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Critiques | Littérature | 7
0123
Vendredi 19 décembre 2014
Heiner a connu les camps nazis. Comment survivre à cela, sinon
grâce à Lena, qui l’aime et veut comprendre. Monika Held, puissante
Dans les herbes folles
C’est à la longue phrase, parfois déroutante, d’Haruo Satô qu’il
faut d’abord s’habituer. Au plus près des pensées de son personnage principal, de la nature et du paysage, la langue est
flâneuse, méticuleuse, souvent lente et sensuelle, subitement
sèche et précise. Mornes saisons est l’un des récits les plus
célèbres de l’écrivain japonais Haruo Satô (1892-1964), peu
connu en France. Au départ, une fuite : le personnage principal et sa femme se retirent à la campagne pour fuir l’agitation
de la ville et de la vie. Mornes saisons est la description du
temps qui passe. De leur maison perdue dans les herbes folles,
de la gradation et de la dégradation des sensations au jour le
jour. La beauté du texte apparaît d’autant plus évidente dans
les effets de contraste et les écarts par rapport à ce que l’on
imagine comme le récit idéal de ce genre de retraite. Le
mélange des références, occidentales, chinoises et japonaises,
comme une palpitation permanente à chaque page, donne
une couleur unique à ces « saisons » qui perdurent et
s’ensuivent infiniment. p nils c. ahl
Le supplice du souvenir
pierre deshusses
«P
our vous supporter, il faut
être complètement folle »,
lance un jour Lena, à bout
de force, à un ami de son
mari Heiner. Lena en a assez. Assez d’entendre « ces gens » parler sans cesse de la
même chose. Elle les trouve insupportables, ceux qui sont revenus de « là-bas »
sans jamais dire d’où, Auschwitz, Buchenwald, Birkenau… Ces êtres d’un
autre monde, avec leur terrible envie de
raconter et leurs brusques accès de mutisme, avec leurs histoires qui varient
tout le temps et leur humour aussi noir
que l’uniforme des SS. Oui, ils sont insupportables ces survivants des camps, à
toujours ressasser leurs souvenirs.
Pourtant, ce cri d’exaspération de Lena
est tout le contraire de l’égoïsme, c’est le
signe – et la force de ce roman – que l’innommable a enfin pu être frôlé, que l’intransmissible a pu être transmis, que la
barbarie dont ont été victimes ces hommes et ces femmes dans les camps de
concentration peut parfois être ressentie
par ceux qui ne l’ont pas vécue mais veulent la comprendre – même si ce n’est jamais exactement ça, même si c’est toujours autre chose. Et cette fulgurance réclame le cri, car elle fait effectivement
toucher du doigt la folie.
Dans Sur place, toute peur se dissipe,
tout commence pourtant sur le mode
mineur. Nous sommes dans les années
1960. Lena est interprète dans les procès
qui ont lieu à Francfort et où comparaissent d’anciens criminels nazis. Au sortir
d’une audience, elle voit un homme s’affaisser sur le sol. Elle lui vient en aide, il
se laisse aider : ils ne se quitteront plus. Il
s’appelle Heiner Kosseck et, parce qu’il
était communiste, a passé deux ans à
Auschwitz. Sur les 1 860 personnes emmenées avec lui en 1942, seules quatre
ont survécu. Il y a plus de bourreaux que
de victimes dans ces procès. Et les victimes doivent en plus se justifier : « Comment se fait-il que vous n’ayez pas été
gazé ? », « Aviez-vous dénoncé vos camarades ? », « Comment pouvez-vous dire
que c’est bien là l’homme qui vous a torturé ? ». Une seule chose est sûre : sans
Lena, Heiner, qui a survécu au camp,
n’aurait pas survécu au quotidien dans
la République fédérale d’Allemagne
(RFA), où l’on préfère dresser des monuments aux victimes mortes que de rendre immédiatement justice aux survi-
Sans oublier
a Mornes saisons (Den.en no yûutsu), d’Haruo Satô, traduit du japonais
par Vincent Portier, Les Belles Lettres, 266 p., 25 €.
Carnets sino-africains
Comme le titre l’indique, c’est en Chine, pour l’essentiel, que
se déroulent cette fois les pérégrinations de Lieve Joris, écrivaine du voyage et lauréate, en 2014, du prix (belge) Spiegel
pour l’ensemble de ses livres sur l’Afrique. Non pas qu’elle ait
rompu les ponts avec son cher Congo, au contraire : Sur les
ailes du dragon raconte la vie de quelques Congolais (ou Maliens) partis faire des études ou du commerce en Chine. Lieve
Joris les a rencontrés sur place et s’est mise, comme à son habitude, à écouter et raconter. Bourrés d’anecdotes, ces carnets
sino-africains entraînent le lecteur de Canton à Jinhua, Pékin
et Shanghaï – avec, en prime, prologue à Dubaï et épilogue en
Afrique du Sud. Une longue balade mondialisée, légère et
pétillante. p catherine simon
Survivants des camps.
NATHAN BENN/CORBIS
vants. On est parfois plus fracassé par les
souvenirs dans un monde de droit que
par le quotidien de la barbarie, comme
l’ont montré Primo Levi, Imre Kertész ou
W. G. Sebald…
Des mondes séparés
Car les réminiscences de la vie au camp
n’ont pas leur place dans une société qui
veut oublier. Pendant des années, la RFA
aura les yeux braqués sur le miracle économique qui fait d’elle un rempart contre le communisme. Un peu plus tard
dans le roman – nous sommes alors dans
les années 1980 –, la Pologne se soulève
et Solidarnosc étend son influence sur le
pays. Accompagné de Lena, Heiner décide alors d’aller aider ses anciens camarades de camp qui se battent désormais
contre la dictature de Jaruzelski. Ces retrouvailles permettront de faire revivre
ce qui s’est passé – mais qui ne passe pas.
Dans ce deuxième roman, Monika
Held (née à Hambourg en 1943) raconte,
dans une langue limpide, sans larmoiement ni pathos – mais sans indulgence
non plus –, la difficile relation d‘Heiner
et Lena, qui s’aiment mais vivent dans
des mondes définitivement séparés. Il
est bon que ce livre nous parvienne
aujourd’hui en traduction. Surtout après
une vague d’œuvres qui, des Bienveillantes, de Jonathan Littell (Gallimard, 2006),
à Il est de retour, de Timur Vermes (Belfond, 2014), sans oublier le cinéma avec
La Chute, d’Oliver Hirschbiegel (2004),
avaient choisi de se mettre plutôt dans la
peau des bourreaux. Non pour les excuser, certes, mais pour montrer qu’ils
n’étaient finalement pas si loin de nous.
Or, pour cette raison même, n’est-il pas
plus facile pour un lecteur de comprendre le bourreau que la victime ? Comment approcher ce qu’a enduré cette
dernière, celle qui n’a justement rien
compris lorsqu’on l’a prise et qui fut brisée jusque dans sa capacité de représentation ? Fondé sur l’histoire vraie de
ceux que Monika Held appelle ici Heiner
et Lena, ce roman précis et retenu montre la puissance de la littérature dans ce
qu’elle a de plus admirable : la traduction de l’indicible et l’exorcisme par
l’évocation. p
sur place, toute peur se dissipe
(Der Schrecken verliert sich vor Ort),
de Monika Held,
traduit de l’allemand par Bernard
Lortholary, Flammarion, 336 p., 21 €.
a Sur les ailes du dragon (Op de vleugels van de draak), de Lieve Joris,
traduit du néerlandais par Arlette Ounanian, Actes Sud, 400 p., 23 €.
La folie-Ceausescu
« La construction qui se dresse devant nous est immense, hallucinante, unique. Mais elle ne nous impressionne plus. Nous
nous sommes habitués à son image, tels les prisonniers à leur
bagne ou les marins à leur bateau (…). Nous sommes là pour le
restant de notre vie. » Ce chantier monstrueux, au centre de
Bucarest, est celui du palais de Ceausescu. Un projet mégalomaniaque dont le nom de code, à l’époque du roman (1985)
est « Plateforma Uranus ». Sur cette étrange planète, 20 000
esclaves triment jusqu’à 18 heures par jour, dans des conditions effroyables. Parmi eux, un certain lieutenant Popa,
l’auteur-narrateur, n’a pas sa langue dans la poche pour dresser le tableau ricanant de cet absurde camp de travail forcé.
On est chez les fous, on nage en plein Ionesco, mais gare à
l’insolent qui s’aviserait de le dire… Un roman vrai dont
l’écriture factuelle accentue encore le côté dramatique et
burlesque. p florence noiville
a Esclaves sur Uranus (Robi pe Uranus), de Ioan Popa, traduit du
roumain par Florica Ciodaru-Courriol, Non Lieu, 340 p., 18 €.
Comprendre l’humain et la société
Du passé dressons la table
Dans l’étonnant « Berlin-Moscou », le Britannique Tariq Ali offre un bilan du communisme
marc-olivier bherer
T
rès jeune, Tariq Ali, né en
1943, a su qu’il viendrait
à la fiction. Seulement, il
y avait plus urgent. La
dictature au Pakistan, dont il est
originaire. Puis la guerre du Vietnam, dont il fut l’un des principaux critiques dans son pays
d’adoption, la Grande-Bretagne.
Enfin, la 4e Internationale, qu’il
fallait construire. Aussi s’est-il fait
d’abord journaliste, notamment
à la New Left Review, puis réalisateur, essayiste, éditeur. Et plus tardivement romancier, au début
des années 1990, lorsque le capitalisme, loin de s’effondrer, a pu
renaître sous sa forme néolibérale, conforté par la chute du
communisme. La fiction s’est
alors imposée. Elle permettait de
poursuivre les idées autrement,
de les voir s’incarner, d’examiner
aussi comment elles avaient pu
dérailler.
A cet égard, Berlin-Moscou, écrit
en 1992, n’a rien perdu de son àpropos. C’est un examen de conscience – jusqu’où une cause peutelle nous mener ? Vladimir
Meyer, ancien professeur de littérature comparée à l’université
Humboldt de Berlin, autrefois en
RDA, se trouve jeté dans un
monde qu’il juge fade. Dissident
rêvant d’un « socialisme doté
d’humanité », il est mis de côté
par l’Allemagne réunifiée. Des inquisiteurs venus de Bonn lui ont
signifié son renvoi pour des raisons que l’on soupçonne idéologiques. Sa femme l’a quitté. Et il
est en froid avec son fils, un
« nouvel Allemand » pressé de
faire carrière au sein du SPD et
qui voit en lui un « dinosaure ».
Vlady, comme on le surnomme,
ne s’en offusque pas. Il est habité
par la mélancolie. Non par l’« ostalgie » de ceux qui déplorent, sur
un mode esthétique, la fin de l’Allemagne de l’Est, mais par le regret de ce qui aurait pu être si
l’« Idée » communiste n’avait pas
été détournée par le stalinisme.
Le drame bourgeois qui semblait se dessiner laisse ici place au
roman d’espionnage. Vlady, dans
sa volonté de renouer avec son
fils, remonte le fil de l’Histoire.
Pour déjouer son cynisme et lui
montrer la noblesse d’intention
des révolutionnaires des années
1920, il reconstitue le destin de
celui qu’il tient pour son père,
Ludwig, sous les traits duquel on
devine Ignace Reiss (1899-1937),
maître espion soviétique mort
assassiné en Suisse après avoir
rompu avec Staline. Il s’intéresse
également à sa mère adorée, Gertrude. Si bien qu’un troublant jeu
de miroirs s’instaure entre les
générations, dévoilant des trahisons que nul ne soupçonne ou ne
souhaite admettre.
pion, ici, est toujours aux prises
avec cette impitoyable modernité
faite de faux-semblants, et où le
complot guette. L’agent secret
n’œuvre pas à préserver l’Etat, il
est tout entier tendu vers la réalisation d’un monde meilleur. Espoir qu’il poursuit avec une froide
méthode, jusqu’à s’y perdre.
L’étourdissante fresque construite par Tariq Ali est placée sous
le signe de la lucidité. Les brillants
esprits qui se sont tant appliqués
à réaliser l’« Idée » ne sont pas
simplement sacrifiés. Ils se laissent surprendre par leur propre
conformisme. Par leur besoin
d’appartenir à cette famille de
remplacement qu’est « la puissante confrérie des aigrefins ». Un
roman subtil où l’Histoire dévoile
son intimité avec une pudeur
émouvante. p
Sous le signe de la lucidité
Kim Philby, la célèbre taupe qui
infiltra les services secrets britanniques, fait plusieurs apparitions.
Mais l’atmosphère diffère de celle
des romans de John le Carré. L’es-
berlin-moscou
(Fear of Mirrors),
de Tariq Ali,
traduit de l’anglais par Bernard
Schalscha et Patrick Silberstein,
Sabine Wespieser, 430 p., 25 €.
Le Monde des livres, « Critiques littérature », vendredi 19 décembre 2014
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