Éclipse Littérature

Transcription

Éclipse Littérature
HOMERE, L’Odyssée, VIIIè s. av JC
Chant XX, vers 350-386
(trad. Philippe Jaccottet, © éd. La Découverte, 1982)
(La scène se passe à la cour d’Ithaque où Ulysse est revenu habillé en mendiant. Les
prétendants, qui n’ont pas reconnu Ulysse, dînent avec Télémaque, son fils.)
Alors Théoclymène égal aux dieux leur dit :
« Ah! pauvres gens, quel malheur vous advient ? Je vois la nuit
envelopper vos têtes, vos visages, vos genoux,
un gémissement fuse, vos joues sont couvertes de larmes,
les belles niches, les murs sont ruisselants de sang !
Le vestibule est rempli d'ombres, la cour en est remplie,
qui cherchent les ténèbres de l'Érèbe ! Et le soleil
s'est absenté du ciel; un mauvais brouillard fond sur vous ! »
Ainsi dit-il. Mais tous riaient gaiement à ses dépens,
et le fils de Polybe, Eurymaque, prit la parole :
« Cet hôte est insensé, qui nous arrive on ne sait d'où !
Jeunes gens, faites-le sortir du palais sans attendre
et menez-le à l'agora, puisqu'il prend le jour pour la nuit ! »
Théoclymène égal aux dieux lui répliqua :
« Eurymaque, je n'ai que faire de tes guides !
J'ai mes deux yeux, mes deux oreilles, mes deux pieds,
mon esprit est en bon état et sans faiblesse encore.
Grâce à eux, je m'en vais, parce que je vois le malheur
qui s'approche de vous, aucun ne pourra l'éviter
parmi vous, prétendants qui dans les demeures d'Ulysse,
insolents pour les autres, déchaînez votre fureur ! »
Là-dessus, il sortit des demeures spacieuses
et se rendit chez Piraeos qui l'accueillit fort bien.
Les prétendants, se regardant les uns les autres,
harcelaient Télémaque en riant de ces étrangers.
Tel de ces jeunes prétentieux allait disant :
« Télémaque, on n'est pas plus malchanceux en hôtes !
En voilà un qui n'est qu'un triste vagabond,
toujours à quêter pain et vin, mais sans vigueur,
incapable de travailler, un fardeau pour la terre !
Et voilà l'autre qui se lève pour prophétiser... »
Guillaume de Saluste DU BARTAS, La Semaine, 1581
Le quatrième jour, vers 693 à 722
(orthographe modernisée)
(L’auteur s’adresse à la Lune. Le nom “eclipse” est masculin dans le texte).
[…]
Toutefois il advient, lors même que ton front
En son plus haut chemin nous apparaît tout rond,
Et que le voile épais d'un bigarré nuage
Ne peut dérober les rais de ton visage,
Que ton argent s'efface, et que ton teint souillé
Se couvre de l'acier d'un rondache rouillé.
Car ton front se trouvant durant son cours oblique
Vis-à- vis du Soleil en la ligne Ecliptique,
Et la terre entre deux, tu perds ce lustre beau
Que tu tiens à profit du fraternel flambeau.
Mais pour te revancher de la Terre, qui garde
Que pour lors front à front Phoebus ne te regarde,
Ton épaisse rondeur se loge quelquefois
Entre Phoebus et nous sur la fin de ton mois.
Et d’autant que les rais qui partent de sa face,
Ne traversent l'épais de ton obscure masse,
Phoebus, comme sujet aux douleurs du trépas,
Semble être sans clarté, bien qu'il ne le soit pas.
Ainsi donc ton éclipse est au sien tout contraire,
Le tien se fait souvent : rare est cil de ton frère.
Ton éclipse vraiment efface ta beauté :
Le sien prive nos yeux, non son front de clarté.
La terre est celle là qui te rend ainsi sombre :
L'éclipse du Soleil est causé par ton ombre,
Ton front vers le Levant se commence obscurcir :
Son front vers l'Occident commence à se noircir,
Ton éclipse se fait lors que plus luit sa face :
Le sien quand ta beauté décroissante s'efface.
Le tien est général vers la terre et les cieux :
Le sien n'est même ici connu qu'en certains lieux.
[…]
William SHAKESPEARE, Le roi Lear, 1606
acte I, scène 2
(trad. Yves Bonnefoy ©Mercure de France 1965)
[…]
GLOUCESTER:
Ces récentes éclipses du soleil et de la lune ne présagent rien de fameux. La science
de la nature a beau les expliquer comme ceci ou comme cela, la nature elle-même
n'en est pas moins affligée par leurs conséquences. L'amour tiédit, les amitiés se
disloquent, les frères se brouillent. Il y a des émeutes dans les villes, la discorde est
dans le pays, la trahison au palais et, entre le père et le fils, les liens naturels se
rompent. Ce gredin que j'ai engendré vient confirmer le présage : c'est le fils qui se
dresse contre le père ; le roi s'écarte des inclinations instinctives : et c'est le père
contre l'enfant. Nous avons vu nos belles années. Machinations, perfidies, trahisons,
tous les désordres dévastateurs vont sans répit maintenant nous suivre jusqu'au
tombeau. Démasque-le, ce gredin, Edmond ; tu n'y perdras pas. Fais-le avec
précautions... Et le noble et fidèle Kent, banni ! Son crime ? L'honnêteté ! C'est
étrange.
Il sort.
EDMOND:
Voilà bien la folie suprême de l'univers : quand notre sort se révèle mauvais, et
souvent par le triste effet de notre propre conduite, nous rendons coupables de nos
désastres le soleil, la lune, les étoiles — comme si nous étions coquins par fatalité,
bêtes par contrainte céleste, chenapans, voleurs et perfides de par un signe qui nous
gouverne, ivrognes, menteurs et adultères par docilité obligée à l'ascendant de
quelque planète et, en un mot, jamais portés au mal que si un dieu nous y mène. Quel
admirable alibi, pour ce maître ruffian qu'est l'homme, d'aller mettre son tempérament
de bouc à la charge d'une étoile. Mon père copula avec ma mère dessous la Queue
du Dragon, et ma naissance se place sous la Grande Ourse, d'où il suit que je suis
paillard et ours mal léché. Mais, par le pied du Christ ! j'aurais été ce que je suis si la
plus virginale étoile du firmament avait scintillé au-dessus de ma conception de
bâtard... Oh, Edgar !
Entre Edgar.
Fort à propos ! Le voici qui arrive comme le dénouement de l'ancienne comédie. Mon
rôle, que ce soit la noire mélancolie, avec des soupirs comme ceux de Tom, le fou de
Bedlam. — Oh oui, ces éclipses présagent bien ces discordes ! Fa, sol, la, mi !
EDGAR:
Eh bien, mon frère Edmond ? Dans quelle grave méditation êtes-vous plongé ?
EDMOND:
Je pensais, mon frère, à une prédiction que j'ai lue l'autre jour, sur ce qui suivrait ces
éclipses.
EDGAR:
Vous vous occupez de ces choses ?
EDMOND:
Je vous assure que, par malheur, les effets que l'on annonçait se réalisent : rapports
dénaturés entre parents et enfants, mort, famine, rupture entre vieux amis, divisions
dans l'État, menaces et malédictions proférées contre le roi et les nobles, méfiances
sans objet, bannissement d'amis, cohortes qui se débandent, difficultés entre époux,
et je ne sais quoi encore.
EDGAR:
Depuis quand êtes-vous un dévot de l'astrologie ? […]
SHELLEY, Prométhée délivré, 1820
acte IV, vers 443-502
(d'après la traduction de Félix Rabbe, Nouvelle Librairie Parisienne, 1887)
[…] LA TERRE:
Je tourne sous ma pyramide de nuit,
Qui pointe dans les cieux, rêvant le bonheur,
Murmurant une joie victorieuse dans mon sommeil enchanté;
Comme un jeune homme, bercé dans des rêves d’amour aux beaux chants,
Sous l'ombre de sa beauté étendue,
Veille autour de son repos en l'enveloppant de lumière et de chaleur.
LA LUNE :
De même que, dans une tendre et douce éclipse,
Quand l’âme rencontre l'âme sur les lèvres des amants,
Les coeurs exaltés sont calmes, et les yeux les plus brillants sont ternes ;
Ainsi, quand ton ombre tombe sur moi,
Alors suis-je muette et silencieuse, par toi
Couverte ; de ton amour, ô le plus beau des Orbes,
Pleine, oh ! trop pleine !
Tu te hâtes autour du soleil,
Le plus brillant des innombrables mondes;
Sphère verte et azurée, qui brilles
De la lumière la plus divine
Parmi toutes les lampes du Ciel
A qui vie et lumière sont données;
Moi, l'amante de cristal,
Portée vers toi par une force
Semblable à celle du Paradis polaire,
Comme par l'attraction magnétique des yeux d’un amant ;
Moi, la plus enamourée des vierges,
Dont la faible cervelle est accablée
Du plaisir de son amour,
Je me meus, semblable à une folle, autour de toi,
Contemplant, comme une fiancée insatiable,
Ta forme en tous sens
Comme une Ménade, autour de la coupe
Que la main d'Agave brandissait
En la forêt enchantée de Cadmos.
Frère, partout où te porte ton essor,
Je dois me précipiter , tourner, et te suivre
A travers les cieux immenses et creux,
Abritée par le chaud embrassement
De ton âme contre le famélique espace,
Buvant, dans ton sentiment et ta vue
Beauté, majesté et force,
Comme un amant ou un caméléon
Devient semblable à ce qu'il contemple,
Comme l’oeil grâcieux d’une violette
Regarde le ciel azuré
Jusqu'à ce que sa couleur devienne semblable à ce qu'elle regarde ;
De même qu’une grise et liquide brume
S’embrase comme une solide améthyste
En travers de la montagne occidentale qu'elle enserre,
Quand le rayon du soleil couchant dort
Sur sa neige –
LA TERRE
Et que le jour affaibli pleure
Qu'il en soit ainsi.
Oh, gentille Lune, la voix de ton bonheur
Tombe sur moi comme ta claire et tendre lumière
Caressant le matelot, porté une nuit d'été
A travers des îles pour toujours calmes.
Oh, gentille Lune, tes accents de cristal percent
Les cavernes du profond univers de mon orgueil,
Charmant la joie du tigre, dont les piétinements furieux
Ont fait des blessures qui ont besoin de ton baume. […]
[…] THE EARTH:
I spin beneath my pyramid of night,
Which points into the heavens dreaming delight,
Murmuring victorious joy in my enchanted sleep;
As a youth lulled in love-dreams faintly sighing,
Under the shadow of his beauty lying,
Which round his rest a watch of light and warmth doth keep.
THE MOON:
As in the soft and sweet eclipse,
When soul meets soul on lovers’ lips,
High hearts are calm, and brightest eyes are dull;
So when thy shadow falls on me,
Then am I mute and still, by thee
Covered; of thy love, Orb most beautiful,
Full, oh, too full!
Thou art speeding round the sun
Brightest world of many a one;
Green and azure sphere which shinest
With a light which is divinest
Among all the lamps of Heaven
To whom life and light is given;
I, thy crystal paramour
Borne beside thee by a power
Like the polar Paradise,
Magnet-like of lovers’ eyes;
I, a most enamoured maiden
Whose weak brain is overladen
With the pleasure of her love,
Maniac-like around thee move
Gazing, an insatiate bride, On thy form from every side
Like a Maenad, round the cup
Which Agave lifted up
In the weird Cadmaean forest.
Brother, wheresoe’er thou soarest
I must hurry, whirl and follow
Through the heavens wide and hollow,
Sheltered by the warm embrace
Of thy soul from hungry space, Drinking from thy sense and sight
Beauty, majesty, and might,
As a lover or a chameleon
Grows like what it looks upon,
As a violet’s gentle eye
Gazes on the azure sky
Until its hue grows like what it beholds,
As a gray and watery mist
Glows like solid amethyst
Athwart the western mountain it enfolds,
When the sunset sleeps
Upon its snow —
THE EARTH:
And the weak day weeps
That it should be so.
Oh, gentle Moon, the voice of thy delight
Falls on me like thy clear and tender light
Soothing the seaman, borne the summer night,
Through isles for ever calm;
Oh, gentle Moon, thy crystal accents pierce
The caverns of my pride’s deep universe,
Charming the tiger joy, whose tramplings fierce
Made wounds which need thy balm.
[…]