pleyben : l`ensemble de sablières sculptées

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pleyben : l`ensemble de sablières sculptées
PLEYBEN : L'ENSEMBLE DE SABLIÈRES SCULPTÉES
Jean-Claude LE FLOCH
Les sablières historiées – les sablières sont ces poutres horizontales en haut
de mur sur lesquelles porte la charpente - les sablières historiées donc sont une
spécialité bretonne : fort répandues en particulier en Basse-Bretagne, elles sont tout à
fait rares ailleurs.
On doit à Sophie Duhem d'en avoir fait la recension et particulièrement
d'être parvenue par comparaison à retrouver la marque d'un même sculpteur en
différents endroits 1.
Parmi ces auteurs qu'elle sort de l'oubli, celui qu'elle a baptisé « l'anonyme
de Pleyben » apparaît comme un personnage hors du commun. « Anonyme de
Pleyben » car c'est où il a créé un des plus beaux ensembles de sablières. Mais on lui
doit également la décoration de la chapelle du château de Kerjean (en Saint-Vougay)
ainsi que les sablières qui subsistent à Sainte-Marie-du-Ménez-Hom (commune de
Plomodiern) et dans l'église de Saint-Divy.
Personnage hors du commun ? Ces quatre localisations suffiraient à en
témoigner : pour nous aujourd'hui, toutes en Finistère, c'est vrai ; mais dans les
années 1570, cela veut dire deux diocèses différents séparés par la barrière des Monts
d'Arrée, cela veut dire des distances de plus de dix lieues (les autres sculpteurs
identifiés par Sophie Duhem n'interviennent guère que dans deux ou trois paroisses
contiguës). On pressent la notoriété d'un artiste recherché. Qu'en est-il ?
Tout d'abord une remarque préliminaire : pour bien lire les sablières, il faut avoir
à l'esprit les contraintes techniques très particulières (en un sens comparables à celles des
sculpteurs de chapiteaux du Moyen Age) que le support impose aux hommes de l'art : frise
sans hauteur et toute en longueur pour les sablières, destinée à être regardée de plusieurs
mètres plus bas et quasiment à la verticale pour ce qui est des clefs et abouts de poinçons.
Chaque sculpteur invente ses solutions : il en est qui inversent purement et simplement
verticale et horizontale et nous présentent couchés des personnages censés être debout.
Nous allons voir comment s'en sortent les artistes de Pleyben. Il s'agissait d'abord de dire :
qu'on ne juge pas ces productions selon les canons de la statuaire classique, ce serait
d'avance les reléguer dans l' « art populaire » au plus mauvais sens du terme. Nous allons
voir ce qu'il y a de savoir-faire dans ce qui pourrait d'abord apparaître comme maladresse
d'artisan.
1 Voir, de Sophie Duhem, Les sablières sculptées en Bretagne, Presses Universitaires de Rennes, 1997. Par ailleurs,
son fonds photographique peut être consulté au Musée de Bretagne à Rennes. Il convient de dire d'emblée que le
présent essai, même quand il s'écarte de sa propre lecture, n'aurait pu voir le jour sans son travail.
A PLEYBEN : TROIS MAINS
Il n'y a pas besoin d'être très averti pour s'en rendre compte. En gros, il y a le bas
de la nef, il y a le haut de la nef et il y a la croisée des transepts et le chœur. Il est
vraisemblable qu'il y a là une division du travail entre un maître, un compagnon confirmé
et un apprenti ou compagnon débutant. On notera au passage comment cette hiérarchie
corporative vient coïncider avec une hiérarchie sociologique : au bas de la nef les manants,
en haut de la nef des paysans, artisans et commerçants plus cossus et, à la hauteur des
transepts et du chœur, la petite noblesse locale et évidemment le clergé.
Mais voyons plutôt. Bas de la nef : des cartouches assez sommaires et des figures
emblématiques qui semblent évoquer avant tout la naissance et la mort (même si on croit à
un endroit reconnaître une Véronique à la Sainte Face). Notons cependant que le principe
des anges encadrant les motifs, que nous allons retrouver chez le maître, est déjà ici en
œuvre, sans beaucoup d'élégance il est vrai.
Remontons la nef. A la hauteur de la chaire, visiblement une autre main : des
scènes élaborées comprenant des personnages en pied, ce qui, vu les contraintes, leur
donne une allure qui nous ferait penser aujourd'hui à des nains de jardin mais, plus
respectueusement, qui peut aussi évoquer la silhouette des paysans de Bruegel.
Et nous en arrivons aux transepts et au chœur : c'est le domaine du maître. Il se
reconnaît à une élégante mise en page Renaissance. Chaque scène est présentée sur un cuir
aux enroulements savants tenu de part et d'autre par un montreur (un ange acrobate le plus
souvent) qui ne manque pas de bien tenir le lien censé permettre l'ouverture ou la
fermeture du rouleau. D'une scène à l'autre court un filet de soulignage à thème végétal où
on croit reconnaître trois motifs : pampres de vigne stylisés, haricots (ou fèves) gousse
ouverte et, troisième motif, une quelconque variété de courge vue du côté du pédoncule.
Seul animal invité dans cette bordure (une fois à Pleyben et deux fois à Kerjean) : le
colimaçon, qui pourrait apparaître comme une sorte de signature de l'auteur 2. Par
exception, au Menez-Hom, ces motifs végétaux sont remplacés par un entrelacs de ruban.
Si (par anachronisme) on revient à l'écran, on trouve des figures travaillées en
haut relief, prêtes à se détacher de la poutre (ce qui a été le cas, à Pleyben, pour les pieds
percés de clous de Jésus). On trouve une attention constante au drapé : nos anges (comme
les religieuses de naguère) soulèvent avec distinction leur jupe aux plis marqués et portent
tous les mêmes manches bâties en demi-ballon. Personnages plutôt sveltes, autant qu'il se
peut, souci de l'expression à travers le rendu du mouvement ou l'orientation des regards. A
Pleyben, les scènes sont rehaussées par la couleur : la polychromie en place est
évidemment le produit de plusieurs restaurations dont on peut penser qu'elles n'ont pas
altéré l'esprit d'origine. On peut d'ailleurs au passage soulever une question : pourquoi, à
Pleyben, ces sablières peintes, alors que celles de Kerjean, de Saint-Divy ou du MénezHom n'ont pas le droit à la couleur ?
Mais les sablières proprement dites ne sont que la moitié du travail : c'est toute la
charpente qu'il s'agit d'orner ! C'est-à-dire d'abord les blochets qui, à la base, calent les
pièces de charpente, ressortant en biais vers l'intérieur de l'église et scandant ainsi la
longueur de la sablière. C'est-à-dire aussi les entraits, ces poutres qui traversent la nef pour
maintenir l'écartement des deux parties de la charpente. C'est-à-dire encore les liernes, ces
2 Quand j'ai d'abord écrit cette formule, le mot « signature » n'avait pour moi que le sens un peu vague de marque
personnelle d'un artiste ou artisan. Jusqu'au jour où je me suis surpris à jouer au rébus… Par le biais du breton nous
pourrions être renvoyés à des noms comme Malgorn ou Croguennec et par le français bretonnisé au nom de Coquil.
Les trois patronymes apparaissent, à des dates en général plus tardives, dans le dictionnaire Castel-Daniel-Thomas
(Artistes en Bretagne, Quimper, 1987) qui laisse pressentir des dynasties d'hommes du bâtiment oscillant entre le
travail de la pierre et celui du bois. Seules évidemment des traces d'archive permettraient de donner corps à ce jeu de
l'esprit et, comme on dit toujours, les archives font cruellement défaut. Mais l'hypothèse n'est pas à écarter d'un
revers de main car il serait quand même étonnant que des ensembles aussi élaborés ne comportent aucune référence
d'auteur, alors même que c'était traditionnellement la responsabilité du sculpteur de fixer dans le bois ou la pierre la
trace des réalisateurs.
nervures qui, à la croisée du transept, marquent la rencontre entre des ensembles
charpentés perpendiculaires entre eux. C'est-à-dire les poinçons qui reçoivent les
arbalétriers et dont les abouts sont visibles au sommet de la voûte. C'est-à-dire enfin les
grandes clefs pendantes à la croisée des transepts ainsi qu'au-dessus de l'autel.
Tout cela est méthodiquement travaillé. Le traitement des entraits reste sobre :
les poutres sont seulement chanfreinées, les engoulants à chaque extrémité discrets ; seule
une poutre, dans chacun des transepts, est ornée en son milieu. Nos artistes, par contre,
portent toute leur attention aux blochets, sculptés entièrement, le plus souvent pour
représenter des figures de saints qu'il n'est pas toujours aisé d'identifier 3. Le maître, pour la
partie qui lui revient sait utiliser le mouvement de la pièce de bois pour donner à ses
personnages une expression caractéristique, le plus souvent un regard tourné vers le ciel
(ce qui serait aussi une de ses « signatures »). On remarquera, par contre – signature aussi
si l'on veut – un traitement assez désinvolte des pieds, toujours quasi-rectangulaires aux
orteils sagement plats et parallèles…
Quand notre homme en arrive aux abouts de poinçons, la gravité disparaît. On est
tenté de penser que dans ces parties les moins lisibles de l'ouvrage il donne libre cours à sa
fantaisie. En réalité, c'est la contrainte technique qui impose la fantaisie ! Ces sommets
sont évidemment le domaine des anges, anges musiciens en général : alternent les
instruments à corde, les instruments à vent et les anges chanteurs (mains au ciel ou
croisées sur la poitrine) ; on a même à Saint-Divy un bel ange tambourinaire, habile à
manier le pipeau d'une main et la baguette de l'autre. Mais toutes ces célestes créatures,
pas question de les représenter à la verticale : on ne verrait que le dessous de leurs jupes,
tout juste bon à relancer la querelle du sexe des anges… Et donc nos anges ont fait l'école
du cirque pour occuper comme il faut, au droit ou en diagonale, les faces de la pièce de
bois, dans des envols de trapézistes ou des poses d'antipodistes ! A vos jumelles !
Une première conclusion s'impose : cet homme est un maître, parfaitement au
fait des motifs décoratifs de la Renaissance (comment ?), habile à ajuster son art aux
situations complexes que présente la décoration de charpente. Et il faut voir comment,
suivant les cas, il joue des différentes faces de son talent. A Kerjean – commande
aristocratique – les scènes religieuses sont réduites au minimum, c'est-à-dire le chœur : les
sablières de la courte nef sont entièrement vouées à des suites de mascarons à la mode. A
Sainte-Marie-du-Menez-Hom, dans une Fuite en Egypte, il ne peut s'empêcher – le sujet le
permet – de faire tenir le cuir par deux figures « païennes » : un homme nu et une femme
aux seins nus. A Pleyben même, où l'inspiration religieuse est en première place, il faut
bien regarder les liernes de la croisée du transept. On y voit quatre étages de figures
agenouillées en haut relief4. Mais ces figures, si on prête attention, se détachent sur un bas
relief de grotesques dans le plus pur goût Renaissance. Il y a là tout autre chose que la
production d'un artisan local !
COHÉRENCE DU PLAN, ORIGINALITE DES THÈMES
Il est temps de parler des contenus. Le touriste qui parcourt la frise de manière
linéaire de l'entrée Sud aux parties Est et Nord aura du mal à s'y retrouver : ce n'est pas
ainsi qu'elle a été conçue, mais autour de deux principaux pôles liés à la vie même de
l'église en tant que telle. Le premier comprend le chœur et la croisée des transepts, le
second le haut de la nef, c'est-à-dire les entours de la chaire. Ce qui correspond à peu près
3 Au mur Ouest du transept Nord, cette figure imberbe et en cheveux portant une tête de mort : est-ce une Madeleine
– mais le thème de la Madeleine au crâne ne se développera vraiment qu'un peu plus tard - ? Est-ce un Saint Jean à
Patmos ? Ou banale méditation sur la mort ? Et en face : qui est ce personnage au livre et au bâton ? Un Saint
Jacques le Mineur ?
4 D'interprétation peu aisée : on peut y voir des anges présentant les instruments de la Passion, on y a vu aussi les
sybilles annonçant la naissance et les épisodes de la vie de Jésus. Les deux sujets se recoupent et la lecture n'est pas
si facile. Plaideraient pour le thème des sybilles : le glaive (celui du massacre des Innocents) ou encore la
mangeoire-berceau de la Nativité – qui ne se rattachent pas au cycle « instruments de la Passion ».
aux deux premières mains qui sont intervenues. Quant aux manants du bas de la nef, nous
les laisserons à leur misère…
La zone du chœur (en un sens élargi incluant la croisée des transepts) est
consacrée à une méditation sur la Passion du Christ et sa signification. Mais qu'on
n'attende pas de représentation directe des scènes de la Passion : ni Flagellation, ni
Crucifixion, ni Mise au tombeau. Notre auteur s'en tient à une évocation emblématique
(dont il pourrait être l'initiateur) : à gauche, les cinq plaies du Christ – mains, pieds, cœur à droite une Sainte Face.
Le plus intéressant est dans les commentaires d'accompagnement que le
sculpteur place aux quatre angles des transepts. Côté Est, face à la nef, on trouve à gauche,
représentés en buste de part et d'autre d'un motif qui associe croix et couronne d'épines, un
Judas qui vient rendre à Caïphe, le grand-prêtre, les trente deniers que lui a valus sa
trahison. Comme pendant à droite, ce sont des emblèmes – bassin et aiguière – qui
rappellent le geste de Pilate, le gouverneur romain, se lavant les mains de la mort de Jésus
(le thème se retrouve à Saint-Divy). Commentaire assez clair : le Christ victime à la fois
du goût de l'argent dans les rangs de ses disciples et des lâchetés des gens de pouvoir ;
nous sommes en 1571, le commentaire, adressé vers la nef, n'est pas anodin, ces motifs de
trahison sont toujours d'actualité !
Sur les angles Ouest, à l'attention des clercs qui siègent au chœur, le sculpteur
propose deux autres thèmes. Au transept Nord, en une subtile mise en scène, deux soldats
jouent à la fois les porteurs de cuir et les acteurs qui, à travers les ouvertures du cuir,
jouent aux dés la tunique de Jésus (Jean, XIX, 23-24 : Cette tunique était sans couture,
tissée tout d'une pièce de haut en bas ; ils se dirent entre eux : ne la déchirons pas mais
tirons au sort qui l'aura). De tradition ancienne cette tunique sans couture a été le symbole
de l'unité chrétienne ; au moment où se déchire un millénaire d'unité religieuse, où couvent
les guerres de religion, le thème a tout son poids. Et il est significatif que notre auteur y
revienne régulièrement : il est à Kerjean, alors qu'il n'y a en tout que quatre scènes
religieuses ; il est au Ménez-Hom et, de façon étonnante, en double exemplaire !
Mais revenons à Pleyben, au transept Sud. Ici, les choses ont été bouleversées, ne
serait-ce que par l'effondrement sur ce transept, sous l'effet de la foudre, du sommet de la
tour-clocher à la fin du XVII°. Il est tentant de penser que c'est la scène du supplice de
Prométhée, aujourd'hui décalée vers le milieu de la sablière, qui occupait primitivement
l'angle du transept. Ce serait lourd de sens. En symétrie avec l'appel à l'unité chrétienne, on
aurait l'indication d'une autre convergence : celle du message chrétien et de la littérature
antique…
Dans les sablières sculptées de Brertagne, c'est la seule occurrence du thème de
Prométhée, thème savant issu de la culture des humanistes. Le plus grand d'entre eux,
Erasme de Rotterdam, peut nous donner la clef. Il répète que les écrits de l'Antiquité, si on
sait les lire de manière allégorique, rejoignent l'enseignement du christianisme 5.
Ainsi le Prométhée des Anciens apparaît alors comme une préfiguration du
Christ : comme le Verbe fils de Dieu, il prend part à la création des choses ; comme lui,
par amour des hommes, il assume les rigueurs du supplice ; comme lui il sera délivré. Peu
importe donc, en définitive, la place initiale du Prométhée ; sa seule présence atteste, chez
l'auteur, une pensée cultivée, ouverte aux grands débats du temps et à distance des
5 « Il te faut suivre la même règle dans tous les écrits qui sont constitués, comme d'un corps et d'une âme, d'un sens
immédiat et de mystère, en sorte que, méprisée la lettre, tu regardes de préférence au mystère. De ce genre sont les
écrits de tous les poètes et, parmi les philosophes, des platoniciens ; mais surtout les Ecritures saintes qui… cachent
sous une enveloppe sordide et presque ridicule une puissance divine sans mélange. Autrement si tu lis sans faire appel
à l'allégorie ces histoires…, si tu ne cherches rien au-delà de la surface, je ne vois pas que tu fasses rien qui vaille
mieux que si tu chantais la statue de terre glaise formée par Prométhée, le feu soustrait par ruse, le fait que ce feu,
introduit dans la statue, ait donné une âme à la glaise. Bien plutôt, il y aura peut-être un peu plus de fruits à lire la
fable du poète avec le sens allégorique que le récit des Saints Livres si tu t'arrêtes à l'écorce » (Enchiridion, V° canon,
70). D'Erasme, l'Eloge de la folie est aisément accessible dans différentes éditions. L'Enchiridion militis christiani a été
traduit, chez Vrin, par le père Festugière. Deux recueils d'œuvres choisies (Laffont, Bouquins et Livre de poche
classique) proposent une vue d'ensemble.
intransigeances tant luthériennes que romaines.
AUTOUR DE LA CHAIRE
Passons dans la nef où trône la chaire, lieu de la prédication. A gauche du
prédicateur, un blochet représente un personnage tenant un livre ouvert, illisible depuis le
sol ; par chance, une campagne de travaux a permis à Sophie Duhem une photographie à
hauteur. Sur la page de gauche, on lit : « Notre Père », sur la page de droite : « Je crois en
dieu le père tous puissant (sic) » . Bref, le programme basique du bon prédicateur : le
Pater et le Credo.
On ne s'étonnera donc pas de trouver à droite de ce blochet, à l'angle de la nef,
l'illustration du verset par lequel le Credo s'achève : « Et j'attends la résurrection des
morts et la vie du monde à venir. Amen ». Les commentaires les plus fréquents sur cette
scène reposent en effet sur un double contresens. Elle présente un mort dans sa tombe
cohabitant avec ce qui semble être des serpents ; et on parle d'une charge contre la
lubricité. C'est ne pas tenir compte des contraintes du genre : ces « serpents » sont sans
doute des vers, suffisamment grossis pour être visibles d'en bas ! Et on veut d'autre part
faire de la scène l'exemple privilégié d'une prédication centrée sur la peur de la mort. C'est
oublier les porteurs du cartouche, qui lui donnent son sens : une femme et un homme
(reconnaissable à son caleçon bleu nuit) dans la pose de qui se réveille, celle-là même que
les artistes représentant la Résurrection du Christ donnent aux soldats qui, gardant le
tombeau, s'étaient assoupis. On peut rencontrer ailleurs des fulminations contre la luxure
agitant la menace de la mort ; une analyse d'ensemble de l'œuvre prévient de les retrouver
ici. C'est bien d'éveil et d'espérance que parle la scène. On est dans le registre d'un appel à
une prédication centrée sur le Credo et non sur l'évocation à grand spectacle de la mort,
des enfers et des tourments des damnés6.
Ce que confirme la scène au-dessus de la chaire. Pris des Actes des Apôtres
(VIII, 26-40), le thème est exceptionnel : sur la route de Gaza, un eunuque, surintendant de
Candace, reine d'Ethiopie, rentre d'un pélerinage à Jérusalem et, sur son char, lit une page
d'Isaïe qu'il ne comprend guère. Par miracle, se trouve sur sa route le diacre Philippe 7 qui,
monté sur le char, explique dans le texte l'annonce de Jésus et de sa Passion (l'auteur lui
met à la main une couronne d'épines stylisée) ; au point d'eau le plus proche, l'eunuque
demande le baptême. Les recensions iconographiques relèvent quelques rares occurrences
du thème, mais toujours c'est le moment du baptême qui est représenté 8. A Pleyben, c'est
du contact permanent avec l'Ecriture, même en voyage, et de la capacité à la lire au-delà de
la lettre qu'il est question9 ; le sujet prend sa pleine résonance de sa place au-dessus de la
6 « Ils n'ont jamais assez de telles fables, quand on rapporte des histoires monstrueuses de spectres, de lémures, de
larves, d'enfers et mille autres merveilles de ce genre : plus elles s'éloignent de la vérité, plus sont agréables les
démangeaisons dont elles chatouillent les oreilles. Cela sert non seulement à soulager l'ennui des heures, mais
aussi à procurer quelque profit, surtout pour les prêtres et les prédicateurs » (Eloge de la folie, XL). Ou encore
cette pique : « Quand ils décrivent en détail tout le monde infernal, comme s'ils avaient passé plusieurs années dans
cette république… » (Eloge de la folie, LIII).
7 J'avais, dans un premier temps, écrit : « l'apôtre Philippe » (Ar Men, 105, p. 52). Bien que les Actes disent
« Philippe » sans précision, la tradition s'accorde à rattacher l'épisode à Philippe le diacre, mentionné en VI, 5
comme un proche d'Etienne. Ce qui éclaire encore mieux le choix du sculpteur de Pleyben : avec Etienne, Philippe
représente, au sein de la toute première communauté chrétienne, le courant dit des « hellénistes », soucieux
d'ouverture non seulement à la Diaspora mais à tout le monde hellénistique. L'épisode de l'eunuque symbolise cette
volonté de sortir des limites étroites du judaïsme palestinien.
8 Voir par exemple le Dictionnaire iconographique de peinture de Catherine Rager (Brépols, 1998) s.v. « Philippe
Diacre » ; curieusement le Baptême de l'eunuque de Rembrandt au Catharineconvent d'Utrecht n'est pas mentionné.
9 Le bas-côté Nord conserve une copie tardive d'un Repas d'Emmaüs dont un fragment d'origine est conservé par le
petit musée organisé dans l'ossuaire – témoin à la fois de la ruine de la pièce initiale et du caractère néanmoins
authentique de la copie. Très vraisemblablement, cette scène était le pendant de la scène de l'eunuque. Dans les deux
cas, on est sur la route et le voyage est l'occasion d'une explication de l'Ecriture (cette fois par Jésus lui-même) :
« Commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Ecritures ce qui le
concernait ». Et les disciples de commenter après coup : « Notre cœur n'était-il pas tout brûlant au-dedans de nous
chaire : la lecture personnelle régulière de l'Ecriture vaut tous les prédicateurs10 !
Face à la chaire, une frise emblématique évoque la naissance (écho peut-être du
verset – qui a donné son nom au dimanche de Quasimodo – de I Pierre, II, 2 : « Comme
des enfants nouveau-nés, ayez soif du pur lait de la parole ». De part et d'autre, deux
scènes se répondent symétriquement par leur mouvement ainsi que la présence des
chevaux. A droite, un long portement de croix peut renvoyer à l'avertissement du Christ :
« Qui veut me suivre, qu'il prenne sa croix et me soit compagnon » (Matthieu, XVI, 24) ;
dans le verset qui précède, Jésus vient de rabrouer Pierre, pourtant fraîchement institué
comme chef de l'Eglise : « Tu es pour moi une pierre d'achoppement ». A gauche, une
scène d'interprétation controversée. On peut y lire le rappel d'un autre avertissement
évangélique : « Quiconque, ayant mis la main à la charrue, regarde par derrière lui n'est
pas digne du royaume de Dieu » (Luc, IX, 62). En effet, une scène à la charrue. Des trois
laboureurs, deux ont « la tête en l'air » : manifestement, ils écoutent l'appel à la danse du
cornemuseux situé derrière eux, alors que le premier attire l'attention vers l'avant. Que se
passe-t-il ? L'attelage arrive sur une roche, « une pierre d'achoppement – pierre de
scandale – qui fait chuter » (Isaïe, VIII, 14, cité in I Pierre, II, 8, quelques versets après la
métaphore des enfants nouveau-nés). Confirmation en quelque sorte : les chevaux ont tête
de licorne, les laboureurs sont coiffés d'un chaperon, on est dans le registre de la folie11…
Il est à remarquer comment le blochet au biniaouer assume un double rôle : partie
intégrante de la scène proche, il répond en même temps à son vis-à-vis du côté Nord qui
lui oppose une autre musique, celle du Credo et du Pater noster. Cohérence du propos.
Au Ménez-Hom, on trouve une scène à la charrue analogue : l'homme qui tient
les mancherons a, lui aussi, la tête en l'air mais à l'avant, cette fois, c'est un homme qui est
tombé sous les pieds des chevaux. Le voisinage de la Fuite en Egypte a conduit André
Mussat à évoquer un soldat puni pour s'être moqué sur le passage de la Sainte Famille ;
l'interprétation, non documentée, ne s'impose pas.
Notons que ce double avertissement qui fait face à la chaire est, dans l'esprit de
l'auteur, clairement destiné aux prêtres qui y prêchent, bien plus qu'aux fidèles eux-mêm
DE JERUSALEM A ROME
Le transept Sud, son mur Est particulièrement, constitue un troisième pôle de
l'ensemble sculpté. La première scène n'est pas pour surprendre, c'est une Nativité ; notons
qu'il n'y a pas d'Annonciation ni de Visitation. Suit une page qui « télescope » deux
moments différents : la circoncision de Jésus (huit jours après sa naissance) et la
purification de Marie (la cérémonie des « relevailles », quarante jours après la naissance,
combinée avec la présentation de Jésus au Temple) assortie de l'offrande d'une couple de
tourterelles. Devant ce télescopage, on ne peut s'empêcher de penser aux pages dans
lesquelles Erasme, en écho à la plainte populaire, part en guerre contre la multiplication
des fêtes d'obligation (dont le 1° janvier et le 2 février) qui empêchent les braves gens de
quand il nous parlait en chemin et qu'il nous expliquait les Ecritures » (Luc, XXIV, 13-35) ? Même appel à lire les
Ecritures même en voyage et à les lire au-delà de la lettre, qui confirme le caractère concerté du programme
iconographique et la proximité avec l'inspiration érasmienne (voir note suivante).
10 « Je suis en effet passionnément en désaccord avec ceux qui refusent aux ignorants la lecture des Lettres divines
après leur traduction en langue vulgaire, comme si l'enseignement du Christ était si obscur que seule une poignée
de théologiens pouvait le comprendre… Ah ! Si le paysan à sa charrue en chantait des versets, si le tisserand à ses
navettes en modulait un passage, si le voyageur allégeait la route avec des récits de ce genre ! » (Paraclèsis –
exhortation ouvrant l'édition du Nouveau Testament donnée par Erasme). Faut-il voir un même appel au contact
direct avec l'Ecriture dans un détail de Pleyben : les évangélistes, à la croisée du transept, n'ont pas leur signe de
reconnaissance habituel (à la différence de Kerjean), ils ne se distinguent que par un phylactère portant – en latin, il
est vrai – les premiers mots de leur évangile ?
11 Cf. Erasme : « En matière de piété, il ne faut jamais reculer mais, oublieux de ce qu'on a laissé par derrière, tendre
vers toujours plus de perfection. Pour avoir regardé en arrière, Eurydice retomba chez Orcus. De même la femme
de Loth, et elle fut changée en statue de sel ». (De amabili concordia Ecclesiæ, traduction A. Godin, Laffont, p.817)
travailler alors qu'ils en ont besoin12.
On passe sans transition à une scène plus inattendue : c'est Jésus et la
Samaritaine (Jean, IV). Thème relativement rare dans la peinture et la sculpture du temps
et apparemment sans équivalent dans les sablières. Ce thème, notre « anonyme » y est
attaché : il le retient à Kerjean, pour quatre scènes religieuses au total. Il condense
plusieurs choses : d'abord, le christianisme et la femme, notamment de « mauvaise vie » ;
l'évangéliste note que les apôtres sont interloqués de trouver Jésus en conversation avec
cette coureuse notoire. Est-ce dans le même esprit qu'à Kerjean ce soit Marie-Madeleine –
et elle seule – que l'artiste associe aux quatre évangélistes ?
Et puis il y a surtout ce débat, ancien mais toujours actuel au XVI° siècle, sur la
ville (Jérusalem ? Rome ?) où Dieu aurait, si l'on peut dire, fixé son « siège social ». A
quoi Jésus répond : « Femme, crois-moi, vient l'heure où vous n'adorerez plus ni sur cette
montagne-ci ni à Jérusalem… Vient l'heure où les vrais adorateurs adoreront en esprit et
en vérité ».
Cette page de saint Jean est du texte sacré la plus souvent citée par Erasme. Ce
qui nous conduit à une première conclusion. Construit, ordonné, le programme
iconographique de nos auteurs, entièrement religieux (le Prométhée compris, nous avons
vu en quel sens), ne laisse aucune place aux sujets christiano-païens développés ailleurs
dans l'esprit d'une tradition plus populaire. Ce n'est pas l'effet du concile de Trente : il s'est
clos moins de dix ans auparavant, c'est trop tôt. Ses effets sur la production artistique
n'apparaissent qu'à l'aube du XVII° siècle ; et nous n'avons pas ici les motifs qu'il va alors
impulser – pénitence, sacrements, rosaire… Ceux abordés à Pleyben pourraient faire
penser à l'esprit de la Réforme (le contact personnel avec l'Ecriture, par exemple) mais il y
a d'autre part ce thème de l'unité chrétienne et ce clin d'œil à la culture gréco-latine, qui
renvoient plutôt à la pensée d'Erasme, l'une des figures de proue intellectuelles du siècle,
champion d'un christianisme centré non sur la lettre et le rite mais sur l'esprit, sur la
miséricorde et le pardon, non sur la crainte du châtiment.
Constat étonnant, alors que tout Erasme est à l'Index depuis 1559, que cette
prégnance de l'inspiration érasmienne, entre 1570 et 1580, au cœur de la Basse-Bretagne,
dans des lieux de culte relevant du catholicisme romain. Ce ne peut être la trace de
particularités « contestataires » de l'aristocratie locale : à Pleyben, la commande vient de la
« fabrique », notables mais gens de roture, et rien d'ailleurs n'expliquerait une attirance
spéciale de la noblesse bretonne vers la pensée érasmienne. De Pleyben à Saint-Divy, de
Sainte-Marie-du-Ménez-Hom à Kerjean, peu importe, semble-t-il, le commanditaire :
notre homme (ou notre équipe) suit son idée, en cela « artiste » au sens moderne du terme.
Peu importe donc aussi le clergé local. Il n'est sûrement pas l'inspirateur : l'auteur
reprend ses thèmes d'une paroisse à l'autre, d'un diocèse à l'autre. Le clergé n'est sans doute
pas non plus utilisateur des productions du sculpteur. Il faut se garder de faire refluer sur le
XVI° siècle « l'effet Le Nobletz ». Les travaux sur les taolennou de ce dernier ont
précisément mis en évidence la nouveauté de sa méthode « audio-visuelle », les
résistances rencontrées auprès des clergés locaux tant par Nobletz que par Maunoir. Ne
concluons donc pas trop vite sans autre preuve que les sablières comme les vitraux ou les
calvaires devaient être inspirés par les prêtres pour nourrir leur prédication. On sait que le
souci d'enseigner des prêtres du XVI° est tout relatif, le concile les rappelle à l'ordre à ce
sujet. Les grandes réalisations paroissiales des XVI°-XVII° siècles répondent sans doute
plus au souci laïque de prestige de paroisses concurrentes qu'à des préoccupations
catéchétiques.
D'ailleurs les sablières, situées en hauteur, étaient assez peu lisibles dans les
conditions d'éclairage de l'époque et donc vues avant tout comme élément décoratif. La
grande innovation des taolennou est, à cet égard, de constituer un matériel mobile
12 Entre autres : « Quant à la pléthore des jours de fête que les évêques ont introduits pour complaire à la religiosité
populaire ou que les pontifes romains ont institués sans raison nécessaire, on permettra facilement leur abrogation,
par exemple la fête de la Conception et de la Nativité de la Vierge Marie, ainsi que la fête de la Présentation au
Temple » (De amabili concordia Ecclesiæ, p. 845).
susceptible d'être mis à la portée des yeux. L'auteur de sablières avait, lui, grande liberté
pour concevoir ce qui, dans notre cas au moins, doit être envisagé comme une œuvre, non
un matériau ethnographique utilisable en pièces détachées. Et le paradoxe de l'atelier de
Pleyben est d'user de cette liberté pour proposer un christianisme « en esprit et en vérité »
et appeler les prêtres – qui, de la chaire, sont mieux à même de lire le message – à ne pas
prêcher n'importe quoi.
LE MYSTERE D'UN HOMME ET D'UN DESTIN
Au terme de cette étude, il y a de quoi rester perplexe. Nous découvrons un
atelier d'une étoffe intellectuelle et artistique inattendue. Un homme surtout, celui que
nous avons considéré comme le maître et que l'on retrouve apparemment seul sur les
autres sites, qui semblerait ainsi être le véritable inspirateur de l'ensemble.
Une chose est frappante : les quatre ensembles qu'il est admis de lui attribuer
s'inscrivent dans la décennie 1570-1580. On est tenté de penser à un artiste de passage,
formé ailleurs et familiarisé ailleurs avec la spiritualité érasmienne. Mais où ? Serait-il
venu des Flandres, avec lesquelles les marins et marchands bretons ont des liens
réguliers ? Et on retrouve en effet la marque flamande en Bretagne dans d'autres domaines
comme les retables ou le vitrail. Faut-il regarder vers le Sud, l'Espagne, qui s'ouvre
précocement à l'influence d'Erasme ?
Mais d'autre part, peut-on imaginer qu'un artiste de passage s'adapte aussi
aisément à cette particularité provinciale qu'est l'art des sablières et parvienne à s'imposer
dans sa différence en un laps de temps assez court ? D'ailleurs, les témoignages de la
maîtrise atteinte par les sculpteurs sur bois de cette époque en Bretagne ne manquent pas.
Notre homme pouvait donc bien s'appeler Malgorn, Coquil ou Croguennec… Et, bien
qu'étonnante, l'influence érasmienne pourrait alors s'expliquer par la vitalité des ports
bretons ou celle des couvents…
Reste, dans les deux cas, l'irritante question que soulève cette production
concentrée sur une dizaine d'années : la question de l'avant et de l'après. Carrière précoce
et précocement interrompue ? On devrait sinon retrouver ailleurs la « patte » de cet artiste.
Certes des questions se posent ici ou là : Bodilis ? Roscoff ? Mais sans qu'on puisse se
prononcer de manière suffisamment assurée. On ne peut donc conclure que par des points
d'interrogation, qui ne peuvent empêcher de saluer la force et la singularité de l'ensemble
de Pleyben.
Jean-Claude Le Floch, professeur honoraire de philosophie, né à Pleyben