3.5 - Mohanty - Graduate Institute of International and Development

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3.5 - Mohanty - Graduate Institute of International and Development
« Sous les yeux de l’Occident » revisité : la solidarité féministe par les
luttes anticapitalistes
Chandra Talpade Mohanty*
« Under Western eyes » revisited : Feminist solidarity through anticapitalist struggles
(extraits). In Feminism without borders : Decolonizing theory, practicing solidarity.
C. T. Mohanty. Durham : Duke University Press. 221-251. 2003.1
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Chauvet
J’écris cet article à la demande insistante d’un certain nombre d’amies 2 et avec une
certaine appréhension afin de revisiter les thèmes et les réflexions développés dans un texte
datant d’il y a quelque seize ans. C’est dans l’incertitude et avec humilité que j’entame
l’écriture de cet article difficile3 – que j’ai toutefois le sentiment de devoir écrire pour mieux
assumer la responsabilité de mes idées et peut-être expliquer l’influence, quelle qu’elle soit,
que celles-ci ont eue sur les débats dans la théorie féministe.
« Sous les yeux de l’Occident » (1986) n’est pas seulement le tout premier texte que
j’ai publié sur les « études féministes » ; il reste celui qui signe ma présence dans la
communauté féministe internationale. Je venais à peine de terminer ma thèse lorsque je l’ai
écrit ; je suis maintenant professeure en études de femmes. Le « sous » (under) les yeux de
l’Occident est maintenant bien plus un « avec » (inside) compte tenu de la place qui est
maintenant la mienne dans le milieu universitaire états-unien4. J’ai écrit l’article alors que je
me trouvais au cœur d’un mouvement de femmes dynamique, transnational ; j’écris
aujourd’hui dans une position bien différente. La vie publique étant de plus en plus privatisée
et contrôlée par les entreprises, on voit beaucoup moins ce type de mouvement de femmes
aux États-Unis (bien que les mouvements de femmes fassent florès partout dans le monde), et
de plus en plus, c’est dans le milieu universitaire américain que j’ai mes entrées et c’est
depuis ce milieu que je lutte. Aux États-Unis, les mouvements de femmes deviennent de plus
en plus conservateurs et le militantisme radical, féministe antiraciste est de plus en plus
extérieur à ces mouvements. Une grande partie des réflexions que je vais exposer sont donc
déterminées par ma position principale d’éducatrice et de chercheuse. Il est temps de revisiter
« Sous les yeux de l’Occident » pour clarifier des idées restées implicites et non formulées en
1986 et pour mieux développer et historiciser le cadre théorique que j’ai alors ébauché. Je
veux aussi étudier les lectures et les incompréhensions que ce texte a suscitées et répondre
*
Professeure et directrice du Department of Women’s and Gender Studies, Syracuse University
© 2003, Duke University Press. Tous droits réservés. Reproduit avec l’aimable autorisation de
l’éditeur.
2
[L’article] tel qu’il se présente ici doit beaucoup à des années de discussion et de collaboration avec
Zillah Eisenstein, Satya Mohanty, Jacqui Alexander, Lisa Lowe, Margo Okazawa-Rey et Beverly GuySheftall. Je remercie Sue Kim pour sa relecture précise et critique de « Sous les yeux de l’Occident ».
[Cet article] n’aurait pas pu être rédigé sans l’amitié de Zillah Eisenstein qui, la première, m’en a
suggéré l’écriture.
3
« Sous les yeux de l’Occident » a eu une vie remarquable et a été réimprimé presque tous les ans
depuis 1986, date de sa première publication dans le journal de gauche Boundary 2. L’article a été
traduit en allemand, en néerlandais, en chinois, en russe, en italien, en suédois, en français et en
espagnol. Il a été publié dans des journaux féministes, d’études postcoloniales, du tiers-monde et
d’études culturelles et dans des anthologies et reste présent dans les programmes des études de femmes,
des études culturelles, d’anthropologie, d’études ethniques, de sciences politiques, d’éducation et de
sociologie. Il a souvent été cité, parfois combattu, parfois mal compris et il a parfois servi de cadre de
référence pour des projets féministes transculturels.
4
Je remercie Zillah Eisenstein pour cette distinction.
1
Mohanty, C. T. 2010. « Sous les yeux de l’Occident » revisité : la solidarité féministe par les luttes
anticapitalistes. In Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements de femmes. Cahiers genre et
développement. N°7. (Dir.) C. Verschuur. xx-xx. Paris : L’Harmattan.
aux critiques et aux éloges. Et il est temps pour moi de sortir explicitement de la critique et de
commencer à construire, à identifier les urgences auxquelles les féministes doivent répondre
au début du XXIe siècle, pour poser la question : comment « Sous les yeux de l’Occident » –
le tiers-monde au sein et en dehors de l’Occident – serait-il exploré et analysé des décennies
plus tard ? Au moment où nous nous trouvons, quelles sont les questions théoriques et
méthodologiques qui, de mon point de vue, appellent une réponse de la politique féministe
comparative ? […]
Sous (et avec) les yeux de l’Occident : l’entrée dans le nouveau siècle
[…] Alors que je traitais surtout de la distinction entre les pratiques féministes
« occidentales » et « du tiers-monde », et tandis que je minimisais les points communs entre
ces deux positions, je m’intéresse surtout maintenant à ce que j’ai choisi d’appeler une
pratique féministe transnationale anticapitaliste – et à la possibilité, en fait au besoin, d’établir
une solidarité et une organisation féministes transnationales contre le capitalisme. « Sous les
yeux de l’Occident » se situait dans une critique de l’humanisme occidental et de
l’eurocentrisme et du féminisme blanc, occidental, mais si j’écrivais ce même article
maintenant, il s’inscrirait nécessairement dans la critique du capitalisme global (l’antimondialisation), de l’assimilation des valeurs du capitalisme à l’ordre naturel et du pouvoir
latent du relativisme culturel dans la recherche et les pédagogies féministes transculturelles.
« Sous les yeux de l’Occident » cherchait à mettre au jour le fonctionnement du
pouvoir discursif, à montrer ce qui était laissé en dehors de la théorisation féministe, c’est-àdire la complexité, la réalité matérielles et la capacité d’action des corps et des expériences
des femmes du tiers-monde. En fait, c’est précisément cette stratégie analytique que j’utilise
pour mettre en évidence ce qui n’est ni vu, ni théorisé et ce qui est laissé en dehors de la
production de savoir sur la mondialisation. Celle-ci a toujours fait partie du capitalisme,
lequel n’est pas un phénomène nouveau, mais, aujourd’hui, je crois que la théorie, la critique
et l’activisme antimondialistes doivent être au cœur des préoccupations des féministes. Pour
autant, les rapports et les structures patriarcaux et racistes qui accompagnent le capitalisme
n’en sont pas moins problématiques de nos jours, et l’antimondialisation n’est pas un
phénomène singulier. Comme nombre d’autres chercheurs et activistes, je crois que le
capitalisme dans son fonctionnement actuel repose sur des rapports de gouvernement racistes,
patriarcaux et hétérosexistes qu’il exacerbe. […]5
Les luttes antimondialisation
J’ai écrit « Sous les yeux de l’Occident » au milieu des années 1980 alors que
j’appartenais à un mouvement de femmes très visible et engagé, mais ce mouvement radical
n’existe plus en tant que tel. Je m’inspire plutôt maintenant d’un mouvement important
quoique plus éloigné, celui des groupes antimondialisation présents aux États-Unis et partout
dans le monde. Les activistes en sont souvent des femmes bien que ces mouvements ne
placent pas les rapports de genre au centre de leur action. Mon but n’est donc pas de rejeter le
projet de décolonisation mais bien de le redéfinir. Ce projet me semble plus complexe
aujourd’hui, en raison des nouveaux développements du capitalisme global. Compte tenu de
l’entrelacement complexe des formes culturelles, les personnes venues du tiers-monde ou
vivant dans le tiers-monde n’évoluent pas seulement sous les yeux de l’Occident mais aussi
avec. Parce que je déplace mon analyse de « sous les yeux de l’Occident » à « sous et avec »
les espaces hégémoniques de l’un-tiers-monde6, je dois réviser le projet de décolonisation.
5
Cette partie a été traduite et publiée dans Verschuur (2007).
NdT : Dans le présent article (227), l’auteure reprend la terminologie un-tiers-monde/deux-tiersmonde de Gustavo Esteva et Madhu Suri Prakash (1998, 16-17) où l’un-tiers-monde désigne « les
groupes [minorités sociales] basés au Sud comme au Nord et qui ont les styles de vie modernes
(Occidentaux) que l’on retrouve dans le monde entier. Ils adoptent en général les paradigmes
fondamentaux de la modernité. Le plus souvent, ils sont aussi partout catégorisés comme les classes
6
2
Mon analyse ne porte donc plus seulement sur les effets colonisateurs de la recherche
féministe occidentale. Ce qui ne veut pas dire que les problèmes identifiés dans mon premier
article n’existent plus, mais d’autres chercheuses féministes ont combattu de façon plus
qu’adéquate le phénomène dont je parlais alors. Dès le début, les féministes se sont engagées
dans le mouvement antimondialisation ; pourtant, les mouvements de femmes ne sont pas très
présents dans cette lutte à l’échelle nationale en Occident/au Nord. En revanche, les femmes
du tiers-monde/Sud, précisément en raison du lieu où elles se trouvent, ont toujours été très
impliquées dans l’antimondialisation. Je le répète, c’est à partir de ce contexte spécifique que
devrait se construire une vision plus globale. Les femmes du deux-tiers-monde se sont
toujours organisées contre les ravages du capital mondialisé, de la même façon que, dans
l’histoire, elles ont toujours créé des mouvements anticoloniaux et antiracistes. En ce sens,
elles ont toujours parlé pour l’ensemble de l’humanité. […]
Nous devons connaître les effets réels et concrets de la restructuration mondiale sur les
corps racisés, classifiés, nationaux, sexuels des femmes dans le milieu académique, au travail,
dans les rues, au sein des ménages, dans les cyberespaces, les quartiers, les prisons et les
mouvements sociaux. […]
La recherche et les mouvements antimondialisation
Le corps des femmes et des petites filles détermine la démocratie : selon qu’elles échappent
à la violence et aux abus sexuels, à la malnutrition et à la dégradation de l’environnement,
qu’elles sont libres de planifier leur famille, libres de ne pas avoir de famille, libres de choisir
leur vie et leurs préférences sexuelles. (Eisenstein 1998)
Une recherche féministe de plus en plus importante et utile critique les pratiques et les
effets de la mondialisation7. Je ne vais pas faire une étude complète de l’ensemble de ces
recherches mais plutôt mettre en évidence certaines de ses interrogations les plus fécondes. Je
propose donc une lecture féministe des mouvements antiglobalisation pour préconiser une
alliance plus intime, plus étroite entre les mouvements de femmes, la pédagogie féministe, la
théorisation féministe transculturelle et ces mouvements anticapitalistes actuels.
Je reviens à une question que j’ai posée précédemment : quels sont les effets concrets
de la restructuration mondiale sur les corps « réels » racisés, classifiés, nationaux, sexuels, des
femmes dans le milieu académique, au travail, dans les rues, au sein des ménages, dans les
cyberespaces, les quartiers, les prisons, les mouvements sociaux ? Et comment ces effets de
genre sont-ils pris en compte dans les mouvements antimondialisation ? Certaines analyses
montrent la nécessité de placer les rapports de genre au centre de l’étude de la mondialisation
économique ; les plus complexes de ces analyses essaient de lier les questions de subjectivité,
de capacité d’action et d’identité et les questions liées à l’économie politique et à l’État. Avec
pertinence, elles affirment que les patriarcats et les hégémonies masculines doivent être
repensés dans leurs liens avec la mondialisation et les nationalismes actuels ; elles
entreprennent également une nouvelle théorisation des aspects de genre présents dans les
nouveaux rapports entre l’État, le marché et la société civile en étudiant plus particulièrement
des lieux inattendus et imprévisibles de résistance aux effets souvent dévastateurs de la
supérieures et immergés dans la société économique : le soi-disant secteur formel. Les majorités
sociales [deux-tiers-monde] n’ont pas un accès régulier à la plupart des biens et services qui établissent
le “niveau de vie” moyen des pays industrialisés. Construite à partir des traditions locales, leur
définition d’“une belle vie” traduit leur capacité à se développer sans “l’aide” des “forces globales”. De
façon implicite ou explicite, ils ne sont pas dépendants et n’ont pas besoin des “biens” promis par ces
forces. Ils jouissent tous de la liberté que leur donne le rejet des “forces globales” ».
7
L’épigraphe de cette partie est extraite d’Eisenstein (1998, 161). Cet ouvrage reste l’une des analyses
les plus intelligentes, les plus accessibles et les plus complexes de la couleur, de la classe et du genre
de la mondialisation.
3
restructuration mondiale pour les femmes 8. Ces recherches s’inspirent de certains paradigmes
disciplinaires et perspectives politiques pour montrer que le genre occupe une place centrale
dans les processus de restructuration mondiale, et elles affirment que la réorganisation des
rapports de genre est un élément de la stratégie mondiale du capitalisme.
Les travailleuses d’une certaine caste/classe, d’une certaine race et d’un certain statut
économique sont nécessaires au fonctionnement de l’économie capitaliste mondiale. Les
femmes sont les candidates favorites pour certains emplois, mais ce sont certaines catégories
de femmes – les femmes pauvres, du tiers-monde et du deux-tiers-monde, de la classe
ouvrière et immigrées/migrantes – qui sont les plus recherchées sur ces marchés mondiaux de
l’emploi temporaire « flexible ». La croissance attestée des migrations de femmes pauvres, de
l’un-tiers-monde ou du deux-tiers-monde, qui traversent les frontières pour chercher du
travail, a entraîné le développement du « commerce des bonnes » international (Parreñas
2001), du trafic international du sexe et du tourisme sexuel international9. Nombre de villes
mondiales ont maintenant besoin des services et du travail domestique des femmes immigrées
et migrantes, elles en dépendent même. La prolifération des politiques d’ajustement structurel
partout dans le monde a reprivatisé le travail des femmes en transférant de l’État aux
ménages, et aux femmes membres de ces ménages, la responsabilité de la protection sociale.
La montée des intégrismes religieux conjuguée aux nationalismes conservateurs, qui sont en
partie des réponses au capital mondial et à ses exigences culturelles, entraîne un contrôle sur
le corps des femmes dans les villes et au travail.
Dans sa nouvelle structure de classe, le capital mondial réaffirme également les
divisions de couleur, comme on peut le voir de façon évidente dans les prisons de l’un-tiersmonde. Les effets de la mondialisation et de la désindustrialisation sur le secteur pénitentiaire
de l’un-tiers-monde entraînent un contrôle des corps des femmes pauvres, de l’un-tiers/deuxtiers monde, immigrées et migrantes, dans les espaces bétonnés et grillagés des prisons
privatisées. Selon Angela Davis et Gina Dent (2001), l’économie politique des prisons
américaines et l’industrie pénale de l’Occident/du Nord font ressortir l’intersection entre
genre, race, colonialisme et capitalisme. De la même façon que, dans les usines et sur les
lieux de travail des sociétés mondiales, on recherche et on discipline le travail des femmes
pauvres, du tiers-monde/Sud, immigrées/migrantes, les prisons européennes et américaines
incarcèrent un nombre important et disproportionné de femmes de couleur, immigrées, de
nationalité étrangère et d’origine africaine, asiatique et latino-américaine.
Pour mettre au jour les rapports de genre et de pouvoir en jeu dans les processus de
restructuration mondiale, il faut chercher, nommer et identifier les communautés particulières
de femmes des pays pauvres, assignées à une race et à une classe, présentes dans les
différentes catégorisations des groupes de femmes : les travailleuses des industries du sexe,
des services et des services domestiques ; les prisonnières ; les cheffes de ménage et soutiens
de famille. Dans une démarche analytique inverse de celle qui aboutit à la production de la
catégorie des travailleuses, Patricia Fernandez-Kelly et Diane Wolf (2001, notamment 1248)
ont étudié les communautés de jeunes noirs américains des centres villes considérés comme
« superflus » pour l’économie mondiale ; cette superfluité n’est pas sans lien avec leur
présence disproportionnée dans les prisons américaines. Les auteures affirment que ces jeunes
hommes, des travailleurs potentiels, sont exclus du circuit économique et que « cette coupure
des perspectives professionnelles » incite les jeunes hommes africains-américains à créer et
mettre en œuvre des stratégies de survie dangereuses tout en luttant pour réinventer de
nouvelles formes de masculinité.
8
On trouve une abondante littérature sur genre et mondialisation et je ne prétends pas en faire une
recension globale. Je m’appuie sur trois textes en particulier pour faire une synthèse critique des
analyses que je considère les plus utiles et les plus provocatrices dans ce domaine : Eisenstein (1998),
Marchand et Runyan( 2000) et Basu et al. (2001).
9
Voir les textes de Kempadoo et Doezema (1999) et Puar (2001).
4
De plus en plus, les féministes s’intéressent aussi à l’analyse de genre des discours sur
la mondialisation ainsi qu’à la production et à la mobilisation des masculinités hégémoniques
au service de la restructuration mondiale. Marianne Marchand et Anne Runyan (2000) parlent
du genre dans les métaphores et le symbolisme du langage de la mondialisation, qui favorise
certains acteurs et secteurs plutôt que d’autres : le marché plutôt que l’État, le mondial plutôt
que le local, le capital financier plutôt que l’industrie manufacturière, les ministères des
finances plutôt que la protection sociale, et les consommateurs plutôt que les citoyens. Selon
les auteures, tous ces derniers sont féminisés et tous les premiers masculinisés (13) et cette
assimilation à un genre inscrit dans l’ordre naturel les hiérarchies nécessaires au succès de la
mondialisation. Du processus de restructuration mondiale, Charlotte Hooper (2000) voit
émerger une masculinité hégémonique anglo-américaine – une masculinité dont les effets son
ressentis par les travailleurs et les travailleuses de l’économie mondiale10. Selon Hooper, cette
masculinité anglo-américaine est animée de tendances dualistes : d’un côté elle conserve
l’image de la masculinité agressive de la frontière, mais de l’autre elle s’inspire d’images
moins menaçantes de PDG dotés de compétences (féminisées) qui ne reposent pas sur la
hiérarchie mais sont plutôt associées au travail d’équipe et en réseau.
Alors que la recherche féministe s’engage sur des voies importantes et utiles de critique
de la restructuration mondiale et de la culture de la mondialisation, je voudrais poser de
nouveau certaines des questions que j’ai posées en 1986. Il me semble que, sauf dans
quelques cas exceptionnels, la recherche actuelle a tendance à reproduire des représentations
particulières « mondialisées » des femmes. Si les discours sur la mondialisation contiennent et
produisent une masculinité anglo-américaine11, ils produisent des féminités correspondantes
qu’il est important d’explorer. On peut clairement identifier l’adolescente travailleuse d’usine,
présente partout à l’échelle mondiale, la travailleuse domestique et la travailleuse du sexe. On
trouve aussi l’employée de service migrante/immigrée, la réfugiée, la victime de crimes de
guerre, la prisonnière de couleur qui se trouve aussi être mère et toxicomane, la mère au
foyer-consommatrice, etc. On trouve également la mère de la nation/porteuse sacrée de la
culture traditionnelle et de la moralité.
Ces représentations correspondent bien à de vraies femmes, mais souvent aussi elles
cannibalisent les contradictions et les complexités de la vie et des rôles des femmes. Certaines
images, comme celles de l’ouvrière d’usine ou de la travailleuse du sexe, sont souvent ancrées
dans le tiers-monde/Sud mais beaucoup des représentations que je viens d’identifier se
distribuent dans le monde entier. La plupart désignent des femmes du deux-tiers-monde,
certaines désignent des femmes de l’un-tiers-monde. Et il se peut qu’une femme du deuxtiers-monde vive dans l’un-tiers-monde. L’économie mondiale compte des femmes
travailleuses, mères et consommatrices, mais nous sommes aussi tout cela en même temps.
Les catégorisations singulières et monolithiques des femmes utilisées par les discours sur la
mondialisation circonscrivent notre appréhension de l’expérience, de la capacité d’action et
de la lutte. Ces discours font aussi apparaître d’autres images de femmes, relativement
nouvelles – la défenseuse des droits humains ou la responsable du plaidoyer dans les ONG, la
militante révolutionnaire et la bureaucrate d’entreprise – mais ces images, toutes également
fausses et exagérées, créent un fossé entre une féminité victime et une féminité consciente de
ses possibilités et détentrice d’un pouvoir, et s’annulent. Nous devons mieux explorer cette
division et l’assimilation à une majorité/minorité sociale, à l’un-tiers-monde/le deux-tiersmonde qu’elle produit. La question est ici de savoir quelle capacité d’action est colonisée et
qui est favorisé dans ces pédagogies et ces recherches. Ce sont donc mes nouvelles
interrogations pour le XXIe siècle.
10
Pour des développements similaires, voir également Bergeron (2001) et Freeman (2001).
Dans les discours sur la mondialisation, se trouvent les récits promondialisation du néolibéralisme et
de la privatisation mais aussi les discours antimondialisation produits par des progressistes, des
féministes et des militants du mouvement antimondialisation.
11
5
Les mouvements sociaux étant des lieux déterminants de construction de savoir, de
communautés et d’identités, il est très important que les féministes s’y intéressent. Les
mouvements antimondialisation de ces cinq dernières années ont montré que les sociétés
multinationales, les responsables de capitaux financiers ou les institutions de gouvernement
transnational ne sont pas les seuls à traverser les frontières nationales. Ces mouvements sont
importants pour l’étude de la construction de la citoyenneté démocratique transfrontalière.
Mais pour commencer, l’étude des caractéristiques des mouvements antimondialisation
s’impose.
Si les mouvements anticoloniaux du début du XXe siècle étaient ancrés sur un territoire,
les mouvements antimondialisation ont, eux, des origines spatiales et sociales multiples. On
compte par exemple les mouvements pour l’environnement et contre les entreprises comme le
Narmada Bachao Andolan en Inde centrale et les mouvements contre le racisme
environnemental dans le sud-ouest des États-Unis, mais aussi les mouvements de petits
exploitants contre l’agro-industrie, présents dans le monde entier. Aux origines des
mouvements antimondialisation, on trouve également le mouvement des consommateurs de
1960, les mouvements populaires contre le Fonds monétaire international et la Banque
mondiale pour l’annulation de la dette et contre les programmes d’ajustement structurel et les
mouvements des étudiants contre les sweatshops au Japon, en Europe et aux États-Unis. Les
mouvements sociaux identitaires de la fin du XXe siècle (mouvements féministes, pour les
droits civiques, pour les droits indigènes, etc.) et le mouvement rénové des travailleurs
américains des années 1990 jouent également un rôle important dans l’histoire des
mouvements antimondialisation12.
Bien que des femmes dirigent ou soient impliquées dans la plupart de ces mouvements
antimondialisation, c’est seulement dans le sillage du mouvement post Beijing « des droits
des femmes comme droits humains » et dans certains mouvements pour la paix et la justice
environnementale que les idées féministes apparaissent. En d’autres termes, les filles et les
femmes ont beau avoir une place centrale dans le travail au service du capital mondial,
l’action antimondialisation ne semble pas s’inspirer de l’analyse ou des stratégies féministes.
J’ai dit que les féministes doivent être anticapitalistes, et je dirais donc maintenant que les
militant-es et théoricien-nes antimondialisation doivent aussi être féministes. Dans la plupart
des mouvements antimondialisation, le genre n’est pris en compte ni comme catégorie
d’analyse ni comme principe d’organisation ; et l’antimondialisation (et la critique
anticapitaliste) ne semblent pas être au centre des projets d’organisation féministes,
notamment dans le premier-monde/Nord. Pour les mouvements de femmes,
l’internationalisation, qui reposait autrefois sur l’idée que « nous sommes sœurs partout dans
le monde », s’inspire maintenant des « droits humains ». Ce glissement du langage, de
« féminisme » vers « droits des femmes », est désigné comme l’intégration du mouvement
féministe – une tentative réussie pour poser à l’échelle mondiale le problème de la violence
contre les femmes.
En étudiant de plus près les thèmes qui mobilisent les mouvements antimondialisation,
l’on constate que c’est le corps et le travail des femmes et des filles qui sont au centre des
luttes. Par exemple, les femmes ne sont pas seulement à la tête des mouvements écologistes et
pour l’environnement comme le Chipko en Inde, ou des mouvements indigènes contre
l’extraction de l’uranium et contre la contamination du lait maternel aux États-Unis : c’est
leur corps genré et racisé qui est la clé de la démystification et de la lutte contre les processus
de recolonisation engagés par la prise de contrôle des entreprises sur l’environnement. Pour
illustrer cette idée, je rappelle l’analyse que livre Vandana Shiva 13 de l’OMC et de la
12
Je tire cette description de Brecher, Costello et Smith (2000). Pour analyse les mouvements
antimondialisation, je m’inspire largement de ce texte et d’extraits de magazines tels que ColorLines, Z
Magazine, Monthly Review et SWOP Newsletter.
13
Cette analyse a été traduite en français et publiée dans Verschuur (2007).
6
biopiraterie du point de vue épistémologique des femmes paysannes et des tribus ; on peut
aussi convoquer la notion d’« activisme civique localisé » de Grace Lee Boggs (2000, 19). De
la même façon, dans les mouvements des consommateurs contre les entreprises, de petits
exploitants contre l’agro-industrie et dans les mouvements contre les sweatshops, ce sont le
travail et le corps des femmes en tant que travailleuses en usines, agricultrices, soutiens de
familles et consommatrices qui sont les plus touchés.
Les femmes ont été à la tête de certaines des alliances transfrontalières contre les
injustices commises par des sociétés commerciales. Il est donc essentiel que la critique
féministe anticapitaliste rende visibles le corps et le travail des femmes et entame ainsi un
travail de théorisation pour inspirer des idées politiques moins exclusives. Il est important, et
même crucial, que l’analyse féministe prenne son point départ là où se situent les femmes
pauvres et de couleur du deux-tiers-monde ; c’est précisément le privilège épistémique
potentiel de ces communautés de femmes qui ouvre un espace pour démystifier le capitalisme
et imaginer une justice sociale et économique transfrontalière.
La masculinisation des discours sur la mondialisation analysée par Hooper (2000) et
par Marchand et Runyan (2000) semble trouver son pendant implicite dans la masculinisation
des discours des mouvements antimondialisation. Si une grande partie de la littérature sur les
mouvements antimondialisation indique la place centrale de la classe et de la race et, parfois,
de la nation, dans la critique et la lutte contre le capitalisme mondial, le genre racisé demeure
une catégorie ignorée. Or il est important dans ce cas parce que le capitalisme utilise le corps
racisé et sexué des femmes dans sa quête mondiale du profit et, comme je l’ai dit
précédemment, parce que ce sont souvent l’expérience et les luttes des femmes pauvres et de
couleur qui permettent de construire l’analyse et les idées politiques les plus globales dans les
luttes antimondialisation.
D’un autre côté, les processus de décision de certains de ces mouvements empruntent
au féminisme beaucoup de ses pratiques démocratiques et de ses approches orientées vers les
processus. Ainsi l’on retrouve dans les idées politiques antimondialisation, sous des formes
diverses, les principes d’organisation non hiérarchique, de participation démocratique et
l’idée que le personnel est politique. En explicitant la place des questions et des projets liés au
genre et au féminisme dans ces mouvements antimondialisation, on rendrait mieux compte
des parentés existantes et on préparerait un terrain d’organisation potentiellement plus fertile.
Et bien sûr, en formulant le féminisme dans le cadre de l’action antimondialisation, on
commencerait aussi à mettre en question le masculinisme implicite de cette action. Critiquer
le capitalisme mondial et lui résister, montrer par quels mécanismes ses valeurs masculinistes
et racistes passent dans l’ordre naturel sont les premières actions d’une pratique féministe
transnationale.
Pour permettre une pratique féministe transnationale, nous devons construire des
solidarités féministes par-delà les divisions de localisation, d’identité, de classe, de travail, de
croyance, etc. Dans les temps très fragmentés où nous nous trouvons, ce processus d’alliance
est difficile alors qu’il n’a jamais été aussi important. Le capitalisme mondial ferme certaines
perspectives mais il en ouvre aussi de nouvelles. […]
Références bibliographiques
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8