MeP 01

Transcription

MeP 01
Diabolo
pacte
Claudine Candat
roman
fa éties
À Jean-Claude Ponçon, avec toute mon amitié
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MÉPHISTO A DU MÉTIER
arin Bressol grimaça de douleur. Une contracture vrillait ses jambes d’infirme. Il était installé
dans l’un des sièges réservés aux visiteurs, laissant vide le fauteuil derrière l’immense bureau en
acajou massif, à l’image d’un bateau sans gouvernail
dérivant sur un océan de malheurs. Jusqu’à l’année dernière, celle de ses quarante ans, Bressol voguait sur la
mer de la prospérité, prospérité qu’il avait acquise un
tiers grâce à Elle, un tiers grâce à Lui et un tiers grâce à
l’Autre. C’est à ce dernier tiers qu’il devait les deux premiers. Elle, n’était autre que la fille d’un éditeur. Bressol
s’était marié avec elle et surtout avec la maison d’édition de son père. À présent il était cocu, pas du côté de
la fille de l’éditeur mais de son côté à Lui, son auteur
fétiche, Antoine Maurier. Cocu et quasi ruiné car les
éditions 1515 menaçaient de boire le bouillon.
Bressol fixait du regard sa jeune comptable, une
grande blonde qui ressemblait assez à Marilyn Monroe.
Lorsqu’ils étaient debout l’un face à l’autre, le nez de
Bressol arrivait à hauteur de ses seins. Marilyn Monroe
affichait un masque de tragédienne en lui présentant les
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Diabolo pacte
derniers bilans. Ceux-ci n’étaient pas réjouissants.
Quant à l’éditeur, il s’agitait sur sa chaise. C’était sa
façon de boiteux de faire les cent pas pour évacuer la
colère. Mais le gnome, ainsi que le surnommait secrètement sa comptable, ne se contrôlait plus.
— Dire que sans moi ce pédéraste ne serait rien !
Il parlait d’Antoine Maurier, son auteur fétiche qui
venait de le plaquer. Marilyn Monroe toussa : « Garin,
vous vous égarez ». À la différence d’Antoine Maurier,
Bressol n’avait jamais été homosexuel, ou alors à un
niveau extrêmement refoulé. Pourtant il se sentait
blessé, trahi. Maurier n’avait pu résister à l’appât du
gain et l’avait quitté pour un concurrent. Bressol l’avait
supplié ; son épouse, la fille de l’éditeur, s’y était mise,
et même son beau-père mais Maurier avait été intraitable, sans pitié.
— C’est moi qui t’ai découvert, Antoine, avait supplié Bressol.
— Et alors ?
— Tu pourrais avoir de la reconnaissance.
— Tu plaisantes ? Tu m’as refusé quatre fois.
— Certes, mais ensuite je me suis battu pour te
publier. J’ai été le premier à miser sur toi.
Bressol était sincère car à l’époque il n’était pas aux
commandes de la maison et ne pouvait décider seul de
monter une collection de fantastique et de science-fiction, genre que son beau-père tenait pour mineur. Pour
celui-ci la science-fiction n’était pas de la littérature mais
traduisait l’impuissance imaginaire de ses auteurs auxquels il refusait le titre d’écrivain. Mais Bressol avait
insisté : « Si vous ne vous décidez pas rapidement on
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nous le chipera » et le beau-père avait fini par se rendre
aux raisons de son gendre. Cependant, Maurier, qui
n’ignorait rien de l’histoire, était resté imperturbable.
— Et alors ? Tu m’as mangé la laine sur le dos. À chacun de mes livres correspond l’une de tes foutues
bagnoles de sport. Avec mon œuvre tu t’es payé une
satanée collection.
À bout d’arguments, l’éditeur avait lâché un cri de
bête blessée. À ce souvenir, Bressol haussa les épaules
et regarda Marilyn Monroe au fond des yeux en se
dévissant le cou. D’ordinaire il louchait vers elle avec
lubricité mais le goût du lucre avait pris le dessus. Sa
jeune et belle comptable lui faisait en ce moment
autant d’effet qu’un presse-papiers. La fureur l’étranglait
presque.
— Qu’il aille au diable ! Mais il n’y a que lui qui rapporte. Mes autres auteurs couvrent à peine les frais. Et je
reçois un tas de manuscrits de merde. Pas un seul qui
arrive à la cheville de ce traître. Ces minables tueraient
père et mère pour être édités !
Marilyn Monroe esquissa une moue qu’il eût en
d’autres circonstances trouvée exquise.
— Garin, je sors de HEC et j’ai lu dix fois plus de
livres d’économie que de romans mais je peux comprendre que ces auteurs qui vous harcèlent avec leurs
manuscrits soient prêts à tout pour être publiés.
Bressol se trémoussa sur sa chaise et pointa du menton la pile composée de larves manuscrites aspirant à la
métamorphose.
— Voilà les rescapés de l’écrémage. Cela vous donne
une idée de ce qui arrive par la poste, une pluie de sau11
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terelles. Parce qu’aujourd’hui il y a plus d’écrivains que
de lecteurs, et je ne parle que des auteurs publiés. Je me
demande même si les trois quarts des « commetteurs »
de manuscrits ont ouvert un seul livre dans leur vie.
Ah ! Si nous pouvions régresser au temps de la chandelle et de la plume d’oie ! Satané Word !
Bressol était de trop mauvaise humeur pour reconnaître que cette manne tombée de la poste n’était
jamais réexpédiée directement à l’envoyeur parce que
parmi l’invasion de criquets pouvaient se glisser un ou
deux papillons prêts à voler vers la gloire.
— Je ne vous demande pas de compatir mais de m’expliquer comment je peux sauver les meubles.
— C’est simple et compliqué. Sortir un best-seller.
— Autrement dit un miracle. Parce qu’il n’y a pas de
recette, fourrez-vous ceci dans le crâne sinon tous ces
gourous des ateliers d’écriture nous pondraient des bestsellers à la chaîne plutôt que de s’emmerder à donner
des cours. Écrire, ce n’est pas un travail et pourtant c’est
un métier et chaque écrivain possède son petit secret de
fabrication. Il ne suffit pas d’être malheureux et d’avoir
à combler des vides pour combler ceux des lecteurs. Il
ne suffit pas de respecter la syntaxe et la grammaire,
d’avoir un vocabulaire étendu. Les belles phrases ne
font pas les beaux livres. Et n’allez pas fantasmer sur
l’inspiration ! Vous savez ce que c’est, l’inspiration ?
Bressol se répondit à lui-même :
— Imaginez une forge avec son forgeron et son soufflet d’où sort l’air qui attise le feu sacré. L’air, c’est
l’inspiration. Sans air, pas de vie, pas d’envie, pas de
livre. Mais attention, si l’écrivain, grisé par l’haleine des
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muses, oublie de forger ses chimères, l’histoire n’aura
jamais la consistance capable de susciter une boulimie
de lecture. Par contre, si l’écrivain pioche sans être inspiré il fabriquera un produit sans grâce, sauf miracle. Il
arrive en effet qu’à force de piocher l’étincelle de la
grâce finit par jaillir. Alors, de la forge des mots sort parfois un livre inspiré. Voilà ce qui distingue un artiste
d’un artisan, mais aussi un artiste d’un dilettante.
Marilyn Monroe sourit devant ce Vulcain assis, forgeron boiteux qui se servait dans la forge des autres.
Cependant, le souffle de la forge passait à travers les
paroles de Bressol. Marilyn le coupa net.
— N’attendez rien des écrivains, encore moins de
Dieu ou de ses saints. L’Autre vous exaucera sur simple
demande. Ne faites pas l’innocent, Garin, vous avez
placé vos affaires sous Son chiffre : Les éditions 1515,
15 rue Gutenberg, Paris 15e. Ce n’est pas du hasard,
c’est de la fatalité. Renforcez votre coopération et vous
sortirez du pétrin, je vous le jure.
Bressol reconsidéra l’appétissante comptable et, pour
la première fois depuis des années, contempla en détail
l’estampe qu’il avait affichée dans son bureau dès le jour
où il s’était emparé des commandes. Elle ne manquait
jamais de fasciner les visiteurs qui la voyaient pour la
première fois. Les vingt-deux arcanes majeurs du tarot
de Marseille couvraient la surface d’un pan de mur. Au
centre du cercle se tenait la lame XV, grossie trois fois
par rapport aux autres lames. Celle-ci représentait un
monstre androgyne doté d’une paire de seins et d’une
paire d’ailes, coiffé d’un chapeau biscornu et brandissant une épée dans la main gauche. Deux diablotins
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Diabolo pacte
nus, les mains cachés derrière le dos, étaient enchaînés
par le cou au piédestal supportant le monstre.
Bressol se taisait, ses jambes d’infirme au repos, fasciné comme peut l’être un enfant par un livre d’images.
Marilyn Monroe prit le ton patient dont on use pour
s’adresser aux enfants et aux malades :
— Garin, pas besoin de vous faire un dessin. Le Très
Bas ne demande qu’à vous rendre service.
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Méphisto a du métier
— En échange de quoi ? De mon âme ? Je la Lui ai
déjà cédée.
— Je suis parfaitement au courant de tous vos
contrats, Garin. Vous avez une position idéale. Une
maison d’édition peut aisément se transformer en
dépôt-vente d’âmes. Faites le compte de tous ces ego
bouffis d’orgueil que vous dégonflez d’un seul trait de
plume comme des baudruches. Ne correspond pas à
notre ligne éditoriale. Savez-vous que par ces quelques
mots vous suscitez autant d’envie de meurtres que de
poussées suicidaires ?
— Écoutez, je sais que vous sortez de HEC et qu’ici
vous êtes sous-employée, mais vous n’allez pas m’apprendre mon métier. Qu’est-ce que vous voulez que je
réponde à tous ces toquards ? Qu’ils ont pondu une
merde ? Personne encore n’a assassiné un éditeur et en
fait de suicide, dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des
cas leur ego n’est pas mortellement blessé. Ils finissent
tous par se recycler dans des hobbys qui demandent
moins de talent.
— Ne faites pas l’âne, Garin. Vous savez très bien que
sur le moment ces pauvres diables que vous envoyez
promener sont assaillis de doutes mortifères et qu’ils
céderaient leur âme au premier venu pour être édités
par vous ou par un autre tout simplement parce qu’ils
placent leur chef-d’œuvre au-dessus d’eux-mêmes. Ils ne
se mettent à douter qu’après, dans l’attente de votre
réponse, mais pas avant, parce que ce manuscrit que
vous mettez au rebut en deux coups de cuillère à pot a
suscité chez son auteur assez d’enthousiasme pour qu’il
prenne le risque de vous le faire lire. Proposez-leur de
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Diabolo pacte
les publier en échange de leur âme et Il ne sera pas
ingrat envers vous. La littérature servira de couverture à
votre activité occulte. Elle blanchira l’argent de votre
ténébreux commerce.
Bressol se dressa sur ses jambes.
— C’est Lui qui vous envoie, n’est-ce pas ?
En guise de réponse, un tourbillon d’air fit voler la
jupe de la comptable autour de ses jambes. Le gnome
put admirer leur galbe parfait mais jamais auparavant il
n’avait détecté la présence d’une bouche d’aération
dans le plancher de son bureau. Décidément, cette fille
avait une tête, mais surtout une paire de jambes.
— Alors Garin ?
— Je n’ai pas vraiment le choix. Je m’engage devant
Lui à publier le premier manuscrit dont l’auteur accepte
de vendre son âme, le manuscrit tel quel, sans retouche
avec le nom de l’auteur en toutes lettres sur la couverture.
Juste au moment où Marilyn Monroe arrondissait sa
bouche pulpeuse en forme de « ouf », le moineau le
plus innocent de Paris vint se percher à hauteur de vitre.
Par quel prodige avait-il atterri en plein 15e arrondissement sous les fenêtres du numéro 15 de la rue
Gutenberg, siège des éditions 1515 ? Le moineau sautillait, étirait une patte, puis l’autre, bondissait sur la
branche en entrouvrant ses deux petites ailes. Dès que
l’éditeur l’aperçut, il avisa un rameau adapté à la taille
de ses doigts et se mit à tourner en soleil. Il s’arrêta soudain, dressa ostensiblement le cou en exhibant son
meilleur profil. Manifestement, il défiait le maître des
éditions 1515 et son avisée comptable. C’est alors que
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Méphisto a du métier
le soupir d’aise de celle-ci se finit dans un cri. Le double
vitrage venait de voler en éclat, laissant à sa place l’œil
noir du serpent. Marilyn courut à la fenêtre, l’ouvrit en
grand et la rue s’engouffra dans le bureau de l’éditeur
avec ses odeurs et ses bruits. Elle se laissa un moment
griser par ce matin de printemps où les arbres, après le
maigre de l’hiver, s’embourgeonnaient, où les merles sifflaient à tue-tête dans tous les coins de verdure,
parcimonieusement distribués entre la rue Balard et
l’avenue Émile - Zola. La rumeur du trafic couvrait leurs
efforts et quand la fenêtre était fermée, les doubles
vitrages ne laissaient rien passer, ni pétarades ni chants
d’oiseaux. Marilyn se pencha au dehors, exhibant audessus des passants sa poitrine pigeonnante. Elle
chercha des yeux le cadavre du petit provocateur. En
vain. L’astucieux moineau s’était volatilisé à temps.
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FRONDE RABASTINOISE
ressol, qui n’était pas un type ingrat, savait ce
qu’il Lui devait. C’était même la seule chose au
monde dont il fût certain. Quant à chercher ce
qui lui avait valu d’être frappé par la poliomyélite à
l’âge de quatre ans constituait à ses yeux un exercice
aussi fastidieux qu’absurde. Il pouvait témoigner que la
polio n’était pas une maladie de langueur. L’attaque
provoquait des souffrances atroces aux jambes. Il se souvenait comme si c’était la veille être rentré, poussé sur
un chariot, de la première ponction lombaire comme
d’une incursion en enfer. Il avait survécu avec des
séquelles : une jambe atrophiée, la gauche, qu’il cachait
dans ses pantalons, de méchantes contractures qui lui
vrillaient la hanche et la cuisse et, surtout, ce qu’il ne
pouvait dissimuler, la partie visible de cet iceberg de
calamités, sa démarche claudicante. Comble du malheur, sa croissance s’était arrêtée à un mètre cinquante.
Sa mère évitait de soupirer devant lui « Mais qu’ai-je fait
au bon Dieu ? » mais l’incommensurable chagrin qu’il
suscitait malgré lui transpirait à travers les non-dits et
les regards. On le trimbala plusieurs fois à Lourdes
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Fronde rabastinoise
jusqu’à ce qu’il ramène une pneumonie de sa dernière
immersion dans la piscine. Encore une fois, il survécut
mais dès lors, côté bondieuserie, on le laissa en paix.
C’est dans une petite bourgade du Sud-Ouest qu’il
grandit, moins vite que les enfants de son âge et plus
malheureux que la plupart d’entre eux qui se
moquaient du pauvre boiteux chaque fois qu’il se trouvait sur leur chemin. Son père et sa mère tenaient un
tabac-presse à Rabastens, entre Albi et Toulouse, et à
force travailler côte à côte ils avaient fini par se ressembler comme frère et sœur. Des rumeurs couraient : un
mariage consanguin pouvait expliquer les tares de l’enfant. Garin clopinait et ne grandissait pas. Il s’enfermait
du matin au soir dans l’arrière-boutique pour dévorer
des illustrés. Ses parents le mettaient dehors de temps
en temps. « Va prendre l’air » disaient-ils en faisant semblant d’ignorer qu’ils l’envoyaient dans la fosse aux
lions. Dès qu’il apparaissait sous les platanes des allées,
les garnements du coin, parmi lesquels figuraient les fils
du médecin et du garagiste qui ne se séparaient jamais
du neveu du maire, guettaient l’occasion de lui faire un
croche-pied. Garin s’étalait de tout son long au milieu
des rires, le genou en sang, l’âme meurtrie et la haine au
ventre. Il aurait pu devenir un cloporte, un vermisseau
qui s’aplatit dans l’attente d’être écrabouillé. Des années
plus tard, il réalisera que le proverbe Aide-toi, le ciel t’aidera n’est vérifié que si on remplace le ciel par le
Diable. Le Très Bas lui serait-Il venu en aide si Garin,
dès son enfance, ne s’était pas révolté, et de quelle
manière, contre son infirmité et contre ses bourreaux ?
Sa boiterie l’empêchait de courir et ce n’est pas en
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Diabolo pacte
sautillant sur sa jambe valide qu’il pouvait rattraper
l’ennemi pour le corriger. S’attaquer au boiteux était
une source intarissable de plaisir sadique débouchant
sur une victoire sans gloire, mais garantie. Or Garin
n’avait pas les jambes mais il avait la vue perçante. Avec
une chambre à air de bicyclette — le comble pour un
enfant qui n’apprendrait jamais à faire du vélo — il fabriqua sa première fronde et s’entraîna en rase campagne
sur des boîtes de conserve, puis sur des cibles mouvantes. Il canarda les merles et les petits oiseaux,
jusqu’au jour où il repéra une mésange bleue blottie au
fond d’un taillis. Dès lors il rechercha avec ardeur les
plus belles cibles, rouges-gorges et bergeronnettes, dont
les bords du Tarn étaient plutôt avares. Un mercredi
après-midi, aux abords du vignoble, un magnifique spécimen multicolore se trouva sur la trajectoire de sa
fronde. Jamais il n’avait vu si bel oiseau, sauf peut-être
une fois à Toulouse où il se rendait une fois par mois
avec ses parents. Lorsque l’oiseau tomba à trois pas de
lui, il se rappela l’animalerie de la rue de Metz qui exhibait en vitrine des cages et des aquariums peuplés
d’espèces exotiques. Il ramena son trophée caché sous
sa veste, le déballa dans l’arrière-boutique et le compara
sous toutes les coutures avec les planches d’une miniencyclopédie pour écoliers que ses parents vendaient
comme des petits pains. Le doute n’était plus permis :
il avait déquillé le paradisier de la mère Escrouzaille.
Le lendemain après l’école, il ne rencontra que du
vulgaire, du grisâtre qui n’excita pas son envie de bander son lance-pierres. Il déclara clos son apprentissage
et décida de passer aux choses sérieuses. Sa fronde et
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Fronde rabastinoise
quelques boulons en poche, Garin fit le tour de Rabastens avec ostentation, attendant avec une impatience
mêlée d’appréhension le premier quolibet. L’exaltation
le faisait boiter plus bas que d’ordinaire. Au tournant
de l’église, les trois galopins l’interpellèrent.
— Alors, boiteux, tu étais cloué au lit ?
— Tu étais paralysé à ce qu’il paraît ?
— Pauvre Garin, tu traînes encore la patte !
Garin les laissa dire et ricaner, mais, l’air de rien, les
cadra dans son angle de vue puis, tel un prestidigitateur,
tira sa fronde de sa poche. L’instant d’après les trois garnements se tenaient qui le bras, qui la cuisse, qui
l’épaule. S’il avait visé entre les deux yeux il aurait fait
mouche car Garin, au sortir de ses entraînements clandestins, avait acquis une adresse diabolique. L’aventure
se renouvela un certain nombre de fois. Entre temps le
sobriquet de boiteux tomba en désuétude pour être
remplacé par le titre o combien plus glorieux de Garinla-Fronde. Cette stratégie paya car Garin conquit à
coups de lance-pierres la tranquillité qu’on accorde aux
brutes. Cependant, pendant une récréation, un nouveau tout frais lança sous le nez du boiteux une vanne
usagée que les anciens tortionnaires au chômage
venaient de lui souffler. « Garin, gare à tes reins » hurla
le nouveau qui se pensait à l’abri des représailles. Il était
sûr de faire rentrer d’une chiquenaude le nabot sous
terre. Un cercle de gamins s’était formé autour de lui
qui l’encourageaient de leurs regards en dessous et de
leurs rires. Personne n’avait osé se frotter à Garin depuis
une éternité. L’aubaine était trop belle pour qu’on alertât l’ignorant du risque qu’il courait. La vanne retentit
Diabolo pacte
une troisième fois. L’infirme parut courber les reins et
battre en retraite. Éperonne par la victoire, le bourreau
poussa plus loin l’insulte : « Garin, gare à tes reins.
Nabot, gare à ton dos ». Seuls les témoins, tous échaudés autant qu’ils étaient, devinaient ce qui se préparait.
Lorsque Garin-la-Fronde gagna à cloche pied la distance
idéale, il dégaina en un clin d’œil son arme secrète et
les billes qu’il gardait toujours en réserve au cas où, visa
et déchargea son lance-pierres. Le crétin eut le réflexe
malencontreux de se baisser à temps. Le tintement du
verre volant en éclat alerta les instituteurs. Garin-laFronde venait de casser un carreau et fixait la funeste
rosace laissée par le projectile. L’œil noir du serpent le
tétanisait mais du fond de lui montait la joie maligne
d’avoir accompli une transgression fondatrice. Des hurlements sortaient de la salle de classe. Garin-la-Fronde
n’avait pas seulement cassé une vitre. Il avait éborgné
un ange, un ange dispensé de récréation, un ange qui
repassait ses leçons derrière la fenêtre, le dernier à avoir
l’idée de se moquer d’un infirme. L’ange poussait des
cris de douleur. Le camion rouge des pompiers l’emporta vers l’hôpital et Garin ne le revit jamais plus car il
fut renvoyé de l’école. Sa fronde fut jetée à la poubelle
pour qu’il fût certain qu’elle ne resservirait plus jamais.
3
LES RÊVERIES D’UN GNOME
ntre le drame qui met fin à sa révolte d’infirme
et sa rencontre avec Le Très Bas s’étend un désert
d’échecs et d’humiliations que des mirages de
réussite ne rendent que plus cruels. Garin ne se sentit
jamais coupable d’avoir éborgné un ange mais ce jourlà il prit conscience qu’il n’y avait pour lui nulle place
qu’il pût librement choisir du fait de son infirmité.
Lorsqu’il parvint à sa taille définitive, un mètre cinquante, il envisagea de se jeter sous le train. Jamais il ne
serait ce beau type dévalant une piste de ski ou ce playboy frimant à une terrasse de café avec des lunettes de
soleil. Fermement décidé à en finir, il clopinait vers le
Tarn jusqu’à la voie de chemin de fer. Le long du petit
kilomètre qui séparait Rabastens de sa gare, il se voyait
allongé en travers des rails en attendant la micheline de
Carmaux ou de Toulouse. Arrivé au bord de la voie ferrée, il restait debout, incapable de se coucher au passage
du convoi, et regardait, hébété et soulagé, les rames
jaunes et rouges défiler à toute allure. Au bout d’un
mois de crise il réalisa qu’il était toujours vivant et en
tira les conséquences adéquates. Puisqu’il tenait tant à
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Diabolo pacte
sa vie de gnome autant l’aménager de façon à la rendre
supportable. Même sans lance-pierres, les quolibets
avaient définitivement cessé. Ce qui était arrivé à l’ange
avait refroidi tous les petits démons de Rabastens et des
alentours. D’ailleurs, Garin avait quitté sa bourgade
natale pour être pensionnaire à Toulouse.
En hypokhâgne, on s’efforçait de le traiter avec un
respect dénué de condescendance en le voyant boitiller, son cartable serré sous le bras, à travers les couloirs
du lycée Saint-Sernin. Eût-on connu son passé d’éborgneur que toute condescendance se serait envolée d’un
coup. Son statut d’excellent élève lui valait l’estime de
ses condisciples même si certains étaient d’avis que son
infirmité et son physique ingrat, en le tenant éloigné du
sport et des filles, étaient pour beaucoup dans ses succès. Pur littéraire, il dévalisait les bibliothèques et
écrivait secrètement son œuvre.
Dans l’une de ses histoires, un groupe d’éclopés et
d’infirmes sont enlevés par des extraterrestres à des fins
expérimentales. Lorsqu’ils sortent du bloc opératoire ils
sont plus que flambants neufs. Ils ont acquis des aptitudes extraordinaires, comme sprinter aussi vite qu’un
guépard, soulever cinquante fois leur propre poids ou
nager en apnée aussi longtemps et profond qu’une
baleine. Cependant, ces extraterrestres qui ont fui leur
planète moribonde ne sont qu’une poignée et ne font
pas le poids contre l’humanité, en dépit de leurs
connaissances avancées. Ils menacent d’arrêter l’expérimentation si leurs cobayes humains ne se mettent pas
à leur service. Tout arrêter les condamne à redevenir
invalides. Servir les extraterrestres signifie les aider à
anéantir l’espèce humaine. Certains refusent le marché
mais d’autres ne peuvent supporter l’idée de retrouver
leurs infirmités. S’ensuit une lutte à mort entre les deux
groupes car, avant de perdre leurs pouvoirs, les premiers
veulent détruire les seconds pour protéger l’humanité.
Si Garin se situe dans un camp, ce n’est certainement
pas dans celui des sacrifiés. Dès qu’il mit le point final
à son premier roman de science-fiction il l’expédia aux
maisons d’édition qui ne s’empressèrent pas de le
publier. Entre temps, il décrocha le lot de consolation,
l’agrégation de lettres modernes, et les ennuis recommencèrent.

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