Analyse comparative du présent dans des productions écrites pour

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Analyse comparative du présent dans des productions écrites pour
Analyse comparative du présent dans des productions écrites pour ou par des enfants
Nelly Foucher STENKLØV (Institutt for Moderne Fremmedspråk –
Université de Trondheim, Norvège)
Introduction
La présente communication s’inscrit dans le cadre d’une thèse sur l’emploi du présent à la
lumière de la notion de subjectivité. Plus particulièrement, dans le sillage pluri-disciplinaire de la
sémantique, de la pragmatique et de la psycho-linguistique, nous proposerons un regard sur les
emplois du présent de narration dans des contextes où l’enfant est impliqué tantôt au niveau de la
production écrite, tantôt au niveau de la réception.
Traditionnellement, la traduction de la temporalité exprimée en français semble suivre les
mêmes courants en anglais et en norvégien. Comme le souligne ainsi Gillian Lathey en 2003, les
versions anglo-saxonnes d’ouvrages pour enfants ont tendance à négliger l’impact éventuel d’un
présent narratif choisi dans un récit français, en rétablissant dans la traduction une chronologie de
l’action par le choix classique des temps du passé. Dans notre recherche d’une définition du présent
de narration, l’étude comparative de récits d’enfants enrichie des apports de la psychologie
cognitive est un premier pas vers la compréhension du rapport spontané de l’enfant à la temporalité
selon sa culture, de son expression en diverses langues et des paramètres qui entrent alors en
considération dans les contextes de traduction.
Explication sémantique du choix des temps verbaux
Reprenons rapidement les données de la sémantique temporelle. En 1945, le logicien Hans
Reichenbach 1 résume l’acte énonciatif en trois moments : le moment de l’énonciation (S), le
moment de l’événement (E) et le moment de la référence (R, sur lequel on ne s’attardera pas ici).
Dans le cas du présent, il superpose S et E parce que l’événement semble se dérouler au moment où
l’on parle. Comme on le sait pourtant, ce que néglige Reichenbach, le présent s’applique aussi à des
contextes de décalage temporel dans les trois langues de notre étude. Dans une représentation où le
trait d’union symbolise la succession, et la virgule indique la simultanéité, on observe :
(1) PRES (E-S) : l’événement précède l’énonciation
Le 21 janvier 1793, Louis XVI est exécuté. (Version française)
1
REICHENBACH H., Elements of Symbolic Logic, London – New York, Mac Millan, 1947-1966.
1
21. januar 1793 blir Ludwig XVI henrettet. (Version norvégienne)
21 January 1793 Louis XVI is executed. (Version anglaise)
(2) PRES (S-E) : l’énonciation précède l’événement
La semaine prochaine, Paul part en croisière. (Version française)
Neste uke drar Paul på cruise. (Version norvégienne)
Paul is going on a cruise next week. (Version anglaise)
Les exemples ci-dessus affichent des traductions obéissant apparemment aux critères d’une
certaine équivalence du point de vue de l’expression de la temporalité. Le temps verbal du présent
est en effet employé dans chacune des langues. Une telle symétrie n’apparaît pas systématiquement
dans les textes, comme l’illustreront les extraits de littérature enfantine sur lesquels nous nous
pencherons ultérieurement. S’interrogeant sur la traduction du présent français par un Simple
Present anglais, Hélène Chuquet 2 évoque ce « sentiment que cela ne marche pas toujours ».
Explication textuelle du choix des temps verbaux
La compréhension de la temporalité dans les textes est traitée dans des théories de grande
influence. En 1966, Emile Benvéniste publie ses « Problèmes de linguistique générale » où il opère
une dichotomie entre les plans énonciatifs. Le discours et l’histoire (ou récit) sont les deux grandes
familles du bipartisme énonciatif dès lors que l’énonciation est définie en tant qu’acte de production
d’un énoncé. Ainsi selon Benvéniste, le récit est libéré de l’ici et du maintenant du narrateur car
« les événements semblent se raconter d’eux-mêmes ». Il privilégie l’emploi des adverbiaux
sémantiquement indépendants (du type cette année-là, la veille, etc.), la troisième personne et le
passé simple, l’imparfait, le plus-que-parfait et le passé antérieur. Les textes apparentés au discours
s’inscrivent dans un contexte énonciatif contenu à l’intérieur des bornes de la triade Moi-icimaintenant. Du point de vue de la forme, le discours se manifeste ainsi à travers des adverbiaux
déictiques du type hier, aujourd’hui, demain, la première personne et les temps verbaux du présent,
du passé composé et du futur. Benvéniste spécifie que les deux régimes énonciatifs de son système
peuvent se côtoyer au sein du même texte selon le degré de subjectivité du narrateur.
Dans la logique de Benvéniste, seuls les temps de l’aoriste sont les temps du récit en ce
qu’ils décrivent des procès détachés du moment de l’énonciation. Sur la base de notre corpus, nous
2
CHUQUET H., Le présent de narration en anglais et en français, numéro spécial de la collection Linguistique
contrastive et traduction, Gap, Ophrys, 1994, p. 3.
2
nous attacherons à nuancer cette classification en conférant au présent une fonction narrative
compatible avec sa nature déictique.
Notre étude ne portera pas seulement sur le présent de narration, temps-pivot qui assure la
trame temporelle du récit mais aussi sur le présent intrusif et les subtilités de ses effets. Nous nous
proposons ainsi d’étayer l’hypothèse selon laquelle l’insertion d’un présent dans une narration au
passé engendre, ou glisse entre les bornes impliquées par la temporalité du procès au présent, un
autre point de vue sur l’événement exprimé, sans altérer l’unité narrative du texte. L’idée du
changement de perspective, étoffée par les considérations théoriques – temporelles, aspectuelles,
pragmatiques et cognitives – la concernant, constituera ainsi le fil rouge de cette réflexion que nous
jalonnerons d’exemples et de commentaires. Par ce regard sur les effets du présent « intrus », nous
espérons contribuer à affiner la compréhension globale de ce temps verbal, accueillir en
connaissance de causes son succès dans la littérature moderne, et plus précisément la littérature
pour la jeunesse, et cerner l’impact de sa négligence dans des contextes de traduction. Pour ce faire,
deux articles sont en cours :
 Une étude de l’utilisation des temps de la narration dans des productions écrites d’enfants
français et norvégiens
 L’emploi du présent dans des récits français pour enfants et leurs traductions norvégiennes
L’expression du contexte temporel et le rôle du temps verbal du présent dans les récits
d’enfants : un cas de narration
III-A Description du corpus
Notre corpus exclut les narrations orales pour des raisons d’accessibilité et de facilité de
réalisation et de traitement, certes, mais aussi parce que le succès de l’usage du présent dans la
littérature enfantine nous ayant intrigué en premier lieu, c’est à ce phénomène que nous souhaitons
confronter l’usage du présent par l’enfant auteur. Pour ce, et en raison des motivations
psychologiques et cognitives citées plus haut, un échantillon d’enfants scolarisés en école primaire
et familiarisés avec le processus d’écriture nous a semblé approprié à la logique de notre démarche.
Le support de notre enquête est un court-métrage sans paroles inconnu du grand public au moment
de l’expérience (mars 2009). Nous sommes consciente des limites et des déséquilibres propres à la
transcription d’un support de médiation vers un autre du point de vue de l’appréhension cognitive.
3
Les critères suivants ont établi un contre-poids aux inconvénients du transfert et orienté notre
sélection :
-
Un support facilement accessible et utilisable par le personnel enseignant des deux pays.
-
Un contenu attrayant pour des enfants d’âges, de sexes, de culture et d’intérêts différents.
-
Un contenu inconnu de tous qui mette les participants sur un pied d’égalité quant au facteur
découverte.
-
Un support qui donne lieu à l’élaboration d’un corpus écrit.
En conséquence, les professeurs des classes de CE1, CE2, CM1 et CM2 des écoles primaires de
Couffé (France) et Ranheim (Norvège) ont soumis leurs élèves aux consignes formulées dans la
lettre commune à tous qui suit :
Lettre de consignes
Bonjour!
Dans le cadre d’une thèse de doctorat en linguistique, j’envisage l’écriture d’un article
concernant les narrations enfantines. Mon étude s’appuiera en partie sur une collection de
productions écrites par des enfants de 7 à 12 ans, pour laquelle je fais appel à votre contribution.
Pour la fiabilité de ce corpus, je vous serai reconnaissante de bien vouloir suivre les consignes
suivantes :
-
Chaque production est un travail individuel.
-
Chaque production est une restitution écrite des grandes lignes du film « Bare en kvist »
(« Rien qu’un bout de bois ») – court-métrage sans paroles de 4 minutes.
-
Il est question de raconter le déroulement de l’histoire, non pas de dire ce qu’on en a
pensé.
-
Chaque production totalise entre 60 et 120 mots. (éventuellement moins pour les plus
jeunes)
-
L’ensemble de l’expérience (consigne aux élèves – projection du film – rédaction)
s’effectuera en 60 minutes.
-
Les productions écrites ne seront en aucun cas retouchées par des adultes.
-
Chaque production doit porter l’âge, la classe et, éventuellement, le prénom de son
auteur.
Merci de votre collaboration !
4
Malgré les classifications d’âge (de 7 à 12 ans) et de langue sous lesquelles nous rangerons les
productions, c’est à une étude de type qualitatif que nous nous livrerons. Dans un deuxième temps,
distinguant les textes où le présent apparaît de ceux dont il est absent, nous baserons notre analyse
sur les considérations suivantes :

La description du contexte ;

La chronologie événementielle ;
le but étant de voir dans les deux cas les cadres syntaxiques et stylistiques privilégiés par l’enfant
lorsqu’il situe les événements qu’il narre.
III-B Observations provisoires
Le recours au présent se fait de façon assez semblable en Norvège et en France. À savoir,
par classe d’âges :
-
Chez les apprentis lecteurs (7-8 ans = CE1) : une tendance à négliger la description
contextuelle. Le présent est largement employé en tant que temps pivot de la narration (plus
encore chez les français).
-
Chez les jeunes lecteurs (8-10 ans = CE2-CM1) : un recours aux temps aoristiques propres à
la narration, c’est-à-dire le passé simple, l’imparfait (et les quasi équivalents norvégiens)
très net chez les français même quand ils ne maîtrisent pas la conjugaison...
-
Chez les pré-ados (10-12 ans = CM2) : Le cadrage contextuel est assuré en introduction du
texte. Beaucoup d’enfants des deux nationalités jonglent avec les temps et insèrent des
présents au sein de leurs narrations par ailleurs aux temps du passé.
Dans tous les cas, la chronologie événementielle est respectée.
III-C Pistes d’analyse

Le critère psychologique : L’égocentrisme du petit enfant
« Des études faites à partir du langage permettent de savoir de quelle manière l’enfant, petit à petit,
maîtrise la notion de temps. […] On constate que le premier adverbe temporel utilisé dès 2 ans 1/2
est “maintenant”, mais il n’a alors aucune valeur chronologique. Il indique un souhait fort de
l’enfant, “maintenant, c’est à moi de jouer”. […] / Toujours vers 3 ans, on constate l’apparition des
premières références faites à la datation dans le passé ou le futur. L’enfant utilise “aujourd’hui” et
“maintenant” en référence au moment où il parle et en opposition à d’autres moments encore
compléments indéfinis dans le temps. / La maîtrise du temps naît vers 4 ans. Mais les heures, les
5
semaines, les jours sont remplacés d’abord par des points de repère personnels, tels que des détails
de sa vie quotidienne 3 . »
Pour le jeune enfant, le monde appréhendé s’articule seulement en fonction de son interaction avec
lui. Par le présent, l’enfant narre ce qu’il a vu en s’attribuant le rôle de témoin.

Le critère pédagogique : L’expérience de la lecture et l’apprentissage de la conjugaison.
Très visible jusqu’à 10 ans. On peut peut-être parler d’une certaine maturité stylistique (et
cognitive) chez quelques élèves plus âgés qui passent d’un temps à l’autre sans rompre
l’enchaînement événementiel.
Étape de notre quête pour une meilleure définition du présent de narration, l’expérience de
ces productions enfantines confrontée aux orientations proposées par la psychologie et la
linguistique cognitive contribuera, nous l’espérons, à améliorer la compréhension du rapport
spontané de l’enfant à son cadre temporel, et, plus précisément, à peaufiner l’expression de ce
dernier dans la littérature qui lui est destinée. Le premier article offre ainsi un regard sur certains
symptômes de la perception enfantine, le second dont nous aborderons maintenant la présentation
traite de l’intervention des adultes sur cette perception.
L’emploi du présent dans des récits français pour enfants et leurs traductions norvégiennes
Traduire l’expression de la temporalité relève de domaines aussi variés que la linguistique,
la psychologie et la sociologie. On comprendra sans peine les dilemmes face auxquels les
traducteurs se trouvent, qui plus est les traducteurs de littérature pour enfants.
Le présent de narration est-il naturellement ignoré dans les traductions ? En guise de
réponse, par une étude appliquée à la traduction du français vers l’anglais, Hélène Chuquet retient
deux choix de traducteurs : Tantôt le temps présent est conservé dans la traduction et participe à une
reproduction du schéma temporel du texte source, tantôt il est remplacé par une standardisation de
la narration aux temps du passé, susceptible d’homogénéiser l’expression temporelle. La conclusion
de l’analyse de Chuquet met toutefois l’accent sur le brouillage stylistique qui entrave toute
généralisation et joue avec les temps verbaux dans des desseins échappant finalement aux
instructions inhérentes au présent de narration français et anglais 4 . Dès lors, il n’est plus vraiment
question d’équivalence linguistique – temporelle et aspectuelle – mais d’acceptation ou non, pour le
3
4
http://www.medisite.fr/medisite/La-syntaxe-du-temps.html (vu le 28-11-2007)
CHUQUET H., Le présent de narration en anglais et en français, op. cit., p. 214.
6
texte cible, de l’hétérogénéité temporelle – et, sommes-nous d’avis, perspective – que l’alternance
des temps verbaux peut imposer.
IV-A Système du présent narratif et système multifocal
Les exemples de notre étude concernent un paysage narratif, où le présent, intrus dans un
texte dominé par les temps traditionnels de la narration, est couramment supprimé ou ajouté dans la
traduction norvégienne.
Avant d’aborder ces cas de non-équivalences, dans le souci de clarifier notre analyse
qualitative, nous nous attarderons sur la proposition d’Anne Judge, particulièrement appropriée à
nos premiers constats. Par la seule évocation du présent de narration, Judge dévoile en effet
quelques lacunes du système binaire proposé par Benvéniste. À cheval sur les approches
temporelles, narratologiques et discursives, son article propose un système énonciatif à quatre
entrées, où celles de l’histoire et du discours données par Benvéniste sont maintenues mais côtoient
d’autres entrées, propres aux fonctions du présent de narration, tantôt moteur de la trame
énonciative, tantôt acteur de séquences énonciatives temporellement hétéroclites :
« En effet, il y aurait actuellement deux autres systèmes en vigueur. L’un, le système employant le
présent narratif comme temps-pivot, est très développé [...]. Le deuxième, le système multifocal, est
encore à ses débuts. Dans ce dernier cas, il n’y a pas de temps pivot, c’est-à-dire que l’action peut
être racontée dans une phrase au présent narratif, dans la phrase suivante au passé simple et dans
une autre au passé composé. Et tout ceci dans un même paragraphe 5 . »
Judge considère que les deux systèmes qu’engendre la catégorisation des emplois du présent
de narration sont issus de phénomènes récents de la littérature. Corpus à l’appui, nous avançons que
le système « multifocal » imprégnait déjà la littérature enfantine française dans l’entre-deux guerres.
Si le phénomène n’avait alors pas de reconnaissance ni de nom, l’ignorance de son existence ressort
plus concrètement dans les traductions de textes l’appliquant.
Plus que le seul présent de narration, c’est le système multifocal qui nous paraît être sacrifié
dans les traductions, à l’avantage d’une nivellation des points de vue. Les tenants et aboutissants de
cette « trahison » seront analysés au travers d’un corpus d’extraits littéraires et de leurs traductions
norvégiennes sélectionnés en raison de la non-préservation du temps original dans le texte cible.
5
JUDGE A., « Choix entre le présent narratif et le système multifocal dans le contexte du récit écrit »,
VOGELEER S., BORILLO A., VETTERS C. et VUILLAUME M., (éd.), Temps et discours, Bibliothèque des cahiers de
l’institut de linguistique de Louvain 99, Louvain-la-neuve, Peeters, 1998, p. 217.
7
Dans l’optique d’une conclusion juste des changements apportés, nourrie des considérations sur les
éventuels atouts stylistiques et cognitifs de l’infidélité et de l’appréhension d’une perte de subtilité
multifocale (voire polyphonique) pas toujours compensée, trois axes intégrant les perspectives
sémantiques, pragmatiques et énonciatives orientent notre travail empirique :

une confrontation des occurrences des textes source et cible avec le couple des schémas
narratifs de Judge.

un regard contrastif sur la structure chronologique des textes source et cible.

une observation contrastive des points de vue suggérés par les textes.
IV-B Quelques exemples
Pour illustrer notre propos, et par souci de concision, nous avons fait le choix de restreindre
nos exemples à la littérature d’une classe d’âge, celle des apprentis lecteurs (et plus largement aussi
des jeunes lecteurs) qui, nous l’avons souligné, emploie volontiers le présent de narration dans ses
rédactions.
IV-B-a Commentaires d’exemples : « Le voyage de Babar »
-
DE BRUNHOFF J., Le voyage de Babar, Paris, Librairie Hachette, 1939.
-
DE BRUNHOFF J., Babar på reise, oversatt av Jón Sveinbjørn Jónsson, N. W. Damm & Søn
AS, 2003.

Babar et Céleste s’installent confortablement. Ils ont dressé leur tente, puis, assis sur de
grosses pierres, il mangent avec appétit une excellente soupe au riz cuite à point et bien
sucrée 6 . / Babar og Celeste har fått det fint. De har satt opp teltet, og så slår de seg til på
noen store steiner og spiser en nydelig rissuppe 7 .
Le remplacement en norvégien du présent « s’installent » par le perfektum « har fått »
change la donne sur les plans de l’enchaînement chronologique des événements. Le texte français
crée une ambiguïté interprétative. On peut ainsi supposer que cette installation « Babar et Céleste
s’installent... » décrit un procès qui résume la situation et réfère à un intervalle événementiel
6
7
DE BRUNHOFF J., Le voyage de Babar, Paris, Librairie Hachette, 1939, p. 13.
DE BRUNHOFF J., Babar på reise, oversatt av Jón Sveinbjørn Jónsson, N. W. Damm & Søn AS, 2003, p. 9.
8
incluant les autres événements (dresser la tente, puis manger) du passage. Par le jeu de la
reconstitution chronologique traditionnellement associée à la temporalité véhiculée par les temps
verbaux, on peut aussi imaginer que les procès au présent succèdent au procès au passé composé et
que le constat « Babar et Céleste s’installent confortablement » intervient, simultanément au repas
(ils mangent), en conséquence de la mise en place de la tente (exprimée au passé composé : « Ils ont
dressé leur tente »). La traduction norvégienne supprime tout doute interprétatif en introduisant un
perfektum à la place du présent, en accord parfait avec la progression linéaire du temps, qui
souligne une perfectivité inambiguë et suggère l’efficacité des éléphants. L’idée de processus en
cours convoyée par l’imperfectivité d’un présent est donc absente de ce passage en norvégien, qui
se contente très généralement de retranscrire l’idée et de négliger les détails. On soulignera au
passage la chute de l’adverbial « avec appétit » et de l’épithète « cuite à point et bien sucrée »,
autant d’éléments qui, aux côtés du présent ambigü « s’installent » accentuaient la bonhomie des
héros (des éléphants...).

Voilà le camp des éléphants. Ils ont tous repris courage, Babar a une bonne idée : il déguise
ses plus grands soldats, il leur peint la queue en rouge et, près de la queue, de gros yeux
effrayants 8 . / Her er elefantenes leir. De har fått motet tilbake. Babar har fått en god idé :
Han maskerer de største soldatene, han maler halene røde, og på hver side av halen to store,
skremmende øyne 9 .
Cette fois encore, au présent français dans « Babar a une bonne idée » qui décrit une action
en cours, saisie aspectuellement durant son déroulement, le texte norvégien substitue un perfektum
« Babar har fått en god idé » qui confine au procès la fonction de constat, par anticipation. Le
subterfuge aspectuel force à l’interprétation prématurée du succès en raison du point de vue donné.
Dans la traduction norvégienne, nous avons affaire à une perspective de narrateur omniscient, qui
nous prévient déjà que l’entreprise sera conclue par une réussite. Le présent du passage français
indiquait seulement que l’idée semble bonne au témoin qui nous en parle, au moment précis où
Babar la rend publique.
IV-B-b Commentaires d’exemples : « Le roi Babar »
8
9
DE BRUNHOFF J., Le roi Babar, Paris, Librairie Hachette, 1939.
DE BRUNHOFF J., Le voyage de Babar, op. cit., p. 47.
DE BRUNHOFF J., Babar på reise, op. cit., p. 43.
9
-
DE BRUNHOFF J., Kong Babar, oversatt av Jón Sveinbjørn Jónsson, N. W. Damm & Søn AS,
2003.

Justement, au pays des éléphants, Arthur a eu une mauvaise idée Le rhinocéros Rataxès
faisait tranquillement sa sieste : alors, sans le réveiller il lui a attaché un gros pétard à la
queue. Le pétard éclate avec un bruit terrible et Rataxès saute en l’air. Arthur, le garnement
rit si fort qu’il étouffe presque. C’est une très vilaine farce 10 . / Men hjemme i elefantenes
rike har nettopp Arthur fått en dum idé. Neshornet Rataxes ligger rolig og sover middag,
Uten å vekke ham, klarer Arthur å feste en stor kinaputt til halen hans, Kinaputten går av
med et forferdelig smell, og Rataxes fyker i været. Ugangskråka Arthur ler seg nesten i hjel.
Dette synes han er moro 11 .
La traduction norvégienne introduit cette fois l’emploi du présent là où le texte original
applique l’alternance entre l’imparfait et le passé composé. Cette alternance peint dans une
perspective narratrice le décor d’un événement qui finalement, et brusquement, surgit au présent
(« le pétard éclate »), et le « bruit terrible » est renforcé par la violence de la transmission directe
imposée par le présent au lecteur. En mettant à contribution le présent dès le début de l’épisode, le
traducteur norvégien crée une séquence narrative où la succession des procès esquisse
naturellement, sans surprise ni rebondissement, l’ordre chronologique des événements. Ce présent
est un présent narratif, qui nivelle la perspective, que le passage en français prodiguait par son
cocktail multifocal 12 .
IV-B-c Commentaires d’exemples : « Pierrot ou les secrets de la nuit »
-
TOURNIER M., Pierrot ou les secrets de la nuit, Paris, Éditions Gallimard, 1979.
-
TOURNIER M., Pierrot eller nattens hemmeligheter, oversatt av Per Christensen d. e.,
Gyldendal Norsk Forlag AS, 1985.

Colombine a pris Colombine dans ses bras au risque de se brûler.
-
10
11
12
13
Comme je suis belle, comme je sens bon ! dit-elle 13 ./
DE BRUNHOFF J., Le roi Babar, Paris, Librairie Hachette, 1939, p. 30.
DE BRUNHOFF J., Kong Babar, oversatt av Jón Sveinbjørn Jónsson, N. W. Damm & Søn AS, 2003, p. 26.
JUDGE A., « Choix entre le présent narratif et le système multifocal dans le contexte du récit écrit », op. cit.
TOURNIER M., Pierrot ou les secrets de la nuit, op. cit., p. 36.
10
Kolumbine tar den varme Kolumbine i armene sine.
-
Så pen jeg er, så godt jeg lukter ! sier hun 14 .
Par la substitution d’un présent (« tar ») perçu en cours de déroulement à un passé composé
(« a pris ») qui souligne une saisie dans l’après, le traducteur norvégien confère une fonction de
témoin en direct au narrateur de ce passage, si présent dans la scène qu’il pourrait interrompre le
geste de Colombine. Cette possibilité n’existe pas dans le texte français qui évacue, le temps de ce
mouvement vers la Colombine en pain chaud, toute idée de spectacle en direct. Le narrateur
français est ici passif. Il est par contre convoqué dans la phrase suivante, comme si la prise directe
de parole invitait soudain ce narrateur au sein du récit. En l’espace de deux lignes, Tournier joue
avec les perspectives narratrices qui épousent les aspects grammaticaux. Cette alternance ignorée
dans la traduction, rend le passage norvégien monophonique. Le changement de temps dans le texte
français accentue le résultat obtenu dans le second segment : « comme je suis belle ». Par la
traduction, on obtient plutôt une relation de narration par défaut, au relief perspectif rasé. Les
événements s’enchaînent sous l’œil de la caméra qui leur donne la même profondeur de champ.

Épuisée par la longue route qu’elle a parcourue, bercée par la douce chaleur du fournil, elle
s’est endormie sur le coffre à farine dans une pose de délicieux abandon 15 . / Utmattet av
den lange veien hun har vandret og gjennomtrengt av bakeriets milde varme ligger hun og
sover oppå melkisten i en deilig henfǿrt stilling 16 .
Il y a ici divergence de repérage chronologique des événements due au remplacement du
passé composé « s’est endormie » de la version originale par le présent (« ligger [...] og sover ») de
la traduction norvégienne. On pourrait en rester là et s’étonner de ce choix. Il existe cependant une
deuxième entorse sémantique inhérente à l’option du traducteur : un paramètre temporel de
l’instruction des procès « s’est endormie » et « ligger og sover » se dérobe en effet au balisage
référentiel de l’approche situative 17 à court d’explications. Il s’agit du temps impliqué par la
réalisation du procès exprimé. Quand la scène décrite en français met l’accent sur le passage d’un
état de veille à un état de sommeil par ce choix d’un verbe transformatif, celle de la traduction
exhibe une activité qui exclut toute idée de franchissement, en suggérant un repos maîtrisé et
14
15
16
17
TOURNIER M., Pierrot eller nattens hemmeligheter, op. cit., p. 36.
TOURNIER M., Pierrot ou les secrets de la nuit, op. cit., p. 32.
TOURNIER M., Pierrot eller nattens hemmeligheter, op. cit., p. 32.
REICHENBACH H., Elements of Symbolic Logic, op. cit.
11
paisible en contradiction avec la fatigue incontrôlée que Tournier semblait vouloir suggérer par
l’image produite dans le texte original. Des interprétations aussi différentes sont rendues par un jeu
très subtil de la perspective, fournie dans le texte original par un narrateur qui constate, mais révélée
dans la traduction comme intimement impliquée au cœur du procès en cours.

Colombine pense de plus en plus souvent à Pouldreuzic, et aussi à Pierrot, surtout quand elle
regarde la lune. Un jour un petit papier s’est trouvé dans sa main ; elle ne sait pas
comment 18 . / Kolumbine tenker stadig mer på Pouldreuzic, og også på Pierrot, isǽr når hun
ser månen. En dag finner hun et lite papir i hånden sin uten at hun aner hvordan det kom
dit 19 .
Ce passage est intéressant en ce qu’il met en exergue les failles psycho-cognitives de la
réécriture. L’occurrence du texte français « Un jour un petit papier s’est trouvé dans sa main »
révèle par l’intermédiaire du verbe pronominal au passé composé un fait dont personne n’est à
même de revendiquer la responsabilité, observé, qui plus est, après son accomplissement.
L’accumulation de la connotation passive et de l’aspect grammatical accompli participe de
l’innocence de Colombine, en proie aux éléments extérieurs. Du même coup, l’épisode du papier
procure un moment de magie, une touche d’inexplicable qui parfait le tableau poétique de Tournier.
La traduction « En dag finner hun et lite papir i hånden » rend Colombine maîtresse de son destin,
bénéficiant de l’assistance d’un narrateur témoin du spectacle. Le papier ne s’est pas imposé à
Colombine, ce sont les sens de Colombine qui l’ont amenée à cette découverte. Forcé dans le moule
de la prise en direct, donc réaliste, au présent, l’enchantement de la scène s’évanouit.
Conclusion
Les choix des temps verbaux pour la narration dans ces exemples tirés de la littérature pour
jeunes enfants sont divers. Sans vouloir bannir leur substitution lors des traductions, nous
considérons que leur comparaison offre entre autres les orientations de réflexion suivantes :

Le pédagogue et critique littéraire Peter Hollindale 20 parle du caractère enfantin des textes
pour enfants (« The childness of children’s texts »). Les productions écrites par les enfants
dans notre enquête nous semblent donner corps à l’expression par leur caractère dynamique,
18
19
20
TOURNIER M., Pierrot ou les secrets de la nuit, op. cit., p. 26.
TOURNIER M., Pierrot eller nattens hemmeligheter, op. cit., p. 26.
HOLLINDALE P., Signs of Childness in Children’s Books, Thimble Press, 1997, p. 46.
12
expérimental et variable. La traduction de la littérature pour enfants devient un jeu créatif
des plus exigeants.
Le traducteur face au défi psycho-linguistique 21 : plus que sur les plans énonciatifs du

discours et de l’histoire de Benvéniste, le présent joue sur le registre du point de vue. Son
recours semble d’autant plus approprié dans la littérature pour jeunes enfants qu’il participe
à une convergence des éléments perçus vers l’ego enfantin en fournissant au petit lecteur
une invitation à participer activement au processus narratif. Le présent en quelque sorte
« flirte » avec la subjectivité de l’enfant lecteur. Ne pas le traduire revient à ignorer l’enjeu
de cette interpellation.
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