Pa r. MOISES DE LEMOS MARTINS.

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Pa r. MOISES DE LEMOS MARTINS.
Pa r. MOISES DE LEMOS MARTINS.
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wlvw.lesoohiers.etl
'aimerais placer rna reflexion sur les
nouvelles technologies et les figures
de 1'humain qu'elles projettent, sur
es nouvelles technologies et les reyes
d'humanite qui les animent, sous Ie pa- .
tronage de Georges Steiner. Pour caracteriser la culture contemporaine, ce dernier
a ecrit, en 1971, un essai intitule Dans Ie
chateau de Barbe Bleue. Le titre est aussi
suggestif qu'inquietant. Nous nous souvenons tous du conte dans lequel un homme
tenebreux, a la barbe bleue, gardait un
terrible secret, bien enferme dans rune
des chambres de son chateau. C'est dans
cette veritable chambre des horreurs qu'il
cachait les cadavres ecarteles des femmes
successives avec lesquelles il s' etait marie
et avait, immanquablement, assassinees.
I
LA TECHNOLOGIE AU
CHATEAU DE LA CULTURE
Le compositeur hongrois Bella Bartok a fait de ce conte traditionnelle livret
d'un de ses operas. Et Georges Steiner,
des Ie commencement de son essai sur la
culture contemporaine, convoque un personnage de Bartok, dans Ie but de preciser
Ie sens du voyage qu'il veut entreprendre
avec nous. n ecrit par consequent: "Nous
dirons que nous sommes, en ce qui
concerne une theorie de la culture, au
meme point que Judith de Bartok, quand
elle demande a ce qu'o n ouvre la derniere
porte sur la nuit" (199~ : 5).
Ouvrir la derniere porte sur la nuit ;
c' est ce que fait Steiner dans son essai,
qui est une porte ouverte sur "Le grand
ennui" (titre du premier chapitre), sur
"Une tempete en enfer" (titre du second
chapitre), sur la "Post-culture" (titre
du troisieme chapitre). Mais "ces notes
pour une redefinition de la culture", qui
constituent la derniere porte ouverte
sur la nuit de son chateau, ne signifient
aucune forme de conformisme ou de
soumission a 1'horreur de la nuit ou l' on
penetre. En se referant au "Lendemain"
(titre du quatrieme et dernier chapitre de
son essai), Georges Steiner a cette parole
de lucidite , ala fois tragique et herolque :
"N ous ne pouvons pas opter pour les
reyes de 1'ignorance. Nous ouvrirons, je
Ie pense, la derniere porte du chateau,
dans la me sure ou elle peut conduire a
des realites qui sont au - dela de la capacite de l' entendement et du controle
humains. Nous Ie ferons avec la lucidite desolee, que la musique de Bartok
no us communique prodigieusement, car
ouvrir des portes est Ie prix tragi que de
notre identite" (Steiner 199~: 141).
En suivant la suggestion de Steiner,
d'ouvrir des portes dans Ie chateau de la
culture, j' estime que la porte du chateau
qu'il faut aujourd'hui ouvrir est celle de \
la technologie. Ma proposition est tres
exactement la suivante : debattre de la
technique et du role que les nouvelles
technologies, qui incluent les medias,
ont aujourd'hui, dans la redefinition de
la culture , c'est-a-dire dans la delimitation de 1'humain. n s'agit d 'une porte
que nous ne pouvons pas ne pas ouvrir,
puisqu'elle constitue aujourd'hui "Ie
tragique prix de notre identite", pour
reprendre la formule,de Steiner!,
Je pense, en effet, que Ie novum de
1'experience contemporaine est pre cisement celui de la techne qui se fond
dans Ie bios. Precisement, je dirais que
nous assistons a une tot ale immersion
de la technique dans 1'histoire et dans
les corps, engendree par les nouvelles
technologies de 1'information - ce que
Lyotard appelle les "logotechniques"
- et les biotechnologies qui amenent a
parler de clonage, hybridation, repliquants, cyborgs, post - organiques et
trans - humains, En outre, la miniaturisation croissante de la technique et
1'''immaterialisation'' du digital participent de ce mouvement .
, Michel MaHesoli
(~ooo:
' 4) ne dit pas autre
chose: la technologie stabilisera it l'existence en
integrant son contraire. IDeme son oppose, un
peu ala mani ere de la pensee initiatique. Et ceci
serait Ie signe du sentiment tragique de la vie, Ie
signe de la "reconnaissance d'une logique de la
conjonction" (Ibid). Pour Maffesoli, en effet, la
technologie est du domaine du festif, de l'intensite
de la jubilation. Hie dit en ces termes: "L'imaginaire,
la fantaisie, Ie desir de communion, les formes de
solidarite.les diverses entraides caritatives [en fin
de compte Ies valeurs proxemiques. domestiques,
banales, de la vie quotidienne] trouvent dans
Internet et Ie "cyberspace en general des vecteurs
It
particulierement performants" (Ibid. : ,88 - ,89),
TECHNOLOGIE ET REVE D I HUMANITE
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Cette immersion de la technique dans
la vie (la fusion du bios et de la techne) est
particulierement evidente avec les biotechnologies , les implants, les protheses,
1'ingenierie genetique. Mais cela se pro duit egalement avec les nouvelles techno logies de !'image. Observons bien celles
de la communication et de 1'information.
En particulier, la photographie, Ie cinema,
la television, les multimedias, les reseaux
cybernetiques et les environnements virtuels, nous investissent et fonctionnent
pour nous comme des protheses de production d'emotions, comme des petites
machines qui modelent en nous une sensibilite actionnee a la manivelle (Martins
~oo~b : 181-186 2 ).
D'ailleurs, pour Walter Benjamin
(1936- 1939a: 109), dans la premiere moitie du XX" siecle, il etait clair que les dispo sitifs d'images causaient de la commotion
et un impact generalise. Par consequent,
notre sensibilite etait en train d' etre penetree par 1'appareil technique, d'une fa90n
simultanement "optique et tactile". Mais
c'est dans les annees soixante que McLuhan (1968: 37) insista sur ce point: ce n'est
pas au niveau des idees et des concepts
que la technologie produit ses effets, c'est
plutot dans sa relation avec les sens et avec
les modeles de perception qu'elle trans forme peu a peu, et cela sans rencontrer la
moindre resistance . Finalement, ce sont
Gilles Deleuze et Felix Guattari qui, dans les
annees soixante - dix, ont fait Ie diagnostic
Ie plus complet de cette situation, dans laquelle la technique et l' esthetique forment
Nalls voyons cette these presente aussi dans La
monnaie vivante de Pierre Klossowski (1997) : "desir,
valeur et simulacre". c'est bien Ie "triangle qui nous
domine et nous a constihte depuis des siecles sans
doute, dans notre h istoire". suivant ce qui est signale
2
par Michel Foucault dans la lettre qui precede cet
ouvrage (Foucault. in Klossowski 1997: 9)·
TECHNO MAGIE
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un "bloc hallucinatoire" (Miranda 1999 :
101) . Dans L'anti-CEdipe, ils suggerent
1'equivalence entre Ie corps, la machine
et Ie desir. La machine etant desirante et
Ie de sir etant machination, ils affirment
d'une seule voix qu'il existe "autant d'etre
vivants dans la machine que de machines
dans les etres vivants" (197~: ~30).
Comprise ainsi, la technologie est Ie
support de la raison qui produit et controle
1'existence. Elle est vue comme un "dispositif" (Foucault) et possede Ie caractere
d 'une machination. Avec la technologie
on fabrique 1'esthetique, on compose une
sensibilite artificielle, "une synthese artificielle a l'interieur de laquelle se des in tegrent les sensations, les emotions et
les desirs" (Cruz 1999 : 111 - 11~). Dans un
processus" d' anesthesie croissante de la vie
dans les societes modernes", Guy Debord
(199 1 : 16) avait auparavant parle d'une
congelation dissimulee du monde : "la
societe moderne enchainee [. .. J n' exprime
que son desir de dormir. Le spectacle est
Ie gardien de ce reve". Par spectacle on
entend la dissimulation, l'agitation, l'excitation, Ie sur-rechauffement auxquels nous
sommes voues dans la societe technolo gique et mediatique. Nous pouvons voir
aussi, dans ce sens, Mario Perniola (1990
et 1999), et encore Steven Shaviro (~ooo).
LA PEAU DE LA CULTURE
Dans ces conditions, nous ne pouvons
pas ne pas ouvrir cette porte du chateau.
Pour reprendre la formule de Steiner, une
Ce n'est pas au
niveau des idees
et des concepts
que la technologie
produit ses effets,
c'est plutot dans
sa relation avec
les sens et avec
les modeles de
perception qu 'elle
transforme
peuapeu.
porte ouverte sur la nuit constitue "Ie prix
tragique de notre identite" (1997, : 141).
De la technique depend aujourd'hui la
possibilite de delimiter 1'homme, de nous
delimiter nous - memes. Notre probleme
est, a mon avis, Ie suivant : la technique
a cesse de prolonger notre bras. Elle fait
bien plutot notre bras. En effet, la technique permet de nous produire en entier.
Elle a cesse d' etre faite a notre image et
ressernblance; c'est nous qui nous faisons
a !'image et a la ressernblance de la tech nique. La technique investit et penetre la
vie et investit et penetre les corps, en les
appareillant. Elle les investit, les traverse,
les hallucine, ou alors les anesthesie, pro duisant et administrant aussi bien la vie
que les corps. Ce faisant, la technique, qui
est un artefact de la raison, fait de plus en
plus bloc avec 1'esthetique, c'est- a- dire les
sens, la sensibilite, en un mot l' emotion.
La technique traduit, il est vrai, la rationalite moderne. Elle exprime la raison
comme elle controle l' existence. Neanmoins, elle provo que et adrninistre egalement 1'emotion, ce qui signifie que la technique reorganise effectivement toute notre
emotivite et donne 1'effet toujours plus
vaste d'une esthetisation de l' existence.
Elle produit 1'effet d'un espace qui se de pense en emotion, c'est-a- dire un espace
agite, excite, sur-rechauffe, qui s'epuise
en emotions. La verite est que nous nous
voyons nous repliquer chaque fois plus
en ce monde a la fa90n du clonage et de la
prothese : avec des regimes alimentaires,
sous la forme de la normalisation dans des
gymnases, avec des plastiques, avec des
implants de cheveux, avec des implants
electroniques dans Ie cerveau, dans Ie but
de realiser des up grades d'intelligence,
avec des implants d'ernbryons clones pour
epurer la race humaine.
Certains auteurs parlent a ce sujet
de 1'existence en nous d'une peau tech nologique, une peau pour l'affection,
pour l' emotion. C' est Ie cas du specialiste
canadien des sciences de la communication Derrick de Kerckhove. Dans son
livre The Skin of Culture , publie en 1995, il
defend la these selon laquelle les medias
electroniques sont des extensions non
seulement de notre systeme nerveux et
de notre corps, rna is egalement de la psychologie humaine.
L'americain Steven Shaviro (7,000)
radicalise cette these en parlant de la "vie
erotique des machines". En travaillant sur
Ie video- clip que Chris Cunningham a rea lise pour la chanson de Bjork "All is full of
love", Shaviro analyse la fa90n dont Bjork
se transforme en cyborg et la fa90n dont ce
fantasme, ce double de Bjork se replique
dans un autre cyborg, c'est-a-dire dans un
autre double, ces cyborgs et ces doubles
finissant par s' amouracher 1'un de l' autre.
Cependant, dans ce video - clip, 1'etre
vivant qu' est Bjork derape jusqu'a se fondre
dans la machine, ou plutot dans !'image
d'un fonctionnement machinal. Cette fusion, ce lien de bios et de techne provo que
!'irruption du post- organique. La voix de
la chanteuse represente cette post-organicite en cessant d'etre une voix humaine
pour s' assimiler a celle d 'un synthetiseur.
Nous savons tous ce qu'est !'inorganique.
II est par nature sterile. Mais Ie post- organique (ce lien de bios et de techne) imagine
un acte de creation par Ie biais d'un amour
de l'ordre de l'endogamie pure. Le videoclip de Chris Cunningham nous montre
ainsi Ie rapport entre deux cyborgs, entre
deux doubles (ou entre deux fantasmes de
Bjork), qui mettent en scene Ie prelude
d'un acte sexuel.
J'invoque sur ce point Gilles Deleuze
et Felix Guattari (1977,) : Ie desir est de
l' ordre de la machine et la machine est de
1'ordre du desir, de sorte qu'il y a autant
d'etres vivants dans la machine qu'il y a de
machines dans les etres vivants. Dans cette
charnbre du chateau, une charnbre d'horreurs, d'hommes - machines, corps, de sir
et machine constituent un alliage qui nous
fascine, mais nous inquiete tout autant.
LA MELANCOLIE DES RECITS
TECHNOLOGIQUES
Je voudrais maintenant penetrer plus
en avant dans cette charnbre du chateau,
en evoquant ici Ie travail que je conduis
sur la ruine et 1'utopie du corps dans les
images technologiques. Cette circonstance m'a amene a m'occuper des corps
virtuels qui sont des images pures, creation technologique absolue et qui, d'ail leurs se volatilisent au moyen de la technique . Corps evasifs, d'une totale irrealite,
d'une totale luminosite, qui n'existent que
par la technique.
TECHNOLOGIE ET REVE
1
n HUMANITE
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Moises de Lemos Martins (1953) est Professeur de sciences de la communication
a l'Universite
d u Minho, Braga, Portugal; membre du Centre d· Etudes de Co mmunica tion et Soc iet e (CECS)
ou il dirige Ie groupe de recherche "Langages et Interacti on Sociale". II est Ie Directeur des
revues scientifiq ues Comunicar:ao e Sociedade e Anuario Internacional de Comunicar:ao Lus6-
fona et preside
a l'Associatio n Portugaise des Scie nces de la Communication (SOPCOM). II est
egalement I'auteur de nombreux livres, chapitres et articles scientifiques.
TECHNOMAGIE
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Le reel nous procure
un sentiment
de melancolie
lorsqu'il nous
manque ou lorsqu'il
est en faute.
Parmi ces corps virtuels, je me suis
occupe de Kyoko, une pop -star japonaise
qui existe entre Ie reel et Ie virtuel. Un des
sites que cette star possede sur Internet,
propose la description suivante de Kyoko :
"En plus d'etre une chanteuse, elle travaille
dans un restaurant fast-food de Tokyo,
ville ou ses parents possedent egalement
un restaurant. Elle a des fans au Japon et
dans Ie monde entier. Mensurations: Elle a
40000 polygones (pixels) et une equipe de
createurs qui I' inventent et la reinventent a
chaque instant" (estudos) .
Nous avons justement ici un corps
prolonge par des protheses miniaturi sees, par des pixels d'ordinateurs, par des
images qui sont toujours en mutation, en
creation et reinvention. Kyoko est la figu ration d'une veritable machine autopole tique qui se cree, s'invente et se reinvente
elle- meme. Ce corps sans defaut nous offre
la possibilite d 'une identification qui
rompt avec les deficiences et les insuffisances
d'un corps reel. Une starvirtuelle n 'est jamais sujette aux maladies, aux accidents et
aux problemes sentimentaux. Son image
est sure et notre identification est l'identification a une perennite et a une infinite
vecues en images.
En un temps sans Genese ni Apocalypse' un temps en manque de finalite,
comme Ie dirait Lyotard (1993 : 93), sans
une quelconque promesse de redemption
qui Ie finalise , la technologie - en l' occurrence Kyoko - est 1'eschatologie qui nous
reste. Kyoko est une narration mythique
sur la beaute, la sante et la jeunesse d'un
corpsimperissable . Mais c'est une narration mythique melancolique, qui dit Ie
malaise ou nous nous trouvons par rapport
ail corps, Ie malaise d'un corps en ruine,
duquel nous faisons constamment un
chantier pour des dietes et des exercices
de reanimation, pour des implants, des liftings, des nettoyages et des plastiques.
Je voudrais aussi evoquer ici 1'imaginaire futuriste d'un corpus de cinq films
des dernieres decennies du xx' siecle. Par
les fantasmes, les insecurites, les inquie tudes, les peurs et les espoirs qui animent
ces films, il nous est possible de manifester 1'am~ qui nous constitue, je veux
dire, nos espoirs les plus utopiques, aussi
bien que nos peurs les plus refoulees.
Ie me refere aux films suivants : Sleeper,
realise par Woody Allen, en 1973 ; Blade
Runner, de Ridley Scott, realise en 198~ ;
Strange Days, realise en 1995 par Kathryn
Bigelow; Ie premier Matrix , que les freres
Wachowsky ont realise en 1999 ; et A.I.
Intelligence Artificielle, de Spielberg, rea lise en ~ool.
Nous pouvons dire que tous ces films,
tous ces recits filmographiques, ont une
conclusion non decidee, ou la fin heureuse du heros s'6ppose au manque de
solution pour les problemes de 1'humanite. En d'autres termes, Ie happy-end
du heros repose sur !'irresolution des
problemes collectifs. Il me semble que
Ie fantasme Ie plus present de cet imaginaire (appuye par les grandes conquetes
biotechnologiques) , est 1'emprise que
l' enigme de la vie exerce sur l' esprit de
1'homme. Cependant, Ie createur n' est pas
tout a fait rassure quant ala possibilite de
perdre Ie controle de sa creature.
Tous ces recits sont des recits my thiques, qui interpretent dans les nou velles conditions offertes par la techno logie, Ie mythe du Jardin d'Eden. Mais il
s'agit de recits mythiques melancoliques,
qui disent Ie malaise ou nous nous trou vons par rapport a la planete. Nous ne
sentons nullement confortables devant sa
ruine. C' est pourquoi 1'un des fantasmes
les plus obsessifs en nous, est celui de la
defense et de la preservation de la nature
et de 1'environnement.
Le reel nous procure un sentiment
de melancolie lorsqu'il nous manque ou
lorsqu'il est en· faute . Mais, s'il est vrai
que , avec Hegel, la chouette de Minerve ne
s'envolait qu'au crepuscule, il me semble
qu'aujourd'hui, cette sagesse , est teintee
de la melancolie du mythe.
Ici est seulement entrouverte, la porte
du chateau, qu'il faut, de mon point de vue,
bien ouvrir, afin que nous puissions comprendre aujourd'hui la culture et pour que
nous puissions nous comprendre nousmemes. Steiner parlait d'une porte ouverte
sur la nuit. J' ajoute que toutes les horreurs qui 1'habitent cependant encore, ne
peuvent jamais nous etre entierement indifferentes ; meme si Ie prix a payer est tragique. C'est Ie prix de notre identite, parce
que les technologies sont de nos jours et de
plus en plus, un lieu ou se joue la possibilite
pour nous de delimiter 1'humain.
*
BRAGA.
TECHNOLOGIE ET REVE Dr HUMANITE
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