Les « enrôlés de force » de 1940

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Les « enrôlés de force » de 1940
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
Les « enrôlés de force » de 1940-1945: malgré eux?
06/07/11
Avec l'annexion de leur région au Reich, les épineux conflits de loyauté auxquels sont confrontés les Belges
germanophones depuis 1920 atteignent une nouvelle intensité. Fidélité à la patrie belge à laquelle ils furent
rattachés en 1919? Ou obéissance au nouveau pouvoir nazi qui avait établi sur eux sa poigne de fer en 1940?
Christoph Brüll jette un éclairage particulièrement bienvenu sur ces années noires qui ont laissé des traces
chez les derniers survivants, voire sur leurs descendants.
« [Le territoire d'Eupen-Malmedy] présente de
nombreux problèmes. Les habitants ont changé de nationalité trois fois pendant les trente dernières années,
en fonction de la fortune de guerre et des revendications respectives des autorités belges ou allemandes.
Il reste que la population d'Eupen et de Malmedy a été constituée tantôt de bons Belges, tantôt de bons
Allemands, pour le moment, ces gens sont de bons Belges... » Ainsi s'exprimait, en 1947, un fonctionnaire
britannique à propos de la zone frontalière de la Belgique connue aujourd'hui sous l'appellation « Cantons de
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l'Est » (y compris celui de Saint-Vith). Jugement rappelé par Christoph Brüll lors d'une communication faite
par lui le 17 mai 2008 dans le cadre de la journée « Henri Bragard » (1877-1944), écrivain et homme engagé
dans l'histoire tourmentée de Malmedy.
On sait que la région évoquée à cette occasion, prussienne depuis le congrès de Vienne de 1815, n'est
devenue belge qu'à la suite du traité de Versailles du 28 juin 1919, au lendemain de la Grande Guerre
donc. On sait peut-être moins qu'elle fut rattachée au Reich dès le 18 mai 1940, soit dix jours à peine après
l'invasion allemande, avant de réintégrer le royaume de Belgique à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
De tels soubresauts, exacerbés à leur tour par les poussées de fièvre nationalistes typiques de la première
moitié du XXe siècle, n'ont pas manqué de marquer une société située à la confluence des mondes roman
et germanique, entraînée malgré elle dans les turbulences de l'histoire européenne. Symptomatique à cet
égard est le sort des 8 700 jeunes hommes recrutés par la Wehrmacht à partir de novembre 1941, deux mois
seulement après l'octroi de la nationalité allemande à la population de ce territoire annexé de facto : 39 %
d'entre eux - autrement dit, entre 3 200 et 3 400 - mourront au combat ou dans des camps de prisonniers
soviétiques.
Pour appréhender quelque peu le sort qui fut celui de ces « enrôlés de force », il convient de jeter un bref regard
sur ce qu'était l'actuelle Communauté germanophone à la fin des années 1930. Cette société est alors partagée
entre les Pro-Belges, où se retrouvaient tous ceux qui s'étaient accommodés avec la nouvelle patrie, et les ProAllemands, lesquels rêvaient volontiers d'une réintégration à la Heimat d'origine. Ceux-ci étaient représentés
par le Heimattreue Front, parti révisionniste dont un certain nombre de dirigeants et de membres étaient
acquis à l'idéologie nazie, tandis que les pro-Belges l'étaient par une Katholische Union que les attaques anticatholiques du NSDAP inquiétaient et qui était soutenue à la fois par l'évêque de Liège et le journal GrenzEcho. L'opposition lancinante entre les deux camps, véritable « barrière de communication », prit encore une
tournure plus radicale à la suite de la politique extérieure de plus en plus agressive de l'Allemagne hitlérienne.
Et c'est dans ce contexte très tendu que les élections du 2 avril 1939 eurent lieu.
Cinq mois après ce rendez-vous électoral commençait la « drôle de guerre » dans une contrée à l'identité
instable, « nouvelle patrie » belge en proie à de délicats conflits d'allégeance. Le service militaire y fut certes
un vecteur d'intégration non négligeable, en particulier pour les fils des soldats allemands du conflit de 14-18,
au point que la question militaire n'y constituait nullement une pomme de discorde. Mais fin décembre 1939, les
choses changent: l'Etat-Major général ayant affecté aux TAA (« Troupes Auxiliaires d'Armée ») - par principe
peu armées - les réservistes mobilisés dans leurs unités, un mouvement de désertions s'amorce qui verra
environ 10 % des jeunes gens des cantons d'Eupen, Malmedy et Saint-Vith sous les drapeaux passer outreRhin pour y rejoindre un bataillon connu sous le nom de Brandenburger; ces transfuges aideront la Wehrmacht
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à entrer sur le sol belge.
A ces déserteurs de la
première heure s'ajouteront, entre mai 1940 et l'été 1941, pas moins de 700 volontaires, eux aussi engagés
dans les troupes ennemies.
L'octroi de la nationalité allemande eut un impact autrement plus important: dans les Kreise d'Eupen et de
Malmedy, le service militaire devint obligatoire. Et s'il y fut en général accepté comme une suite logique
de l'annexion, il n'en fut pas de même pour les dix communes environnantes rattachées au territoire par
l'administration nazie et qui, elles, avaient toujours relevé des autorités belges. Pas étonnant, dès lors,
que les réfractaires à l'enrôlement y aient été nettement plus nombreux que chez les tout proches voisins
germanophones. A l'image de la Résistance dont fit preuve, à la même époque, la population du Grand-Duché
de Luxembourg. Quoi qu'il en soit, une fois leur instruction terminée, les soldats originaires d'Eupen-Malmedy
se retrouvent pour la plupart sur le front de l'Est où, rares témoignages à l'appui, certains participent à la
bataille de Stalingrad et au siège de Leningrad. Ont-ils été impliqués, en Russie, dans des crimes de guerre
ou des mises à mort de civils? Difficile de répondre à cette question, car les sources font le plus souvent
cruellement défaut.
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L'historien d'Aix-la-Chapelle Peter M. Quadflieg a prospecté ce champ historique encore trop peu investigué
à ce jour (1). Et de ses recherches, il apparaît notamment que 20,7 % des soldats de la région relevant
anciennement de l'Etat belge avaient adhéré à une organisation nazie avant le 10 mai 1940, tandis que 79,3
% y seront affiliés au lendemain de l'annexion. Il en ressort aussi que la grande majorité du contingent a été
affectée à l'armée de terre (87,5 %) et une minorité à la Luftwaffe (10 %); 1,5 % seulement s'engagera dans
la Waffen-SS. Ces chiffres montrent à suffisance qu'il n'y eut pas de disparité significative entre les jeunes
militaires originaires du Reich et ceux provenant d'Eupen-Malmedy.
Dans l'immédiat après-guerre, par contre, les uns et les autres ne furent
pas logés à la même enseigne. Si l'on se limite à ceux dont Christoph Brüll a analysé le sort (2), on s'aperçoit
que quantité d'entre eux resteront, jusqu'à fin 1947 à tout le moins, prisonniers de guerre en Union soviétique.
Et que, destinée peu enviable, nombre parmi eux aussi, revenus au pays au cours de l'année 1945, se
retrouveront sous les verrous à la prison de Verviers. Signe tangible de la suspicion qui pèsera, dès la paix
revenue, sur les soldats ayant porté - ou plutôt dû porter - l'uniforme allemand durant la Seconde Guerre
mondiale: 851 comparaîtront d'ailleurs devant un Conseil de guerre en 1946. De surcroît, suite à l'épuration,
2,41 % des autochtones des trois cantons seront condamnés pour incivisme, soit quatre fois plus que dans
le reste de la Belgique.
C'est qu'une seule version « belge » du passé proche a d'abord prévalu dans notre pays. Le statut d' « incorporé
de force » ne sera établi qu'en 1974, et le dédommagement financier pour les 5 000 soldats et réfractaires
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survivants ne sera fixé qu'en 1989, bien longtemps après que ne soit réglé juridiquement une problématique
semblable pour les « malgré-nous » alsaciens et lorrains en France. Ce chantier d'étude, qui concerne au
plus haut point la Communauté germanophone de Belgique, s'offre donc aux chercheurs, en particulier à ceux
qui sont soucieux de se démarquer de la « victimisation » qui a trop longtemps imprégné le discours sociopolitique des Cantons de l'Est.
(1) Peter M. Quadflieg, « Zwangssoldaten » und « Ons Jongen ». Eupen-Malmedy und Luxemburg als Rekrutierungsgebiet der deutschen Wehrmacht im
Zweiten Weltkrieg, Aachen, 2008.
(2) Christoph Brüll, « Les "enrôlés de force" dans la Wehrmacht - un symbole du passé mouvementé des Belges germanophones au XXe siècle », in :
Guerres Mondiales et Conflits Contemporains, 2011(1), n°241.
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