loin du néo-impressionnisme
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loin du néo-impressionnisme
Séminaire doctoral commun Les catégories Anaïs Beccaria Œuvre et théories d’Henri-Edmond Cross : loin du néo-impressionnisme ? Séminaire doctoral commun d'histoire de l'art et d'archéologie Paris 1/Paris 4 - 2010/2011 L'objet d'art en question - séance 6 : les catégories (7 avril 2011) Par Anaïs Beccaria La version écrite de notre communication du 7 avril 2011 présente les éléments de discussion que nous avions proposée, enrichis par nos échanges entre doctorants et Professeur. I. Communication du 7 avril 2011 Œuvre et théories d’Henri-Edmond Cross, loin du néo-impressionnisme ? Que signifiait ce titre, posé sous une forme interrogative ? Nous avions voulu exposer, dans le cadre de la séance du séminaire doctoral commun dédiée aux catégories, un choix d’arguments, qui permettent de situer l’œuvre peint divisé de Cross dans le néo-impressionnisme des années 1890-1900, et de montrer un peu de sa singularité. Le néo-impressionnisme fut envisagé en tant que catégorie, parce qu’il s’agit d’un mouvement, chronologiquement défini dans le temps par les historiens de l’art (1884-1910) et dans l’espace, puisqu’il naquit en France et connut des développements internationaux (Belgique, Hollande, Allemagne, Suisse, Italie). L’exemple du néo-impressionnisme en tant que catégorie est d’ailleurs particulièrement intéressant à étudier. Le corpus imaginaire que forme l’ensemble des toiles néoimpressionnistes est un tout relativement homogène, dans la mesure où la technique divisionniste fut employée à dessein pour son côté impersonnel. Chaque tableau néoimpressionniste peut être comparé à une harmonie de petites touches colorées et juxtaposées les unes à côté des autres, s’inscrivant dans la continuité de l’impressionnisme, pour la luminosité, l’emploi de couleurs claires, et rompant paradoxalement avec la spontanéité de la touche de Monet et de ses camarades. Nonobstant, l’alignement des « points1 », de forme 1 De nombreux termes sont employés pour désigner l’unité de couleur posée sur la toile par le peintre néoimpressionniste ou le mode d’expression passant par la division du ton. Les questions-réponses suivant la communication furent l’occasion d’engager un dialogue à ce propos, et d’éclaircir un problème très important pour notre étude. Nous nous permettons de livrer une réflexion documentée et plus complète. Nous avions choisi le terme « points », et l’encadrons aujourd’hui à l’écrit de guillemets, car il fait référence au texte de Paul Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, paru en volume en 1899. Dans ce texte, le 1 Séminaire doctoral commun Les catégories Anaïs Beccaria ronde ou plus irrégulière à la surface de la toile, n’empêcha pas les artistes néoimpressionnistes d’imprimer leur patte. À la question précise de savoir s’il existe des spécificités crossiennes, le sujet est très vaste. Georges Seurat, le fondateur de la technique dite divisionniste, ne renonça jamais à une part de subjectivité dans son expression plastique. Et l’assise scientifique de sa théorie fut moins une ascèse à laquelle il se soumit, qu’une manière de justifier sa démarche originale auprès des critiques d’art et du public. En ce qui concerne Henri-Edmond Cross, nous avions par conséquent opté pour une présentation suivant une double lecture : une analyse comparée de ses œuvres divisées, permettant de qualifier sa production, et un examen de son rapport aux théories néo-impressionnistes. Notre exposé fut articulé autour de quatre points qui permettaient de cerner notre sujet. La première partie, Le néo-impressionnisme : une catégorie en histoire de l’art, proposait une présentation du néo-impressionnisme en tant que mouvement, dont les caractéristiques furent développées en conscience par des artistes qui, au tournant du XIX e et XXe siècle, se soudèrent pour développer un style. Les trois autres étapes développées ensuite s’attachaient à montrer à quel point l’exemple de l’œuvre d’Henri-Edmond Cross peut être interprété comme une prise de position plastique et théorique peu dogmatique, éloignée des conceptions de ses camarades. peintre définit le point comme un moyen permettant de créer l’harmonie dans le tableau : « La division, c’est un système complexe d’harmonie, une esthétique plutôt qu’une technique. Le point n’est qu’un moyen. » Le point désigne, dans son esprit, « toute touche de forme indifférente, nette, sans balayage et de dimension proportionnée au format du tableau ». Préférablement, Paul Signac invite ses contemporains à parler de « touche divisée », et comme il le précise, « Jamais nous n’avons entendu Seurat, ni Cross, ni Luce, ni Van de Velde, ni Van Rysselberghe, ni Angrand parler de points ; jamais nous ne les avons vus préoccupés de pointillé. » (Cf Paul Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, Paris, Hermann, 1978, introduction et notes de Françoise Cachin, p. 119, p. 115, p. 118, p. 120, dans l’ordre d’apparition des citations mentionnées supra). Les arguments de Paul Signac sont à interpréter à la lumière de leur contexte d’écriture. Le traité fut rédigé pour deux raisons essentielles : revivifier le mythe de Seurat, disparu en 1891, et répondre aux critiques d’art qui choisirent de manière péjorative le mot pointillisme dans leurs colonnes pour désigner le mouvement ou l’adjectif substantivé pointilliste pour parler des peintres. Le terme néo-impressionnisme, lui, fut inventé par le critique d’art et écrivain Félix Fénéon, et parut pour la première fois dans un article de la revue « L’Art Moderne », intitulé L’impressionnisme aux Tuileries (19 septembre 1886, rééd. notamment dans Félix Fénéon, Au-delà de l’impressionnisme, Paris, Hermann, 1966, notes de Françoise Cachin, pp. 59-80), puis développé dans un autre article, toujours dans « L’Art Moderne » (Le néo-impressionnisme, 1er mai 1887, rééd. dans Félix Fénéon, op. cit., pp. 91-95). Il intégra ensuite le vocabulaire des artistes pour parler des peintres se ralliant à Seurat (Cf Marina FerrettiBocquillon, « Le néo-impressionnisme (1884-1888) », dans cat. exp. Le néo-impressionnisme de Seurat à Paul Klee, Paris, Rmn, 2005 , p. 19). Quant au mot divisionnisme, il renvoie plus particulièrement à la technique employée par les peintres néoimpressionnistes, consistant à diviser le ton, au moyen du mélange optique, inspiré pour partie de leur lecture de l’œuvre du physicien américain Ogden Rood, Modern Chromatics. Au lieu de recréer, par exemple, sur la palette, du vert par le mélange du bleu et du jaune – le mélange pigmentaire, le peintre divisionniste préféra les juxtaposer en deux points de couleurs pures sur la toile, le mélange optique se chargeant selon lui de les fusionner dans l’œil du spectateur. 2 Séminaire doctoral commun Les catégories Anaïs Beccaria La deuxième partie, Loin du néo-impressionnisme scientifique, présentait la place historique d’Henri-Edmond Cross dans le mouvement néo-impressionniste, et les convictions modérées du peintre au début des années 1890 vis-à-vis de l’aspect scientifique de l’art de ses contemporains. La troisième, Le second néo-impressionnisme d’Henri-Edmond Cross : près de Signac, loin de Signac, illustrait le goût du peintre, à partir de 1895, pour une expression un peu plus libre que celle de son ami tropézien. Engagé dans une réforme du divisionnisme de Seurat, Paul Signac fut peut-être, plus que Cross et malgré lui, hanté par le souvenir du pionnier du néo-impressionnisme. La quatrième, Un test des limites du néo-impressionnisme, se voulait être un angle d’analyse possible de l’œuvre peint divisé de Cross. Sans être une renonciation aux lois de la technique divisionniste, il est sous-tendu par une expérimentation poussée de ses possibilités chromatiques et formelles, frôlant les limites qui l’eussent peut-être fait basculer vers d’autres horizons, vers un vingtième siècle préoccupé par la mise en avant des moyens plastiques au détriment de la représentation de la nature. Nous en étions venus à la conclusion qu’il n’existe à vrai dire pas une spécificité crossienne dans le néo-impressionnisme français des années 1890-1900, mais plutôt des écarts ponctuels avec les idées véhiculées par son milieu. Notre discussion ne fut pas un jugement péremptoire – le point d’interrogation dans notre titre en est la traduction. Par voie de conséquence, elle n’invalide pas l’idée qu’Henri-Edmond Cross fut, comme beaucoup d’autres, un néo-impressionniste convaincu. Les comparaisons établies durant la communication, l’analyse des points de vue antérieurs dans l’historiographie riche du sujet, et le partage de l’étude des convictions des artistes en leur temps, furent trois éclairages de notre argumentation, répondant au versant méthodologique du séminaire auquel il fut possible de participer. Nous exprimons notre plus grande gratitude à chacun(e) des quatre organisateurs. 3 Séminaire doctoral commun Les catégories Anaïs Beccaria II. Suggestion de prolongement de la communication Notre étude de cas, pour la séance du séminaire dédiée aux catégories, nous montre qu’il est possible de reconsidérer l’œuvre d’un peintre au sein d’un mouvement, mais aussi et surtout elle nous garde de donner au mouvement une définition dont les critères seraient définitivement établis. Telle est la leçon que nous enseigne le Pr. J.-C. Lebenzstejn, dans un texte intitulé Sol. Écrit durant ses études, suite à l’exposition Le Fauvisme français et l’Expressionnisme allemand présentée au Musée national d’Art Moderne à Paris en 1969, et résultant d’une commande de Pierre Francastel, il fut publié en 1971 et 1972 dans les deux premiers numéros de la revue Scolies. Cahiers de recherche de l’Ecole Normale Supérieure, et réédité dans un recueil en 19992. Le titre, Sol, est la métaphore du terrain théorique de notre discipline. « Les textes de l’histoire de l’art, écrit l’auteur dans sa conclusion, existent déjà comme résidus, vestiges d’un état de culture moribond et qui tente de survivre en encombrant le sol de notre savoir3 ». Son propos remet en cause la tendance qu’il juge excessive des spécialistes à segmenter l’évolution des productions artistiques, dont les caractéristiques respectives seraient étanches à celles des tendances qui les précédèrent, comme à celles qui les suivirent. Toute science repose, reconnaît-il, sur une « activité de classement4», mais ce classement résulte en l’élaboration de « catégories non pertinentes, ou pis, douteuses5». En s’appuyant sur les cas du fauvisme et de l’expressionnisme, l’auteur définit les insuffisances de la compréhension passée de ces deux mouvements, et dessine entre chaque des frontières plus perméables. Le texte de J.-C. Lebenzstejn éclaire d’un jour très particulier la définition qu’il est possible d’attribuer au néo-impressionnisme. Elle fut le produit de l’activité des peintres euxmêmes, des critiques d’art, et de celle, plus tardivement, des historiens de l’art. Sur ce dernier point, John Rewald, dans son étude sur le post-impressionnisme parue en 19566, choisit de ne pas présenter les écoles qui suivirent l’impressionnisme – dont le néoimpressionnisme – comme des mouvements, mais comme des groupes, en mettant en valeur chacune de leur figure marquante – comme Seurat – et faisant évoluer ses suiveurs dans ce 2 Jean-Claude Lebensztejn, « Sol », dans Annexes de l’oeuvre d’art, Bruxelles, La part de l’oeil, 1999, pp. 7-68. Ibid., p. 68. 4 Ibid., p. 13. 5 Ibid., p. 13 également. 6 John Rewald, Post-impressionnism from Van Gogh to Gauguin, New York, Museum of Modern Art, 1956. 3 4 Séminaire doctoral commun Les catégories Anaïs Beccaria qu’il appelle leur « orbite7 ». Sa démarche fut inhérente à la période considérée : une période trouble, durant laquelle les tendances ne se succédèrent pas de manière fluide. Cette présentation de l’art de la fin du XIXe siècle peut être une invitation pour un jeune doctorant, à rester très prudent dans le choix des termes de son sujet d’étude. Il est aujourd’hui établi que le néo-impressionnisme est un mouvement, étudié en tant que phénomène collectif. Curieusement, c’est un point de vue récent dans l’historiographie. Deux événements majeurs ont consacré cette approche : l’une, pionnière, présentée en 1968 aux États-Unis, l’autre en 2005 en France, plus riche encore, prenant en compte l’extension du néo-impressionnisme aux avant-gardes du XXe siècle, et la diffusion de ce mode d’expression en Europe8. En cela, le cas du néo-impressionnisme illustre pour partie la thèse de J.-C. Lebenzstejn. Le terme même, néo-impressionnisme, mot composé, évoque deux directions plastiques qui s’aimantent et tiraillent notre esprit : l’une issue du passé, l’autre annonçant involontairement de la part des artistes, l’avenir. La lecture de ce texte, au ton pouvant certes prêter à polémique, a de surcroît dessillé nos yeux d’étudiant. L’historien de l’art nous prémunit de l’écueil de la « taxinomie9 », cette science appliquée à la botanique consistant à identifier, nommer, classer, qui s’est étendue par la suite aux sciences humaines. L’adhésion d’Henri-Edmond Cross au néo-impressionnisme fait supposer qu’il se conforma aux lois érigées en système par Georges Seurat. Certaines des œuvres présentées lors de notre communication montrent qu’une observation très fine des toiles, a fortiori les toiles néo-impressionnistes, si semblables de prime abord, donne parfois l’occasion de mieux comprendre la complexité des rapports qui se tissent entre la production de chacun des peintres et le maelström dans lequel elle prend place. Anaïs Beccaria est doctorante en histoire de l’art à l’université de Paris IV sous la direction d’Arnauld Pierre. Sujet de thèse : Henri-Edmond Cross et le divisionnisme, 1891-1910 : un parcours singulier Intervention dans le cadre du séminaire doctoral du 7 avril 2011 sur « Les catégories ». 7 Ibid., p. 10. Cf cat. exp. Neo-impressionism, New York, The Guggenheim Foundation, 1968, et cat. exp. Le néoimpressionnisme de Seurat à Paul Klee, op. cit., note 1 page 2. 9 L’idée d’une taxinomie en histoire de l’art parcourt tout l’essai. Par conséquent, il ne peut être attribué de page ou de chapitre spécifique à cette citation. 8 5