Croissance et retard : la voie mexicaine vers le capitalisme agraire

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Croissance et retard : la voie mexicaine vers le capitalisme agraire
Les grandes exploitations et leurs transformations avec la
Réforme agraire de la Révolution mexicaine.
Alejandro Tortolero
Université Autonome Métropolitaine de Mexico
[Document provisoire, pour lecture, prière de ne pas citer, sans l’autorisation de l’auteur]
Le but de cette communication est de discuter les changements expérimentés par la
grande propriété, la hacienda mexicaine, à cause de la reforme agraire de la révolution
mexicaine. Dans la première partie j'analyse la thèse de l'inefficacité de l'hacienda. Cette
thèse, chef d´œuvre de la pensée libérale, est contestée par l'élite conservatrice qui fait
une défense acharnée des vertus de la grande propriété. La dispute entre libéraux et
conservateurs en matière agraire s’est soldée par une révolution qui s’est fait l'écho des
idées libérales, consacrées dans une nouvelle constitution, en 1917. Celle-ci légifère en
matière agraire, tout en diminuant le pouvoir des hacendados grâce à une réforme
agraire qui attaque justement la base de leur pouvoir : l’hacienda inefficace.
Mon intervention dans cet atelier vise à démontrer que l'inefficacité de la grande
propriété n'est pas aussi grande, si l’on considère la variété des haciendas qui existaient
dans le Mexique prérévolutionnaire. Les apports de l'histoire régionale, en vogue depuis
une trentaine d'années, nous montrent que s’il y avait des haciendas inefficaces, les
campagnes mexicaines avaient expérimenté une transformation énorme dans des
régions à forte pression démographique, là où il y avait un marché interne ou externe
des dimensions importantes.
J'essaie de montrer que cette perception est issue d'une approche qui, loin de favoriser
les études scientifiques sur les campagnes mexicaines, privilégie une idéologie, celle de
l'auteur de la législation en matière agraire : Andrés Molina Enríquez. Cet intellectuel,
qui a été le principal défenseur d'une réforme agraire, tente de montrer l'inefficacité de
l'hacienda tout en véhiculant un nationalisme libéral fondé sur la création d'une
république de petits et de moyens propriétaires. Notre travail souhaite démontrer que le
modèle de l’hacienda, construit par A. Molina Enríquez en 1909, a forgé une
représentation erronée des campagnes mexicaines, entre les réformes libérales inscrites
dans les leyes de desamortización de 1856, et la révolution qui se poursuit tout au long
de la seconde décennie du XXème siècle. Nous nous interrogeons sur la thèse de
l’inefficacité de la grande hacienda qui serait due à des propriétaires absents et
indolents, provoquée par des marchés réduits et enfermés, par une technologie en retard
et par une absence d’institutions efficientes pour insérer les campagnes mexicaines dans
la voie de la modernisation. Bien que cette caractérisation de l’hacienda soit valable
dans quelques régions mexicaines, nous affirmons ici que le Mexique a connu une
importante transformation dans le dernier tiers du XIXème siècle, en particulier dans les
régions d’expansion urbaine et de marchés interconnectés par le système ferroviaire
développé durant le porfiriat1. Dans ces régions-là, l’hacienda n’est pas une exploitation
inefficace. Elle apparaît en revanche comme une unité productive avec d’importantes
avancées technologiques, avec des propriétaires intéressés par l’exploitation rationnelle
et par les bénéfices commerciaux.
1
Porfiriat : époque du gouvernement de Porfirio Diaz (1877-1911). Régime qui, tout en respectant les
formes constitutionnelles, est fondé sur le pouvoir personnel du chef et sur des compromis avec les
différents groupes sociaux.
1. Le debat sur l'inefficacité de la grande propriété
Depuis les travaux pionniers de Sergio de la Peña (1975) jusqu’aux plus récents de E.
Semo (1998), la modernisation de l’agriculture mexicaine a été étudiée pour montrer
que l’hacienda mexicaine était à la base de l’inefficacité dans les campagnes. De la
même manière, depuis A. Molina Enríquez (1909) jusqu’à A. Knight (1996), l’hacienda
inefficace et traditionnelle, fondée sur l’oppression et le peonaje, est l’image dominante.
En effet, d’après ces analyses, l’hacienda, le système de la grande propriété, fonctionne
selon un mécanisme coercitif et archaïque qui, loin de favoriser la croissance agraire,
provoque un retard que seule une transformation violente telle que la révolution peut
modifier. L’hacienda est alors responsable du retard dans les campagnes mexicaines. Ce
système développe une économie plus proche des grandes unités féodales que des
exploitations capitalistes modernes.
Les grandes synthèses de l’histoire agraire mexicaine transmettent cette idée
lorsqu’elles expliquent qu’à la base de la révolution mexicaine se trouvent les forts
coûts sociaux d’un système d’hacienda qui s’empare des principales ressources, au
détriment de l’économie des villages et des petits propriétaires. Ainsi, à la veille de la
révolution, l’hacienda accapare 97% de la terre tandis que le groupe des propriétaires
terriens, une élite de 847 propriétaires, représentent à peine 3% de la population2. Ce
constat a engendré des débats sur la responsabilité de l’hacienda dans la révolution
mexicaine comme on verra par la suite.
L’hacienda n’est pas une bonne affaire : débat et traditions analytiques.
Au XIXème siècle, le caractère dual des campagnes mexicaines s’est accentué. D’un
côté, l’agriculture d’autosubsistance pratiquée dans la plupart des villages, des parcelles
et des petites propriétés ; de l’autre côté, une agriculture commerciale pratiquée dans les
haciendas, les plantations et dans quelques fermes.
En effet, les propriétaires terriens, les fermiers et les métayers profitent d’une
agriculture orientée vers le marché, approvisionnant aussi bien les secteurs urbains que
les centres miniers et les marchés locaux. L’hacienda joue alors un rôle central ; elle
contrôle la majeure partie de la production, tout comme la fixation des prix, l’accès aux
crédits et aux circuits commerciaux, les ressources productives, etc. La présence des
métayers et les locataires de l’hacienda, d’où émerge parfois la nouvelle classe des
fermiers indépendants, représente une réponse efficace de l’hacienda aux risques
climatiques, aux fluctuations du marché, à l’exploitation des terres marginales, à la mise
en culture de nouvelles terres, à la protection des frontières qui empêchent l’expansion
d’autres haciendas. Cette réponse entraine la formation de clientèles, élément central
dans le fonctionnement des systèmes politiques d’Ancien régime3. Les fermiers ont une
orientation clairement commerciale dans quelques zones comme El Bajío, le nord du
Guerrero, la sierra Alta de l’Hidalgo, San José de Gracia ou sur le Plateau Central. Ils
sont souvent propriétaires de leurs terres et pratiquent une agriculture fondée sur le
2
Rojas, 1991 : 218 ; Bellingeri in Cardoso ,1981 : 324 ; Buve, 1984 ; García de León in Semo,1988 : 79.
García de León (1988) utilise les données de G. Magaña et il nous dit que plus des trois quarts du pays,
presque 168 millions d’hectares, appartient aux hacendados (García, 1988 : 79). A. Córdova affirme que 97%
des terres appartient aux hacendados at aux fermiers, 2% aux petits propriétaires et 1% aux villages et
communautés (Córdova, 1981 : 16). Pour une critique de cet argument voir Meyer, 1986 ; Tortolero, 1995.
3
Voir Tortolero (2002a) et pour la comparaison Béaur (2002) et Actas (1997).
système d’aide familiale et sur l’exploitation intensive des espaces cultivables 4.
Les villages et le secteur traditionnel de l’agriculture sont moins sensibles aux
demandes du marché. Comme l’indique Gibson (1967), dans l’agriculture du maïs,
activité vitale pour les indigènes, l’influence de la tradition est forte et générale. Les
villages préfèrent pratiquer des systèmes de culture qui assurent l’existence de la
communauté et qui permettent les relations de complémentarité avec les haciendas, au
lieu de les concurrencer dans le marché qu’elles dominent 5. La plupart des habitants de
la communauté parlent des langues indigènes et gardent des terres pour maintenir leur
forme locale de gouvernement, leur vie religieuse et leur subsistance communale et
familiale. Leurs terres dans le centre du Mexique sont en général accaparées par les
caciques et les élites locales qui se chargent de gouverner. Les membres de la
communauté possèdent à peine les terres nécessaires à leur subsistance et doivent
chercher un complément en tant que travailleurs saisonniers dans les haciendas (Tutino,
1986).
Reprenons les étapes de la construction de cette image des campagnes mexicaines. Dans
la première, apparaissent les intellectuels libéraux ou conservateurs de la fin du XIX ème
et du début du XXème siècle, qui voient en l’hacienda un lieu de discorde. Pour les
libéraux, l’hacienda n’est pas une bonne affaire, c’est une propriété de grande
dimension mais inactive, avec des propriétaires absents, à l’écart de la modernité et des
innovations (Molina Enríquez, 1909 ; Orozco, 1911 ; Cabrera, 1913). La communauté
est avant tout un espace de relations sociales harmonieuses, de solidarité ethnique et de
cohésion, mais aussi d’incapacité pour comprendre la notion de propriété privée, ce qui
entraîne son exploitation par les criollos6, avides de terre au moment du
désamortissement des biens des communautés. Les fermes, de leur côté, sont l’élément
mobile. Entre l’hacienda inactive et la communauté compromise, le fermier représente
le développement de la propriété petite ou moyenne, dont le succès est dû à
l’agriculteur, le farmer des Etats-Unis. Le rêve libéral de transformer un pays
d’haciendas en un pays de moyens et petits propriétaires comme leur voisin du nord
s’est cristallisé dans le fermier.
En revanche, les conservateurs défendent le régime d’hacienda et condamnent au
contraire les communautés, désireuses de s’approprier les terres productives de
l’hacienda. E. Rabasa par exemple se refuse à accepter trois hypothèses dominantes
dans la décennie 1920 : celle de la misère agraire, celle de la très mauvaise distribution
de la propriété territoriale, et celle du dénuement des miséreux. Il soutient que le
système de la propriété communale se détériore peu et par conséquent l’hacienda n’est
pas responsable de l’absorption des terrains communaux. En revanche, les villages
ayant besoin de terres essaient de saisir celles de l’hacienda7.
Toutefois, ces arguments ne portent guère parce que la révolution mexicaine impose la
conception libérale. Entre 1920 et 1960, les études sur les campagnes mexicaines
révèlent, de façon convaincante, que l’hacienda mexicaine est à l’origine de la
révolution à cause de ses grands défauts, ainsi que le montrent les travaux de Robert
Bruce Brinsmade (1916), E. Gruening (1928), F. Tannenbaum (1929), G. McCutchen
Mc Bride (1953) et F. Chevalier (1956).
4
Knight (1996), Barragan (1994), Colin (2000).
Déhouve (1995), Hude Hart (1995), De Vos (1995), Bracamonte (1995), Rus (1995), Chenaut (1995).
Hamnett (1999 : 90-92) affirme que même si on trouve des nombreuses querelles dans les archives, motivées
par les limites de parcelles, les conditions de travail et l’accès à l’eau, dans la réalité, l’hacienda et les villages
se complètent plus qu’ils ne s’opposent.
6
Les criollos sont les blancs descendants des Européens nés dans les colonies espagnoles de l’Amérique.
7
Rabasa, 1986 : 306.
5
En effet, Brinsmade, ingénieur des mines né à New York en 1871 et vivant au Mexique
depuis 1911, publie à New York en 1916, un ouvrage sur les problèmes agraires
mexicains. Il s’y fait l’écho de Molina Enríquez et critique le système de l’hacienda,
fondé sur l’oppression des péons, l’occupation de l’espace et l’injustice des impôts qui
frappent les petits exploitants et non pas l’hacendado. Tannembaum (1929), quant à lui,
signale que l’hacienda est une exploitation colonialiste qui cherche à s’emparer de
l’espace, des hommes et des marchés. C’est lui, le premier, qui affirme qu’une élite
d’hacendados est propriétaire d’à peu près tout le Mexique. Après lui, G. Mac Cutchen
(1953) développe la thèse de Molina tout en signalant l’absentéisme des grands
propriétaires et le manque de souci économique des exploitants qui recherchent plutôt le
prestige.
En Europe, Retinger (1926) est le premier à reprendre la thèse de Molina ; il souligne le
caractère féodal des haciendas et leur manque d’intérêt pour une exploitation
rationnelle. Ensuite l’admirable ouvrage de F.Chevalier (1956) arrive aux mêmes
conclusions. Voyons ses propos :
« Je me souvenais, bien sûr, de l’enseignement de Marc Bloch et de sa vision très large
du Moyen Âge français et européen, ouverte aux rapprochements dans le temps et dans
l’espace. Ainsi, écrivait-il, par comparaison avec le régime féodal, le régime
seigneurial est « un type de sujétion paysanne, très différent de nature, qui prit
naissance beaucoup plus tôt, dura beaucoup plus longtemps et fut à travers le monde,
beaucoup plus répandu »8. N’y avait-il pas une sujétion paysanne par les nouveaux
venus, maîtres du Mexique ? Ne trouvions-nous pas cette sujétion dans les encomiendas
et haciendas mexicaines ? Il était arrivé d’ailleurs à Bloch de citer les haciendas
américaines à propos du Moyen Âge en même temps que de se référer aux villas
romaines. On ne s’étonnera donc pas que Marc Bloch ait pleinement approuvé mon
thème de recherches sur les haciendas mexicaines aux XVIe-XVIIe siècles, le 25
septembre 1942, quand je le visitais à Bourg d’Hem avec l’archiviste de la Creuse. Il
me citait même l’œuvre qu’il connaissait sur le Mexique rural et les haciendas d’un
géographe américain, Mac Bride. Je le voyais pour la dernière fois avant sa mort
héroïque de Résistant deux ans plus tard ».
Cette thèse se répand en un temps où le Mexique vit une époque d’apogée, le miracle
mexicain, associé à la mise en pratique d’une économie dans laquelle l’hacienda a
finalement disparu. De plus, le pays révolutionnaire est un laboratoire qui attire
beaucoup de spécialistes, surtout en matière agraire. Plus de dix-sept millions d’hectares
ont été redistribués dans la seule période cardéniste de 1934 à 1940, c’est-à-dire plus
que tout ce qui avait été fait auparavant 9.
Le vieux rêve de Molina Enríquez, qui face à la diversité du Mexique en races, langues,
coutumes, propose d’ancrer le nationalisme dans un pays de propriétaires, paraît être à
portée grâce à la réforme agraire. Le miracle économique associé à la réforme agraire
rend crédible la légende noire de l’hacienda inefficace. A la fin de cette période de
croissance agraire, vers la fin des années soixante-dix, cette vision commence à se
nuancer. Reconsidérer le passé mexicain n’est pas une tâche facile. Les travaux de
Chevalier, Tannenbaum et McCutchen sont devenus des classiques. C’est alors que
8
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien. Édition critique préparée par Étienne Bloch.
Préface de Jacques Le Goff, Paris, Armand Colin, 1993, p. 175 ; in Signos 17.
9
Citons a nouveau F. Chevalier qui dit : « D’autre part, la Révolution mexicaine était encore proche en
1946. Le Président Lázaro Cárdenas (1934-1940) avait généralisé la réforme agraire et l’ejido
révolutionnaire. Il était très populaire dans le pays. Officiellement ‘la hacienda féodale’ représentait
l’Ancien régime colonial. Elle méritait sans doute d’être approfondie par un chercheur venu de la
Sorbonne, héritière de la Révolution française » ; in Signos 2007.
surgissent des tendances diverses, que l’on peut classer, avec beaucoup de précautions,
en fonction de leur approche du problème de l’hacienda, selon qu’elles soient
fonctionnalistes, paternalistes, marxistes ou économistes.
Les approches actuelles
Les études fonctionnalistes caractérisent l’hacienda selon la fonction qu’elle occupe
dans l’espace : mixte ou consacrée à l’élevage de bétail, aux céréales, et les haciendasplantations (sucrières, caféières, etc.). Dans ce type d’approche, dominent les
monographies qui se pratiquent durant plus de deux décennies avec des résultats
inégaux. Le projet cependant, ne réussit pas. Sur les plus de 8 000 haciendas qui
existent, nous n’avons pas plus d’une centaine d’études qui en analysent le
fonctionnement. En réalité, ces approximations servent plus à construire des typologies
et à identifier les causes du développement qu’à accumuler des connaissances
susceptibles de réfuter la légende noire10.
Les études qui parlent des sociabilités, des liens qui soudent le personnel de l’hacienda
et du paternalisme du propriétaire terrien, dans le cadre de l’économie morale des
sociétés préindustrielles, ont également un poids important comme le montrent les
travaux de Nickel (1989), Rendón (1989), et Guerra (1988). Pour eux, l’hacienda est plus
un territoire d’accords que de conflits. Le peon, en échange de sa liberté, obtient une
série de « prestations » qui lui assurent une meilleure condition que celle des
travailleurs non liés à l’hacienda. La sphère d’étude a été circonscrite à la région de
Puebla-Tlaxcala, Toluca et Yucatán.
Malgré ces connaissances restreintes à une aire géographique, les études inspirées du
marxisme ont essayé de faire le point à partir de données peu nombreuses ou de
variables macro-économiques de fiabilité incertaine. Dans le premier cas, l’hacienda a
été étudiée selon son articulation au développement du capitalisme, considérant les
haciendas traditionnelles, transitionnelles et modernes 11. Le problème était qu’avec le
modèle utilisé, il était impossible d’appliquer le paradigme galiléen de la quantification.
Parler d’une campagne capitaliste à partir de l’étude de quelques haciendas n’avait
aucun sens mais a fourni matière à discussion sur les modes de production durant plus
d’une décennie12. Les variables macroéconomiques ont alors servi à colorer le vide du
tableau. A partir de 1965, avec la publication de séries de statistiques sur l’économie
porfirienne, des chercheurs comme Hansen (1971), Vernon (1965), Solís (1970) et
Rozenzweig (1965), ont attribué à la chute des prix des principales exportations
mexicaines, liées aux mauvaises années de récoltes, le rôle de variable expliquant la
révolution. Tout en transférant l’origine agraire du mouvement vers le secteur
exportation, ils ont soulevé le problème de l’organisation structurelle de l’agriculture
autour d’haciendas incapables de répondre à la demande interne de nourriture que
requiert la croissance démographique, et retenant la main d’œuvre, ce qui constitue un
mécanisme négatif pour le marché du travail en gênant sa mobilité.
Les historiens ont réagi différemment face à la constatation du retard dans les
campagnes et à son corollaire, la révolution : augmentant le nombre de variables
explicatives du mouvement révolutionnaire, déplaçant les causes du retard sur les
facteurs institutionnels, élargissant le poids du facteur politique, situant le problème
paysan dans le cadre régional et ainsi de suite. En effet, une des réponses à été
10
Tortolero (1996 : 151-178).
Leal (1976, 1982).
12
Semo (1977) ; Sempat et al (1976).
11
d’augmenter le nombre de variables intervenant dans le mouvement et de souligner,
comme le font Katz (1982), Knight (1986), Tutino (1986) et Hart (1990), qu’une série de
transformations négatives dans le politique et l’économie du monde agraire ont
provoqué l’explosion révolutionnaire.
Une autre réponse a été de revoir les séries macroéconomiques, d’insérer les études
monographiques dans la discussion sur le retard de l’économie mexicaine et de déplacer
l’origine du soulèvement vers d’autres facteurs institutionnels et politiques. Ainsi par
exemple, J. Coatsworth (1976) corrige les statistiques de production agricole pour la
consommation intérieure publiées par le Colegio de México et donne à entendre que
durant le porfiriat, l’hacienda avait bien répondu à cette demande en nourriture. De
plus, l’auteur affirme que si l’on étudie vraiment avec attention les propriétaires terriens,
on trouve qu’ils étaient très éloignés du propriétaire aristocrate, et qu’au contraire ils
étaient ambitieux, investis dans leurs opérations, qu’ils essayaient de nouvelles récoltes
et de nouvelles méthodes et cherchaient de nouveaux marchés 13. La recherche des
causes du retard et de la protestation populaire conduisait à étudier les changements
institutionnels et l’impact de la construction des chemins de fer, plutôt que l’inefficacité
de l’hacienda.
Le panorama s’élargit et le politique réapparaît avec une force surprenante. Pour
montrer les bases d’interprétation erronées de l’argument agraire de la révolution, les
historiens du politique mentionnent les études régionales et statistiques qui indiquent
qu’à la veille de la révolution les villages de Morelos et de l’Oaxaca avaient conservé
60% de leurs terres14. Rejetant l’origine agraire du mouvement, de nouvelles thèses ont
été proposées : la conséquence du jeu complexe d’acteurs du système politique, où les
anciens acteurs rompent le pacte qui les lie au régime et où les acteurs modernes (les
nouveaux citoyens suscités par la modernité) s’unissent pour moderniser la politique et
le discours au peuple.
Les campagnes mexicaines encadrées par le système d’hacienda n’ont été responsables
ni de la révolution, ni du retard, ce que paraissent confirmer les études régionales
récentes. Elles remplacent la recherche d’éléments commencée par les monographies,
mais d’une manière différente, c’est-à-dire en augmentant le nombre de variables
observées. La totalité doit être examinée par parties, pour ensuite observer le tout. Ainsi
surgissent une série d’études régionales qui ont l’avantage d’étudier la mosaïque
régionale dans son ensemble.
Haciendas et marchés : l’approche régionale
La géographie de cette histoire régionale est très variée, mais nous présentons ici
seulement celle qui est en relation avec la croissance des plus importants marchés
urbains. Ce choix s’appuie sur le fait que durant le régime porfiriste (1877-1911), le
modèle de développement français a été adopté, dans un contexte de nationalisme
moderne, cosmopolite et urbain qui voit dans la nation une construction homogène et
occidentalisée, orientée vers le marché international, réglementée et organisée
scientifiquement (Tenorio, 1998). Dans ce modèle urbain, il revient aux campagnes
d’approvisionner les villes avec leurs produits frais et bon marché (Tortolero, 2002b).
Dans cette logique, là où existe une pression démographique stimulant l’agriculture
commerciale, l’hacienda doit s’adapter rapidement en transformant ses espaces et en se
chargeant d’approvisionner des marchés plus larges. Ceci s’est produit dans les villes de
Mexico, Guadalajara, Monterrey, Puebla, Guanajuato, Morelia et Veracruz, toutes villes
13
14
Coatsworth, 1990 : 88.
Guerra, 1988 : 476.
qui montrent un grand dynamisme démographique comme nous le voyons dans le
tableau suivant.
Tableau 1. Villes et populations au Mexique, 1852-1900
Villes
1852
Guadalajara
63 00
Guanajuato
Ciudad de
170 000
México
Monterrey
13 534
Morelia
25 000
Puebla
71 631
Veracruz
8 228
Mexique
7 661 919
Source: Boyer y Davies (1973)
Ca. 1880
75 000
40 000
200 000
1895
83 870
39 337
339 935
1900
101 208
41 486
344 721
40 000
25 000
75 000
10 000
9 169 700
56 855
32 287
91 917
78 528
37 278
93 521
29 164
13 605 819
12 570 195
Dans le bassin de Mexico, par exemple à Chalco, réserve traditionnelle de la capitale, la
thèse d’une hacienda inefficiente et traditionnelle selon Molina Enriquez n’est pas
tenable (Tortolero, 1995). Ici, les élites agraires procèdent à la fin du XIXème siècle à des
transformations qui ont été qualifiées, par similitude avec le modèle anglais, de
révolution agricole ; elles ont touché les systèmes de propriété, les techniques de culture
et l’attitude patronale. Voyons cela de plus près.
2. Innovation ou tradition : les cas de Chalco et de Morelos
La région de Chalco
La région de Chalco se trouve dans la partie orientale du bassin de Mexico, étalée sur une
superficie de 191 280 hectares, vers la fin du XIXème siècle. Le paysage est dominé par
trois systèmes : le lac, la vallée, et la montagne. Le lac forme un écosystème ; jusqu'en
1900, c’est un espace d'eaux douces d'environ dix mille hectares, limitrophe des villages de
Chalco, Ayotla, Tlapizahua, San Lorenzo, San Mateo, Santa Catarina et San Juan. Il y a
deux îles : Xico et Tlapacoya. C’est là, entre le lac et la courbe de niveau 2 300 m, que l'on
trouve l'agriculture céréalière la plus avancée de la Vallée de Mexico et le meilleur maïs.
En effet, E. Florescano nous montre comment, depuis l'époque coloniale, les propriétaires
agricoles de Chalco jouissent d’un monopole céréalier, ils utilisent les terres fertiles de la
vallée, l'eau des lacs et les transports par le réseau des canaux ; ce qui donne à cette zone
des avantages incomparables. Sur les flancs des montagnes, les terres cultivables sont
moins importantes, mais les ressources de la forêt deviennent un bien convoité. C’est là
qu’on trouve le pic du Popocatepetl et Iztaccihuatl qui couronnent la Sierra Nevada, sans
nul doute l'un des plus beaux paysages de tout le Haut Plateau15.
Dans cette région la population s'est installée de façon à profiter des conditions
géographiques. Nous observons un peuplement concentré dans les terrains plats, près du
lac, des fleuves et des axes de communication. Cela entraîne de violentes disputes pour
15
Voici la description d'un voyageur français vers 1864 : « ...Au débouché des forêts de sapins que traverse la
route depuis puente Texmelucan [on jouit d'un point de vue superbe]...le voyageur venant de Veracruz peut
embrasser de là l'ensemble de la vallée de Mexico avec ses lacs, ses nombreux mamelons volcaniques et la
ceinture des montagnes élevées. A partir de Venta de Cordova on s'engage dans la forêt… ». ANF.F17/2909.
Exploration scientifique du Mexique. Commission créée par le Ministère de l’instruction publique.
s'approprier cet espace. En revanche, le lac et la montagne sont très peu peuplés. La
population se distribue de la façon suivante :
Tableau 2. Population de Chalco par localités, durant le Porfiriat
Localité
1879
%
1889/1893
%
16
Ranchos
159
0,3
236
0,39
Ranchería
221
0,4
450
0,7
Hameaux
1 346
2,5
3 816
6,0
Haciendas
2 602
4,8
2 192
3,45
Bourgs
4 077
7,5
5 627
17,22
Villes
7 047
13,0
7 093
11,15
Villages
38 850
71,5
38 842
61,09
Totaux
54 302
100
63 577
100
Source : Mirafuentes, 1879 ;Villada, 1893 et Recensement de 1900.
1900
715
1 226
%
1,08
1,86
3 209
8 639
8 290
43 793
65 872
4,88
13,12
12,58
66,48
100
Les haciendas et les ranchos sont peu peuplés. La population rurale réside en majorité dans
les bourgs et les villages sur les terres restantes. Les cultures s'étalent sur les plaines et les
terres défrichées des collines. Cet espace est, vers 1890, de 77 000 ha17. On pratique ici
depuis plusieurs siècles, un des meilleurs systèmes de culture du maïs. En effet, Charles
Gibson affirme que pendant l'époque coloniale l’hacienda la plus développée dans la
production du maïs avait été formée à Chalco grâce à des conditions très favorables du sol
et du climat18. Dans la période porfiriste (1877-1911), cette agriculture demeure la plus
productive de l'Etat19. Ce sont les haciendas les exploitations les plus productives ; les
ranchos et les villages suivent de très loin cette productivité. Dans le district, on trouve,
vers 1890, 31 haciendas et 15 ranchos qui se partagent les sols les plus fertiles, les plaines
près des rivières et des chemins. D'après M. García Luna, les haciendas occupent 140 229
ha, c’est-à-dire, les trois quarts de la surface totale du district. Même si ces chiffres ont été
contestés, il est vrai que ces exploitations profitent de la plus grande partie de la surface
cultivable.
Les villages, témoins d'un peuplement concentré mais dépourvu des terres — celles-ci,
convoitées par les haciendas —, tirent profit des ressources disponibles : leurs
communaux, le travail dans les haciendas, la chasse, la pêche, le bois, et le commerce au
moyen de pirogues et de mulets. En effet, Chalco est un passage naturel entre les terres
chaudes et la ville de Mexico, il y a donc une circulation intense de marchandises
transportées sur les voies d'eau.
Les haciendas : innovation ou tradition
16
Ranchería c’est un ensemble de maisons sans statut de pueblo ou de congregación. Il peut s’agir aussi
bien d’un hameau de rancheros indépendants que d’un hameau dépendant où habitent des fermiers ou des
métayers d’une hacienda. Le rancho a plusieurs sens : 1. Case, abri plus ou moins provisoire, cabane au
parc de bergers ; 2. Modeste exploitation indépendante ; 3. Local annexe à une hacienda. Un curé de la
Nouvelle-Galice donnait une définition encore valable sous le porfiriat : « On appelle ranchos dans ces
royaumes des Indes, des maisons rurales de peu d’apparat et de valeur, où vivent des hommes de
moyenne condition et des pauvres qui cultivent les rares terres qu’ils possèdent ou qu’ils louent. Ils y
sèment selon les possibilités de chacun, élèvent des animaux domestiques et du bétail, selon que leurs
forces le leur permettent » (in Guerra, 1985 : 481).
17
Villada, 1893.
18
Gibson Ch., Los aztecas bajo el dominio español, 1519-1810, México, Siglo XXI, 1967, p. 336.
19
Tortolero A. « La estructura agraria durante el Porfiriato », in Miño Manuel (Coord.), Historia General del
Estado de México, México, El Colegio Mexiquense, 1996.
Nous avons montré ci-dessus la structure agraire dans la région de Chalco caractérisée par
les grands domaines (31 haciendas), les communautés villageoises et les moyens
propriétaires (15 ranchos). Quelles sont les caractéristiques de l'exploitation conduite dans
les haciendas ? Sont-elles de grands domaines routiniers ou bien des exploitations
modernes ? Pour répondre à la question nous avons déjà posé les termes du problème.
Le cadre est en réalité bien plus complexe que ne l’ont dit les analyses de Molina
Enríquez ; celles-ci ont prévalu jusqu'à l’ouverture des archives des haciendas, vers 1950.
On a alors commencé à contester certaines de ses affirmations : l'absentéisme,
l'endettement, le manque d'esprit d'entreprise, etc. Mais il restait l'idée d’une agriculture
extensive. G.Mc Cutchen (1951), F. Tannembaum (1952) et beaucoup d'autres chercheurs
ont repris ces idées au point d'écrire dans les grands ouvrages d'Histoire du Mexique que
les haciendas vers la fin du XIXème pratiquaient une agriculture rudimentaire, la
modernisation étant limitée aux haciendas de cultures d’exportation (coton, henequen,
etc.).
Selon un autre courant d'idées, une modernisation de l'agriculture avait commencé à la fin
du XIXème siècle, au temps du porfiriat, mais les études pour le démontrer faisaient défaut,
c’était plutôt un programme de recherche20. John Tutino a souligné dans un bref article
trois faits qui montrent un changement dans l'agriculture de Chalco vers le milieu du
XIXème siècle : l'introduction de nouvelles semences, l'intérêt pour les engrais et
l'utilisation de nouveaux outils ; de plus, il faut des ouvrages d'irrigation pour répondre à
l'augmentation de la consommation de produits laitiers21. On pourrait penser qu’il était
encore trop tôt pour introduire ces innovations, des facteurs du progrès agricole des pays
développés : machines, semences et engrais22. Ces trois facteurs unis au « savoir-faire »
sont pour Gérard de Scorraille les principaux leviers du progrès agricole en Europe23. Nous
croyons qu'on n'était pas loin d'avoir ce genre de préoccupations à Chalco, puisque les
documents montrent deux décennies après, que les hacendados sont soucieux d’introduire
ces innovations dans leurs haciendas.
Cette volonté des hacendados, nous l'avons étudiée dans plusieurs cas. José Solórzano
achète depuis 1880 des machines agricoles européennes, moissonneuses et batteuses, pour
son hacienda de Chalco24. Dans ce cas, la mentalité patriarcale de l’hacendado n'est pas
opposée à l'innovation, tout au contraire. Mais il y a une réflexion sur le rapport entre coût
des machines et coût des travailleurs. Les frères Noriega, propriétaires des haciendas dans
le nord du Chalco font de même. A la fin du siècle, ils ont un capital de 7 millions de pesos
dont 4 302 500 sont consacrés aux exploitations agricoles du Chalco et du Tamaulipas. Ils
sont le modèle des hacendados-entrepreneurs. Ils introduisent le chemin de fer entre
20
Coatsworth.J., Los origenes del atraso, México, Alianza Editorial, 1990 ; Meyer.J., Problemas campesinos
y revueltas agrarias, México, SEP, 1973.
21
Ceci à une époque très révolue où les clivages entre conservateurs et libéraux, les disputes et guerres civiles
paraissent conditionner les avis des chercheurs qui ne peuvent pas associer instabilité politique et croissance
économique à travers des innovations. L'équation était donc : instabilité politique égal destruction de l'appareil
économique. Voir Tutino, J., « Cambio social agrario y revolucion campesina en el México decimononico:el
caso de Chalco » in Katz (ed) Revuelta, rebelion y revolucion:la lucha rural en el México del siglo XVI al
siglo XX, México, ERA, 1990 pp. 94-134.
22
Voir une critique de Tutino dans Tortolero,2006 in Reguera.
23
Scorraille, G., 1986, pp. 78-85.
24
Tortolero A., « Hacendados y aperos agricolas: el caso de la hacienda de San Nicolas del moral en
Chalco,1880-1914 », in Miño Manuel, Ed, Haciendas,pueblos y comunidades en los valles de México y
Toluca,1521-1916, México, Conacult, 1991 et « Espacio,poblacion y tecnologia: la modernizacion de las
haciendas en la region de Chalco durante el porfiriato » in Historia Mexicana, Mexico, El Colegio de Mexico,
Vol.146, 1994.
l’hacienda de Xico et celle de La Compañía et entre celles-ci et d’autres exploitations
comme San Rafael et la zone céréalière d’Atlixco. Avec de gros investissements, ils
assèchent le lac de Chalco pour construire une entreprise agricole moderne, la Negociación
Agricola de Xico. Là ils changent les méthodes de culture en faisant venir d’Espagne
l’agronome Mariano Gajón, comme directeur technique des cultures et des bois de
l'hacienda de La Compañía. M. Gajón introduit dans l'hacienda un champ d’essai,
100 000 arbres fruitiers « tous importés d'Europe, d'Espagne et de France
principalement », notamment 3 000 abricotiers, 1 000 amandiers, 500 noisetiers, 2 000
cerisiers, 3 000 pruniers, etc. ; plus de 100 000 plants forestiers et enfin des fourrages et
des légumes.
En définitive, nous trouvons dans les haciendas céréalières dans la région de Chalco,
notamment les haciendas placées autour du lac et dans la vallée, une série d'innovations
pendant le dernier tiers du siècle. L'idée d'une agriculture rudimentaire ne tient plus ; au
contraire, on voit se dessiner des changements profonds. En effet, ces innovations se
traduisent par l'introduction des chemins de fer, par l'utilisation de machines et de
nouveaux outils agricoles, par le changement des méthodes de culture, par la construction
d'ouvrages d'irrigation, par l'installation de nouvelles énergies motrices comme la vapeur et
par l'innovation technique dans les moulins. Il faut souligner aussi que les hacendados
soutiennent la création d'une Ecole Régionale d'Agriculture. Jusque là, il existe une seule
Ecole Régionale, elle est située dans le Morelos, c'est-à-dire dans l'une des régions les plus
productives de canne à sucre au niveau mondial. L'Ecole Régionale de Chalco ouvre ses
portes en 1895 et réalise ses travaux pratiques dans l'hacienda La Compañía en utilisant ses
machines modernes. Voilà donc « les leviers du progrès agricole » présents dans le bassin
de Mexico à la même époque que dans les agricultures le plus modernes du monde. En
effet, les embranchements des chemins de fer arrivent aux portes mêmes des haciendas.
Les chemins de fer sillonnent la plaine, la montagne et en facilitent l’exploitation. Les
haciendas qui sont desservies par les trains ont en général une production et une valeur
fiscale plus grandes que celles des autres haciendas25.
Les inventaires des haciendas montrent que l’outillage agricole se renouvelle : on introduit
des charrues étrangères, des semeuses, des moissonneuses et des batteuses26. Ceci
provoque le changement des méthodes de culture surtout en ce qui concerne le blé qui est
la culture principale des haciendas. Le maïs, quant à lui, reste une agriculture traditionnelle
pratiquée dans les autres exploitations. On élargit en même temps la surface irriguée ; les
haciendas voisines du Lac de Chalco créent des canaux d’irrigation (203 kilomètres de
canaux construits) pour utiliser les eaux du lac asséché. Un canal de seize kilomètres
conduit les eaux du Lac de Chalco vers celui de Texcoco. Un autre de dix-huit kilomètres
de long et douze mètres de large conduit l'eau des sources trouvées dans la partie sud du
lac vers le lac de Xochimilco, il collecte aussi les eaux des pluies et des fontes de neiges
provenant de la Sierra Nevada. Dans la partie nord de l'hacienda de Xico, traversant les
villages de San Lucas, Tlapacoyan, Ayotla, et Tlapizahua, un autre canal long de quatorze
kilomètres et large de huit mètres collecte les eaux des pluies saisonnières provenant des
flancs des montagnes de Tlalmanalco, Gonzalez, la Compania, Zoquiapan pour les
25
Déjà en 1880 on trouvait intéressantes les descriptions faites par les hacendados voisins : « à l’heure
actuelle on construit un chemin de fer dans l’hacienda La Compañía destiné à sortir le bois de la forêt de
Río Frío et des montagnes boisées de l’Ixtaccihuatl ». (Gillow, 1880 : 357). Pour la construction du
chemin de fer à Chalco on renvoie à Martínez et Tortolero 2000 : 123-145.
26
Notre échantillon s’étale sur plus d’une quarantaine d’inventaires des haciendas de la région. Dans
l´hacienda La Compañía, par example on trouve en 1897, 198 charrues, 14 houes et 72 faucilles ; 3
cribleurs pour céréales, 1 semeuse à blé, 9 égreneuses, 2 moteurs à vapeur, 3 moissoneuses, 11 semeusses
et 3 batteuses. Ainsi que 758 moutons, 347 bœuf de trait, 31 chevaux, 138 porcs, 94 mules de trait, 719
bovins et 89 mules de charge. ANMEX. Not. Juan M.Villela.
déverser dans le Lac de Texcoco. Le reste des canaux forme un réseau de 154 kilomètres
destiné à l'irrigation des terres et au transport des cultures27. L'assèchement du lac met fin à
une relation millénaire entre les hommes et les lacs ; il inaugure l'ère de la grande
hydraulique qui provoque un siècle de troubles écologiques28. Enfin, l’énergie de la vapeur
fait fonctionner les moteurs des batteuses et des moulins. Dans la transformation des
céréales, est introduit un nouveau système de mouture utilisant des cylindres, inventé à
Budapest : il est installé au moulin de l’hacienda El Moral.
Cet ensemble d’innovations constatées dans les haciendas proches du lac et de la plaine
reflète l’importance que les hacendados accordent à la modernisation des techniques. Si
comme le dit J. Santiesteban (1903), l'hacendado moderne doit préparer ses champs
avec des charrues étrangères, semer avec des appareils, réaliser les travaux de culture
avec les machines modernes, procéder à la coupe avec les moissonneuses et accomplir
également le battage avec de grands appareils, alors il n'y a pas de doute : les
hacendados de Chalco sont déjà des agriculteurs modernes à la fin du XIXème siècle.
Santiesteban pouvait être satisfait 29.
Les hacendados innovent pour les raisons suivantes. D’abord, le prestige lié aux
machines. Les journaux d’agriculture publient des photos d’hacendados travaillant avec
celles-ci. Ils sont membres des Sociétés d’Agriculture où l’on prône les avantages des
machines ; l’acquisition de ces outils leur confère du prestige au sein des Sociétés, et
auprès de leurs voisins. Très vite on recherche le prestige à travers l’imitation. On
achète des machines comme les grands propriétaires en sachant que l’imitation donne la
même appartenance sociale, différenciant ainsi les acheteurs des non-acheteurs. Enfin,
du côté des hacendados, les appareils servent aussi à construire une image de
prévoyance : face aux incertitudes liées au climat ou au manque de travailleurs, les
machines sont une parade. Mais cette image de modernité ne doit pas cacher un
paradoxe : vis-à-vis des travailleurs les machines permettent de maintenir la tradition.
Les travailleurs doivent modérer leurs prétentions, continuer leur travail routinier avec
de longues journées et des maigres salaires, autrement les machines peuvent prendre
leur place dans cette économie. Voilà l’énorme pouvoir des machines. Ainsi, les
hacendados se servent des innovations de plusieurs façons : soit comme moyen de
limiter les demandes des travailleurs, soit comme moyen de faire travailler davantage
leurs péons, soit enfin comme un vrai outil technique.
Le rôle de l’État porfiriste dans l’innovation
Nous ne sommes pas non plus partis de l’analyse qui met l’accent sur l’inefficacité des
institutions. Celle-ci reproche à l’Etat porfiriste ne pas avoir établi une politique agraire
qui stimule le développement économique et social des campagnes mexicaines, mais
27
Gaceta de Gobierno. T. XV (59) ; 21 de enero de 1903. Les hacendados irriguaient près de 15 000
hectares dans cette région, 19 000 hectares à Atlixco, principal centre ravitailleur de la ville de Puebla, et
10 000 à Morelos, deuxième région productrice de sucre de canne au niveau mondial.
28
F.Herin définit la grande hydraulique comme « un ensemble d'innovations technologiques qui contribuent
au contrôle efficace et d'envergure des ressources hydrauliques » in Lemeunier et Pérez, 1990, p. 61.
29
Rappelons que l’invention des ces machines est récente. Voici la chronologie de quelques inventions :
les charrues de fer de J. Deere datent de 1837 (Derry, 1977 : 989) ; le rouleau Crosskill date de 1841 ; la
semeuse avait été inventée par Jethro Tull au XVIIIème mais progresse très lentement (Derry, 1977 :
990) ; la moissonneuse Mc Cormick avait été brevetée en 1834 et n’arrive en Hollande qu’en 1856 (Van
Bath, 1960 : 3) ; les batteuses datent de 1784, inventées en Ecosse par Meikle, mais pratiquement utilisées
jusqu’en 1860 en Californie (Derry, 1977: 992) ; le système de mouture à cylindres ne se développe en
Europe qu’après 1840 (Sigaut, 1986 : 216) ; enfin, l’énergie de la vapeur ne trouve sa place que dans
l’ouest des Etats-Unis vers 1885-1912 (Van Bath, 1960 : 6). On voit ainsi que les innovations avaient été
diffusées en Europe vers la fin du XIXème et seulement dans une aire restreinte (Van Bath, 1976 : 25).
une politique qui favorise les élites accaparant la richesse agraire 30. En réalité, l’Etat
porfiriste a établi une politique contradictoire : d’un côté elle promeut une série de
moyens qui sont à la base de la croissance économique dans les campagnes, et de l’autre
côté, il est certain qu’elle contribue à une distribution inégale de la richesse agricole.
Parmi les politiques de développement, la plus importante est celle de la privatisation de
la propriété à travers la politique de colonisation et de délimitation des surfaces. Même
quand l’objectif d’attirer les colons n’est pas atteint, il y a extension de la propriété
nationale et développement de la propriété privée.
En second lieu, les droits de propriété des eaux sont définis avec plus de précision et
bien qu’il n’y ait pas une extension considérable des terres irrigables parce que les
efforts de l’Etat dans ce domaine ne se concrétisent qu’en 1908, il y a du moins une
carte des ressources hydrauliques. Le gouvernement pense qu’il revient aux particuliers
de faire face aux problèmes de l’irrigation et pour cela il définit les droits de propriété et
intervient en cas de conflit. En 1897, dans la Section de Développement, une agence
chargée des concessions et des vérifications de l’eau est créée et en 1909. Cette section
est divisée en trois commissions : la Commission d’inspection du fleuve Nazas, celle de
l’Etude et de la réglementation des fleuves, et celle des Fleuves et Concessions. A partir
de là, le gouvernement porfiriste prépare ce que son successeur révolutionnaire
poursuivra en matière d’eaux, une politique centralisatrice qui est la base de l’extension
des terres irrigables.
En troisième lieu, l’Etat a établi les bases pour l’extension des systèmes de transport
qui, comme les chemins de fer, sont à l’origine d’un marché interne de dimensions
importantes. Les 19 000 kilomètres de voies ferrées et les 7 810 de voies secondaires,
construites durant le porfiriat, développent un marché agricole croissant aussi bien
intérieur qu’extérieur. En quatrième lieu, l’Etat assume d’autres fonctions, qui même si
une certaine littérature les estime modestes (Garrabou, 2001), sont en réalité des
éléments importants (Fernandez, 2001) : la création de services agronomiques, de
centres d’enseignement et de recherche, la diffusion de nouvelles technologies, la
clarification des systèmes d’autorisation (Tortolero, 1995). En effet, dans le Mexique
porfiriste, les écoles pratiques d’agriculture (Morelos, Chalco, Chihuahua), les stations
agronomiques, les stations expérimentales (Tabasco, San Luis Potosi, Chihuahua,
Distrito Federal) se multiplient. Les 322 diplômés de l’Ecole Nationale d’Agriculture et
Vétérinaire, entre 1856 et 1906, assument plusieurs responsabilités, parmi lesquelles 70
postes de travail dans l’administration centrale, la publication des bulletins et des
périodiques d’agriculture, la création des écoles et des stations régionales
d’agriculture31.
Une Direction Générale des Statistiques est également créée en 1882 avec l’objectif de
faire un cadastre des propriétés urbaines, agricoles et minières, et de faire un
recensement agricole. A partir de 1893, l’Exposition Agricole de Coyoacán se tient tous
les ans et le Mexique participe aux Expositions Internationales comme à Paris (1900) et
à Saint Louis (Missouri, 1903). En 1882, une loi clarifie les droits de brevets
d’invention, et on enregistre 1432 demandes de brevet, dont 90 sont destinées à
l’agriculture. Enfin, dans les moments du déclin du régime, en 1908, est créée la Caisse
des Prêts pour les Œuvres d’irrigation et d’Industrie, destinée à financer les dettes des
propriétaires terriens, et à diffuser l’irrigation dans les grandes entreprises (Tortolero,
1995).
30
García de León, 1988 : 75.
Tortolero, 1995. Pour une comparaison avec l’Espagne voir Garrabou, 2001, qui affirme qu’en 1882, 52
agronomes avaient un poste dans l’administration centrale tandis qu’en 1891 on en trouve 90 (Garrabou,
2001 : 220).
31
En réalité, l’Etat porfiriste a fait un énorme effort pour transformer l’environnement
institutionnel, créant les bases pour développer l’investissement et stimuler la croissance
économique. Au début du XIXème siècle, il n’existe pas de système légal stimulant les
transactions et protégeant les droits de propriété, ni de marché des capitaux du fait des
incessantes crises financières et des saisies, ni d’ouverture au commerce international,
pas plus que d’une population lettrée intéressée au développement économique
(Coatsworth et Tortella, 2002). Il est indéniable qu’avec le triomphe libéral, et
concrètement durant le porfiriat, cette situation a beaucoup changé.
Dans le domaine légal, en 1857, les codes et les tribunaux spéciaux sont supprimés car
ils donnaient lieu à une multiplication confuse de lois et de pratiques légales imposant
aux individus des démarches longues et coûteuses. Tout comme on légifère en matière
de chemins de fer, mines et commerce, on définit avec plus de précision les droits de
propriété des terres et des eaux en matière agraire. De leur côté, les capitaux ne sont
plus effrayés par les saisies, les guerres impériales et les luttes internes. Le Mexique a
connu entre 1825 et 1855, 48 changements de présidents et 111 de ministres, et de 1855
au porfiriat, 27 autres présidents32. Avec Diaz les investisseurs ne cessent de constater
l’impressionnante stabilité du personnel politique 33. La population alphabétisée atteint
29% de la population totale en 1910, c’est-à-dire à peine un point en dessous de celui
considéré comme nécessaire pour stimuler la croissance économique 34. Ceci encourage
le commerce et l’investissement de capitaux dans le pays. Le commerce représente
4,6% du PIB en 1860 et il s’élève à 17,5% en 1910. Les investisseurs internationaux
injectent les capitaux dans l’économie porfiriste pour quasiment 2 billions de dollars.
En somme, tous ces moyens nous permettent de penser que la politique de l’Etat
porfiriste n’est pas éloignée de celle de ses pairs européens quand on se réfère aux
améliorations dans le cadre institutionnel et aux politiques de développement de
l’agriculture dont les pièces-clé sont la clarification des droits de propriété en matière de
terres et d’eaux, l’appui accordé à l’enseignement agricole et à l’extension
agronomique, l’extension des terres irrigables et le crédit dans les campagnes.
Il est clair que cette politique de développement est contradictoire parce qu’elle
augmente la concentration et les efforts pour rendre plus rentables les grandes propriétés
et ne profite pas à la petite propriété, ni à celle des indigènes, mais ceci n’est pas
spécifique du Mexique et fait partie d’un processus observé dans plusieurs pays
d’Europe35. La concentration de la propriété en Angleterre, Italie, Allemagne et Espagne
est considérable, et cependant elle n’était pas responsable du manque de croissance dans
les campagnes. On peut certes se demander quels sont les moyens efficaces d’action de
l’Etat, mais on ne peut pas dire qu’il ait été le principal obstacle pour la croissance de
l’agriculture et pour l’expansion du système capitaliste.
Malgré tous ces changements dans l'agriculture mexicaine, la révolution mexicaine avec
sa réforme agraire essaie de développer une autre voie pour le changement dans
l´agriculture, une voie qui loin de bénéficier la grande exploitation, tente surtout de
stimuler la paysannerie dépourvue de moyens pendant le porfiriat, comme on verra par
la suite.
32
Coatsworth et Tortella, 2002 : 19.
Voir Rapport des experts du Crédit Lyonnais en 1905 où l’on dit, « que le régime politique est depuis
plus de 25 ans remarquablement stable; mais que l’homme qui a assuré cette stabilité est appelé a
disparaitre ». AHCL.DEEF.73437/2.
34
D’après le recensement de 1910, 29 % de la population mexicaine pouvait lire et écrire, contre 16%
seulement en 1900 (Pani, 1918, Recensement, 1910). En 1920 il y a une croissance d’un pour cent, on
atteint donc le 30% de la population (Coatsworth et Tortella, 2002 : 34). On constate donc que dans le
régime porfirien il y a une augmentation significative.
35
Garrabou, 2001 : 227.
33
3. La reforme agraire de la révolution mexicaine
En effet, avec la révolution presque toutes les innovations des hacendados tels que les
Noriega, basculent et ses anciens péons et les habitants des villages deviennent les
exploitants des terres des haciendas. Certes, en mai 1913, les haciendas des Noriega
sont envahies par la paysannerie, les bâtiments sont brulés et les champs ensemencés
sont endommagés. Iñigo Noriega est obligé de sortir du Mexique en 1913, puisqu’il
avait soutenu la contre-révolution de Félix Diaz, le neveu de Porfirio, désormais vaincu
par les révolutionnaires. Ses haciendas sont gérées dans un Bureau de biens, placées
sous la tutelle de l'Etat (Dirección General de Bienes Intervenidos). Ce Bureau s'occupe
de négocier avec les révolutionnaires qui voulaient diviser l'hacienda et créer des lots,
sous l’ancien modèle communal, les ejidos. Cet ainsi qu'on finit avec cet énorme
patrimoine. La révolution avec sa réforme, fixée par les lois de 1915 et de 1917, créa les
bases de destruction de l'hacienda porfiriste. A l'instar de la loi du 6 janvier 1915, dictée
au profit de Luis Cabrera, celui qui envisage de donner des terres aux villageois, à
travers une dotation ou bien une restitution.
Luis Cabrera était sensible aux demandes des zapatistes qui dans leur Plan de Ayala de
1911 reflétaient les demandes des villageois. Suivant l'article 6 du Plan, les villageois
possédant des titres pourront entrer immédiatement en possession des terres, des bois,
des eaux, dont ils avaient pu être dépouillés, et ils conserveront ces biens les armes à la
main. L'article 7 prévoyait l'attribution des biens communaux et des terres (ejidos,
fundos, campos de labor) aux villages et aux habitants qui n'en avaient pas, par
l’expropriation du tiers des grands domaines voisins, après l’indemnisation versée aux
propriétaires. Quant aux ennemis du Plan, leurs biens seront nationalisés et le deux tiers
du prix de la vente serviront à couvrir les frais de la guerre. On prévoit donc la
restitution des terres aux communautés qui en ont été dépossédées et la dotation de
terres au profit de celles qui n'en avaient pas. Voilà les maîtres mots du Plan de Ayala,
que Luis Cabrera fait siens. Il rétablit de fait l'ancien droit des villages à posséder et à
exploiter des terres communales et rompt avec les lois de 1856 qui n'envisageaient que
la seule propriété individuelle, originaire du droit romain.
S'inspirant du Plan de Ayala, la loi, mise au point par Luis Cabrera pour donner une base
sociale à la faction révolutionnaire de V. Carranza, prévoyait d'octroyer des terres aux
villages, soit par la restitution, soit par la dotation (restitución et dotación). La restitution
avait lieu lorsque les villages pouvaient démontrer qu'ils avaient perdu leurs terres à la
suite de l’application des lois de 1856. S'ils n'arrivaient pas à démontrer une telle
dépossession, avec des documents officiels, alors on prévoyait la dotation à condition de
démontrer, cette fois-ci, le manque de terres. A ce moment-là, il était donc très important
de montrer grâce à des titres de propriété et à des documents du cadastre — s'il y en
avait — l'extension des villages, de façon a donner tous les éléments nécessaires aux
experts de la Commission Nationale Agraire pour qu’ils prononcent leur verdict, soit
restitution, soit dotation36.
La Constitution de 1917 fixe aussi la dotation et la restitution dans son article 27 et
garantit deux principes. D'une part, la propriété des terres et des eaux revient
originairement a la Nation, qui peut et doit en modifier la répartition ; d'autre part, la
propriété du sous-sol appartient aussi à la nation, et elle est inaliénable et
imprescriptible37.
36
Voir Tannembaum, 1952.
Voici le texte de la Constitution : « La Nation aura a tout moment le droit d'imposer à la propriété
privée les modalités que dicte l'intérêt public... dans ce but on dictera les mesures nécessaires pour le
37
Avec ces lois on a assisté a une réforme agraire qui dans la région de Chalco s’est
déroulée tel qu’on le voit dans le tableau 3. Ce document nous montre qu'entre 1921 et
1956, les villages de Chalco se sont emparés, par dotation et par agrandissement, de
45 678 hectares, ce qui montre la transformation de la région. Avec la révolution nous
assistons à la désintégration de la grande propriété et de ses projets de modernisation et,
en revanche, le paysage agraire apparaît dès lors modifié et dominé par les villages et
leurs ejidos. Les villages sont les nouveaux propriétaires des terres et la nouvelle
organisation et distribution de l'espace devient favorable aux communautés. A Chalco,
la répartition commence en 1921, avec la restitution de 232 hectares de terres non
irriguées (temporal) au village de San Mateo Huitzilzingo. Entre 1921 et 1934, ce sont
39 423 hectares qui sont distribués aux villages ; c'est-à-dire la fraction la plus
importante de la répartition agraire. Pendant la période cardenista, ils ont reçu
seulement 11 571 ha, et entre 1941 et 1956, 2 348 ha à peine ont été distribués. Parmi
ces terres, la majeure partie (27 757 ha) ce sont des terres non irriguées, avec 437 ha
irriguées.
Tableau 3. Distribution de terre dans les villages de Chalco, 1921-1956
Période
1921-1934
1935-1940
1941-1956
1921-1956
Com.
1
Confirmation
2684
Com.
2
Restitution
4980
Com.
47
10
Dotatión
31381
2631
1
2684
2
4980
57
34012
Com.
1
23
4
28
Agrandiss
378
8940
2348
11666
Totaux
39423
11571
2348
53342
Source: AHEM.CAM.
L'ancienne hacienda qui s'étendait un peu partout au début du XXème siècle, a alors réduit
sa présence dans la région et a presque disparu. Cela représente un changement très
important. Après la révolution à Chalco, nous assistons d'une part, à l'effondrement de
l'hacienda et des projets innovateurs et d'autre part, à un changement dans le paysage
maintenant dominé par les villages et leurs ejidos. La nouvelle distribution des terres est
plus équilibrée : les terres des communautés villageoises occupent 27,3% de la surface,
les ejidos 26,6%, la petite propriété 13,1%, la superficie fédérale (celle de l’Etat) 12,6% et
les haciendas 15.9%.
Dans la région sucrière de Morelos, en 1910, l'hacienda occupe 56,34% de la surface
totale, les biens communaux 25,66% et la petite propriété 18% (Diez, 1933 : CCXXI).
Deux ans plus tard, les ingénieurs experts de la Commission Agraire estiment que les
haciendas s'étalaient sur 309 698 ha, c'est a dire 63% de la surface totale de l'Etat, occupant
les meilleurs terres, surtout la surface irriguée. Les villages, lorsqu'ils réussissent à garder
leur communaux, c’est parce qu’il s’agit de terres situées sur des surfaces à forte pente, où
l'on ne peut pas contrôler l'eau, là où la culture devient difficile. Les fermiers, rancheros,
sont intégrés dans l'hacienda dans de terres périphériques et marginales.
Dans cette région, les frères Noriega avaient vendu leur hacienda de Coahuixtla à Joaquín
Araoz, au début du vingtième siècle. Cette opération s'est finalement avérée favorable aux
frères Noriega puisque le premier village bénéficiaire de la réforme agraire à Morelos a été
Anenecuilco — lieu de naissance d'Emiliano Zapata —, au détriment justement des terres
de Coahuixtla. En 1920, Anenecuilco peut compter sur 600 ha et plus tard, en avril 1923, il
fractionnement des latifundios, pour le développement de la petite propriété, pour la création de
nouveaux centres agricoles avec la terre et les eaux qui leur seront indispensables... Les pueblos,
rancherias et communautés qui manquent des terres et des eaux, ou qui n'en disposent pas en quantité
suffisante pour les nécessités de leur population, auront le droit de les recevoir en don, en les prennant
des propriétés immédiates, en respectant toujours la petite propriété... », in Mendieta et Nuñez, El
problema agrario de México, México, 1926, pp. 133-138.
reçoit 700 ha supplémentaires, provenant des anciennes terres de Coahuixtla et de
l'hacienda Hospital. En 1936, le village d’Anenecuilco possédait déjà 4 105 ha, ce qui est
une étendue plus représentative d'une hacienda sucrière que d'un village.
Dans l'ensemble, et à partir de 1922, on assiste à une réforme agraire très vigoureuse dans
l'Etat de Morelos. Entre 1922 et 1929, 25 668 membres d’un ejido (ejidatarios) ont profité
d’une dotation de 208 5222 ha. Le but des révolutionnaires était de transformer la lutte
armée en lutte judiciaire, devant les tribunaux, tout en procédant au démembrement des
haciendas. La majeure partie des terres des haciendas ont été distribuées parmi les
villageois, devenus ejidatarios. Cette superficie des ejidos occupe désormais 64% de la
surface cultivée en 1930, et 80% en 1940. A Morelos, la réforme agraire est plus rapide et
plus profonde que dans d'autres régions du Mexique, étant donné que la taille moyenne de
lots de terres distribuées aux ejidos est de 9,3 ha.
Quant aux haciendas, leurs anciens propriétaires les recouvrent en 1919, mais en tant que
petites propriétés, avec des dégâts considérables. Les bâtiments, les usines de fabrication
du sucre, les rigoles et les machines ont été en partie (ou intégralement) détruites. Si dans
le recensement de 1910 on dénombrait 39 haciendas, en 1921 il n'existe plus que 5. Il y a
eu 21 haciendas qui ont changé de statut et sont devenues des villes, des fermes ou des
terres agrégées (résiduelles). Once haciendas ont tout simplement disparu. En 1940, il n'y a
que trois haciendas qui ont résisté à la réforme agraire : Santa Clara, Tenango et
Cuachichinola.
L’essor de l'hacienda sucrière est désormais histoire passée. En voici la preuve. La
production de canne à sucre du Morelos, en 1870, était de 9 912 tonnes ; en 1889, on
atteint 20 615 tonnes et en 1908, le chiffre monte à 52 230 tonnes38. Une augmentation
qui avait été le fruit de l'innovation technologique dans les haciendas ; le Morelos était
classé parmi les régions de très haute productivité mondiale dans la production de sucre
de canne39. L'élite des hacendados exploite cette richesse à l'instar des propriétaires
Amor, qui possédaient 36 495 ha de terre dans leurs haciendas de San Gabriel, San
Ignacio et Michapa. Les Araoz, qui étaient propriétaires de Coahuixtla et Treinta, avec
leurs 21 607 ha ; il y avait aussi les Pasquel, qui étaient propriétaires de Miacatlán et
Cocoyotla. Cette élite a été étudiée par J.Womack40, mais il y a eu depuis de nouvelles
études et données sur, par exemple, Jorge Carmona, propriétaire de Chiconcuac, San
Gaspar et San Vicente. Ce personnage habite, entre 1876 et le début du XX ème siècle,
dans un quartier chic de Paris avec sa femme Dolores Arriaga, grâce aux bonnes affaires
qu’il a faites avec ses haciendas du Morelos. Il demeure au 5 Avenue Hoche, ou il
côtoie l'aristocratie parisienne 41. Il s'agit, en bref, d'une élite a part entière qui gère ses
haciendas comme des entreprises.
Avec la révolution et sa reforme agraire il n'en reste donc que cinq haciendas et la
production de sucre, en 1930, n'atteint plus que 15 500 tonnes. La reforme agraire de la
38
Ruiz, 1937 : 134 et 271.
Diez, 1919 : 14. Il explique que vers 1910, le Morelos était la troisième région au monde, de par sa
production sucrière au kilomètre carré (10 635 k). Elle se plaçait derrière Hawai (56 332 k), Puerto Rico
(31 315 k), et devant Java (10 504 k) et Cuba (10 010 k).
40
Womack note que vers 1908, il y avait 17 propriétaires d’exploitations sucrières qui contrôlaient plus
du 25% de la surface de l’Etat du Morelos. La plus grande partie étant des terres très favorables pour la
culture sucrière (Womack, 1972 : 48).
41
Bertie dit que, contrairement aux autres « notables mexicains » résidant en France, Carmona faisait
preuve de « savoir-vivre » : « Malgré ses riches haciendas de San Gaspar et San Vicente, où il a aussi
une grande raffinerie de sucre, fonctionnant avec les excellents appareils de Séraphin frères, M. Georges
Carmona préfère le voisinage du Parc Monceau et des Champs-Elysées au chaos de montagnes, aux
fourrés de palmiers, à la savane et aux forêts vierges » (Bertie, 1886 :149). Pour un portrait du
personnage, voir Paz (1888) et Canales (2001).
39
révolution a induit la destruction des haciendas. En 1934, avec l'élection de Lázaro
Cárdenas, on voit l'essor d'une organisation communautaire pour faire produire les
raffineries sucrières (ingenios). On trouve aussi une agence qui gère les finances des
coopératives sucrières, qui les régule et qui s’occupe du marché et du commerce
(UNPASA, Unión Nacional de Productores de Azúcar, S.A.). On a aussi créé des usines
telles que l'Ingenio Emiliano Zapata à Zacatepec. C’est ce qui est à l'origine du contrôle
étatique des ingenios, moyennant le financement et l'administration.
Peut-on dire que la réforme agraire de Chalco et du Morelos est l’image de ce qui s’est
produit partout au Mexique, et que les grands patrimoines des hacendados ont été détruits
avec la révolution ? La réponse est plutôt négative, au moins jusqu'en 1930. A cette datelà, on avait fait de réformes sur le 4% du total de la surface cultivée au Mexique42. C'est à
cause de cela que le président P. E. Calles, sans nul doute chef des révolutionnaires avant
la période de Cardenas, déclarait que la reforme agraire de la révolution avait échoue et
qu'il fallait la relancer43. C'est bien cette situation qui se dégage du tableau 4 où l'on voit
que la réforme agraire de la révolution n'est pas appliquée dans un certain nombre d’états,
tels que Nayarit, Puebla, Quintana Roo, Tabasco, Tlaxcala, Colima, Chiapas, Distrito
Federal, Baja California et Aguascalientes.
Tableau 4. Dotations de terres par l’Etat, 1900-1940 (milliers d’hectares)
Etat
Aguascalientes
Baja California
Baja california
Campeche
Coahuila
Colima
Chiapas
Chihuahua
Disrito Federal
Durango
Guanajuato
Guerrero
Hidalgo
Jalisco
México
Michoacán
Morelos
Nayarit
Nuevo León
Oaxaca
Puebla
Querétaro
Quintana Roo
San Luis Potosí
42
1900-1914
204
%
Sur
89993
46.27
774
0.3
23611
981
12.13
0.5
739
8585
5233
10209
0.3
4.41
2.69
5.24
4326
3712
5122
200
2635
4370
2.22
1.9
2.63
0.1
1.35
2.24
1915-1934
77824
%
0.7
24694
270044
309087
24533
2244
1945414
23674
847011
224992
509966
473746
359391
521542
308017
225949
130097
160480
163987
63098
131864
14973
935863
0.22
2.46
2.81
0.22
0.02
17.72
0.21
7.71
2.04
4.64
4.31
3.27
4.75
2.8
2.05
1.18
1.46
1.49
0.57
1.2
0.13
8.52
1935-1940
121971
169234
24964
1472103
1051053
100683
30247
1281225
6762
1394661
636533
569203
266051
1020173
341083
1074750
66951
448956
674125
597866
389821
291264
433614
1752461
%
0.64
0.9
0.13
7.83
5.59
0.53
0.16
6.82
0.03
7.42
3.38
3.02
1.41
5.43
1.81
5.72
0.35
2.38
3.58
3.18
2.07
1.55
2.3
9.32
La reforme agraire n'est pas appliquée d'une façon immédiate. Les grandes fortunes essaient d'en
empêcher la mise en route. Ceci explique qu'en Bolivie le nombre de paysans bénéficiaires ne soit que de
74,5% en 1977, 43% au Mexique en 1970 et 30% au Pérou en 1982 (Breton, dans Robledo et Lopez,
2007).
43
Haber, Razo et Maurer, 2003 : 287.
Sinaloa
Sonora
Tabasco
Tamaulipas
Tlaxcala
Veracruz
Yucatán
Zacatecas
No especificada
Total
7319
3.76
187728
1.71
619105
3.29
2635
1787
700
8192
697
8563
3908
194495
1.35
0.91
0.35
4.21
0.35
4.4
2
100
28970
204509
88706
552115
734000
784321
647304
0.26
1.86
0.8
5.03
6.68
7.14
5.89
100
460257
537476
98589
516750
520900
927073
890227
18786131
2.44
2.86
0.52
2.75
2.77
4.93
4.73
100
Source : EHM, 1990 : 19.
Dans l'ensemble l'hacienda n’a pas été touchée avant 193044. Cette situation mérite
plusieurs commentaires. Le premier est que dans quelques régions on trouve
l'application du modèle de réforme agraire de Francisco « Pancho » Villa qui visait à
administrer les haciendas prises par les révolutionnaires sans les distribuer parmi les
villageois. Ceci est vrai dans le Sonora, mais aussi à Durango, à Zacatecas et dans une
moindre mesure à San Luis Potosí45. Un second commentaire est que dans d'autres
régions les révolutionnaires ont fait des alliances avec l'ancienne élite et en échange de
la protection qu’ils pouvaient lui accorder, ils ont reçu d'importantes sommes d'argent 46.
Ou alors, ils ont remplacé l'ancienne élite porfiriste en tant que nouveaux maîtres des
haciendas47. Un troisième commentaire est que la situation économique d'après-guerre
empêchait le démantèlement des haciendas qui étaient les seules exploitations rentables
dans la campagne mexicaine, tel que nous l’avons montré grâce à l'exemple de
Chalco48.
Ceci explique la faible importance de la réforme agraire avant Cardenas. Si cette
réforme prévoyait de fournir à tous les paysannes des terres, provenant surtout de
l'expropriation de grands domaines, a vrai dire, jusqu'en 1935, la surface touchée par la
réforme agraire était de 10,8 millions d'hectares dont 2,8 millions d'ha de terres
cultivées. Elles avaient été distribuées entre 545 000 familles, soit une moyenne de 5 ha
de terres par famille49. En revanche, dans la période de Cárdenas (1934-1940) la surface
touchée a atteint de plus de 17 millions d'hectares, distribuées entre 814 537 paysans des
ejidos. Le vieux rêve d'Andrés Molina Enríquez de fonder une nation, issue de la propriété
de la terre, était alors à la portée de la main.
3. Conclusion
44
Le recensement de 1930 nous montre que 83% de la surface cultivable faisait partie des exploitations
de plus de mille hectares. Ces exploitations appartenaient au 1,5% des agriculteurs. En outre, 12% de la
surface concernait des exploitations disposant entre 101 et 1000 ha (Haber, Razo et Maurer, 2003 : 313).
45
Haber, Razo et Maurer, 2003 : 301.
46
Gruening, 1928 : 319.
47
Villa lui-même devient propriétaire de l’hacienda Canutillo ; A. Obregón devient exportateur de pois
chiches et propriétaire terrien à Sonora ; P. E. Calles devient propriétaire d’exploitations sucrières à El
Mante. Des hommes de second plan, tels le général Guadalupe Sánchez, à Veracruz, entre en possession
d’exploitations sucrières à Córdoba, à Jalapa et à Orizaba.
48
C’est le point de vue d’Haber, Razo et Maurer, à partir des chiffres des exportations vers les USA du
café, des bananes et des légumes de saison. Le Mexique augmente ses exportations et devient un
exportateur net de sucre et de coton (Haber, Razo et Maurer, 2003 : 349). Seul le henequen (agave)
diminue, mais ce n’est pas la faute des hacendados du Yucatan : la concurrence asiatique et africaine a
déjà commencé. Le maïs, les haricots et les autres produits alimentaires ne semblent pas non plus subir
des modifications sensibles. Il n’y a pas d’importations massives de ces produits, provenant des USA ; en
revanche, le Mexique est un exportateur net des haricots.
49
AHCL. DEEF.73437.2.Mexico.1934.
Dans la première moitié du XIXème siècle, les moyens existent pour faciliter la
modernisation : le recouvrement de la dîme par l’Eglise se termine en 1833, la propriété
corporative est supprimée en 1856, les privilèges ecclésiastiques et militaires
disparaissent en 1857, le commerce est libéralisé entre 1790-1810 et donne une
ouverture au commerce mondial, les limitations à l’immigration et les restrictions sur
les importations de capitaux se terminent, les monopoles — comme celui du tabac —
disparaissent vers 1850. De plus, avant le porfiriat, l’économie mexicaine ne dispose
pas de moyens de transport, ni de moyens de communication essentiels, ni de personnel
d’encadrement, ni de banques, ni de technologie. L’organisation économique subit
l’inefficacité, les droits de propriété sont mal établis, et bien souvent non sanctionnés, et
les mesures fiscales sont plus nocives qu’utiles car elles fragmentent les marchés et
gaspillent l’argent public50.
Avec le porfiriat, nous assistons à une rupture qui provoque des transformations
profondes dans la structure économique et ceci permet une croissance économique qui
dure plus de trois décennies. Dans les campagnes mexicaines, cette croissance est
contradictoire, engendrant une économie duale. D’un côté, une économie commerciale
entre les mains des propriétaires terriens et de quelques fermiers ; d’un autre côté, une
économie d’autoconsommation dans les communautés. A l’intérieur même des
haciendas, les contradictions sont flagrantes entre cette économie de marché et le
système de travail fondé sur des relations d’assujettissement comme le peonaje. Si
l’hacienda a su s’adapter aux marchés, innover, elle est en revanche responsable d’un
retard dans son fonctionnement interne, où l’endettement et la « tienda de raya »
(boutique à l’intérieur de l’hacienda, favorisant l’attachement de la main d’œuvre par le
biais de l’endettement) sont des facteurs qui bloquent le passage à un système capitaliste
parce qu’ils empêchent la libre circulation des marchandises, celle des travailleurs et
celle de la monnaie. Pour résoudre cette contradiction, il est nécessaire d’attendre les
effets de la révolution qui supprime les « tiendas de raya » et les monnaies privées,
émet la petite monnaie nécessaire et désarticule l’hacienda par une réforme agraire qui
ne réussit pas avant les années 1940.
50
Voir note 37.