1 Manno Charlemagne, Konviksyon, un nouveau succès de Frantz

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1 Manno Charlemagne, Konviksyon, un nouveau succès de Frantz
Manno Charlemagne, Konviksyon, un nouveau succès de Frantz Voltaire
Par Eddy Cavé
Ottawa, le 19 octobre 2011-10-19
[email protected]
Collection : Le Nouvelliste
Depuis que Frantz Voltaire, le fondateur et président du
CIDIHCA, a quelque peu délaissé le livre pour s’adonner
surtout à l’audiovisuel, il frappe chaque fois dans le mille
avec ses nouvelles productions. Sa récente réalisation
consacrée au chanteur engagé Manno Charlemagne vient en
quelque sorte compléter l’opération de préservation de la
mémoire qu’il a commencée il y a quelques années avec Les
chemins de la mémoire – Haïti avant les Duvalier et
poursuivie avec Maestwo Issa. Ce deuxième film
reconstituait, à partir de la vie d’Issa El Saieh, de larges pans
de la vie sociale et culturelle d’Haïti durant la décennie
1947-1957 que, dans le domaine de la musique, on a appelée
« la belle époque ».
Avec Manno Charlemagne -- Konviksyon, Frantz Voltaire vient en quelque sorte boucler
la boucle, et de façon magistrale. Disons-le sans ambages, ce documentaire est en soi un
bijou. On peut, pour une raison ou une autre, aimer ou ne pas aimer l’œuvre, mais il
faudra admettre qu’elle est bien conçue, bien réalisée, bien ficelée.
Grâce à la maîtrise de son art, Frantz a su contourner deux écueils qui l’auraient entraîné
à coup sûr dans la voie de la facilité. Il aurait pu simplement braquer la caméra sur
Manno et sa guitare et produire une bande vidéo retraçant le parcours de l’artiste pour les
amants de la guitare sèche et des chansons engagées. Une autre possibilité aurait été de
focaliser l’attention sur les grands succès du chanteur engagé et sa brève carrière
politique. Non seulement, Frantz a écarté l’une et l’autre de ces deux options qui
s’offraient tout naturellement à lui, il n’a pas essayé non plus de les combiner.
Dans son travail de documentaliste laborieux et consciencieux, le cinéaste a fait un choix
différent : celui de reconstituer, mine de rien, un demi-siècle d’histoire du pays et de le
faire raconter en chansons par un des artistes les mieux armés pour le faire correctement.
Sans fard, sans détour, sans parti pris. De l’ensemble du film, il se dégage une
extraordinaire complicité entre un artiste de calibre qui se prête de bonne grâce à un rôle
apparent de faire-valoir et un réalisateur inspiré dont on ne voit la main que dans le choix
des images et des thèmes abordés par l’artiste. En ce sens, ce film est un modèle du
genre. Pari gagné!
Le documentaire a ainsi une dimension didactique habilement dissimulée dans la
narration. Quand Manno Charlemagne parle de son enfance et des influences qui ont
façonné sa carrière d’artiste engagé, il raconte l’histoire de sa génération. En particulier
celle des jeunes qui ont grandi dans les quartiers modestes du Port-au-Prince des années
1950. Ceux de la Grand-rue entre autres, où il avait pour voisin Dòdòf Legros, à quelques
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pas du lieu où le Jazz des Jeunes effectuait ses répétitions. L’histoire des enfants qui
fréquentaient les péristyles et les lakou à une époque où les bandes de rara et de
maskawon (Otofonik surtout) n’avaient pas encore été détrônés par le konpa dirèk de
Nemours Jean-Baptiste et le kadans rampa de Webert Sicot.
Chemin faisant, Manno effleure les problèmes sociaux associés au choix des rares écoles
confessionnelles accessibles aux enfants moins favorisés : Jean-Marie Guilloux, Fò
Senklè, etc. Agréable surprise, je vois le frère Martin, missionnaire québécois a été mon
professeur au primaire à Jérémie en 1949, exposer la capacité limitée d’absorption des
écoles publiques de sa congrégation. Puis, Manno plonge tout naturellement dans la
politisation du carnaval et de la musique populaire par Duvalier, dont les idéologues vont
jusqu’à écrire les textes de certaines chansons. Sous l’effet d’une manipulation bien
dosée de la carotte et du bâton, Nemours Jean-Baptiste, Webert Sicot, le Septentrional et
certains autres groupes produiront, aux dires mêmes de Manno, de très belles chansons
dans les premières années de la présidence à vie. Jusqu’à ce jour, le sentiment de révolte
suscité chez les non-duvaliéristes par cette intrusion tapageuse du pouvoir politique dans
les divertissements populaires empêche d’évaluer à sa juste mesure la qualité musicale de
cette production de propagande. Je m’incline humblement devant l’objectivité qui a
permis à l’artiste de faire un tel constat.
Égrenant les souvenirs de sa longue carrière, Manno Charlemagne rend un hommage
chaleureux à des troubadours dont le souvenir et même le nom ont commencé à
s’estomper dans la mémoire collective : Annilus Cadet, Robert Molin, Ti-Paris qu’il
qualifie de « super-troubadour de rue ». Il ressuscite ainsi ces pionniers, mentionnant au
passage que la musique rasin n’est que le prolongement du rara et des rythmes
traditionnels. Venant de Manno Charlemagne, ces affirmations ne peuvent être
contestées.
Les influences subies
Manno énumère dans l’ordre les influences qui l’ont marqué, exprimant chaque fois son
admiration avec beaucoup d’enthousiasme : Lumane Casimir, Dòdòf Legros, Gérard
Dupervil, Issa El Saieh, Raoul Guillaume, Guy Durosier, Joe Trouillot, Martha JeanClaude, Toto Bissainthe, Ansy Dérose. S’il est permis de formuler des hypothèses à partir
des omissions, je dirais que le chansonnier semble n’avoir jamais été attiré ou influencé
ni par le konpa dirèk ni par le kadans rampa.
Parallèlement à l’influence que les grands chanteurs de l’heure exercent sur son âme
d’artiste et sur son inspiration, Manno Charlemagne côtoie les contestataires du monde
des médias et veut crier haut et fort sa révolte à leurs côtés. À la suggestion de son
complice et guitariste accompagnateur Marco Jeanty, il se présente un jour sans rendezvous à Radio Métropole où Lionel Benjamin, en début de carrière, prend le risque de
mettre le duo en ondes « une seule fois ». À Radio Haïti, la station d’en face, il rencontre
Jean Dominique et Michèle Montas. Il se lie d’amitié avec Richard Brisson qui donne
tout de suite au duo le nom Manno et Marco, le pousse sans la moindre hésitation sur la
scène du spectacle. Le pays vit alors une époque d’effervescence où beaucoup de jeunes
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talents sont en train de s’affirmer : Lyonel Trouillot comme penseur, Konpè Filo comme
animateur de radio, Konpè Plim dans une diversité de rôles…
C’est aussi à cette époque que Manno découvre les grands penseurs de la gauche. Il lit le
théoricien politique italien Antonio Gramsci, qui a produit le gros de son œuvre en prison
et en exil. Il dévore le roman La mère, du militant russe Maxime Gorki, qui a toujours
fasciné les jeunes révolutionnaires haïtiens. Il écoute les chansons du Chilien Victor Jara,
maillotant de la cause de Salvador Allende, de Paul Robeson et de Luis Armstrong, ainsi
que les Negros Spirituals. De ce bouillon de culture se dégagera graduellement le style
Manno Charlemagne. Au moment où l’artiste est découvert par le public haïtien, il est
déjà un produit du dernier quart du XXe siècle. De cette époque qui verra, sous
l’impulsion de Jimmy Carter, le renversement des dictatures des Somoza, du Shah d’Iran.
La démolition du mur de Berlin, la Perestroïka et le démantèlement de l’Union
Soviétique se produiront peu de temps après sous la présidence de Ronald Reagan.
La musique engagée
Un passage du film qui m’a plu énormément est celui où l’artiste aborde le thème de la
musique engagée et du rôle que les artistes ont joué dans le travail de sape des
fondements de la dictature. À cet égard, il est intéressant de rappeler que Manno et Marco
ont été un moment important de la conscience collective et des luttes menées sous
Duvalier pour la conquête des libertés publiques. J’ai eu le bonheur d’assister au Rex
Théâtre, en 1978, à l’une des premières représentations de Pèlin Tèt, du dramaturge
Frankétienne. Dans la longue file d’attente, l’on se disait au tuyau de l’oreille que ce
serait peut-être la dernière représentation, car le pouvoir trouvait inacceptables les
nombreuses critiques et allusions politiques du texte. Le combat de cette période a
produit des œuvres littéraires et des mélodies d’une grande beauté, tout en contribuant à
préparer 1986. Les chansons du duo Manno et Marco en sont d’excellents échantillons.
Comme Gramsci, dont il parle beaucoup, Manno a connu l’exil plus d’une fois. De retour
au pays en 1986, après son premier exil, il connaîtra l’apothéose et effectuera un passage
éclair sur la scène politique. Élu maire de Port-au-Prince en 1995, il tentera notamment
de redonner au Champ de Mars son attrayant visage d’antan. Le film passe
malheureusement cette période sous silence. Il se termine sur les notes pathétiques de ce
tube qui fera pleurer plus d’un militant déçu du triste sort des promesses de 1986 :
« Michèle Benett, I am sorry for you. Se nan videwo wa wè pèp ayisyen. »
Une vingtaine d’années 20 ans après, en 2005, on retrouvait Manno et Marco à Cabane
Choucoune à l’avant-garde d’une nouvelle contestation visant la création d’une Haïti
meilleure. Dans ce duo incandescent, Manno était resté le symbole adulé d’une révolution
de la parole et de la chanson. D’un mouvement culturel qui faisait toujours rêver d’un
autre pays. Son écriture musicale contribue aujourd’hui encore à bouleverser les
consciences avec des airs tels que Jebede, Zanj, Grann et Lapli. Des airs que le public
demandait en 2005 de bisser et que le parterre chantait en chœur avec lui comme
s’il en avait le texte sous les yeux. Le film va faire renaître ces moments forts de
notre histoire et les préserver à jamais des effets destructeurs de l’oubli.
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Sa réflexion sur l’exil
Les quelques commentaires de Manno sur l’exil ne pouvaient tomber à un meilleur
moment à mes oreilles. En effet, au moment où Frantz Voltaire me remet à Montréal la
pochette contenant le film, j’étais justement en train de discuter avec un ami d’un article
de Leslie Péan intitulé « Le rejet traditionnel des Haïtiens de la diaspora mis à
l’épreuve ». Nous parlions justement des possibilités d’enrichissement qu’offre l’exil,
volontaire ou forcé, et de ce que les expatriés peuvent rapporter de positif à ce pays qu’il
faut absolument reconstruire. J’étais encore plongé dans mes réflexions sur ce sujet
quand j’entendis Manno Charlemagne parler de l’enrichissement que, le premier choc
passé, il sut tirer de ses années d’exil… Dommage que ce point de vue ne soit pas plus
largement partagé dans notre société.
Bref! Pour revenir à l’essentiel, je dirai que ce dernier documentaire de Frantz Voltaire,
Manno Charlemagne -- Konviksyon, tout en étant un divertissement des plus agréables,
est une œuvre éducative de grande portée et un document de réflexion qu’il faut voir.
Revoir et conserver.
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