Les think tankS sont-iLs exPoRtabLes?

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Les think tankS sont-iLs exPoRtabLes?
Regards Croisés
Les think tanks
sont-ils exportables?
Anne Deysine
Professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense
Source d’admiration et d’envie en France, les think tanks sont une institution spécifiquement américaine. Aborder leur rôle aux États-Unis et leurs spécificités revient en
filigrane à s’interroger sur la possibilité et l’opportunité de transposer le « modèle
américain » des think tanks au contexte culturel et politique français par nature très
différent.
O
bservateur avisé, Tocqueville1 notait déjà l’omniprésence des associations aux États-Unis. De cette omniprésence découle une conception
bien particulière de l’intérêt public, diamétralement opposée à l’approche française.
Alors que les deux modèles républicains d’État américain et français ont vu le jour
à la même époque et se réclament de la philosophie des Lumières, le contenu de ce
que recouvre l’intérêt public y est opposé. Le modèle américain fait place à la représentation des intérêts privés dans la construction de l’État et la définition de l’intérêt
général. Ainsi, les formes associatives et corporatives influent sur la mise en forme
et la conduite de l’action publique aux États-Unis. Les groupes dont les églises, les
associations et les think tanks concourent avec les autorités de l’État2 à la poursuite
du bien public. Mais l’État américain étant ou se devant d’être faible, les groupes
jouent un rôle plus important et l’intérêt public est conçu comme devant exprimer
fidèlement la somme des intérêts privés de particuliers autant que de groupes. Le
bien public est pris en charge par la société elle-même et bien sûr par les groupes les
plus riches et les plus efficaces, l’État se contentant de jouer le rôle d’arbitre.
1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, partie II, chapitre V, « De l’usage que les Américains
font de l’association dans la vie civile », (1835), Paris, M. Levy, 1864, p. 210.
2. Entendu en tant qu’État fédéral et les cinquante États fédérés.
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Cette conception va à l’encontre de la théorie du contrat social développé en particulier par Jean-Jacques Rousseau3 et qui est à la base de la conception française de
l’intérêt général « qui comprend la somme de tous les intérêts que les hommes ont
décidé par un acte de libre volonté c’est-à-dire un contrat de mettre en commun
pour former une Nation ». En France, les intérêts privés sont vus comme hostiles à
l’intérêt public alors qu’aux États-Unis, c’est l’agrégation de ces intérêts privés qui
constitue l’intérêt public. Il y aurait donc perméabilité et interaction entre acteurs
publics et privés avec peut-être pour résultat le passage du gouvernement à la « gouvernance ». Est-ce à dire que si la France veut évoluer vers un modèle de « gouvernance », il lui faut adopter quelques-uns des traits américains ?
Il faudra alors s’interroger sur les risques qui vont de pair avec ce modèle. Car
lorsque des groupes puissants ont leur existence propre et autonome, indépendante
de l’État, le risque est que le gouvernement ne puisse opérer la difficile conciliation entre les différents intérêts avec pour résultat sa
« capture » par les groupes les plus puissants. C’est la
Le risque est
thèse mise en avant par l’école du Public Choice4 qui
d’autant
plus
alerte contre le risque de collusion, contre la dominaréel qu’il y
tion des groupes d’intérêts et des lobbies. Ce danger
a glissement
insensible des
est également mis en avant par les tenants de la thèse
activités d’une
élitiste5, qui souligne que certains intérêts sont plus
association ou
égaux que d’autres, pour parodier George Orwell et
d’un think tank
son célèbre livre La ferme des animaux. Le risque est
vers celles d’un
lobby.
d’autant plus réel qu’il y a glissement insensible des
activités d’une association ou d’un think tank vers
celles d’un lobby. Pourtant, leurs statuts juridique et
fiscal sont différents et la frontière entre les deux
devrait être étanche – ce qui n’est pas le cas.
3. Pour Rousseau, l’intérêt public « c’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts (particuliers) qui forment le lien social ». Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, in Du contrat social - Écrits politiques, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 368. Cette approche est également privilégiée par Sieyès, Emmanuel Joseph
Sieyès, Qu’est-ce que l’état ?, coll. « Quadrige », PUF, p. 85.
4. La théorie des choix publics est un courant économique qui décrit le rôle de l’État et le comportement des électeurs, hommes politiques et fonctionnaires. Elle entend ainsi appliquer la théorie économique à la science politique.
Le texte fondateur de ce courant est The Calculus of Consent publié en 1962 par James M. Buchanan et Gordon
Tullock, Ann Arbor, Univ. Of Michigan Press. Les bonnes décisions politiques peuvent être considérées comme un
bien public pour la plupart des électeurs, puisqu’ils en bénéficient quoi qu’ils fassent, et qui n’en privent personne
d’autre. Cependant, il existe un grand nombre de factions ou d’intérêts particuliers qui pourraient tirer un avantage
en obligeant le gouvernement à adopter des décisions généralement nuisibles mais profitables pour eux, mais dont
le préjudice (subi par chaque électeur) est insensible tant il est minime.
5. Wright Mills, L’élite du pouvoir (1956), traduction française chez Maspero, 1969.
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Qu’est-ce qu’un think tank ?
Pour définir ce qu’est un think tank, on peut essayer de donner une traduction en
français de l’expression. Or, le terme est difficile à traduire. Certains utilisent « boîtes
à idées » ou « réservoirs d’idées » ou encore « incubateurs d’idées ». Les organisations
regroupées sous le terme générique de think tank portent d’ailleurs aux États-Unis
des noms variés, aussi bien « institut » que « centre » ou « conseil » : ainsi le progressiste Brookings Institution, le Cato Institute, farouche défenseur des libertés et
opposant à toute intervention de l’État, ou encore American Entreprise Institute
(AEI), l’un des pionniers conservateurs créé pour faire contrepoids au Brookings.
Certains ont des noms trompeurs tels Heritage Foundation qui n’est pas une fondation, ou encore Carnegie Endowment for International Peace, le terme endowment
renvoyant à un mécanisme de financement sous forme de legs placé qui génère des
revenus.
Pour comprendre ce qu’est un think tank, on peut analyser leur rôle dans le dispositif
politique américain. Ce rôle est important et ce pour plusieurs raisons. La première
est que leurs recherches ne se limitent pas à l’aspect théorique ou scientifique. Ils
sont policy oriented, c’est-à-dire qu’ils proposent des solutions pragmatiques sur des
sujets extrêmement pointus que le législateur ou même
les membres de l’exécutif et des agences réglementaires
Produire des
n’ont pas nécessairement le loisir ni les compétences
recherches non
d’approfondir. Ils jouissent d’une supériorité y compris
théoriques, ayant
pour objectif de
sur les experts du service de recherche attaché au
conduire à des
Congrès des États-Unis (CRS), pourtant réputé pour la
recommandaqualité de ses études et qui emploie un nombre enviable
tions, sans
de spécialistes. Pour saisir la spécificité des think tanks,
participer
directement au
il faut s’interroger sur le mot anglais « policy », à distinpouvoir politique
guer de « politics »6 car la production de « policy »,
ni tenter de le
comme employé dans « politique sociale », « politique
conquérir.
d’austérité » ou « politique de rigueur budgétaire », est
au cœur de leur activité. Il s’agit de produire des
recherches non théoriques, ayant pour objectif de conduire à des recommandations,
des solutions quant aux « politiques » à mettre en place, sans participer directement
au pouvoir politique ni tenter de le conquérir. L’autre notion importante est celle de
« bien commun » au sens américain, comme résultant de la confrontation des idées
6. La politique dans le sens d’activité politique.
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sur un libre marché des idées (market place of ideas) nourri et protégé par le 1er amendement à la Constitution et qui conduira à la meilleure solution.
L’importance des think tanks tient par ailleurs à des spécificités propres au système américain. Parmi les premières, la tradition des « ingénieurs sociaux », la foi
dans le progrès explique la confiance dont jouissent ces centres de recherche. Il y a
aussi la tradition – très vivante aux États-Unis – du « problem solving » confié à des
experts, tradition elle-même appuyée sur la confiance dans le « social scientist » : leur
« science » des sociétés humaines doit précisément aider à en rationaliser le fonctionnement. Un autre trait propre aux États-Unis est la tradition philanthropique,
bien connue et renforcée par des incitations fiscales ainsi que par des mécanismes
juridiques permettant aisément de mettre en place des fondations et des trusts. Aux
États-Unis, l’argent privé sert à faire avancer la recherche, y compris la recherche
politique, économique, stratégique ou autre et les fondations sont des financeurs
importants. La philanthropie est le moyen pour les « riches » de montrer leur gratitude vis-à-vis d’une société qui leur a permis de réussir financièrement.
Les dernières raisons de l’omniprésence des think tanks aux États-Unis sont politiques. La première est la fragmentation du processus de décision public découlant
de la séparation des pouvoirs tant verticale7 qu’horizontale avec la séparation des
pouvoirs et le système de freins et contrepoids. Quand on ajoute à ceci une administration dont le poids – contrairement à certaines idées reçues – est significatif8 et les
nombreuses agences dites indépendantes ou à pouvoir réglementaire9, on comprend
que les points d’accès sont nombreux, si bien que, agissant très en amont, un think
tank a la possibilité d’infléchir les termes du débat ou de la recherche. On parle
même parfois d’un « advocacy tank », qui « plaide » comme un avocat en faveur d’une
cause à laquelle il se consacre, comme dans le cas de l’Heritage Foundation qui
dans les années 1970 cherchait à faire appliquer le programme conservateur par les
Représentants, et si possible par le prochain locataire de la Maison Blanche.
Si la fonction première des think tanks est de réfléchir et d’inspirer, elle est aussi d’influencer. Et si leur rôle est centré sur la recherche, les think tanks sont aussi des éditeurs, des formateurs et des « facilitateurs » chargés d’insuffler des idées neuves aux
nouveaux élus et dirigeants politiques qui, aux États-Unis, ne sont pas en majorité
7. Partage des prérogatives entre les États fédérés et le niveau fédéral dans le cadre du « fédéralisme ».
8. Il y a 3 millions de fonctionnaires aux États-Unis.
9. Les agences jouissent de pouvoirs à la fois législatifs (production de règles) ; exécutifs (veiller au respect de ces
règles) ; et quasi judiciaires.
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fonctionnaires et énarques et ne constituent pas une classe politique, en tous cas au
sens français du terme.
Le foisonnement des idées est encore renforcé par la faiblesse des partis politiques
américains. Ceux-ci sont des organisations hétérogènes non idéologiques qui n’existent
réellement que tous les quatre ans lors des élections présidentielles. Cette situation
favorise l’émergence de candidats qui portent chacun leurs idées et les défendent lors
des élections primaires. Même s’il n’est pas question d’idéaliser le débat auquel les
campagnes peuvent donner lieu, les candidats doivent néanmoins se prononcer sur
certaines lignes directrices claires en matière de retraite, de couverture médicale ou
de protection de l’environnement. Et pour définir leur ligne politique, ces candidats
s’appuient plus sur des organismes de type think tank que sur les cadres et équipes du
parti. C’est ce qu’ont fait en particulier Reagan en 1980 ou Obama en 2008.
En route vers Bruxelles
Au terme de ce bref panorama, il apparaît que la puissance des think tanks américains est le produit des spécificités culturelles et politiques d’une société plurielle et
pluraliste. Ils voisinent avec les fondations, les groupes d’intérêts, les groupes d’intérêt public, les associations professionnelles et les lobbies. Ils sont difficilement
exportables dans un pays comme la France, un pays qui croit aux « intellectuels »
plutôt qu’au pouvoir des idées. Les élites et hommes
politiques français adorent fréquenter philosophes et
Produit des
spécificités
écrivains. L’idée que les idées ne sont pas uniquement
culturelles et
de beaux objets théoriques ou l’occasion d’un joli débat
politiques d’une
ou d’une diatribe est exotique. Les intellectuels français
société plurielle
préfèrent s’offusquer ou fulminer plutôt que proposer
et pluraliste, les
think tanks sont
des solutions pragmatiques. On trouve là l’opposition
difficilement
entre deux approches historiquement et conceptuelleexportables dans
ment différentes de la politique, du rôle des intellectuels
un pays comme
la France.
et du processus décisionnaire sans que l’un soit nécessairement supérieur à l’autre.
Pourtant, malgré les obstacles à l’arrivée des think tanks en France, il en existe maintenant quelques-uns qui jouent un rôle visible, leurs présidents et membres éminents
intervenant de plus en plus souvent dans les médias. Surtout, il se constitue de plus
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en plus de think tanks au niveau européen. Cela tient à ce que le système politique de
l’Union européenne, dans sa complexité et sa fragmentation, ressemble au système
américain. La circulation du personnel entre les institutions européennes, la haute
administration, la classe politique, l’université et ces think tanks contribue largement
à la constitution de réseaux. Ils fonctionnent eux aussi dans les deux sens : volonté
d’influencer de la part des think tanks, recherche d’expertise et de solutions de la part
des institutions. Les think tanks rapprochent donc Bruxelles de Washington.
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