Serge MARTIN Écouter l`indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca

Transcription

Serge MARTIN Écouter l`indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca
ISSN : 2031 - 2970
http://www.uclouvain.be/sites/interferences
Serge Martin
Écouter l’indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca
Résumé
Ghérasim Luca (1913-1994) est considéré comme un poète sonore ce qui paradoxalement peut faire disparaître l’indicible qu’il fait entendre quand la critique met depuis
le fameux mot de Deleuze toute son œuvre sous le signe d’un bégaiement. Ce poète qui a
échappé à la « solution finale » en Roumanie et lutté toute sa vie contre les multiples tentatives de la reproduire autrement jusque dans l’arraisonnement des écritures et des vies, n’a
cessé d’opposer une force de vie dans et par le langage dont l’orientation peut être définie par
une physique de la pensée : l’invention de corps-langages inouïs après l’extermination massive des Juifs d’Europe, la bombe d’Hiroshima et tout ce qui ne cesse de les prolonger. Loin
d’un silence testimonial, l’œuvre de Luca constitue un défi à tous les discours de déploration
et de défiance au langage : l’indicible est audible dès le plus petit poème qu’il s’appelle « AutoDétermination », « Quart d’heure de culture métaphysique », « Passionnément » ou encore
« La fin du monde ». « Le chant de la carpe » est un poème « à gorge dénouée » qui rend voix
à ce qu’on veut taire, faire taire jusque dans la célébration. Ce qui ne manque pas d’obliger à
reconsidérer la fameuse déclaration d’Adorno qu’on a peut-être mal lue ou lue trop vite…
Abstract
Ghérasim Luca (1913-1994) is considered as a poet of sound, which paradoxically can
hide the unspeakable he expresses as the critics have put his whole work under the sign of
stammering since Deleuze’s comment. This poet, who escaped from the “final solution” in
Romania and who has struggled all his life against the numerous attempts of reproducing it
in other ways, as far as in the unreasoning of writings and lives, has always opposed a force
of life within and through the language, whose orientation can be defined by a physics of
thought: the invention of outrageous language-bodies after the genocide of the European
Jews, the Hiroshima bomb and everything that continues them. Far from being a witness’s
silence, Luca’s work is a challenge to all the speeches of mourning and mistrust of language:
the unspeakable can be heard in any of the poems, whether they’re entitled “Auto-Détermination”, “Quart d’heure de culture métaphysique”, “Passionnément”, or “La fin du monde”.
“Le chant de la carpe” is a “loud” poem, which gives a voice to what people want to keep
silent, silent as far as in the celebration. Which doesn’t go without obliging us to reconsider
Adorno’s famous declaration that might have been misread or read too quickly…
Pour citer cet article :
Serge Martin, « Écouter l’indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca », dans Interférences
littéraires, nouvelle série, n° 4, « Indicible et littérarité », s. dir. Lauriane Sable, mai
2010, pp. 233-246.
Interférences littéraires, n° 4, mai 2010
Écouter l’indicible
avec les poèmes de Ghérasim Luca
et prenant comme cible
la fin de l’« impossible »
Ghérasim Luca1
L’œuvre de Ghérasim Luca (Bucarest, 1913 – Paris, 1994) engage un défi permanent à l’indicible. Ce défi est aussi une aventure avec tous les risques qu’elle comporte : l’invention d’un Chant de la carpe qui change nos conceptions de l’indicible et
de la poésie tout en nous demandant le plus grand engagement face à l’innommable
à condition toutefois d’en défaire tous les montages essentialistes.
1. Le poème-Luca : un défi fait à l’indicible
Et ce que nous apprend le poème-Luca, c’est
qu’étant donné ce qu’on connaît du connu,
on a tout de même intérêt d’aller voir et entendre ailleurs : cet ailleurs ici-même de l’utopie qui fait sa place au poème à la place des
lieux communs, un appel d’air dans le décor
par lequel tout le décor découvre ses idoles de
carton-pâte. Et les voici cul par-dessus tête.
Philippe Païni2
Avec l’œuvre de Luca, on ne peut dissocier pour les faire suivre les deux moments d’une lecture d’abord littérale puis anagogique. Une telle œuvre demande une
lecture engageant l’écoute des historicités. En effet l’écriture de Luca refuse toute
métaphysique de l’innommable. Elle ne réduit jamais ce dernier à l’indicible dans
la mesure où, avec le poème, l’innommable ne relève pas d’une dénomination mais
d’une historicité radicale, de l’invention d’un sujet du poème, d’un poème-relation3.
Avec Luca, le poème est toujours du suggérer et jamais du nommer, comme le rêvait
1. Ghérasim Luca Le Chant de la carpe, Paris, José Corti, 1986. Dorénavant, je n’indique que
les initiales CC suivies de la page.
2. Philippe Païni, « Prendre corps avec Ghérasim Luca », dans Avec Ghérasim Luca passionnément…,
s. dir. Serge Martin, supplément à la revue Triages (Actes de la journée d’études « Ghérasim Luca à gorge
dénouée », Université de Cergy-Pontoise, décembre 2004), Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2005, p. 88.
3. Sur cette notion, voir Serge Martin, Langage et relation. Poétique de l’amour, Paris, L’Harmattan,
« Anthropologie du monde occidental », 2005. Pour la notion de « sujet du poème », je renvoie à Henri
Meschonnic, Vivre Poème, Liancourt/Reims, Bernard Dumerchez, 2006.
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Mallarmé4. Cela demande une écoute qui se travaille dans l’écriture comme dans la
lecture. Et Luca est une écoute. Une écoute de ce que fait le poème au langage –
et à la poésie qui dans l’héritage heideggérien en constituerait l’authenticité5, mais
également à l’innommable – et à l’indicible auquel on le réduit habituellement. Le
poème Luca, par son écoute, défait ces représentations qui entérinent des politiques
sans éthique ou des morales sans mains.
Avec Luca, si l’on en croit certains commentaires, l’ontologie de l’indicible
prendrait l’allure d’une ontogénétique du langage par le bégaiement. Luca, poète
de la fin d’un siècle, servirait alors de modèle pour la condition ontologique du
langage, de la poésie. Il prendrait la place de Paul Celan usé par les décennies du
silence ontologique. L’un puis l’autre justifieraient que l’expérience de l’innommable soit toujours assignée à l’indicible et le poème condamné à l’impossibilité
du langage. Après le silence d’un hermétisme absolutisé, le bégaiement6 d’un piétinement dans le nom (« Passionnément » portant « Passion » et le poète portant
sa croix) viendrait à point nommé. Ce bégaiement tournerait autour « d’un fantôme syllabique »7, réduction a minima du nom, avec une prononciation – l’accent
roumain – qui augmenterait son indicibilité : l’étranger intenable, Luca, remplacerait le témoin impossible, Celan, puisque la poésie blanche aurait fait place à la
poésie sonore8. Dans cette stratégie réitérée du signe, Ghérasim Luca représenterait l’indicible incarné jusque dans ses facéties puisqu’on en rit ou que du moins
il est de bon ton d’apprécier avec humour ses prestations si ce n’est d’en louer la
virtuosité en termes d’actualisation des procédés d’une « poétique deleuzienne »9.
Mais l’œuvre de Luca est une exploration-invention du dire engageant autant l’écrire que le lire pour que l’indicible de l’époque, construction culturelle des
métaphysiques en vogue et autres « forces aveugles »10, s’entende fort, c’est-à-dire
pour que le poème transforme l’écoute du langage en écoute de son silence, de son
plus grand silence qui est en son cœur le dire multiple et même volubile de l’innommé. Non qu’un nom ou des noms y viennent répondre à l’innommable et ainsi
en finir, ou du moins en finir avec le problème du langage comme subjectivation
et relation, mais qu’un poème y invente un non-innommable – ce serait le sens du
« non-Œdipe »11, invente une éthique du langage au plus près de la vie, invente une
4. « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de
deviner peu à peu : le suggérer voilà le rêve » écrit Stéphane Mallarmé dans Crise de vers (1895) (dans
Igitur, Divagations, Un coup de dés, Paris, Gallimard, « Poésie », 2003, p. 260).
5. Dans le prolongement d’une philosophie du langage qui dissocie « langage ordinaire » et « langage poétique » sans voir que ce sont des représentations et que le poème quand il fait poème défait de
telles représentations en montrant l’extraordinaire de l’ordinaire, les mensonges de « l’authenticité ». Il y a
à dissocier « valeur » et « authenticité » : sur cette question, voir Gérard Dessons, L’Art et la manière. Art,
littérature, langage, Paris, Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2004, pp. 258-264.
6. Récemment, Jean Daive a écrit : « C’est le bégaiement et la langue d’un orphelin de guerre,
d’un apatride », dans « Du bégaiement », Cahier Critique de Poésie, n° 17, 2008, p. 55.
7. Ibid., p. 57.
8. Je renvoie pour un résumé de ces clichés à l’article de Patrick Kechichian, « Paul Celan et
Ghérasim Luca », dans Le Monde Télévision, samedi 16 août 2003, p. 24. On peut le lire ainsi que
mon commentaire à cette adresse : http://gherasimluca.blogspot.com/search/label/Patrick%20
Kechichian.
9. Voir Jérôme Game, « La répétition différentiante dans la poétique deleuzienne : bégaiement, ritournelle, galop », dans Deleuze et les écrivains. Littérature et philosophie, s. dir. Bruno Gelas et
Hervé Micolet, Nantes, Cécile Defaut, 2007.
10. Clausule de Ghérasim Luca, L’Inventeur de l’amour suivi de La Mort morte, Paris, Corti, 1994, p. 98.
11. Voir l’« Appendice » à Ghérasim Luca, L’Inventeur de l’amour, op. cit., pp. 103-111 et particulièrement ce passage : « En arrachant le cœur de l’homme / à l’absolu complexuel où il se débattait
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relation dans et par le langage qui rime avec la vie12. Une éthique et une poétique
« comparable[s] à l’incomparable »13.
La rime et la vie chez Luca s’écrivent paradoxalement avec la mort, dans
sa plus grande proximité14. Non pour refuser ce qu’on peut appeler la condition
humaine. Mais pour refuser ce que l’époque en a fait avec un programme15 que
des appareils, des idées, des propagandes et des mises en œuvre ont réalisé dans
des formes historiques concrètes chaque fois singulières et qui massivement ont
détruit l’humain jusque dans la mort. L’accomplissement asymptotique par les
nazis d’un tel programme, « la destruction des Juifs d’Europe », a visé l’humain
dans sa capacité à vivre sa mort non seulement en mourant, mais en vivant aussi,
pour le moins en en faisant un inachèvement. C’est qu’un tel programme l’a réduite à un achèvement auquel concouraient une comptabilité, une planification,
une industrialisation qu’une culture renforçait en incluant une esthétisation et
une moralisation à contre-éthique et à contre-poétique, c’est-à-dire un déni du
continu de l’art et de l’éthique, de la vie et du langage, de la rime et de la vie. Ce
déni du continu, c’est la triple instrumentalisation du langage, de l’art et de la
poésie que de tels programmes politiques ont réalisé et continuent à réaliser 16.
La mort est condamnée par le programme à une instrumentalisation loin de
toute subjectivation : l’humain comme aventure augmentant l’écoute de la relation
infinie s’en absente. Ce programme et ses avatars auraient alors définitivement posé
comme condition de l’art et de la littérature soit d’en célébrer l’absence à tout jamais,
soit d’en esthétiser la déréliction. Il semble qu’après la Seconde Guerre mondiale,
on ait vu s’opérer la naturalisation d’une telle conception dans les effets « Blanchot » ou « Heidegger »17 suivis par certains commentateurs contemporains au rang
/ et en le rendant, encore vivant / à ses propres sauts dialectiques/ la position non-oedipienne projette / pour la première fois dans un comportement / humain, la somptueuse libération de la matière / de sa
pétrification tridimensionnelle ». On ne peut mieux engager une poétique relationnelle radicalement
historique dans et par le langage.
12. Je prends appui dans cette réflexion sur l’œuvre de Henri Meschonnic, La Rime et la vie
(1989), Paris, Gallimard, « Folio essais », 2006.
13. Ghérasim Luca, La Proie s’ombre (1991), Paris, Corti, 1998, p. 36 – il s’agit de la clausule de
« vers le non-mental ».
14. On ne peut réduire chez Luca, ce problème à un motif voire à un contexte. Luca vise
l’expérience d’une pensée et la pensée d’une expérience dans « un corps-à-corps avec moi-même /
avec la mort et avec ma manie d’écrire / un suprême viol accompli / contre les forces aveugles »
(Ghérasim Luca, L’Inventeur de l’amour, op. cit., p. 99).
15. Je ne peux ici fournir l’immense documentation qui serait nécessaire ne serait-ce que s’agissant de ce que les nazis appelaient la « solution finale ». Je retiens pour l’essentiel l’ouvrage de Raoul
Hilberg, La Derstruction de Juifs d’Europe (1988 en français),
trad. de l’anglais par André Charpentier,
Pierre-Emmanuel Dauzat et Marie-France de Paloméra, édition définitive, complétée et mise à jour,
Paris, Gallimard,
« Folio Histoire », 2006. Il ne faudrait toutefois pas limiter cette notion à un moment
historique : Luca n’a cessé d’écrire en pensant la spécificité de ce qui ne cesse d’engager l’humanité, de
la « solution finale » à Hiroshima, des guerres coloniales au totalitarisme soviétique, de l’antisémitisme
aux politiques des frontières, etc. Du mal et de la terreur. De la guillotine au peloton d’exécution. Il suffit d’ouvrir Paralipomènes ou aussi bien n’importe lequel de ses livres. Ils ne se contentent pas d’en parler
mais ils inventent une écriture pleine de rage de « v’ivre » mêlée au sens de la mort : « le poète maudit
// … le monde » (Paralipomènes (1986), Paris, Gallimard, « Poésie », 2001, pp. 208-209).
16. Voir l’ouvrage remarquable et fondateur de Victor Klemperer, LTI, Lingua Tertii Imperii,
la langue du IIIe Reich (1947), trad. de l’allemand par Élisabeth Guillot, présenté par Sonia Combe et
Alain Brossat, Paris, Pocket, 2003 (2e édition).
17. Il y a à dissocier les effets des œuvres et les œuvres elles-mêmes, sachant bien que les œuvres
sont toujours prises dans les effets que les instrumentalismes suscitent : la critique serait par excellence
l’opération de dissociation de l’œuvre du culturel comme instrumentalisation. Je donne ces deux noms
pour signaler ce qui dans les études littéraires semble avoir constitué le nœud de tels effets mais il faudrait
bien évidemment préciser leur fonctionnement respectif voire même les dissocier. Par ailleurs, des instrumentalisations tout aussi efficaces d’œuvres décisives ont suivi de tels effets non seulement chronolo-
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Écouter l’indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca
desquels Giorgio Agamben18 figurerait en bonne place en continuant à solidifier
le comparatif absolu qu’est devenu « Auschwitz »19 alors même qu’Adorno avait
demandé l’« intransigeance à l’égard de toute réification »20 tout en y participant luimême peut-être à son corps défendant21.
Ces célébrations paradoxales, où la « Poésie », si ce n’est la « Littérature »,
se voient toujours confier un rôle emblématique, empêcheraient d’apercevoir certaines œuvres qui refusent une telle configuration. En effet, du cœur même du
programme et pour le moins aux lendemains de la défaite de l’Allemagne nazie –
ce qui ne veut pas dire que le programme ait cessé de se poursuivre dans bien des
idéologies voire dans nombre de faits comme certains génocides récents ont pu
le montrer – jusqu’à ces dernières années, de telles œuvres engagent l’art et la
littérature dans une ambition de l’inachevable qui construirait un peu si ce n’est
beaucoup du sens de l’infini. Il ne s’agirait alors pas seulement d’une réponse au
programme de destruction de l’humain. Il n’y aurait pas en effet à opposer un projet
à ce qui détruit voire inclut tout autre projet par son finalisme instrumental. De
telles œuvres ne cessent d’inventer des commencements – défaisant ainsi tout
finalisme et surtout celui du programme – par un récitatif de l’imperceptible. Exemplairement, il s’agirait de ce que Marguerite Duras désignait comme « introuvable,
inventée »22, la mort dans la vie, la mort par la vie, la mort enfin rendue à chacun,
à chaque vie, à chaque moment de vie, à chaque reprise de vie. C’est aussi ce que
Henri Meschonnic signale avec « l’imprévisible »23. C’est avec Ghérasim Luca,
puisque je montre pour le moment l’enchaînement de formules comme autant de
« slogans ontophoniques »24, un « Glissez-glissez-à-votre-tour » (CC, 37).
Mais l’indicible, mis au régime de l’hermétisation comme c’est le cas avec Celan
ou du bégaiement avec Luca, renforce une sacralisation de la « Poésie » et par conséquent sa coupure d’avec l’ordinaire du langage : chemin faisant, l’indicible opère un
retrait de la vie, de toutes les vies, de ce qui fait le vivant de la vie, de chaque vie et
donc de chaque mort. Or de l’indicible, les œuvres, pas plus qu’elles n’en feraient un
giquement mais comme effets associés, voire effets masquants. Je pense bien évidemment à l’effet Celan
(voir Henri Meschonnic, La Rime et la vie, op. cit., p. 201 et suivantes) et on peut aujourd’hui parler d’un effet Luca dans le même ordre d’idée sur la scène poétique française : il reste donc juste à ne pas confondre
Luca et l’effet « Luca ». Le dossier « Paul Celan – Ghérasim Luca » conduit par Jean Daive dans le Cahier
Critique de Poésie, n° 17, participe pleinement à ces « effets ». J’en ai tenté l’analyse à cette adresse : http://
gherasimluca.blogspot.com/2010/02/dossier-paul-celangherasim-luca.html.
18. Pour une critique de Giorgio Agamben et particulièrement de Ce qu’il reste d’Auschwitz ((1998),
trad. de l’italien par Pierre Alferi, Paris, Payot et Rivages, 1999), voir ma contribution « Henri Meschonnic
et Bernard Vargaftig : le poème relation de vie après l’extermination des Juifs d’Europe », dans Témoignages
de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui. Enfants de survivants et survivants-enfants, s. dir.
Annelise Schulte Nordholt, Amsterdam/New York, Rodopi, « Faux titre », 2008, pp. 136-150.
19. De la même façon, Claude Lanzmann avec son film Shoah présente le mot comme « le
nom définitif » (Libération, 24 janvier 2005) de l’innommable : voir l’argumentation de Henri Meschonnic dans Le Monde (lundi 21 février 2005, p. 10).
20. Theodor W. Adorno dit exactement : « Dialektik heisst Intransigenz gegenüber jeglicher
Verdinglichung », dans Gesammelte Schriften, 19, 26, trad. de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz
dans Prismes. Critique de la culture et de la société (1949), Paris, Payot, 1955, p. 183.
21. On sait qu’Adorno est revenu en 1966 sur sa déclaration de 1949. Beaucoup l’oublient même
si « Adorno n’a fait qu’aggraver la distance entre le langage et la vie » comme dit Henri Meschonnic
(« Le langage chez Adorno », dans Revue des Sciences Humaines, n° 229 : « Adorno », 1993, p. 116, n. 35).
22. Marguerite Duras, Savannah Bay, Paris, Minuit, 1983, p. 33.
23. Je me contente de ce « mot » (Henri Meschonnic, La Rime et la vie, op. cit., p. 208) sans
pouvoir ici considérer l’œuvre : voir, par exemple, Nous le passage (Lagrasse, Verdier, 1990). Je me
permets de renvoyer au n° 1 de la revue Résonance générale (2007).
24. Ghérasim Luca, Sept Slogans ontophoniques, Paris, Corti, 2008. Voir ma recension dans Europe,
n° 952-953, août-septembre 2008, pp. 358-359.
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« absolu littéraire »25, ne font une traduction, une expression ou une démonstration.
Même pas une diction : l’indicible n’est pas à dire quand bien même il est au cœur
du langage, il s’entend fort par le langage, le poème ! Les œuvres qui entendent fort
l’indicible comme silence du langage, silence de la mort, silence de la vie, augmentent
seulement notre écoute de l’imperceptible et de sa force imprévisible. Alors l’indicible
devient l’écoute la plus forte qui puisse se faire de la mort dans la vie puisque la mort
– comme l’amour26 – ne cesse d’être détruite, instrumentalisée. Les œuvres qui font
entendre l’indicible en augmentent la valeur de vie. Elles inventent des formes de vie
et des formes de langage intimement associées à ce que le poète Benjamin Fondane
appelait « l’autre côté de la nuit »27. Elles sont généralement réduites au silence comme
inaudibles alors qu’elles s’entendent le plus avec le silence : non l’absence de langage
mais l’écoute interne que seul le poème fait, du cœur du langage. Ce que nous allons
voir avec Le Chant de la carpe de Ghérasim Luca.
2. La carpe-Luca : un défi fait au cygne
L’insu du poème : là où l’on croit que Luca bégaie ou fait bégayer il met de l’insu dans le su.
Le bégaiement est un certain savoir, sur Luca,
une stratégie de la philosophie. Mais Luca n’est
pas un malade du langage, ni de l’expression,
ni de la chose à dire qui ne vient pas. Ce n’est
pas « le mot sur le bout de la langue » qui fait
Luca, mais le rire Luca : un rire dans et par la
rime, le rire d’une syntaxe. Qui rit meurt ou qui
rit n’est. Y mettre du sien dans le langage n’est
pas faire une autre langue, mais rire aux éclats,
dans et à travers la langue. Alors ce rire n’est
pas du comique, ni la comédie du langage, ni le
comique des mots, chez Luca. Mais le rire du
poème sur la métaphysique, car pour la poétique, il vaut mieux qu’on la sacrifie.
Laurent Mourey28
25. Dans la conception de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (L’Absolu littéraire,
Paris, Seuil, « Poétique », 1978) qu’ils veulent emprunter à Schlegel en rabattant, tout comme on l’a
fait avec l’art pour l’art chez Baudelaire, la notion d’absolu des romantiques allemands sur la critique
de Hegel qui la réduit à un solipsisme absolu quand elle vise une politique de la littérature (voir Marie
de Gandt, « L’ironie ou la littérature relative », dans L’Ironie aujourd’hui : Lectures d’un discours oblique,
s. dir. Mustapha Trabelsi, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « Littératures »,
2006, pp. 207-216).
26. L’œuvre de Luca est une tenue de ces deux forces comme valeurs de vie indissociablement
engagées dans une érotisation généralisée de tout le langage comme maximum de corps dans et par
le langage : ce que le programme justement voulait éliminer, détruire… Que L’Inventeur de l’amour soit
suivi de La Mort morte (op. cit. – ce livre publié à Bucarest en 1945 a été en traduction jusqu’avant son
suicide puisque Luca l’a confié à son éditeur la veille) n’est pas pour rien dans ce continu de valeurs
qui font « la constellation spectrale / du dépassement humain » (p. 111).
27. Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 113 et encore p. 141.
Ces passages viennent de l’ensemble Titanic publié en 1937 à Bruxelles. Il faut bien évidemment rappeler que Fondane est né Wechsler à Jassy (Moldavie) en 1898 et a été assassiné à Auschwitz-Birkenau en octobre 1944 après avoir été arrêté à Paris le 7 mars par la police française alors qu’il vivait en
France depuis 1923. La formule de Fondane comme réponse à celle de Luca et à sa vie entière – ou
est-ce l’inverse, mais il n’y pas à chercher une origine à ce qui tient de la résonance comme relation
infinie – serait celle-ci : « Le voyageur n’a pas fini de voyager » (p. 146).
28. Laurent Mourey, « Ghérasim Luca : la poétique contre la métaphysique », dans Avec
Ghérasim Luca passionnément…, op. cit., p. 18.
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Écouter l’indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca
Le mot carpe, « du bas latin carpa qui, désignant un gros poisson du Danube, est
probablement emprunté à une langue d’Europe orientale »29 ; une « phraséologie relativement abondante » l’accompagne non sans que soit évoqué le fait que des communautés juives l’aient appréciée farcie : faire des yeux de carpe pâmée ou frite, être ignorant (sot, niais)
comme une carpe, bâiller comme une carpe, s’ennuyer comme une carpe et être muet comme une carpe
sans oublier le saut de la carpe : « un saut où on se rétablit sur les pieds d’une détente, étant
couché sur le dos »… Il ne s’agit pas ici de faire un sort au titre, Le Chant de la carpe, par
l’association d’origines attestables. Toutefois on retiendra ces résonances dont la dernière ouvrira le livre avec son « quart d’heure de culture métaphysique » qui constitue
un merveilleux et redoutable saut de la carpe ! D’autant que le syntagme, « le chant de la
carpe », est ici forgé par Luca et qu’il s’appuie d’abord sur la désignation traditionnelle
du poème lyrique et pour le moins de la division du poème. Cette référence générique
dont le caractère critique voire humoristique n’échappe pas au lecteur en se chargeant
d’une saveur que l’on pourra dire pleine de corps : farcie pour un jour de sabbat ! Et la
fête commence : le chant de la carpe n’est-il pas sans se farcir le célèbre chant du cygne. Le
mutisme contre le lyrisme ! Rester muet devant ce qui arrive, ce qui a été fait, ouvre alors
paradoxalement à une volubilité langagière dont Luca révèle la force retenue : car sa
carpe met le poème non au régime d’un dire le rien voire d’un rien dire mais bien d’un
dire avec le silence, avec la retenue. Il ne s’est pas agi pour Luca d’un choix ou d’une
posture comme on a l’habitude de montrer la situation de la poésie avec ses éternelles
bipartitions (lyrisme/objectivisme ; visuel/sonore ; ad libitum). Luca invente le goût30 d’un
silence plein de corps-langage : oui, le goût de la carpe, le chant de la carpe. Un mutisme
plein d’un silence volubile qui viendrait comme défaire « la tradition selon laquelle le
cygne exhale un chant d’une douceur admirable avant de mourir » jusqu’à soutenir « le
sens métaphorique de «poète» (1630), le cygne de Mantoue désignant Virgile »31. La carpe
de Luca constituerait alors le refus de continuer ce qui a pu accompagner le programme
de destruction qui a entraîné dans « l’abîme » (Abgrund) l’art et sa critique. Aussi, d’un
certain point de vue, Luca poserait comme Adorno qu’« après Auschwitz écrire un
poème, est barbare »32. Mais la substitution de la carpe au cygne montrerait un refus de
la « pathétisation ». Celle-ci chez Adorno a plus interdit la critique que le poème, plus
augmenté la distance entre le langage et la vie : le premier étant concomitamment réduit à un instrument de communication ou d’expression et voué au mieux pour ce qui
concerne la poésie à une « manifestation de la vérité – Erscheinung der Wahrheit » 33. Luca,
quant à lui et dans ses conditions propres, celles d’un apatride dès le début de la seconde
guerre mondiale dans son pays de naissance, la Roumanie, puis pour le restant de sa vie
jusqu’à la France depuis 1952, invente avec sa carpe une relation forte du « chant » à la
29. Cette citation et celles qui suivent viennent du Dictionnaire historique de la langue française,
s. dir. Alain Rey, Paris, Le Robert, 1992.
30. Je fais allusion ici aux te`amim dans l’hébreu biblique (ta`am qui désigne les accents prosodiques signifie littéralement goût) et à leur conceptualisation par Henri Meschonnic : « Le rythme
est ce qu’un corps peut pour le langage. Ce que, encore une fois, le terme même de ta`am dit superbement, pour les malentendants du signe : que le rythme est dans la bouche, qu’il est à la fois le
goût et la raison – la physique du langage » (Gloires, traduction des Psaumes, Paris, Desclée de Brouwer,
2001, p. 37). Je ne peux m’empêcher de rappeler qu’il y aurait à entendre le titre de Ghérasim Luca,
Théâtre de bouche (Paris, Corti, 1987), en n’oubliant pas et ce rapport à l’hébreu biblique dans son
système accentuel et à la théâtralité du langage qu’implique toute écoute du rythme comme physique
du langage.
31. Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.
32. Theodor W. Adorno, Critique de la culture et de la société, op. cit., p. 23.
33. Id., Trois Études sur Hegel, Skoteinos ou comment lire, trad. de l’allemand par Éric Blondel et
alii, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1979, p. 130.
238
Serge Martin
vie et de la vie au poème par un maximum de corps, de goût et de rire. Une telle relation
constitue alors une critique radicale et de « la Poésie » ou chant du cygne et du programme
qu’elle a couvert et continue de couvrir – du moins qu’elle a accompagné même à son
corps défendant un peu comme la musique de Bach a pu accompagner les atrocités des
nazis. La clausule du Chant de la carpe fait entendre presque jusqu’à l’assourdissement le
silence volubile de son indicible :
et le Coupeur de têtes
suspendu entre la tête et le corps
éclate de mou rire (CC, 104)
Aussi faudrait-il déjà refuser la facilité acritique qui réduit Luca à la posture ironique
où l’humour viendrait comme renouveler un chant du cygne postulant soit un cynisme poétique soit une auto-dérision comique34. Le rire qui « éclate » est porté par le « mourir »
non sur un jeu de mots – auquel cas l’équivalent d’un « rire mou » ferait l’affaire – mais
comme jeu de langage, au sens de Wittgenstein35. Ce que nous allons observer au plus
près dans ce livre. Le chant de la carpe porterait alors l’indicible non vers l’innommable pas
plus que l’innommable serait condamné à l’indicible, mais vers l’imperceptible dont la
valeur première est peut-être d’abord l’indécidable, celui d’un Samuel Beckett :
Maintenant il faut choisir, dit Mercier ?
Choisir entre quoi et quoi ? dit Camier.
Entre les ruines et l’épuisement, dit Mercier.
N’y aurait-il pas moyen de les combiner ? dit Camier.36
Combiner le chant et la carpe, combiner le rire et le mourir… sans tomber
dans les combines, c’est inventer la relation dans et par le langage, inventer l’indicible comme dire actif plein de corps-langage où le silence résonne de cris et
où le « Verbe » n’est pas Celui-qui-s’est-fait-chair-puis-ressuscita-des-morts… mais
« Comment-se-délivrer-de-soi-même » toujours accompagné de son « témoin oculaire » : « Glissez-glissez-à-votre-tour » (CC, 37).
Ce petit livre comprend cinq parties dont la construction est particulièrement
décisive. Voici la table de l’ouvrage publié chez Corti en 1986 pour une seconde
édition après qu’il a paru aux éditions Le Soleil noir en 1973.
34. De ce point de vue, l’association de Celan et Luca sous le signe de l’Apocalypse comme le
fait Jean Daive (« L’apocalypse est ce qui rapproche Ghérasim Luca et Paul Celan », dans « Du bégaiement », art. cit., p. 56) est révoltant : cette christianisation est une déshistoricisation et ce n’est pas
parce que Luca emploie le mot qu’il en fait son programme ! Il suffit de lire sa « fin du monde » où
Luca répète : « c’est une erreur » (dans Paralipomènes, op. cit., p. 304). Et dans « apostroph’apocalypse »,
il finit sur ceci : « Et l’on passe / […]/ au silence qui / ose crier taire » (Ibid., p. 251).
35. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, trad.
de l’allemand par Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1961, p. 125 : il
s’agit du paragraphe 23 des Investigations qui pose en premier dans l’œuvre du philosophe le début
d’une conceptualisation qui ne s’arrêtera pas à une définition.
36. Samuel Beckett, Mercier et Camier, Paris, Minuit, 1970, p. 173. Pour une analyse de l’indécidable chez Beckett, voir Mireille Bousquet, « Une œuvre sans réponse : l’indécidable et la question du
sens à partir de Beckett », dans Le Texte étranger. Travaux 2004-2006, s. dir. Claire Joubert, Vincennes /
Saint-Denis, Presse de l’Université Paris 8, « Travaux et documents », 2006, pp. 33-50.
239
Écouter l’indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca
Quart d’heure de culture métaphysique
La paupière philosophale
Le verbe
Passionnément
À gorge dénouée
Quatre textes tournent autour de celui qui a significativement pour titre « le
et dont il suffirait de retenir le défi fait à l’indicible d’une certaine philosophie : « la fin de toute densité… » (CC, 39). « le verbe » invente un théâtre de
bouche au sens de Tristan Tzara : « la pensée se fait dans la bouche »37 parce qu’il
multiplie les « personnages » (CC, 53) qui font autant de pieds de nez à la philosophie qu’elle soit française ou allemande et que Luca connaît fort bien dans cette période néo-heideggérienne. C’est au rire de la théorie que le poème fait appel… d’air
pour que la pensée en acte du poème n’oublie pas le poème de la pensée : « l’être »
pris au pied de la lettre puisque « Une lettre / c’est l’être lui-même » (CC, 57) : « vacuité // ouité ouitante / ouifiante ouirritante et ouificatrice » (CC, 54). Aussi « le
verbe » commence-t-il par dépouiller (CC, 55) la discursivité de toute assise (« une
chaise en acte » – CC, 54) métaphysique et bien évidemment transcendantale : ici
le Verbe ne se fait pas chair – et ne nous fait pas chier (voir la fiente du CC, 54) !
Le « tout y est » (CC, 77) qui lance la dernière séquence est une réponse à la question de l’être par un refus d’axiomatisation : une ivresse de plusieurs « moi » (CC,
83), un permanent « Glissez-glissez-à-votre-tour » (CC, 83) qui fait de ce « poème,
énonciateur », comme disait Mallarmé38, une danse d’un « Comment-se-délivrerde-soi-même » qui entraîne tout un chacun dans sa danse par l’invite permanente
au passage, à la relation-passage « par jets ou par ondes » (CC, 81), vers des réénonciations multiples, ininterrompues, infinies. Avec le consonantisme au poste de
commande : de « mourir » à « fou rire » (CC, 82), et de « gant » à « grand rire » (CC,
80). Parce que cela « échappe », « happe » (CC, 81). Un sujet qui « commet un délit
d’être » (CC, 78) : une activité qui met toute la subjectivation dans un « commence »
(CC, 78) : à la fois comparaison inachevable (« comme » – CC, 77), passage de mots
en mots, pure volubilité et amour inassouvissable, passage de corps en corps, invention de l’amour, sans oublier les « deux anses » (CC, 78) de la « pure-violence » qui
ne vise que l’impossible. Bref, « le verbe » hurle un démonologue plein du silence
de l’indicible qui prend corps.
Reste que Luca engage une différence par et dans la répétition39. Chez Luca,
« la répétition vaut comme une rupture recommencée ». Et Dominique Carlat, à
propos de La Mort morte, de préciser :
verbe »
Dans cette singulière pratique de la table rase, qui prétend rompre définitivement avec toutes les déterminations antérieures, mais qui ne l’accomplit que
dans la reprise maladroite, incessante, de la même tentative, pourrait prendre
37. Tristan Tzara, Dada est Tatou, tout est dada, éd. par Henri Behar, Paris, Flammarion, « GF »,
1996, p. 226.
38. Stéphane Mallarmé, « Crise de vers » (1895), dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, « La
Pléiade », 1945, p. 365.
39. Je fais bien évidemment allusion à l’ouvrage de Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris,
P.U.F., « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1968. Mais il faudrait alors évoquer Charles
Péguy – ce que fait Deleuze sans toutefois signaler la « sonorité générale » dans Clio (dans les Œuvres
en prose, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1961, p. 1048).
240
Serge Martin
corps cette notion poursuivie depuis le début de notre enquête : la relation
intempestive. Celle-ci recouvre donc une modalité d’inscription dans la temporalité : c’est par le retour à un événement originel que, paradoxalement, le
temps cesse d’être perçu linéairement ou cycliquement. Le même est toujours
susceptible de se reproduire, mais cette reproduction le rend définitivement
autre. La répétition apparaît associée à la mort ; mais la relation qu’elle entretient avec elle est marquée d’une profonde ambivalence. Associée au désir
suicidaire, la répétition s’impose comme le rythme d’une dissolution de tous
les liens antérieurs. Mais, simultanément, elle suscite le grotesque de la scène,
« désamorce » son aspect tragique ; ainsi les relations successives des tentatives
de suicide et de leur échec introduisent une circulation possible entre toutes les
représentations de la mort et le dynamisme de la vie40.
S’il y a certainement à rapprocher Luca du théâtre de Tadeuz Kantor, comme
le suggère Carlat41, je ne pense pas qu’il faille rapporter la répétition-Luca à « une
modalité d’inscription dans la temporalité ». En effet, avec Luca, la subjectivation
du verbe est un passage plus qu’une inscription. Aussi la répétition y devient-elle une
relation. Par quoi les catégories de la philosophie (le même et l’autre) n’ont plus
cours. C’est qu’avec Luca la « paupière » a remplacé la « pierre… philosophale » :
les philosophes, alors que « Tout est foutu / touffu /fétu » (CC, 22), se retrouvent
bel et bien stupides… et Luca leur fait passer un « quart d’heure de culture métaphysique ».
Ce texte qui ouvre Le Chant de la carpe est une parodie des manuels de « culture
physique » puisqu’il emprunte les procédés et formes de ce genre d’ouvrages. Il
fournit également une critique sociale des réhabilitations euphoriques du corps au
sortir de la Seconde Guerre mondiale qui a vu les charniers nazis couvrir l’Europe
humaniste de honte quand les totalitarismes et autres impérialismes n’ont pas hésité
à poursuivre les techniques les plus diverses d’assujettissement des corps à des fins
politiques, économiques et idéologiques par la suite. Enfin, ce texte ouvre le débat
avec l’existentialisme en ridiculisant cette tentative de sauvetage de la métaphysique
occidentale. Humour et ironie voire moquerie et pied de nez confirmeraient donc
à la fois la vocation traditionnelle de la poésie à servir des visées ou littéraires, ou
sociales, ou philosophiques. « Bibelot d’inanité sonore » dans les Lettres, rire sardonique contre la société dans les discours ou encore humour noir philosophique
au bord d’un nihilisme vampirique ? Le poème-Luca ne réduit pas l’indicible à ce
qui le précèderait : une forme littéraire et ses procédés ; une position politique et
ses orientations ; une idée philosophique et ses propositions. Il agit à l’insu de ces
stratégies qui le figeraient dans des stases, il agit parce qu’il est déplacement corporel
de ces figures et postures qu’il fait tourner comme des mannequins un peu comme
Bruno Schulz42 : toute cette « camelote », cette « pacotille » exactement comme les
mots et ce qu’en fait Luca, les manipulant comme les poupées d’Hans Bellmer43,
40. Dominique Carlat, Gherasim Luca l’intempestif, Paris, Corti, 1998, pp. 359-360.
41. Ibid., n. 19, p. 360. Je me permets de renvoyer à Serge Martin, « Quelle danse pour le
langage ? Quel langage pour la danse ? Vers Tadeusz Kantor », dans Théâtre / Public, n° 189, 2008,
pp. 68-74.
42. Bruno Schulz (1892-1942) était comme Luca un écrivain et un artiste (ses cahiers de
dessins sont une merveille). Je renvoie à ses Boutiques de cannelle (Paris, Denoël, 1974 ; repris dans
« L’Étrangère », Gallimard, 1992) et aux chapitres qui constituent son « Traité des mannequins »,
pp. 67-90.
43. Voir sa « Poupée » de 1934 et le catalogue de l’exposition au Centre Georges Pompidou
(Hans Bellmer, anatomie du désir, s. dir. Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou/Gallimard, 2006).
241
Écouter l’indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca
Luca les engage dans une pensée du passage incessant d’un état corporel à l’autre
avec tout ce qui dans et par le langage fait mouvement : relation incessante.
Cette physique du langage montre comment les définis conceptuels (« le
vide », « la mort », etc.) deviennent des opérateurs relationnels par la dissémination
prosodique, la syntaxe échangiste, et la référentialité dissolue – les termes métaphoriques amoureux voire sexuels utilisés le sont ici pour mettre l’accent sur cette
érotique du langage qui travaille sous le texte. Le sémantisme du mouvement et
du déplacement, de l’activité en général met tous les mots dans le champ d’un
activisme presque forcené, d’un travail forcé qui met en branle une voix, un corps
purement relationnel. La métaphysique y est transformée en une physique pendant
que la physique corporelle y est portée du biologique au corps-langage. Critique du
biologique dans ses versions exterminatrice, nazie, ou salvatrice, sportive, des corps
instrumentalisés : ne parle-t-on pas de « culte du corps » quand extermination et
adoration du biologique en lieu et place de l’humain veulent également instrumentaliser la vie, ignorer l’histoire des corps, de chaque corps. Avec Luca, c’est l’invention d’un corps inouï, d’une voix pleine de corps, qui nous pénètre. Un théâtre de
bouche comme un exercice spirituel pour corps-langage.
[…]
Vide et mort penchés en avant
angoisses ramenées légèrement fléchies
devant les idées
Respirer profondément dans le vide
en rejetant vide et mort en arrière
En même temps
ouvrir la mort de chaque côté des idées
vie et angoisses en avant
Marquer un temps d’arrêt
aspirer par le vide
Expirer en inspirant
inspirer en expirant
Ce renversement final confirme une activité de transformation de part en
part : expiration et inspiration ne s’annulent pas mais se renversent pour défaire
tous les dualismes dans et par le langage. Alors que la parodie, l’ironie et la contestation sociale maintiennent le principe dualiste en leur fonctionnement, le poème de
Luca traverse ces postures dualistes comme autant de camelotes ou « réalités dégradées » : les « mythes sublimes » s’y télescopent en reprises qui trouvent « la source
de la vie »44, un présent du poème, son indicible « passionnément ».
« passionnément » (CC, 85-94) fait aujourd’hui le mot de passe de l’œuvre-Luca et constitue l’emblème de son « bégaiement », cette assignation qui (dé)finit Luca
dans la poésie contemporaine française. Il faut rendre ce texte à son silence : une
44. Benjamin Fondane écrit : « La source de la vie s’éloigne, elle est si loin, / là-bas dans les
pays où la chose et le nom / ne sont que le noyau et la pulpe / d’un être indivisible ! / Pays de l’Utopie ! » (dans Le Mal des fantômes, op. cit., p. 118).
242
Serge Martin
volubilité de l’imperceptible et non le bruit d’un procédé, la maîtrise d’une forme.
Le consonantisme de ce texte repose sur l’occlusive sourde labiale fortement articulée et plutôt explosive [p]. Cette consonne, par sa répétition et par ses positions,
construit le thème fondamental du mouvement passionnel associant le refus et
l’emportement : la négation lance la relation tout comme la relation porte son avancée énonciative dans un rythme du refus : « il est né de la […] négation » (CC, 91).
Aucune virginité originelle mais un refus, une « rage » faite « nage » (CC, 92). La
brasse de Luca est un embrassement et un embrasement d’une volubilité pleine de
retenue. Un impossible en acte ! En actes de langage : un indicible !
Ce jeté (« je t’ai » devient « jet » puis « jetez » et « je t’aime »), comme il se dit en
danse d’un saut lancé exécuté d’une jambe sur l’autre, qui est un lancé, un catapulté,
un décoché, met tout le système consonantique du français en branle puisque ce
sont toutes les consonnes qui, d’une manière ou d’une autre, vont participer à cette
chorégraphie relationnelle. Ce consonantisme, loin de tout phonétisme asyntaxique,
est aussi un mouvement syntaxique-énonciatif, celui que Mandelstam voyait dans la
syntaxe de Pasternak : « celle d’un interlocuteur convaincu qui met toute son ardeur
et son émotion à vous prouver quelque chose »45. Il suffit de relever les impératifs
qui engagent le lecteur à l’action collective, du moins à suivre le locuteur un peu,
beaucoup, passionnément jeté : « pissez sur / le pape» (CC, 87-88) ; « pissez en
masse » (CC, 88) ; « ne dominez pas vos passions passives » (ibidem) ; « minez vos
nations » (CC, 89) ; « dévorez-les » (CC, 89) ; « photomicrographiez vos goûts »
(CC, 91) ; « crachez sur vos nations » (ibidem) ; « jetez » (CC, 92) ; « crachez sur les
rations » (CC, 93).
Mandelstam concluait presque ainsi – ce qui peut approcher une écoute de ce
que fait le poème de Luca : « C’est ainsi, grommelant, battant des bras, que se tisse
une poésie titubante, hébétée, pâmée de béatitude, et néanmoins la seule sobre, la
seule en éveil de tout ce qui existe au monde »46. Sans forcément reprendre tous
les termes de Mandelstam – « pâmée de béatitude » ne conviendrait certainement
pas ! –, je relève seulement quelques aspects de cette expansion d’un corps-langage
consonantique dont les caractères peuvent être empruntés à la description de la
« récurrence » comme « principe de divers mode de composition » des « techniques
verbales de la poésie orale », faite par Paul Zumthor47 : « la litanie » (« quelques-uns
des mots se modifiant à chaque reprise de manière à marquer une progression par
glissement et décalage ») ; « le tuilage » ; « les échos régularisés » (« le texte est piqueté
de répétitions à intervalles fixes, parfois entrecroisés et, qui, encadrant et soutenant
le discours, lui confèrent une force particulière »). Notons quelques fragments de
la litanie commençant par « pas » et donnant des séries en tuilage : « pas =>pape
=> papa => pipe » ; « pas => passe => passi => passion => passives » ; « pas
=> bas => basse => basson » (CC, 87-94) ; d’autres modalités sérielles offrent un
renversement dans la série comme « dégoût => dégâts => néga » (ibidem) ; des séries montrent des échos régularisés comme « neige => nage => rage => émerger »
(ibidem). Zumthor est plus précis tout en ouvrant une critique de son propre dispositif qui vise toujours à réassurer l’oral contre l’écrit : « Le système se prête à des
45. Ossip Mandelstam, De la Poésie, trad. du russe par Mayelasveta, Paris, Gallimard,
« Arcades », 1990, p. 100.
46. Ibidem.
47. Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, « Poétique », 1983, pp. 142-143.
243
Écouter l’indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca
variations en nombre infini. Il a été appliqué à toutes les époques, dans toutes les
cultures, et la poésie écrite en a fait souvent usage, dans son aspiration à redécouvrir
les harmonies de la voix »48.
La série de base en [p] s’associe selon les lois du système phonétique aux deux
autres labiales ([b], [m]) puisque « pas » après avoir permis « passe » libère « bas »,
« basse », « basson », et « masse » (CC, 88) : ces deux consonnes feraient les thèmes
de l’accompagnement des parties basses pour [b] et l’équivalent du verbe « aimer »
pour [m] avec « dominez », « minez », « émerger », « aimer », « ma », et « aime » surtout (CC, 93-94). La série associe également celle des dentales ([t], [d], [n]) puisque
« pas » et sa série ouvrent assez tardivement, mais décisivement, à « je t’ai je t’aime »
et « ma té / ma terrible passion » (ibidem) dont il est facile de deviner que [t] fait le
thème de la relation amoureuse avec tous ses aspects, de « ma ter[rrible] » (maman)
à « ma té » (= dominer, réprimer mais aussi reluquer), de la mère à la putain ou de
la passion première à la passion dominée… Ce mouvement consonantique passe et
repasse pour lancer et relancer la voix dans la voix.
Cette « énergétique langagière », comme le dit justement Carlat49, n’est alors
pas un tour de passe-passe, ni une « représentation dynamique » du sujet que « la
praxématique définit en terme de «spectacularisation linguistique» » (GLI, 301)50
mais un mouvement plein d’affect amoureux (un « pas », une « passe », une « passion ») dans et par le langage qui emporte tous les petits théâtres, toutes les scènes
chorégraphiques de l’affect amoureux, à commencer par son « faux pas » voire son
refus : « je t’aime pas ». Le poème de Luca reprend l’effeuillage de la comptine –
« Marguerite, / Fleur petite, / Verte au pied, Rouge autour, / Dis-moi quelles sont
mes amours. / Il m’aime / Un peu, / Beaucoup / Passionnément, / Pas du tout »
– plus qu’il ne représente, ainsi que les pages du livre, « des atours féminins dont la
voix suivait l’effeuillaison » (GLI, 284). Carlat lui-même revient sur cette spectacularisation :
Encore devrait-on apporter une nuance au terme « représentation » […] :
l’identité du sujet de l’énonciation, à force de se diffracter en facettes multiples
et contradictoires, semble se dérober à toute représentation, même « dynamique ». La théâtralité n’est sans doute que cette qualité paradoxale d’un texte
qui, en multipliant les représentations partielles et contradictoires du moi, en
juxtaposant les « voix » dans une partition dramatique éclatée, met en cause le
principe même de la représentation. (GLI, 302)
Mais son interrogation renforce l’idée même de la représentation : la fragmentation et/ou l’affirmation du leurre de toute représentation dévolues au
poème empêchent de concevoir un sujet du poème qui soit ni un « centre unificateur » absent, ni un « moi » toujours partiel, mais un continu relationnel, une « voix
silanxieuse », comme dit Luca51. Cette voix que l’écriture de « passionnément » fait
entendre, c’est celle d’une déclaration qui ne peut se déclarer autrement qu’en sol48. Ibid., p. 143.
49. Dominique Carlat, Ghérasim Luca l’intempestif, op. cit., p. 296. J’indique dorénavant seulement le numéro de page précédé des initiales GLI.
50. Carlat fait référence à Françoise Gardes Madray et Robert Laffont, Introduction à l’analyse
textuelle, Paris, Larousse, 1976, p. 89.
51. Ghérasim Luca, La voici la Voix silanxieuse, Paris, Corti, 1997.
244
Serge Martin
licitant une écoute de tout ce qui ne peut pas se dire. « Je t’aime passionnément »
emporte le tout du langage (les mondes) et tout le langage (les consonnes) dans
un mouvement de refus (parmi d’autres, relevons : « passionném » = « passion
n’aime ») de toutes les manières de vivre et de dire qui la précèdent parce qu’il
s’agit de commencer : commencement de la relation, création divine. Un « pas »
qui naît dans et par le langage, son bégaiement, ses sauts de poux, sa danse en
bouche : un oui dans un non.
[…]
je t’ai je t’aime je t’aime
passe passio ô passio
passio ô ma gr
ma gra cra crachez sur les rations
ma grande ma gra ma té
ma té ma gra
ma grande ma té
ma terrible passion passionnée
je t’ai je terri terrible passio je
je je t’aime
je t’aime je t’ai je
t’aime aime aime je t’aime
passionné é aime je
t’aime passionném
je t’aime
passionnément aimante je
t’aime je t’aime passionnément
je t’ai je t’aime passionné né
je t’aime passionné
je t’aime passionnément je t’aime
je t’aime passio passionnément (CC, 93-94)
Luca montrerait exemplairement ce que Mandelstam disait : « En poésie,
c’est toujours la guerre ». Son poème est bien « né de la négation », c’est une décharge relationnelle, un « passionnément » qui lance un corps-langage « à gorge
dénouée » jusqu’à ce qu’il « éclate de mou rire »52. Est-ce pour autant une « absence radicale de singularité » (GLI, 337) comme dit Carlat ? Oui, s’il s’agit de réduire la singularité à un individualisme biographique, à une conscience, à un style,
etc. Non, s’il s’agit de comprendre qu’un sujet incomparable, un singulier pluriel,
y naît, y renaît chaque fois que ce texte se met en voix même dans le silence d’une
lecture. Programme que Luca formule ainsi mais que le poème ne programme pas
puisqu’il le fait :
Remplacer le desséchant rituel de nos rapports, de nos rencontres, et la forme
même de notre intervention, par un rituel dépaysant et systématique où but et
moyens fusionnent. Mettre ainsi en circulation un être collectif d’un pouvoir
52. Il s’agit de la clausule du poème et du livre Le Chant de la carpe (op. cit.).
245
Écouter l’indicible avec les poèmes de Ghérasim Luca
poétique et politique insoupçonnable et engager nos corps dans le fonctionnement réel de leurs gestes.53
L’indicible-Luca fait la répétition de tels gestes. Il ne cesse d’accoupler « à la
peur » (CC, 99 et suivantes) ses engendrements : six fois le leitmotiv, « le cou engendre
le couteau », relance le dénouement de la gorge. Luca met l’indicible dans l’historicité
de ses gestes : l’innommable est alors entendu dans chaque lecture. La carpe-Luca
fait faire le saut de l’indicible d’une métaphysique irrespirable dans une physique du
langage au « corps léger »54 : un engagement de chaque syllabe dans et par le poème.
Un engagement à la lettre, dès la première : « crimes sans initiales »55…
Serge Martin
Université de Caen Basse-Normandie
53. Cité par Dominique Carlat, Ghérasim Luca l’intempestif, op. cit., p. 337.
54. Titre de la dernière section de « La fin du monde » dans Ghérasim Luca, Paralipomènes,
op. cit., p. 299.
55. Titre de la dernière section de La Proie s’ombre, op. cit., p. 93.
© Interférences
littéraires 2010

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