Pôle Nord, une exemplaire expédition au cœur de l`aventure théâtrale

Transcription

Pôle Nord, une exemplaire expédition au cœur de l`aventure théâtrale
Rue 89
Pôle Nord, une exemplaire expédition
au cœur de l'aventure théâtrale
Jean-Pierre Thibaudat
Publié le 12/11/2010
Répétitions de « Chacal » (Christophe Laporte)
Après l'inoubliable « Sandrine » l'an dernier, l'histoire d'une trieuse de verre, la compagnie Pôle Nord
de Lise Maussion et Damien Mongin double la mise avec « Chacal », la chronique d'un grutier.
« Allez les gars, on y va »
Le chacal, pas très attirant, est un chasseur solitaire. Et le nom lui est venu comme ça à cet homme
sans nom. « Chacal ». Il ne sait pas quand ni comment, il s'en fout, on peut bien l'appeler comme on
veut pourvu qu'on le regarde, qu'on le considère un peu. C'est cela qu'il cherche : le regard de
l'autre, l'écoute même ad minima. Et au boulot l'approbation, noué qu'il est par la peur de ne pas y
arriver.
C'est un homme de passage, un intérimaire, un gars qui travaille en CCD sur les chantiers d'autoroute
comme grutier et qui, le soir, dans sa chambre d'hôtel, téléphone à sa femme qu'il appelle « mon
amour » comme dans les romances.
Il n'est pas syndiqué, pas politisé, dès qu'un truc ne tourne pas rond ou qu'un Turc ne va pas droit, il
appelle le « grand chef », comme un gosse déstabilisé réclame sa mère. Une proie facile à exploiter, à
virer.
Mais d'abord un homme épris d'humanité, qui cherche le contact, qui aime dire « les gars », qui ne
jure que par un mirifique « allez les gars on y va ». Sa soif inassouvie de communauté pose le rictus
d'un sourire sur son visage étonné d'être tombé dans ce monde. Un homme attachant à force d'être
sans vraies attaches (mère ou compagne, même empêchement d'être). Le genre de type que l'on
oublie mais que l'acteur sait rendre inoubliable. Force du théâtre.
Les mots, l'émotion du silence
Le Chacal aime parler mais n'a que son sac de peu de mots à mettre sur la table de la conversation.
Alors il se retrouve au bistrot, au vestiaire en fausse compagnie. Il n'a pas de bande, pas de copains
comme cochons. Il y a « les gars », une entité fermée.
Le dit Chacal trompe sa solitude forcée comme il peut, seul, tout habillé sur son lit. Ses rêves (se
promener avec Lucie, sa future enfant) cohabitent avec ses cauchemars (une autoroute débouchant
sur du vide). Entre l'avenir et le présent, entre le désir et le manque, les frontières s'estompent,
l'inconscient glisse.
Comme pour « Sandrine », dans « Chacal », ce qui est décisif c'est le travail de recomposition
scénique. Mouvements, élocution, positionnement du tissu narratif, décor réduit à trois fois rien (pas
de béquilles inutiles ou presque).
L'acteur Damien Mongin est longtemps seul en scène. Quand il parle aux « gars », on n'entend pas
les répliques des autres (ni celle de sa femme au téléphone le soir), mais lui entend, écoute.
Etonnants silences chargés de mots absents.
L'artifice tient à distance la poix du naturalisme d'autant plus que, dans ce théâtre sans contrechamp apparent, tout se focalise sur le regard et le corps avec leurs errements, leurs appels d'air, et
les mots bêtes à pleurer qui veulent tordre la vie du côté du bonheur. Magie du théâtre : ce tas
d'artifices et de bricoles engendrent un bloc d'émotion pure.
Autant la parole de Sandrine coulait de sa source, autant celle du Chacal hoquette un mince filet. Les
deux spectacles en miroir forment de fait un diptyque d'une grande densité et on ne peut souhaiter
qu'ici ou là on songe à les programmer ensemble.
Lise Maussion lors d'une répétition de « Sandrine » (Martin Tronquart)
Il est rare que le monde du travail en usine ou au chantier soit présent sur une scène de théâtre, il est
encore plus rare qu'il le soit hors de tout cliché ou contexte attendu.
Ces deux spectacles, loin de tartiner deux tranches de vie, apparaissent comme une saisie
d'apparitions et l'accompagnement vibratoire qui s'en suit. Deux bouleversantes traversées
d'identités extraordinaires à force d'être banales, quelque chose comme un trésor d'humanité.
L'art du théâtre par la bande
Damien Mongin sort du conservatoire national supérieur de Paris en 2005, Lise Maussion l'année
suivante (elle avait été auparavant au conservatoire de Montpellier). Ils se retrouvent dans plusieurs
spectacles de la compagnie D'Ores et déjà de Sylvain Creuzevault.
En 2009, ils décident de partir vivre et travailler en Ardèche. Sans moyens, sans rien, mais la certitude
que c'est le lieu juste de leur désir de théâtre.
Ils n'auraient pas pu inventer Sandrine au milieu de la multitude. Ils ont travaillé « Chacal » un hiver
dans un hameau de la Creuse, comme ils l'avaient fait pour « Sandrine ». Leur dramaturgie s'est
nourrie du froid, des voisins, de conversations et d'improvisations. Un lent mûrissement.
Ajoutons pour finir que Lise Maussion et Damien Mongin, au-delà de leur compagnie Pôle Nord, ils
entendent créer une « communauté de compagnies » (avec le collectif La Vie brève et la compagnie
Vous êtes ici), mutualiser leurs (pauvres) moyens et un réseau de diffusion « à taille humaine ». Une
« fédération », disent-ils. A laquelle ils ont trouvé un nom : « La Bande ».

Documents pareils