas exactement à la sphère
du péché, et, de fait, l’impureté qui naît des éléments Ìarâm semble souvent
purement formelle. Mes informateurs m’assuraient qu’elle ne mettait pas en danger la foi ni le « cœur » de l’homme, c’est-à-dire son âme, mais qu’elle l’empêchait
simplement, de façon presque matérielle, d’accomplir la prière et le jeûne. Pour
certains éléments, comme le sang ou les excréments, avec lesquels on est forcé
d’entrer quotidiennement en contact, la notion de péché est même totalement
absente. Pour ce qui est de la consommation de vin ou de chair de porc par
contre, l’acte apparaît comme plus grave et est compté au nombre des péchés.
Cependant, il ne l’est que s’il procède d’une intention délibérée et gratuite. Il
apparaît ainsi que la notion d’impureté est en fait ici différenciée de celle de
péché puisque l’impureté est, elle, systématique, quelles que soient la nature de
l’élément et l’intention de l’acte transgressif.
À l’inverse, le recours au repentir, towbe, qui est la condition expresse du pardon d’un péché, n’est en aucun cas jugé nécessaire à l’effacement de l’impureté,
qui obéit à d’autres critères, bien plus mécaniques. S’il s’agit d’une contamination
par simple contact, il suffit à l’homme de pratiquer les ablutions purificatrices,
en lavant trois fois dans de l’eau vive la partie du corps touchée ; s’il s’agit d’une
ingestion, l’effet de l’impureté disparaît tout seul au bout d’un laps de temps
16. Pour plus de précisions en ce qui concerne cette élaboration juridique, voir par exemple Benkheira,
2000.
17. Nous avons fait le choix de rapporter les propos des villageois sans rentrer dans le débat de ce qui est
réellement interdit ou non par le Coran. Voir Benkheira, 2000.
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 137
déterminé, de quarante jours par exemple pour le vin. L’annulation du péché et
celle de l’impureté appartiennent donc à deux ordres de causalité différentes :
on peut se repentir immédiatement après avoir bu une coupe de vin et obtenir
le pardon de Dieu dans l’instant, mais l’impureté, elle, n’en restera pas moins
présente durant quarante jours.
On m’expliquait même d’ailleurs parfois cet interdit des quarante jours moins
par l’idée d’une souillure morale que par celle d’un dérèglement du corps :
boire du vin trouble la raison et c’est pour cela que le croyant ne peut prétendre
accomplir une prière correcte par la suite18. Par ailleurs enfin, cette impureté
n’entraîne aucune conséquence d’ordre social et les relations de la personne
impure avec les autres membres de la communauté n’en sont pas le moins du
monde altérées.
Une seule exception peut-être : les professions de sage-femme et de laveur
de mort (disparues aujourd’hui du village), qui, par leur contact constant avec
des sources d’impureté (mort, nourrisson et sang de l’accouchement), ont fini
par faire peser un certain discrédit social sur ceux qui en avaient la charge. On
pouvait ainsi répugner à leur serrer la main ou à accepter d’eux de la nourriture. Cependant, en dehors de ces quelques signes de discrédit, les villageois(es)
concerné(e)s ne se démarquaient aucunement du reste de la communauté villageoise, dont ils étaient membres à part entière. Les villageois eux-mêmes reconnaissaient que cette restriction des interrelations n’était pas le fait d’une règle
stricte et qu’elle constituait même un comportement erroné dans la mesure où
l’islam refuse toute discrimination de ce genre et valorise au contraire ceux qui
acceptent de « se sacrifier » pour le bien de la communauté, ce dont témoignent
les proverbes suivants :
« Un homme, s’il lave quarante morts, entrera au paradis sans interrogatoire. »
« Une femme, si elle saisit [comme sage-femme] quarante nouveaux-nés, entrera
au paradis sans interrogatoire. »
Le deuxième ordre d’impureté concerne l’activité reproductrice : les relations
sexuelles rendent impur, de même que le sang menstruel des femmes. Quant à la
parturiente, elle reste impure quarante jours après la naissance de son enfant, qui
l’est lui-même durant les dix premiers jours de sa vie, jusqu’à ce qu’il soit soumis
à son premier bain. Cette impureté ne diffère guère de la première. Comme elle,
il s’agit d’un phénomène mécanique, qui s’efface grâce à des ablutions particulières, et qui n’entraîne aucune conséquence d’ordre social. Tout au plus m’a-t-on
affirmé qu’il fallait, pour cette raison, éviter d’embrasser les nourrissons, mais
rien n’empêche de les prendre dans les bras. De même la femme menstruée ou
parturiente n’est-elle en rien exclue de la communauté, comme cela peut être le
18. Cette explication paraît peu réaliste en ce qui concerne la durée totale des quarante jours, mais encore
une fois, il n’est pas question de trouver une logique implacable dans la pensée populaire. Par ailleurs,
une telle interprétation des choses correspond assez à l’âme coranique puisque l’interdiction du vin fut
décrétée pour cette raison même : les fidèles arrivaient ivres à la prière et étaient donc dans l’incapacité
de l’accomplir correctement.
REMMM 113-114, 125-149
138 / Anne-Sophie Vivier
cas dans d’autres sociétés considérant le sang menstruel comme impur19, mais
continue au contraire à accomplir ses tâches quotidiennes dans son cadre familier,
sans restriction aucune.
Là aussi, l’idée est bien nette de la stricte limitation de l’impureté au domaine
corporel, sans conséquence sur l’âme. En effet, si la femme ne peut ni prier ni
jeûner pendant cette période, ce n’est pas qu’elle soit jugée indigne de le faire,
mais simplement que son état corporel annulerait toute valeur à ses actes, et
risquerait de plus, en ce qui concerne la prière collective, de rendre invalide par
contamination la prière de ceux qui l’entourent. De la même façon, s’il lui est
interdit de pénétrer dans une mosquée ou dans les mausolées des grands Imams,
c’est pour éviter qu’elle ne les contamine de son impureté, sans que quelque
connotation d’ordre moral soit sous-entendue. La notion d’impureté apparaît
donc ici plus liée à celle de désordre qu’à celle d’indignité morale et, si la transgression de telles règles provoquerait le mécontentement de la communauté et
pourrait être considérée comme un péché, ce serait surtout pour le désordre
qu’elle introduirait dans l’ordonnancement du sacré et du profane20. Les jeunes filles du village, m’affirmaient bien d’ailleurs, lorsque je leur demandais de
me préciser ce sens de leur impureté menstruelle, que ce n’était pas leur « être
même » qui était impur, mais seulement leur corps. Elles s’opposaient en cela à
ceux soumis à la dernière catégorie d’impureté, plus grave et qui entraîne une
certaine sanction sociale.
L’incirconcision
En effet, il existe encore un autre ordre d’impureté, lié à l’absence de circoncision. Les incirconcis sont nommés gabr, et touchés d’un véritable interdit
social. On ne peut leur donner la main ni partager leur repas. On peut cependant les fréquenter, entrer dans leurs maisons, s’asseoir sur leurs tapis, l’interdit
apparaissant comme simplement de contact. Pour cette même raison, on peut
aussi accepter tout aliment sec leur appartenant (dattes, blé, sucre par exemple)
du moment qu’il n’a pas touché leur main. Mais l’eau tombe sous le sceau de
l’interdit, quelle que soit la façon dont elle est servie. La catégorie du sec et de
l’humide apparaît ainsi le réel critère, plus encore que celui du contact. En effet,
l’interdit de toute nourriture préparée par ces gabr s’explique moins par le contact
de leur main que par celui de leur haleine, et même en ce qui concerne le fait
de leur donner la main, ce serait en fait la sueur de leur corps qui est considérée
comme impure et donc contaminatrice. De fait, l’eau est considérée dans le
chiisme comme vecteur d’impureté. Mais c’est là développer une casuistique
étrangère à la pensée villageoise, bien moins cohérente et bien plus floue. Ainsi,
19. Nous pensons en particulier aux femmes kalash du Pakistan voisin. Pour plus de précisions, voir
Maggi, 2001.
20. Pour des travaux définissant l’impureté en relation avec les notions d’ordre et de désordre, voir Douglas,
1971, et dans le contexte plus proche de la culture kalash (Pakistan) , Maggi, 2001.
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 139
les avis divergeaient en fait sur le champ d’extension exact de l’interdit. Certains
le minimisaient, prétendant que la nourriture elle-même n’était pas impure mais
seulement la vaisselle dans laquelle on la mangeait ; d’autres à l’inverse considéraient tout rapport social avec ces gabr comme prohibé21.
Par ailleurs, si l’on cherche à comprendre qui sont ces gabr, la pratique apparaît
moins cohérente encore que le discours. Ce terme désigne en effet deux groupes
distincts : les « musulmans »22 incirconcis, et la communauté zoroastrienne22. En
ce qui concerne les musulmans incirconcis, qui ne sont d’ailleurs stricto sensu
considérés comme impurs que lorsqu’ils atteignent l’âge d’accomplir leur devoir
religieux, à quinze ans, on se doute que ces règles d’exclusion sociale devaient se
plier à bien des négligences, d’autant que le phénomène n’était apparemment
pas rare autrefois, certains attendant jusqu’au service militaire, donc l’âge de
dix-huit, dix-neuf ans, pour se faire circoncire. Cette question n’a plus lieu d’être
aujourd’hui, où les enfants se font tous circoncire en bas âge.
L’attribution de l’impureté à ces deux groupes, musulmans incirconcis et
zoroastriens, présente un autre intérêt, qui est de permettre encore une fois la
distinction entre impureté et vie morale. En effet, si l’on peut supposer au premier abord que l’impureté est liée à une déficience morale, puisque appliquée à
des catégories de personnes non musulmanes, du moins, stricto sensu, en ce qui
concerne les zoroastriens, cette hypothèse est infirmée par la place que possède
la communauté zoroastrienne dans la pensée populaire chiite. Les zoroastriens
sont relativement bien considérés, et même estimés pour leurs vertus morales :
honnêtes et au cœur pur, tels sont les qualificatifs généralement utilisés pour les
décrire. Ce sont les juifs par contre, tout circoncis qu’ils soient, qui sont dénoncés
pour leurs tares sans nombre : malhonnêteté, cruauté, goût du meurtre, etc. Un
dicton populaire exprime d’ailleurs très bien cette contradiction et marque donc
consciemment la disjonction entre impureté et abjection morale : « Mange le
repas du juif, dors dans la maison du gabr »24. On peut en effet partager sans
crainte d’impureté le repas du juif mais on risque de se faire égorger si l’on dort
sous son toit, ce qui ne saurait arriver dans la maison de l’honnête gabr.
De même les musulmans non-circoncis n’apparaissent pas en cela coupables
d’un péché réel. Encore une fois, l’impureté apparaît disjointe de la vie morale,
ne touchant que le corps, et non l’âme. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui
21. Devant ces divergences, j’ai fait le choix méthodologique d’exposer et de développer le discours le
plus communément répandu.
22. Nous mettons ce mot entre guillemets car, comme nous l’avions vu précédemment, un homme
incirconcis ne peut être en fait réellement considéré, dans la pensée populaire, comme un musulman,
même s’il a fait la profession de foi.
23. En fait, les avis sont là encore très divergents car la catégorisation mentale et les connaissances réelles
des autres communautés religieuses sont elles-mêmes très floues ; certains me soutenaient même que les
sunnî-s comptaient au nombre des gabr car ils ne pratiquaient pas la circoncision, tandis qu’à l’inverse on
n’imaginait jamais que les chrétiens ne la pratiquent pas. Je me suis là aussi limitée au propos largement
dominant.
24. Ghazâ-ye djahud bokhor, xune-ye gabr bokhâb.
REMMM 113-114, 125-149
140 / Anne-Sophie Vivier
que, sous l’effet du discours rationaliste déjà évoqué, l’impureté liée à la circoncision apparaît de plus en plus comme un fait d’ordre hygiénique, perdant sa
connotation religieuse : si, d’après les villageois, la circoncision a été décrétée
nécessaire dans le Coran, c’est qu’elle permettrait d’éviter des infections ultérieures du prépuce et prévient le cancer25. Ce même discours rationalise d’ailleurs
d’autres aspects de l’impureté et des interdits qu’elle engendre : les chairs illicites sont celles d’animaux carnivores qui mangent peut-être des charognes ou
autres aliments malsains, et l’ingestion de sang fut, elle aussi, interdite, à cause
des nombreux microbes et maladies qu’il peut véhiculer. L’impureté est là, plus
ouvertement que jamais, ramenée à un phénomène simplement corporel.
Impureté morale
Le dernier argument en faveur de la disjonction entre impureté et vie
morale est que l’accomplissement de péchés ne semble pas non plus entraîner
de souillure. Une nuance doit cependant être faite. Deux péchés semblent en
effet provoquer l’état d’impureté : ne pas accomplir la prière rituelle, et ne pas
croire en Dieu. Le premier péché, relativement mineur en apparence, doit être
en fait, selon moi, lié au second, beaucoup plus grave. En effet, l’islam étant une
religion de la Loi, c’est avant tout par l’accomplissement d’actes rituels déterminés que s’exprime la foi d’un homme. Dans ce contexte, la prière quotidienne,
qui représente aussi l’acte rituel par excellence, puisque le plus quotidien et le
plus répété, représente en fait, par métaphore, la foi. Ne pas prier, c’est ne pas
être croyant, et tel était effectivement le propos souvent tenu par les villageois.
Quant à ce qui est de l’absence de foi, c’est le péché par excellence, qui mène
directement aux flammes de l’enfer, quels que soient par ailleurs les mérites
obtenus par les œuvres.
Dans ce sens, l’impureté est liée à la vie morale car elle en découle. Il faut préciser cependant que cette impureté relève presque d’un autre ordre que l’impureté
décrite précédemment, car elle reste en fait conçue de façon très abstraite. Point
question ici d’entrer dans les détails des interdits religieux. Ce serait absurde, car
les villageois n’ont en fait jamais à traiter avec de tels individus. Ou plutôt, ces
individus, peut-être bien présents au sein même de la communauté musulmane,
voire villageoise, ne sont pas reconnaissables : on peut être un parfait athée dans
son cœur tout en respectant scrupuleusement la pratique rituelle. L’impureté
quitte alors le domaine du Ââher pour rejoindre celui du bâ†en, et, en cela, quitte
aussi le domaine du corps pour s’attacher essentiellement à celui de l’âme26. Dans
le fond, elle concerne moins les relations qui lient l’athée aux autres hommes, que
celles qui le lient à Dieu, et l’exclusion religieuse ou sociale ne peut se faire en
25. Notons que l’on retrouve, une fois de plus, la finalité du bien-être du corps placée au cœur de l’interprétation des décrets divins.
26. De façon audacieuse peut-être, nous aimerions parler ici d’une incirconcision du cœur parallèle à
l’incirconcision du corps.
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 141
ce monde mais se fera dans l’autre. Ce dernier argument doit donc être intégré
à notre réflexion, moins à titre d’exception à la règle, que comme source d’une
reformulation de celle-ci : il s’agirait moins d’affirmer la disjonction entre impureté et vie morale que de distinguer deux sortes d’impureté : l’une, appartenant
au domaine du Ââher, ne concerne que le corps, tandis que l’autre, appartenant
à celui du bâ†en, ne concerne que l’âme.
En cela, l’impureté ne serait pas le propre du corps, et ne pourrait donc être
l’expression de sa « nature inférieure ». Quant à l’impureté du corps, si elle paraît
par moments exiler l’homme du divin, ses effets sont en réalité plutôt mécaniques
et limités au strict domaine du rituel, et ne sauraient atteindre la portée de ceux de
l’impureté de l’âme. L’impureté du corps ne mène pas en enfer. Le corps lui-même,
donc, ne saurait y conduire. Le corps n’est pas la marque même de la déchéance
primordiale de l’âme humaine, mais seulement le porteur de cette marque.
Le corps source de savâb
Le corps souffrant, médiateur de l’amour
Tout au contraire, par le système des interdits et de l’impureté justement, le
corps apparaît comme un médiateur privilégié du salut. En effet, en obéissant
strictement aux interdits de toute sorte, et en s’efforçant d’éviter autant que faire
se peut l’impureté – ou du moins sa propagation - on prouve son obéissance à la
Loi et on s’ouvre donc les portes du paradis. Ce rôle du corps dans l’attribution
de mérite, savâb en persan, va plus loin encore. En effet, comme l’a montré
Hocine Benkheira (2000), qui affirme, à la suite d’Henry Corbin (1972), que « la
médiation avec Dieu est assurée soit par la Loi céleste, soit par le Saint Homme »
(assimilé aux Imams dans le chiisme), la médiation par la Loi, dominante dans
l’islam urbain contemporain, implique une grande importance du rite, et donc
du corps. Je ne reprendrai pas ici le développement de cet aspect, déjà évoqué
par ailleurs en ce qui concerne la prière, le jeûne et les interdits alimentaires. Je
m’intéresserai plutôt à la deuxième médiation évoquée, celle du Saint Homme,
que je préfère appeler celle de l’amour des Imams, et qui semble bien plus importante que la première dans la religiosité populaire rurale que j’ai pu observer.
Le martyre des Imams…
La voie du salut passe en effet surtout par l’amour que le croyant peut montrer
aux Imams, lui-même réponse à l’amour que manifestèrent les Imams pour Dieu
et pour l’humanité. Or dans tous ces échanges et manifestations d’amour, le corps
est au centre. Au centre, tout d’abord, de l’amour des Imams pour Dieu et pour
les hommes. L’expression la plus haute de cet amour s’est en effet révélée dans
le martyre auquel fut soumis chaque Imam27, qui se traduit souvent en termes
27. Le Prophète joue en fait un rôle presque similaire à celui des Imams, et même s’il n’est pas
mort martyr, on insiste sur les souffrances et les persécutions qu’il a dû endurer. Nous renonçons
REMMM 113-114, 125-149
142 / Anne-Sophie Vivier
de tortures physiques. L’imam considéré comme le prince des martyrs est ainsi
Îoseyn, qui combattit avec une poignée de compagnons fidèles l’armée du calife
omeyyade à Kerbéla, et toutes les cérémonies de ‘âshurâ, qui commémorent
cette épopée religieuse et constituent les plus importantes cérémonies chiites,
insistent sur les souffrances endurées par l’imam lui-même mais aussi par ses
compagnons et sa famille.
Sans entrer dans les détails presque infinis de ces récits, on peut en présenter un bref aperçu. L’imam Îoseyn lui-même, s’il fut assez préservé durant le
combat, vit par contre son corps atrocement mutilé après sa mort, mutilations
dont le symbole reste sa tête tranchée et cachée dans un four à pain (tanur). Sa
famille, des enfants pour la plupart, fut, elle, soumise à un siège de quarante
jours pendant lesquels elle souffrit d’une soif atroce. Le demi-frère de Îoseyn,
Abû-l-Fazl, joua alors un rôle héroïque en décidant d’étancher coûte que coûte
la soif de ces malheureux enfants. Bravant les armées du calife, il alla remplir une
outre à la rivière, refusant par ailleurs de boire lui-même avant d’avoir accompli
sa mission. Il fut arrêté par des soldats qui percèrent son outre et lui coupèrent
le bras, à la fois pour le punir et l’empêcher de recommencer. Mais Abû-l-Fazl
retourna à la rivière, portant l’outre de son bras valide. Arrêté de nouveau, il fut
privé de l’autre bras. Loin de se résigner, il réitéra une dernière fois son geste, saisissant l’outre entre ses dents, ce qui lui valut cette fois-ci d’avoir la tête tranchée.
Abû-l-Fazl fut donc parmi ceux qui souffrirent le plus au nom de leur amour et
de leur dévotion, or il est aussi parmi les figures saintes les plus vénérées, alors
même qu’il n’est pas un Imam. De même en est-il de certaines figures féminines,
comme Zeynab, la sœur de Îoseyn, que l’on contraint, entre autres, à marcher
pieds nus sur des braises, et surtout de Fâ†ima, fille du Prophète, femme d’Alî
et mère de Îoseyn, qui tient une place vraiment à part dans la foi populaire,
et qui est dite avoir elle aussi enduré beaucoup de persécutions. À cet égard,
il est particulièrement intéressant de voir que le chiisme populaire amplifie les
tortures subies. Dans la tradition classique, on rapporte en effet que Fâ†ima
mourut d’une longue maladie, tandis que les récits des villageois l’affirment
assassinée par les adversaires du prophète, qui l’auraient écrasée contre le mur
en forçant la porte de sa maison, la frappant si fort que la moitié de son corps
en devint noire comme du charbon. Elle aurait même été la figure sainte la plus
fortement frappée par la souffrance, et serait pour cela la plus estimée de Dieu
et la dépositaire de l’intercession suprême le jour du Jugement28.
Ce lien entre martyre et intercession apparaît aussi dans les récits liés à l’imam
Hoseyn. Lors de la création du monde, Dieu aurait rassemblé les prophètes et
les Imams en leur demandant qui serait prêt à accepter de boire la coupe du
martyre pour assurer le paradis à la future communauté des fidèles. Seul Îoseyn
à le nommer ici pour des raisons de commodité, et aussi parce que dans la religion populaire traditionnelle, il semble qu’il ait joué un rôle bien moins important que les plus grands Imams.
28. J’ai moi même souvent entendu ce propos. Pour plus de détails sur les souffrances des Imams et de
Fâ†ima, voir Ayoub, 1978.
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 143
se montra assez courageux et but la coupe, acceptant à l’avance le drame de
Kerbéla29. Le martyre est donc manifestation non seulement de l’amour de Dieu
mais aussi de l’amour des hommes.
… et le deuil des hommes
Les hommes se doivent de rendre cet amour s’ils prétendent accéder réellement à l’intercession. Or en réponse au martyre, l’amour prend la forme du
deuil, qui lui aussi accorde une grande place au corps. L’élément majeur des
cérémonies de ‘âshurâ, le plus grand deuil rituel chiite, consiste en effet dans les
pratiques d’auto-flagellation accomplies par les hommes. Autrefois, ce rituel était
extrêmement théâtral et sanglant. Les hommes d’Afzâd se distribuaient en deux
groupes, nommés daste, celui de l’imam Îoseyn et celui des abâsiâ (partisans de
Abbâs30), ou ajeniun (djinns). Les premiers, habillés de noir, se martelaient la
poitrine de la main droite tandis que les seconds, représentant les djinns, étaient
vêtus d’un linceul blanc et frappaient longuement leur crâne d’un bâton avant
de se taillader brusquement le front, laissant jaillir le sang que les coups avaient
fait affluer. On ne peut nier qu’il y avait là réelle recherche de l’épreuve et de la
souffrance physique. Les participants prétendaient s’associer aux souffrances de
l’imam tout en exprimant leur douleur et leur regret face à sa mort.
Aujourd’hui, cette dernière pratique est interdite par la République islamique
et les flagellations de ‘âshurâ prennent un aspect bien plus paisible, presque symbolique, simple martèlement des mains sur la poitrine. Une pratique d’origine
citadine a certes fait son apparition dans la région depuis quelques années, celle
du fouet en métal que l’on frappe sur son dos, mais elle reste d’aspect relativement bénin, puisque les hommes gardent leur chemise et ne semblent pas y
mettre toutes leurs forces. Elle reste par ailleurs surtout confinée à la petite ville
de Kuhbanân, les villageois n’ayant pas encore décidé d’investir en masse dans
l’achat de ces fouets.
Ces auto-flagellations ne sont pas comprises dans un sens ascétique, comme
une tentative de briser le corps, mais simplement comme une façon de participer
aux souffrances des Imams et d’exprimer la peine du croyant. Le corps, loin d’être
humilié, apparaît plutôt comme presque glorifié car un aspect « tour de force »
se glisse inévitablement dans ces manifestations populaires : on admire qui se
frappe le plus fort, résiste le plus longtemps, etc. D’autres pratiques populaires
viennent d’ailleurs confirmer cette interprétation, comme le port de l’enseigne
d’Abû-l-Fazl, très lourd ensemble de fer forgé que des jeunes, expressément
entraînés, s’efforcent de porter seuls à tour de rôle le plus longtemps possible,
en le faisant virevolter pour les plus forts.
Il est un autre moyen de participer « symboliquement » aux souffrances des
Imams lors de ‘âshurâ, et, là encore, le corps joue un grand rôle : il s’agit des
ta‘zie, représentations théâtrales populaires mettant en scène les malheurs de la
29. Pour les détails de ce récit, que j’ai bien relevés moi-même, voir Loeffler, 1988.
30. Demi-frère de Hoseyn, qui connut aussi le martyre lors de la bataille de Kerbéla.
REMMM 113-114, 125-149
144 / Anne-Sophie Vivier
bataille de Karbalâ : partisans de Îoseyn en vert, et de Yazîd, son ennemi, en
rouge, s’affrontent au milieu du cercle des spectateurs après avoir traversé la
localité dans une sorte de défilé rituel (Ayoub, 1978 : 148 et suiv.). Ces ta‘ziye,
encore accomplis au sein du village il y a une vingtaine d’années, ne sont plus
joués, dans la région, que dans un gros bourg distant de trente kilomètres.
Moins spectaculaires, mais beaucoup plus importants peut-être car beaucoup
plus fréquents, et concernant aussi bien les femmes que les hommes, sont les
pleurs. Ils doivent être versés lors de chaque rowze, cérémonie prononcée par
un religieux, qui commence par une sorte de sermon et se termine toujours par
l’évocation des souffrances des Imams. Ces rowze sont prononcés presque quatre
à cinq fois par jours pendant les trois premières semaines du mois de muÌarram,
tous les soirs du mois de ramadan et des trois semaines de deuil qui précèdent
la commémoration de la mort de Fâ†ima, plusieurs fois à l’occasion de chaque
enterrement, et ils représentent l’une des formes les plus populaires de vœu31.
Ils constituent donc la forme dominante des cérémonies chiites, et les pleurs
qui l’accompagnent inévitablement représentent l’un des éléments centraux de
l’expression de la foi populaire. Une véritable théâtralisation est mise en place
autour de ces pleurs collectifs, indiquant bien que la souffrance doit être physiquement manifestée pour être digne de créance, et que, plus elle est visible, plus
elle est profonde. Les femmes s’enferment totalement dans leurs tchadors noirs,
tandis que les hommes se contentent de cacher leur tête dans leurs mains, et tous
rivalisent de sanglots, voire de cris stridents, tandis qu’en éteignant la lumière,
on donne plus de relief encore à ce spectacle sonore.
Cette importance du pleur en tant que manifestation physique et concrète
de l’amour et de la peine se note dans une anecdote très significative. Le pire
mécréant, qui, dans une totale hypocrisie et par simple conformisme social,
s’était rendu dans un rowze, mais n’essayait même pas de participer aux pleurs
collectifs, eut les yeux soudain piqués par la fumée d’un feu allumé un peu plus
loin, et versa malgré lui une larme. Pour cette larme versée par hasard sur les
souffrances des Imams, ses péchés lui furent pardonnés. Même si cette anecdote
reste isolée, son extrémisme laisse rêveur. En effet, l’aspect purement corporel de
la peine est là glorifié aux dépens de l’intention de l’âme ; on pourrait presque
dire que c’est bien le corps qui sauve l’âme, et non l’inverse.
Le corps malade
Ce n’est cependant pas seulement l’intercession que les fidèles attendent des
Imams en échange de l’amour qu’ils leur manifestent. Parallèle à cette rétribution
de l’au-delà, existe une autre rétribution, dans ce monde-ci : la résolution des
nombreux problèmes du quotidien, et au cœur de ceux-ci, la guérison du corps.
Ainsi, lorsque les villageois essayaient de me convaincre d’embrasser leur foi, tel
31. L’intérêt de ce vœu est qu’il représente à la fois un aspect matériel (frais de thé et de sucre distribués
pendant la cérémonie, somme fournie au religieux contre ses services) et spirituel (lamentations pieuses
de toute la communauté villageoise).
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 145
était leur principal argument : si j’acceptais de reconnaître les Imams, ceux-ci
m’apporteraient shafâ‘at (intercession) et shafâ (guérison). La santé est en effet,
rappelons-le, la préoccupation majeure des villageois, soumis quotidiennement
à un dur travail physique, et le fort développement des services médicaux depuis
une ou deux décennies a encore eu peu d’effet sur la fréquence de l’appel à l’intervention divine. Dans les cas graves, on ne se contente jamais de livrer le corps
malade à la médecine, mais on multiplie aussi les vœux aux Imams. Je n’ai jamais
observé de cas où la vie de quelqu’un, nourrisson ou vieillard, soit en danger, et
où il ne soit pas fait appel à eux. Qui veut se rendre compte de la portée de la
foi populaire en cette matière n’a qu’à se rendre à Mashhad, où s’entassent par
centaines les corps souffrants près du tombeau de l’imam Rezâ, où ils passent la
nuit, dans l’espoir d’obtenir la guérison attendue.
Celle-ci, lorsqu’elle a lieu, manifeste son aspect miraculeux en s’accompagnant d’une vision des Imams, presque toujours apparue en rêve. L’importance
du contact corporel est manifeste dans les récits que j’ai pu entendre. L’imam
apparaît en général sous la forme d’un être lumineux qui vient passer sa main
sur la partie malade, tirer par la main la personne d’un sombre gouffre où elle se
trouve enfermée, ou encore prendre sa tête dans son giron. Quelles que soient
les variantes, le contact physique est bien au cœur du processus de guérison.
Le corps sanctifié
Souvent, le contact physique est également impliqué dans les pratiques votives
correspondantes. En effet, s’il existe de multiples façons de faire un vœu, du
simple don d’argent à l’achat d’un tapis pour la mosquée, le vœu auquel on a le
plus souvent recours en cas de maladie est la promesse du sacrifice d’un animal,
mouton le plus souvent, dont la chair sera distribuée aux plus pauvres comme
aux voisins et connaissances. Ces distributions de nourriture votive ne sont
pas seulement bénéfiques pour la personne désignée par le vœu, mais le sont
aussi pour ceux même qui en profitent matériellement en mangeant la chair de
l’animal sacrifié.
Savâb et tabarrok
Celle-ci se trouve en quelque sorte consacrée par le vœu et en retire du
tabarrok, équivalent persan du terme arabe plus connu de baraka, qui désigne
une sorte de grâce ou de bénédiction divine, assurant santé, chance et bonheur,
intrinsèque à certaines personnes relativement saintes, ou lieux et choses relativement sacrées, et qui se transmet principalement par le contact physique. En
mangeant cette chair tabarrok 32, les fidèles s’approprient donc cette qualité
divine et peuvent espérer que leurs propres problèmes de santé ou autre en gagneront une amélioration, et qu’ils en acquerront aussi du savâb, mérite nécessaire
au pardon des péchés et à l’obtention du paradis.
32. Le terme fait office et d’adjectif et de nom.
REMMM 113-114, 125-149
146 / Anne-Sophie Vivier
Les deux notions de savâb et tabarrok sont en effet très liées et révèlent une
dernière caractéristique du corps comme médiateur du sacré et adjuvant sur la
voie du salut. Il existe ainsi nombre de pratiques centrées sur le corps, usant
de choses tabarrok, qui permettent de s’approprier du savâb. Il s’agit parfois
de simples effets de contact, comme le fait d’embrasser les parois ou les portes
d’un lieu sacré, correspondant le plus souvent au mausolée d’un Imam ou de
l’un de ses descendants, ou mieux encore, de réussir à toucher de la main le
tombeau même de l’Imam, ce qui peut s’avérer parfois un véritable exploit,
comme à Mashhad, où la foule impressionnante des fidèles qui s’écrase autour
du tombeau représente une véritable cohue, où l’on risque à tout instant de se
faire piétiner. Les pèlerins se retrouvent à leur tour porteurs d’un tabarrok, qu’ils
transmettront à ceux venus leur rendre visite à leur retour à travers le baiser de
bienvenue. Pour ceux qui ne peuvent accomplir le grand pèlerinage de Karbalâ
– et ils sont nombreux – il est un autre moyen de s’approprier un peu du tabarrok
lié à ce lieu sacré, à travers les taÒbîÌ et mohr 33 ramenés en cadeaux par les chanceux pèlerins, et qui sont façonnés avec la terre même de Karbalâ, à laquelle fut
mêlé le sang de l’imam Hoseyn. Ces objets sont particulièrement vénérés, et on
aime les embrasser ou les porter à ses paupières pour « augmenter la lumière du
cœur », quand on n’y a pas recours comme réel instrument de guérison ; en cas
d’évanouissement, par exemple, on place le mohr sur les paupières et le front34
tout en récitant les prières appropriées.
D’autres pratiques concernent l’embellissement du corps. Le henné, par
exemple, est considéré comme tabarrok, et son application sur les mains ou les
cheveux, très appréciée esthétiquement par ailleurs, pour les hommes comme
pour les femmes, apparaît comme une source de savâb. De même en est-il du
port de bagues en argent enchâssées d’une pierre précieuse ou semi-précieuse. De
façon plus générale, prendre un soin particulier de son apparence (application de
henné, beaux habits, cheveux lavés et bien coiffés, parfum à l’essence de rose) le
jour de la fête de ghadir, l’une des plus importantes fêtes chiites, qui commémore
la désignation d’Alî par Mahomet comme son successeur légitime, est considéré
aussi comme un acte porteur de savâb. On se retrouve une fois de plus bien loin
des exercices ascétiques dans ces pratiques populaires, qui semblent chercher à
glorifier le corps plutôt qu’à l’humilier.
Les nourritures votives au cœur de la pratique religieuse
Cela apparaît encore plus vrai dans les pratiques liées à l’ingestion de nourritures, qui peuvent être tabarrok pour trois raisons : parce qu’elles ont été rapportées d’un lieu de pèlerinage, comme les incontournables nokhod-keshmesh 35
33. Respectivement chapelet et « pierre à prière », cette pierre sur laquelle les chiites posent leur front lors
des prosternations de la prière rituelle.
34. De même ai-je déjà vu interprétée matériellement l’idée que ces objets augmentent la lumière du
cœur : une femme les apposait régulièrement sur ses yeux pour améliorer sa vision affaiblie.
35. Mélange de pois chiches et de raisins secs.
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 147
de Mashhad ; parce qu’elles sont tabarrok par nature, comme le showl-e zard,
sorte de confiserie à base de riz au lait, ou comme la grenade, qui, consommée
le vendredi matin avant le lever du soleil, éloigne Satan pour quarante jours ;
enfin, parce qu’elles sont consacrées par un vœu. Cette dernière catégorie est
la plus importante et la plus diverse. Il peut s’agir en effet de simples bonbons
que l’on distribue après une prière collective ou une séance de lecture du
Coran, comme de repas entiers, impliquant le don d’une dizaine de moutons,
offerts collectivement par la communauté villageoise à plus de mille personnes
à l’occasion de l’une des grandes cérémonies religieuses, celles de ‘âshurâ et de
nim-e sha‘bân 36 principalement. Les vœux peuvent donc être individuels ou
collectifs et concerner toutes sortes de nourriture. Dans quelques cas particuliers seulement, le choix de la nourriture votive est prescriptif. Pour assurer
un bon voyage au pèlerin, ses proches sont ainsi astreints, le troisième jour
après son départ, à la préparation de l’âsh-e posht-e pâ, « la soupe de derrière
le pied ». Ces âsh, sortes de soupes épaisses, constituent par ailleurs un plat
privilégié en fait de nourriture votive. L’âsh-e reshte, à base de pâtes, est le
plus classique, tandis que l’âsh-e Îoseyn, à base de bulghur, est réservé à la
période de ‘âshurâ.
Si bien des nourritures votives sont distribuées de porte en porte, le savâb de
celui qui offre, comme de celui qui reçoit, semble plus important si la nourriture
est consommée en commun, dans un lieu religieux le plus souvent, comme le
Ìoseyniye. Ainsi en est-il des grands repas collectifs offerts par la communauté
villageoise toute entière, déjà évoqués. Ainsi en est-il aussi des sofre, ces dons de
nourriture exposée d’abord sur une nappe sur laquelle on prononce une prière.
Les sofre sont des pratiques avant tout féminines, mais point seulement, et obéissent à des règles assez précises. La nature de la nourriture offerte diffère ainsi
selon la figure sainte – point forcément un Imam – à laquelle elle est consacrée.
On peut citer pour exemple les plus répandues, le sofre d’Abu-l-Fazl, qui doit
contenir du riz aux lentilles et un âsh-e reshte, et celui de Loqaye37, qui comporte
du pain garni de fromage et d’herbes aromatiques38.
Ces dernières pratiques de consommation collective donnent l’impression
de véritables festins, où l’on s’efforce de manger le plus possible, sans retenue
aucune, de sorte à obtenir le plus de tabarrok. On s’empresse aussi à la fin du
repas de quémander les restes, afin que puissent en profiter ceux qui n’étaient pas
présents. Aucun sentiment de honte, à se montrer trop glouton, ou trop avide,
ne semble se glisser dans l’âme des participants. Le corps et ses appétits sont bien
là reconnus comme les principaux acteurs de la cérémonie, et donc comme les
principaux médiateurs avec le sacré. D’ailleurs, la rétribution divine elle-même
apparaît moins comme une réponse directe à la générosité du donateur, que
médiatisée par le contentement corporel des fidèles : c’est parce que ceux-ci, le
36. Fête célébrant la naissance du douzième Imam.
37. Fille de l’imam Îoseyn.
38. Pour plus de détails sur ces pratiques, voir Kamalkhani, 1998.
REMMM 113-114, 125-149
148 / Anne-Sophie Vivier
ventre plein, se tournent vers Dieu pour rendre grâce à leur bienfaiteur du jour,
que le Créateur, sensible à leur prière, déversera sur lui sa bénédiction.
Il est un dernier cas où il est fait recours à la distribution de nourriture, dans
un sens un peu différent de la pratique votive, mais qui lui est en fait assimilable.
Il s’agit des pratiques mortuaires, accomplies pour alléger les péchés du mort et
faciliter son pardon auprès de Dieu. Un décès entraîne ainsi, outre l’enterrement,
de nombreuses cérémonies de deuil, le troisième, septième et quarantième jour
pour ne citer que les plus courantes, qui comportent toutes une distribution de
nourriture. La nature de celle-ci est assez déterminée : il s’agit surtout de Ìalvâ,
pâtisserie à base de farine de blé revenue sur le feu, de showl-e zard, de rowghanjushi, sorte de beignet salé, et de dattes. Mais la marge de manœuvre est grande.
Des fruits et/ou d’autres pâtisseries viennent souvent s’ajouter à ces éléments
de base. De véritables repas sont offerts au cercle plus étroit de la famille et des
intimes. Enfin, la visite hebdomadaire au cimetière, le jeudi après-midi, est aussi
l’occasion de distribuer des pâtisseries ou des fruits sur la tombe d’un mort,
lors de l’anniversaire de son décès par exemple, ou le dernier jeudi de l’année,
particulièrement chéri pour cette pratique.
Aussi bien les croyances que les pratiques de la culture populaire chiite ici
étudiée semblent donc converger vers une conception du corps selon laquelle ce
dernier n’est pas perçu comme l’adversaire de l’âme, qu’il faut humilier et briser,
mais plutôt comme son compagnon solidaire, qui participe à titre actif avec elle
à la chute comme à la rédemption, et qui représente un intermédiaire privilégié
avec le divin, tout autant dans la voie de la Loi que dans celle de l’amour des
Imams. Cette compréhension du corps semble découler de deux faits. D’une
part, le souci du corps apparaît comme un élément central de la vie paysanne, car
sa vigueur et sa santé sont indispensables au dur labeur quotidien ; on comprend
alors que la pensée populaire cherche à le glorifier plus qu’à l’humilier. D’autre
part, la vie villageoise est marquée par une très forte sociabilité, qui, touchant
tous les domaines, atteint aussi les pratiques religieuses. Il est sûr que la construction de la cohésion communautaire tire profit des grands festins collectifs
comme des simples échanges de nourriture, et l’on peut sans crainte affirmer
que ceux-ci naissent aussi d’une nécessité sociale. On ne saurait cependant s’arrêter à ce genre d’explications fonctionnalistes, car cette forte sociabilité doit
aussi posséder un impact sur la pensée religieuse elle-même. Le paysan iranien,
enserré étroitement dans le filet des nombreuses relations sociales, familiales et
communautaires, a peut-être plus de mal à concevoir une relation entre l’homme
et Dieu qui n’impliquerait pas aussi une relation de l’homme à ses semblables.
Le salut se gagnerait ainsi moins par un combat ascétique solitaire que par une
attitude de don et de partage avec le reste de la communauté. Or quel partage
plus convivial et plus immédiatement apprécié que celui de nourriture festive ?
Ce serait donc au corps d’ouvrir à l’âme les portes du paradis, et non l’inverse.
Le corps dans le chiisme populaire iranien : entre savâb et impureté / 149
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
AYOUB M., 1978, Redemptive suffering in Islam, Mouton publishers, Paris-La Haye, 302
p.
BENKHEIRA H., 2000, Islâm et interdits alimentaires, PUF, Paris, 219 p.
CHEBEL M. 1984, Le corps en Islam, PUF, Paris, 234 p.
CHELHOD J., 1964, Les structures du sacré chez les Arabes, Maisonneuve et Larose, Paris,
288 p.
CORBIN H., 1972, En islam iranien, Paris, Gallimard (4 tomes).
— 1979, Corps spirituel et Terre céleste, de l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite, Paris, BuchetChastel, 304 p.
DOUGLAS M., 1971, De la souillure, Maspéro, Paris, 200 p.
KAMALKHANI Z., 1998, Women’s islam, Religious practice among women in Today’s Iran,
Kegan Paul International, Londres-New York, 203 p.
LOEFFLER R. 1988, Islam in practice, Religious beliefs in a Persian village, State University
of New York Press, Albany, 312 p.
VIVIER A.-S., 2006,
WYNNE M., 2001, Our women are free, University of Michigan Press, Ann Arbor,
266 p.
REMMM 113-114, 125-149