La fille de la ville

Transcription

La fille de la ville
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BORIS LANNEAU
La fille de la ville
ÉDITIONS
SARBACANE
Depuis 2003
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Dédicace ?
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Bande-son
– Artiste, Titre du morceau
– Artist, Title Of The Song
Citation ?
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Dans deux minutes, il ne restera rien du lapin. Une
touffe de poils, une tache de sang. La 2CV est à fond.
– C’est pas un lapin, c’est un lièvre !
– Arrête tes conneries !
– J’te dis que c’est un lièvre !
Lapin ou lièvre, il court comme un taré dans l’herbe
haute et toute mouillée, le phare de la Deuche lui brûle
la queue. Un seul et unique phare planté au milieu du
capot, comme un seul œil. Ce modèle, super rare, on l’appelle… la Cyclope. Rien qu’une lumière qui te trace la
route des rêves.
À bord de la caisse, il y a L’Équipe. C’est le nom de
leur bande. Cinq potes unis comme une main dans ta
gueule. Leur grand jeu du samedi soir, quand le bar est
fermé, qu’il n’y a plus rien à faire et que tout le monde
dort : péter du lapin. Et ce soir, il leur faut au moins ça,
car ils fêtent un sacré truc : la fille de la ville.
Une Parisienne qui vient passer les vacances d’été chez
sa grand-mère. Ici, à Saint-Savin. Saint-Sav’, comme ils
disent. Elle est déjà venue l’an dernier, et là… elle revient.
Ils sont tous amoureux d’elle, en secret et sans trop savoir
pourquoi. Peut-être c’est cette bretelle qui tombait et la
déshabillait du bout des doigts ? Ou peut-être parce
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qu’elle savait plonger du grand plongeoir, et ça, c’est rare
pour une fille… Elle revient !
En plus, Dudu, le chauffeur de L’Équipe, vient juste
d’avoir son permis. Et le permis ici, au village, c’est pas
des points, c’est le passeport. La feuille rose, y a pas mieux
pour faire briller les yeux des filles, oublie les pétales et
les épines. Ça fait rêver : des cuisses sur le cuir du fauteuil, la vitre ouverte vent dans les cheveux et les jambes
sur le tableau de bord. La feuille rose et la fille de la ville,
ça va bien ensemble.
– Putain, t’as raison, c’est un lièvre ! Tue-le !
Des oreilles plus grandes que les coquelicots, pleins
phares aux fesses, la pauvre bestiole ne pense pas à sortir du faisceau blanchâtre qui lui trace une route toute
droite vers la mort. Il a plu toute la soirée, un orage a
explosé en plein ciel, après des jours et des jours de grosse
chaleur. Les pneus patinent, flaques d’eau et nids-depoule, ça accélère, freine et embraie, seconde, troisième,
ça arrache le volant et dérape sans pitié.
– Il est où ? Putain il est où ?! On l’a perdu !
Retour en première, le moteur reprend son souffle.
Point mort, la 2CV s’arrête, le phare en veilleuse, on
baisse le son du poste… plus un bruit.
– T’as senti quelque chose, toi ?
– Rien.
– Derrière, vous avez senti quelque chose ?
Derrière, il y a trois têtes. Deux d’entre elles, blêmes
comme la lune, font non en même temps. La troisième
a des lunettes noires, des écouteurs et bouge en
musique, pareil qu’un chien sur la plage arrière.
– Sûr, on l’a pas écrasé ?
– Je crois qu’il a tourné au dernier moment dans les
fougères…
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– C’est toi la fougère !
À la place du mort, c’est Attila qui a parlé. Lui, il l’appelle « la place mortelle » – et c’est sa place, basket sur
la boîte à gants. Le siège passager, son trône : c’est lui
qui décide où on va. Il choisit la musique, il a le cendrier tout près et en plus il peut regarder tranquillement
passer les culs. Ronds de fumée, la clope coincée entre
le pouce et l’index. Il aime aussi « la place mortelle »
pour la petite glace sous le pare-soleil, comme ça il peut
vérifier s’il est bien coiffé, les mains dans ses cheveux
longs et l’élastique entre les lèvres. Attila, il est grand,
il a des épaules et une p’tite couette à la Zlatane. Dans
les vestiaires, c’est lui qui a la plus grosse, et dans
L’Équipe… c’est lui qui nique le plus. Enfin ça, c’est
lui qui le dit. Une chose est sûre : Attila, c’est le chef,
même si ce n’est pas lui qui conduit. D’ailleurs, suffit
d’entendre comment il parle à Dudu :
– Merde, tu conduis vraiment comme une nana !
– Ouais, mais moi je suis pas comme toi. Toi, les nanas,
tu les mènes en bateau…, rétorque Dudu.
– Si je les mène en bateau, c’est pour leur faire voir la
mer ! décroche Attila tout en resserrant sa queue-de-cheval comme on se remet les couilles en place.
Dudu n’a plus rien dit. Comme quoi la feuille rose, ça
plaît aux filles mais ça ne met pas de cartons rouges aux
mecs. Dudu, son vrai nom c’est Dulourd. Le genre de
blase qui t’attire des bricoles dans la cour d’école… Il
ne met pas des t-shirts, il met des polos. Pendant qu’Attila le vanne, il lâche le volant et s’essuie les mains sur
les cuisses. Un truc qu’il fait tout le temps. La peur de
ne pas être présentable ou d’attraper quelque chose. Il
n’aime pas la sueur, la boue, le foot, alors dans les parties à la récré, il faisait l’arbitre. Dudu bosse chez son
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père garagiste, Dulourd Père et Fils, depuis trois générations. Quand Dudu lui avait dit qu’il ne savait pas quoi
faire après la 3e, le paternel avait haussé le ton : « Je vais
t’apprendre à te salir les mains, moi ! ».
De temps en temps, la nuit – les nuits comme celleci – un peu pour faire le beau aux yeux de L’Équipe, un
peu pour se venger de son père au regard de flic, il se
sert au garage et emprunte une bagnole en réparation
pour faire une virée avec la bande. Une virée dans les
champs et les chemins de terre. Et juste avant le lever
du jour, il la remet à sa place, ni vu ni connu. Tout à
l’heure, quand il rentrera chez lui, il va retrouver son studio, sa chambre, sa salle de bains, son coin cuisine aménagé sous le toit de la maison familiale. Sans doute qu’un
jour, il aura le garage à son papa : une vie toute tracée
et une raie sur le côté.
Le lièvre ! Sa petite tête en peluche sortie de l’herbe
pas coupée a fait gauche-droite, les oreilles comme deux
rétros, on dirait que ses yeux ronds et noirs ont perdu
quelque chose.
– Putain !
Démarrage, frein à main, première, seconde, plein
phare qui fait feu, hurlements dans le moteur, c’est pas
des chevaux qu’il y a sous le capot mais une meute de
chiens de chasse ! 60 en seconde ! Des fous.
– Accélère, vas-y, accélère ! Accélèèère !
Dudu se prend ça dans la nuque. Derrière lui, deux
mains se sont accrochées à l’appuie-tête et « Jmenba »
lui postillonne dans les oreilles. Jmenba, ça vient de
« J’m’en bats », il le dit à tout bout de champ alors c’est
resté. Et c’est vrai qu’il se fout de tout. JmenbaDes
lunettes noires, des écouteurs, et aussi des grands :
– Ha ha haaaaaa !!!
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On dit qu’il est pas tout seul dans sa tête. Gueule de
la gagne et un regard black glasses que rien n’arrête.
Jmenba, il s’en bat de tout sauf du foot : numéro 10, il
rentre dans les vestiaires avec ses deux écouteurs, il ressort des vestiaires avec ses deux écouteurs. De toute façon
il sait que toutes les félicitations seront pour lui, de toute
façon il s’en fout des félicitations. Il y en a qui disent
aussi qu’il gâche ses possibilités. À l’entraînement, il
traîne dans les vestiaires plutôt que d’aller s’échauffer,
en match il ne se donne à fond que quand ça lui chante.
À la mi-temps, il fume une clope dans les douches.
Mais… on ne peut rien contre Jmenba dès qu’il
chausse les crampons. Même quand il joue sans la gagne
aux tripes. C’est le meilleur.
Quand il n’est pas sur le terrain, il aide ses frères à la
ferme. Ils lui disent de ramasser les pierres, lui il en
ramasse une et s’amuse à jongler avec jusqu’au soir. C’est
peut-être pour ça qu’on dit de lui qu’il s’en va aux champs
quand les autres reviennent. On ne peut pas l’empêcher,
il jongle avec tout ce qui bouge. Un fou. Un barjo. Un
vrai. Un gentil aussi. Il appelle ses copains « mon vieux ».
C’est peut-être parce qu’il n’a pas connu le sien. Le « mon
vieux » de Jmenba, il est fort, aussi fort que prendre dans
ses bras un pote qui pleure. Tiens, v’là qu’il met des
coups de genou dans le dos de Dudu à travers le fauteuil ! Il s’en fout de tout, Jmenba. D’ailleurs, il a fait
un retourné acrobatique avec son blase : J’m’en ballon
d’or.
– Allez mon vieux, plus vite merde, plus vite, oh tu
fais quoi là, vas-y ! Allez feignasse, bouge-toi un peu,
bute un lapin, quoi !!! Ha ha haaaaaaa !!!!
– Lâche-moi, toi !!!
– Quoi, « lâche-moi » ?! J’m’en bats, moi !
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Ça rebondit à la Paris-Dakar, mains cramponnées au
volant ou à l’appuie-coude. Sur la banquette arrière, c’est
épaule contre épaule et coups de coude dans les côtes.
Tout est noir dans le pare-brise sauf les pleins phares qui
brûlent tout sur leur passage : la queue du lièvre s’agite
toute jaunie, les oreilles flippées, il doit avoir le cœur à
5 000, la peur de sa vie, le rugissement sous le capot qui
lui passe partout sous les poils, si ça se trouve il sent la
chaleur du moteur comme un chien lui soufflerait la mort
de sa truffe humide !…
Au milieu de la banquette arrière, Rouge-Gorge
regarde les étoiles à travers le pare-brise taché de boue.
Et s’il ferme les yeux, Rouge-Gorge, c’est parce qu’il porte
toujours un foulard autour du cou. Un courant d’air, il
éternue, un peu de pollen, ses yeux le piquent et un brin
de laine l’emmène : c’est un poète, notre Rouge-Gorge.
Il ferme les yeux, ce n’est pas qu’il a peur, c’est juste qu’il
voudrait être ailleurs. Ce qu’il voudrait, Rouge-Gorge,
c’est revenir en arrière, rentrer à la maison après la dernière bière… mais pas se retrouver à carburer dans un
champ pour péter du lapin. Il voudrait dire « Non les gars,
il vous a rien fait ce lièvre », ou plutôt « Non, on va rien lui
faire à ce lièvre », oui, ça c’est mieux. Ou alors, être ailleurs. Un pays où on ne se fait pas de mal, un pays avec
que des filles !
Être avec que des filles, oui, une bande de filles, des
filles qui tirent sur leur jupe après avoir croisé les jambes.
Les filles, ça pense pas à tuer les lapins… hein ?!
Même les filles d’ici ! Ici, les filles, elles ne sont pas très
nombreuses, mais elles pensent pas à tuer les lapins,
non… mais elles sont trop maquillées, ou elles regardent d’abord ta voiture, alors…
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Rouge-Gorge, il aimerait être ailleurs. À l’échauffement,
avant un match. Lui, il est gardien, parce qu’on dit que
les goals sont tous un peu fous, ou un peu seuls, avec leur
maillot qui n’est pas de la même couleur que les autres.
Lui, c’est les deux qu’il est, un peu des deux. Un peu de
Jmenba, un peu de sa folie et un peu de lui, un peu trop
gentil. Il faut dire qu’ils se comprennent bien, tous les
deux. Inséparables. En match, quand Rouge-Gorge a le
ballon, c’est toujours Jmenba qu’il cherche en premier
avant de dégager.
Il rouvre les paupières et suit des yeux la queue du lapin
comme le ballon dans le camp adverse, et dans sa tête,
une question tourne à chaque coup de volant : Est-ce
qu’ils veulent le tuer pour le manger ? Est-ce qu’ils veulent le tuer pour le manger ?… Est-ce qu’ils veulent le
tuer pour le tuer ?!? Rouge-Gorge a les pieds quasiment
dans le frein à main… J’aime pas qu’on fasse du mal aux
autres. J’aime pas qu’on fasse du mal aux autres. J’aime pas
qu’on fasse du mal aux autres. Aux lapins, aux lièvres…
ou aux petits gros : comme Dolby, le cinquième et dernier de L’Équipe, assis à sa droite.
Dolby, gardien-remplaçant et responsable de la
trousse à pharmacie pendant les matchs. Numéro 22 sous
le K-way. Dolby, il rêverait de pouvoir toucher la barre
transversale comme on cueille un brin d’herbe en
entrant sur le stade. Mais un jour, en Poussin, comme
l’entraîneur ne savait pas où le mettre, il lui a crié du
banc de touche : « Allez, mon gros, décroche la caravane ! »… Dolby sera donc gardien-remplaçant. Il s’assied toujours derrière la place mortelle, regarde à travers
la vitre par-dessus l’épaule d’Attila, pour voir au loin,
et il voit qu’un jour, c’est sûr, il sera comme Attila ! En
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attendant, il l’admire en secret dans le rétroviseur et
répète à peu près tout ce qu’il dit.
– Oh les gars, ça va derrière ?! demande Attila en se
retournant sur la banquette.
– Ça va derrière ! s’écrie Dolby en écho.
– Pourquoi tu répètes toujours ce que dit Attila ? le sermonne Jmenba.
– Je répète pas, je… je confirme.
– Tu confirmes rien du tout !
– Laisse-le, Jmenba ! intervient Rouge-Gorge.
– Quoi, laisse-le ? Il redit les mêmes conneries que l’autre devant, et en plus, il les redit en plus fort !
– Parce que toi, t’en dis jamais de conneries, toi ? se
retourne Attila.
– Si ! J’en dis des conneries. Mais c’est les miennes !
Elles sont fières mes conneries à moi, elles sont…
– Pfff…
– C’est bon, arrêtez ! se plaint Dolby.
– Quoi ?! Tu nous dis c’est bon, arrêtez… le reprend
Jmenba.
– Ben oui, je vous dis c’est bon, arrêtez…
– Tu nous dis c’est bon, arrêtez… alors qu’on s’engueule
à cause de TOI !
– Arrête Jmenba, on n’est pas en train de s’engueuler,
là ! revient Rouge-Gorge.
– Si ! Si, on s’engueule. On s’engueule ! C’est comme
ça que ça s’appelle ! Et c’est fait pour ça aussi, les copains.
Ça sert à s’engueuler !
– Allez, c’est bon…, dit Dolby, qui ne sait plus où se
foutre dans la banquette.
– Non, y a pas de c’est bon ! Non, c’est pas bon !
– De toute façon, c’est toujours de ma faute, marmonne
Dolby.
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– Mais non Dolby, le console Rouge-Gorge.
– Si, si.
– Dolby ? fait Rouge-Gorge.
– Hmm ?
– Tu veux pas répéter la même chose que moi ?
– D’accord.
– C’est pas de ma faute.
– C’est pas de ta faute.
– Non : c’est pas de ma faute, Dolby !
– Mais…
– Dolby ? se retourne Attila.
– Quoi ?
– Tiens.
Et bing. Un steak.
– Alors, mon vieux Dudu, t’as des couilles au cul ?!
gueule Jmenba, accroché au siège conducteur qu’il secoue
comme s’il cramponnait Dudu par le col.
Peut-être qu’au fond de lui, tout au fond, il voudrait
en faire un siège éjectable, et se téléporter devant, tourner la clef, les jantes chromées, le 140 d’une seule
main…
Le lièvre panique. L’herbe est tout écrasée ici, y a des
coquelicots au sol. Attila en profite :
– Partout où Attila passe…
Il sourit, parce qu’il sait déjà qu’une petite voix va s’élever de derrière son épaule :
– … l’herbe ne repousse pas !
Merci qui, merci Dolby.
– Et ta connerie, elle repousse ?!
Merde, v’la Rouge-Gorge qui s’y met ! Il a rouvert les
yeux et voit le pauvre lièvre qui ralentit, épuisé, crevé,
bientôt à plat sous la Deudeuche.
– Hein ?! Qu’est-ce que t’as d…
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Attila se retourne, mais revient vite fait sur le lièvre :
une bosse plus haute le ramène devant, une bosse avec
une pente derrière, attention, ça descend : mais Dudu
accélère encore, 80 en troisième, bordel c’est chaud ! La
2CV blanche dévale le champ comme une avalanche, le
lièvre n’a plus de slalom dans les pattes.
– T’as dit quoi, Rouge-Gorge ? ricane Dolby, qui aime
bien faire l’interprète pour Attila – et parfois aussi, selon
l’occasion, l’éclaireur, le goûteur, le meilleur copain de
l’animateur.
– Vos gueules, j’arrive pas à conduire ! On le tient…
Hé ! On va le coincer en bas ! Ça descend vite, merde !
Quelqu’un sait ce qu’il y a, en bas ?
– On s’en ballon d’ooor !!! Fonce, mon vieux !
Oh ! Ce taré de Jmenba, il a MIS SES MAINS SUR
LES YEUX DE DUDU !
– Hein ?!
– Jmenba a… ?!
– OUI !
–… SUR LES YEUX DE DUDU !!!
– Tiens, ça te fera des black Glasses, connaaard ! Ha ha
haaaaaa !
– Arrête, Jmenba ! Putain, qu’est-ce tu fais ?!
Dudu pense que ce dingue de Jmenba va encore lui
boucher la vue une seconde ou deux, pas plus. Même
Attila se marre avec Dolby dans le rétro.
– Ha ha haaaaaa !
– Arrête, arrête !
– Ha ha haaaaaa !
– Putain ! Arrête maintenant ! J’y vois plus rien !!!
Attila, oh, dis-l…
Jmenba appuie plus fort ses doigts sur le visage transpirant de Dudu qui se débat, le volant commence à vibrer
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dans ses mains. Il faudrait que Rouge-Gorge intervienne
et l’arrête mais au lieu de ça, il ferme-ouvre-ferme-ouvreferme les yeux comme pour faire des appels de phares
à son copain le lièvre, lui hurler : « Allez ! C’est le moment,
vas-y file, va t’en loin ! »
Alors pour en finir, Attila s’extrait de la place mortelle,
se jette, essaie d’arracher les bras de Jmenba :
– Putain, le con !
– Ch’ais pas où je vais ! gueule Dudu. Ch’ais pas où je
vais ! Faites quelque chose, bordel !!!
– Alors, les gros durs ?! On veut taquiner du lapin, mais
dès que ça se corse, on a peur, hein ? On a peur !!! rigole
Jmenba.
– Mais t’es ouf, putain !
– J’m’eeen baaaaaats ! Ha ha haaaaaa !
– Freine, Dudu ! Freine ! crie Attila.
Dudu freine pied au plancher, la caisse tortille du cul
mieux qu’une danseuse sur un cube, le lièvre n’est plus
très loin, sa queue semble essuyer la boue sur le parebrise et les étoiles dans les yeux de Rouge-Gorge. Ce coup
de frein, c’est peut-être sa dernière chance… Dudu, lui,
gueule le plus fort qu’il peut :
– Quelqu’un sait ce qu’il y a en bas ?! Est-ce que
quelqu’un SAIT ce qu’il y a en bas, bordel ?!?
Attila tente tout ce qu’il peut pour dévisser les mains
de Jmenba, aidé de Dolby qui du coup écrase RougeGorge avec son genou.
– Oh ! Y a quelqu’un qui sait ce qu’il y a en bas OU
PAS !?!
Ça y est, les mains de Jmenba glissent enfin dans la sueur
et les secousses et Dudu retrouve peu à peu la vue – mais
avec un doigt dans l’œil !… Retour sur le lièvre : il est encore
là ! Je vais te faire ta fête, sale petit enculé de mes deux. Dans
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la tête de Dudu, les oreilles du lapin portent les écouteurs
deJmenbaVengeance !!! Coup d’accélérateur. Ça y est, les
phares lui brûlent la queue, il a le feu au cul, il a le feu au
cul, ses oreilles s’affaissent en feuilles mortes…
… et dans son coin, Rouge-Gorge ferme les paupières
aussi fort qu’on serre les poings.
– C’est parti ! lance Dudu avec le calme de la vengeance.
La Deuch’ dévale toujours la pente, bossue et cahotante.
– Ouais ! Accélère ! Bute-le ! Bute-le ! Bute-le ! l’encourage Attila en appuyant à fond sur le tapis de sol.
50, 60. Le lièvre n’est plus qu’à deux-trois mètres, il
a un pétale de coquelicot dans le dos, il peine à lever son
arrière-train…
Vous l’écraserez pas ! Vous l’écraserez pas ! Vous l’écraserez pas ! Non ! Vous l’écraserez pas !!!, se répète RougeGorge en respirant fort pour retenir ses larmes, presque
aussi fort que le moteur.
– Fais-lui la peau ! Alleeez !!! Fais-lui la peau ! hurle
Attila en ouvrant sa vitre.
– Ouais, j’y suis ! J’y suis !… Putain, ça descend vite,
non ?!? Y a quoi en bas ?! Oh, les gars, y a quoi en bas ?!
redemande Dudu, enfoncé dans le fauteuil en pilote de
course, une main sur le levier de vitesse, les yeux féroces
comme ses phares.
– Tu l’as ! crie Attila, le torse sorti par la fenêtre.
– Tue-le ! hurle Dolby.
– Tu l’as !
– Tue-le !
– Tu l’as !
– Tue-le !
– Plus fort, le public ! rigole Dudu, électrisé.
– TU L’AS !!!
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– TUE-LE !!!
– TU L’AS !!!
– TUE-LE !!!
– NOOOOOOON !!! hurle brusquement RougeGorge, et il s’arrache les semelles du frein à main, se jette
sur le volant et le tourne d’un coup sec et désespéré, juste
avant que Dudu mette le coup de grâce sur l’accélérateur.
Mais, au même moment, dans un flash, L’Équipe se
rappelle ce qu’il y a en bas de la pente.
– LA RIIIVIÈÈÈRE !!!…
– Ha Ha Haaaaaa !
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LA
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La même nuit, avec la même lune, ronde et pulpeuse.
Juste un peu plus tard, avant le chant du coq, avant les
croissants chauds, avant l’heure des poubelles.
Une nuit où les couettes sont au placard, juste un drap
fin qui finira par terre. Saint-Sav’ dort encore, il n’y a
que le feu rouge au pont qui s’allume, mais rien qui roule
dessus. Aucune enseigne ne clignote, la station-service
ne prend pas les cartes bleues. Dans les rues, l’odeur du
goudron et les trottoirs abandonnés, des volets tirés sur
une fenêtre ouverte. Sur la place, La Flèche sonne toutes
les heures. « La Flèche », c’est le blase de l’église, le petit
nom du clocher – et quel clocher ! Gigantesque. La nuit,
il fait du bilboquet avec la lune.
Quand on quitte la nationale, la pancarte Saint-Savin
dépassée, là où les arbres s’étirent au loin et où la rivière
coule sans un bruit, on peut trouver des vers luisants
dans les buissons du Rochangou et… cette nuit, cette
nuit-là, un énorme projo monté au-dessus de la cabine
d’une jeep qui écrase tout sur son passage. Des roues
grosses comme des bobines de câbles haute tension, peinture tellement métallisée qu’elle se voit dans le noir.
Stop. Sous le capot, ça se calme. La lumière jaune du
projo s’agite dans le noir, s’allume, s’éteint, entre le laser
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de boîte de nuit et l’appel de phares. Deux types sur la
scène : un maigre comme un fil de fer se tient derrière,
debout, et braque le faisceau vers le sol. Un autre, gros
comme une bobine de barbelés, est assis au volant et
regarde tout ce qui bouge. À cet endroit, l’herbe est écrasée : quelqu’un est déjà passé par là. Des traces de freins
à retourner la terre pire qu’un socle de charrue, des coquelicots à l’agonie : un lièvre, une Équipe, une 2CV.
– Ah merde, putain de lampe ! gueule sous sa casquette
le gars debout derrière, canon de fusil de chasse en bandoulière dans le dos.
Par la vitre ouverte de la jeep, l’autre gars sort sa tête,
coude sur la portière, une montre plus brillante que les
enjoliveurs. Grognement qui va bien avec le râle du
moteur. Regard de sanglier.
– Braque je te dis, braque là-d’ssus !
Sur le siège passager, la lune scintille sur un fusil canon
court, lunette infrarouge et silencieux, des balles ont roulé
contre le dossier.
Ça y est ! Le faisceau pisse sa lumière jaune sur un tas
de branches, de fougères, de bambous, que l’on a visiblement arrachés.
– Ça cache quelque chose, ça ! grogne l’autre en
ouvrant sa portière.
Il sort son ventre de là, gilet à poches, bedaine prétentieuse.
Le maigre, le gros. Les deux collègues se regardent,
le fusil pas loin. Deux ombres qui braconnent sous la
lune.
– Fais gaffe, c’est peut-être dangereux, lui dit le maigre accroché à son projo.
– Pfff… Arrête tes conneries, c’est juste un tas de
branches…, répond le gros.
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– Je te dis que ça bouge, y a une bestiole là-d’ssous qu’a
pas fini sa nuit !
Clac. Le projo s’éteint. La lune reprend ses droits et
d’un coup, plus obscure est la lumière, comme des dents
de piège brillent dans le noir.
– Qu’est-ce que tu fais, oh ?! Tu crois que j’ai que ça
à faire ! beugle le gros.
– C’est pas moi, c’est… c’est…
– Rallume je te dis, je vois pas où je mets les pieds !
– C’est pas moi, c’est… c’est… la nuit.
Il tremble encore plus, ses ongles font des claquettes
sur le fer du projecteur. Le noir partout, un nuage sur
la lune.
– Dis, tu veux pas prendre ton pétard ?… On sait
jamais !
– Le pétard, c’est tout un art ! Tant que le gibier est
vivant, l’homme reste un animal.
Sur ces mots, le gros ramasse un bâton et, les pieds bien
à plat sur la terre ferme, près du calme de l’eau où se reflètent les étoiles, balaie doucement les premiers branchages
à sa portée. Les bambous et les fougères tombent un à
un sur son ombre, il s’agite, s’approche, balaie encore,
sabre même, éjecte tout, le bois, les feuilles, la mousse,
la sève collante, bâton entre ses deux mains, de plus en
plus vite.
– Alors, tu vois quelque chose ?!…, demande le maigre, inquiet.
– Oh, putain !
– Qu’est-ce qu’y a ?!
– Une 2CV… Une Cyclope !
– Hein ?!
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Juillet, un an en arrière. Quand on se rasait seulement
sous les narines.
Jmenba et Rouge-Gorge sont passés sous le grillage
pour rentrer à la piscine. Les trois autres passent par la
caisse : Dolby a craqué son t-shirt, l’autre jour, fini les
acrobaties. Attila sort plus ou moins avec Samantha, la
nana qui fait les entrées : il rentre à l’œil. Dudu préfère
payer.
– Ça fait deux euros chacun, dit dans son chewing-gum
Samantha, justement, son carnet de ticket sous ses faux
ongles.
Autour d’elle, des paniers en plastique rouge pour ranger ses affaires.
Attila, Dolby et Dudu attendent leur tour, l’un derrière l’autre mais ils n’ont qu’un seul et même regard
pour trois : les yeux dans les poches arrière d’un short
en jean. Devant eux, à la caisse, une fille cherche son
porte-monnaie dans son panier, cheveux ultra-courts
comme son short. Serviette autour du cou. Les trois derrière ne manquent rien du paysage – ça, Samantha l’a
chopé au vol et ça ne lui plaît pas du tout. Dans ses yeux,
elle voit trop bien l’ourlet du short en jean, l’horizon
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coincé entre ciel et terre… Enfin dans sa tête à lui, c’est
plutôt le cul et les cuisses.
Tous les trois se sont compris sans rien dire, savent que
le spectacle est rien que pour eux ; Attila vérifie que sa
p’tite couette est bien accrochée et que tout est en place
sous les fleurs de son bermuda. Samantha voit tout, tout
ça, broie son chewing-gum et égraine les secondes avec
ses ongles sur le comptoir. Quand la fille sort enfin son
porte-monnaie, ils jettent tous les trois leurs yeux dans
le panier. Ses doigts. Une bague. Une seule. Énorme. Une
pierre. Ses ongles, sans rien, sans vernis. Elle déplie…
un billet ! 10 euros !… Un billet de 10 euros !
– Vous n’avez pas plus petit, parce que là on vient d’ouvrir et là j’ai pas la monnaie…, râle Samantha avec son
chewing-gum.
Cette fille, elle n’est pas d’ici. Quand tu as 16 ou 17 ans,
que tu habites Saint-Sav’ et qu’ils n’ont pas voulu te prendre au castrage de maïs pour l’été, 10 euros pour la piscine, ce n’est pas possible. Même Dudu, ça ne lui est
jamais arrivé. Ici, l’argent il tombe là où tu récupères
la monnaie dans le distributeur de canettes – et le plus
souvent, tu ramasses que de la poussière.
La fille se tourne pour mieux regarder, dévoile son
visage, renifle du bout du nez. Une mèche de cheveux
fait des pointes tout près de son oreille. C’est une fille que
t’embrasses les yeux ouverts ça, s’imagine Attila. Elle
cherche encore dans son porte-monnaie. Attila, cherche
aussi quelque chose : un tatouage, un piercing, un trou
dans son short en jean. Mais rien. Samantha met sa joue
dans ses doigts et défonce du regard son bel Attila, qui
ne fait pas attention. Pas attention à elle. La fille change
de jambe d’appui, jolie jambe, elle passe distraitement
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une main sur son short, sans doute pour chasser ces yeux
qui tournent autour de son cul. La bretelle de son haut
tombe de son épaule.
– Tu vois mon pote, ça c’est une fille qui cache bien
son jeu…, dit tout bas Attila à Dolby.
Dolby fait mmm-mmm du menton mais on voit bien
à sa bouille qu’il n’a pas compris, Attila s’en rend bien
compte.
– Ça c’est une fille qui cache bien son jeu ! redit Attila,
cette fois à l’oreille de Dudu, en lui montrant l’ourlet
du short et tout ce qu’il y a en dessous, tout ce qu’il y a
au-dessus, de la tête aux claquettes.
– Je verrais bien ses pieds sur ma boîte à gants…,
répond Dudu, les yeux bleus comme les poches arrière
du jean.
Oui. Il l’imagine à côté de lui dans la voiture, attachant
sa ceinture de sécurité entre les seins tandis que tombe
sa bretelle.
– C’est toi, la boîte à gants. Tiens : air-bag !
Et bing, un steak. Ça te fait sortir vite fait de tes rêves.
– Oh !
– Chut !
Le pauvre Dolby ne veut surtout pas qu’elle se
retourne, ça lui fait trop peur une si belle créature, la dernière fois qu’il a été si près d’une fille c’était, c’était…
en CM2, quand il fallait se mettre en rang par deux ! C’est
vrai quoi, là, juste devant lui, si elle se retourne elle va
le regarder, elle va voir qu’il est gros, elle va voir qu’il a
honte, et si jamais elle leur parle, c’est sûr que lui, elle
ne le regardera pas. Jamais une fille ne l’a regardé. Rien
que d’y penser ça lui fait trembler les jambes, alors c’est
aussi bien qu’elle leur tourne le dos.
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– Non, désolé, j’ai pas de monnaie.
Elle a parlé.
Silence.
On entend des enfants rire et se jeter à l’eau.
Derrière le comptoir, Samantha fait une bulle, l’éclate
dans sa bouche.
– Excusez-moi…
La fille devant s’est retournée soudainement.
– Vous auriez pas la monnaie ?
Sa voix n’est pas pointue comme des talons, on n’entend pas les Grands Boulevards, la grande ville, Paris,
ou Lyon ou peut-être Marseille, enfin, une ville de ligue 1,
quoi. Sa voix est sucrée-salée, une figue avec ce qu’il faut
de poivre.
De grands yeux verts et un grain de beauté à chaque
œil. Dolby sursaute, c’est lui qu’elle a regardé en premier – et sans tourner la tête pour envoyer très vite son
regard ailleurs : elle l’a regardé normalement, même pas
comme un gros gâteau, elle l’a regardé dans les yeux. Ceux
d’Attila, eux, descendent dans le cou doré de la fille, mais
elle a un haut sans décolleté ou plutôt des seins qui n’ont
pas besoin de décolleté. Avec ses cheveux courts – Châtains dira Dudu, Non elle est plus brune, ça c’est Dolby,
Moi j’en ferais bien ma blonde, là on sait qui c’est. Cette
coupe, les petites mèches sur les tempes, ça lui fait un
visage qui a trempé son doigt dans la confiture.
Elle sourit, à peine. Leurs yeux s’ouvrent si grands
qu’ils pourraient la prendre tout entière. Elle a mis le
bout de ses doigts dans les poches, ses bras fins comme
une bretelle de sac à main et musclés pour faire des bras
d’honneur. Tu le sens, qu’elle a les deux : douce et faut
pas me chercher. Vite, on reprend ses esprits, on regarde
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si on a quelque chose, même si on sait que… on sort les
mains des poches, on tâte. Non, rien, on s’escuz’.
Bon, c’était tout vu, l’argent de poche on ne connaît
pas ici. Elle voit les regards désolés, les mains qui se
retournent et claquent dans le vide, tant pis. Attila doit
se ressaisir, merde, il est le chef… une main dans la
nuque, est-ce que sa p’tite couette est bien faite ? Bombe
le torse et ne souris pas, qu’il se dit. Ils cherchent encore,
mais à part un papier de bonbecs et un briquet… rien.
Ça craint. Personne ne peut dire On n’a que deux euros,
c’est la honte devant une nana qui te claque un billet
de 10 pour une entrée de piscine ! Dolby sent que son
short lui rentre dans les fesses, il passe une main discrètement pour le sortir de là. Dudu sait qu’il y a quelque
chose qui ne va pas : son bermuda pour jouer au golf,
là… pfff… une ceinture en plein été, et un polo, un polo
attaché jusqu’en haut !
– Bon, vous pouvez laisser passer les gens ?! une voix
chewing-gum et salive s’élève, jalouse.
Ils ont quatre euros – Attila n’a rien pris avec lui –, quatre petits euros qu’ils serrent au creux de leur main parce
qu’ils ont trop envie de les lui donner. Dudu regarde une
dernière fois dans sa banane où il met sa crème solaire.
Pour l’honneur, il ouvre la petite pochette devant.
Non, désolé. La fille fait aïe avec les lèvres. Ses jambes,
elle les enroule l’une dans l’autre, ça fait remonter son
short et ça tire sur son haut, elle a du soleil couchant
dans l’épaule.
– Vous, je vous mets trois entrées, demande Samantha aux garçons, sans poser la question.
Elle est bien décidée à faire payer Attila. Merde alors,
elle a eu beau tirer sur son décolleté, il ne l’a pas regardée
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une seule fois ! Hé ben maintenant, c’est fini de rentrer
gratos, tu sors les sous ! Attila gonfle ses narines de colère
et serre la mâchoire. Et…
– Attendez !
Quoi ?
– Je paie pour vous… 1, 2, 3 entrées plus une pour moi,
ça fait 8 euros.
Hein ?
Les trois têtes se regardent comme quand tu mets tes
essuie-glaces sous le soleil à la place du clignotant. Ils
ne comprennent pas, mais alors pas du tout. Qu’est-ce
qu’il lui prend, on se connaît pas et elle va nous payer
nos entrées !? Ça se fait pas ! Une fille, ça paie pas pour
un mec ! Attends, hey, si tu vas au bar, c’est le gars qui
te paie ton jus de ch’ais pas quoi, sinon c’est la honte !
Et puis en plus, tu casses pas ton billet pour des gens
que tu n’as jamais vus ! Ici, un sou est un sou, comme on
dit, on a un cahier de dépenses dans le buffet de la cuisine et on fait plus confiance au carnet de chèques qu’à
la carte bleue ! Quand même.
Elle repasse devant eux, Dolby respire à fond pour rentrer son ventre et choper son parfum qui lui rappelle la
poudre des pétards qui reste sur les doigts… Elle est sûre
d’elle, encore plus de seins que tout à l’heure, se penche
sur le comptoir comme si elle allait commander un cocktail et claque son billet de 10 comme un carré d’as au
poker. Ils ne savent pas quoi dire, même Attila reste muet.
– Ça sera quatre entrées, s’il vous plaît.
Derrière la caisse, le chewing-gum est mort sous la
langue. Samantha craque quatre tickets, rend une pièce
de deux, donne un panier rouge pour mettre les affaires.
La fille chope son ticket, son panier et…
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– Les deux euros, c’est pour le sourire !
… se retourne vers les garçons…
– Merci !
… qui restent plantés, la bouche ouverte. La fille s’en
va vers les cabines, applaudissements dans les claquettes,
tangue le bleu en haut de ses jambes comme quand tu
regardes trop longtemps le fond de la piscine.
– Les femmes, c’est de l’autre côté, lance Samantha,
les coudes sur le comptoir.
– JE SAIS !
Ses poches en jean n’ont pas fait demi-tour. On a
entendu la porte d’une cabine se refermer et en se tenant
la tête, les garçons ont entendu la mer.
Personne ici n’avait encore signé son nom comme ça :
La fille de la ville. Tu la vois, tu fais un vœu.