La rencontre de musulmans
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La rencontre de musulmans
La rencontre de musulmans On ne rencontre jamais “l’islam”, on rencontre des êtres humains qui vivent existentiellement de multiples identités, intégrées dans leur histoire personnelle. J’en ai marre des catéchismes saoudiens ou autres qui nous décrivent un monde musulman homogène, que des dizaines de milliers de fatwas définissent d’après une casuistique implacable, et qui tuent toute richesse plurielle et particulière que déploient des personnes humaines. Nous avons d’ailleurs un réflexe analogue quand nous disons simplement que nous sommes tous des êtres humains…; et après cette constatation abstraite, quoi ? Où est la personne que nous rencontrons, avec toutes ses particularités ? Un vendredi de mars, j’ai rencontré un jeune syrien qui venait de l’Office des étrangers de Bruxelles, avec son dossier de réfugié en main, et qui, à la Gare de Bruxelles, cherchait avec d’autres « Arabes », dans la cohue des gens qui rentrent du boulot, les trains qui les emmèneraient au Centres d’accueil répandus dans le pays ; il me dit son nom : « Muhammad » ; mais qui est-il ? que fait-il là tout seul, sans famille ? Il faut que je me taise, que j’efface dans ma tête tout ce que je pourrais lui coller sur le visage, pour que je puisse « entendre » ce qui lui tient à cœur, lui, venant d’Alep… Est-ce en tant que « Muhammad » qu’il me remercie de lui avoir indiqué le quai, « shukran yâ ‘ammo » ? Il est en effet imbibé de cultures…, dont un certain islam est un segment ; l’arabité un autre ; ses racines alépines encore un autre ; sa douleur d’avoir des proches bombardés, dont il m’a parlé, encore un autre… Pour introduire à « l’islam », je n’ai jamais commencé par énumérer des piliers, en décrivant des rituels figés, ni en formulant des articles du credo de « l’islam ». J’ai toujours essayé de rendre compte d’une foi existentielle qui anime les croyants musulmans avec toutes leurs particularités : confiance de s’en remettre à Dieu, de s’abandonner à Lui, ayant conscience de ce que notre Destin ultime Lui appartient. Mais la foi, immanquablement, s’exprime dans des formules, des paroles humaines, qui, elles aussi, peuvent encore faire partie « d’une ossature doctrinale frigorifiée », comme le disait si bien Mohammad Arkoun. Il n’est que ce cri du cœur qu’est « Allâhu akbar », qui peut être perverti à outrance. Un jour, au Caire, près de la Darrâsa, un quartier non loin du couvent dominicain, je m’engouffre dans une ruelle, où je lis un message accolé au mur d’une petite mosquée : « Ahmad, fils de ‘Abd al-Salâm, le vendeur de pain, est accueilli dans la miséricorde de Dieu. ‘Nous sommes à Dieu et vers lui nous retournons’ » (Coran 2 :156). Dans la ruelle, les femmes pleureuses gesticulent, elles crient, les copains de Ahmad ont les larmes aux yeux. Je m’assieds avec les vieux, le long du mur. Soudain, d’une porte jaillit le cercueil ; j’aperçois le linceul qui enveloppe le jeune homme. L’émotion est à son comble. Mais en silence, les hommes s’avancent et se fraient un chemin : c’est alors que surgit le Allâhu akbar ! « Nous sommes dépourvus ; à Dieu, qui dépasse toute mesure, nous remettons Ahmad » ! Tout est dit. Les cris s’apaisent. Les chrétiens eux aussi, ne prient-ils pas pour leurs frères et sœurs défunts : « Reçois-les dans ta lumière, auprès de toi, O Seigneur » ? Comment rendre compte du fait que le cri du jihadiste coupeur de têtes est une aberration perverse, si on n’a pas vécu de la part du croyant musulman l’humanité authentique de son espérance? Lorsqu’un jour, timidement, je soumis au père Georges Anawati un paragraphe sur la dimension existentielle de la foi musulmane, il me dit tout simplement : « Rien de nouveau ! C’est le b.a.-ba de l’islam ! ». Mais alors, comment comprendre ce qui se passe ? Les gens me disent : ce Muhammad ? Oui, peut-être, mais le groupe de jeunes irakiens qui voulaient, eux aussi, être reconnus comme réfugiés et qui probablement, fuient l’armée irakienne, ou pire…, ils se sont peut-être mis au service de mouvements inqualifiables?! Ce sont les vendredis que j’ai passés durant trois ans à Tahrir qui m’éclairent, et en particulier la photo de couverture de mon livret sur l’Islamisme que j’ai prise le 29 juillet 2011 à Tahrir. La parole du Coran et surtout celles du prophète de l’islam sont devenues, non pas un roc sur lequel s’appuie la liberté humaine, mais une masse qui l’étouffe, à en perdre le sens même de son humanité. Non pas des balises qui indiquent comment déployer la vie humaine en s’ouvrant à autrui et à Dieu, mais qui l’enferment dans un système juridique identitaire qui devient un carcan, une citadelle à défendre à feu et à sang, et qui réduit toute différence et toute pluralité à être « ignorance », « innovation et hérésie », « mécréance »… Le voile n’est plus une liberté vestimentaire, ou même le signe d’un engagement, mais la marque absolue d’une féminité essentielle, hors de laquelle il n’y a plus d’humanité. On ne s’aperçoit plus de l’énormité de vouloir « uniformiser » la communauté musulmane alors que dès le premier siècle de l’Hégire elle s’est tellement diversifiée. Tellement que les gens s’y perdent quand on leur explique les kharidjites, les zaidites, les ash‘arites, les hanbalites, les écoles, les schismes, les confréries… Il y a, sur la banderole de Tahrir, quatre mots du Coran « inna al-hukma illâ li-llâh » (Coran 12 :40). - Il n’y aurait de légitimité qu’en Dieu : ces mots seraient ainsi compris dans le sens d’une unique souveraineté juridique absolue qui règlemente la vie dans ses plus petits détails, faisant de l’islam un programme politique unique pour l’humanité, un code qui régit la vie humaine du matin au soir, du soir au matin ; sans que l’être humain ne puisse intervenir. Des intellectuels musulmans ont cru trouver dans ce droit intégral la solution au problème d’identité de la communauté musulmane confrontée à la modernité. Cette « solution » s’est malheureusement et tragiquement avérée inadéquate, car elle nie ce qui est de l’essence même de l’humain, d’être le sujet de sa propre histoire. Dès la fin du dix-huitième siècle, en effet, des intellectuels musulmans ont été confrontés à une dégringolade spectaculaire de leurs civilisations face au dynamisme sans bornes des puissances coloniales occidentales. Ils ont repris l’idée déjà existante d’une purification radicale de la pratique et de la croyance musulmane, telle que l’envisage le wahhabisme, pour en revenir, d’après eux, à la pureté initiale de la communauté. Des idéologues tels que Mawdûdî ou Sayyid Qutb veulent en revenir à un mode de vie unique pour tous, qui est immuable, homogène et d’ordre divin. Les mouvements qu’ils suscitent évoluent vers un exclusivisme violent, ne tolérant plus de dissensions, jugeant que toute autre forme d’expression d’islam est illicite, purement humaine et donc hors la Loi. Le monothéisme musulman, le Tawhîd, tel que l’exprime la banderole de Tahrir, ne pourrait donc tolérer d’autres sources de loi et de législation que la Loi islamique, telle que la comprennent ces idéologues, et que par des dizaines de milliers de fatwas ils définissent d’après une casuistique implacable. Pour eux, le résultat est probant : il n’y aurait plus de problème d’identité, la diversité étant exclue. L’humain lui-même étant touché, on voit le résultat : des guerres et des massacres, des tsunamis de réfugiés sur les routes et dans les mers, des patrimoines millénaires dévastés, des actes terroristes aveugles. Lors de semblables tragédies au cours de l’histoire musulmane, le cœur des croyants musulmans a souvent crié : halte-là ! C’est le mouvement de la murji’a : Arrêtez de vous mettre à la place de Dieu. Ne soyons pas les juges de nos frères et sœurs, laissons le « jugement » ultime à Dieu. Voilà d’ailleurs le sens même de la formule du Coran que vous avez altérée : Il n’y a de jugement qu’en Dieu – et non pas : il n’y a de légitimité qu’en Dieu. Ce ne sont pas les œuvres qui sont le critère ultime de la foi. C’est d’une certaine façon le point de vue d’al-Azhar au Caire et de ses autorités religieuses : quand un musulman exprime simplement la profession de foi…, laissons à Dieu le soin de regarder dans son cœur. Malheureusement, cette position ne permet plus de critiquer ce qui est intolérable… Quant à moi, je rencontre « des musulmans » chaque jour ; que ce soit au Caire (ayant pied à l’Ideo), à Molenbeek (!)(du siège du Foyer des jeunes), à Bruxelles (du Centre el-Kalima), ou ailleurs ; comme Muhammad, ils sont imbibés de cultures humaines, dans lesquelles, parfois, je découvre des signes de ce que j’appelle la dimension de foi d’islam. Emilio Platti o.p.