Croissance et retard : la voie mexicaine vers le capitalisme agraire
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Croissance et retard : la voie mexicaine vers le capitalisme agraire
Les grandes exploitations et leurs transformations avec la Réforme agraire de la Révolution mexicaine. Alejandro Tortolero Université Autonome Métropolitaine de Mexico [Document provisoire, pour lecture, prière de ne pas citer, sans l’autorisation de l’auteur] Le but de cette communication est de discuter les changements expérimentés par la grande propriété, la hacienda mexicaine, à cause de la reforme agraire de la révolution mexicaine. Dans la première partie j'analyse la thèse de l'inefficacité de l'hacienda. Cette thèse, chef d´œuvre de la pensée libérale, est contestée par l'élite conservatrice qui fait une défense acharnée des vertus de la grande propriété. La dispute entre libéraux et conservateurs en matière agraire s’est soldée par une révolution qui s’est fait l'écho des idées libérales, consacrées dans une nouvelle constitution, en 1917. Celle-ci légifère en matière agraire, tout en diminuant le pouvoir des hacendados grâce à une réforme agraire qui attaque justement la base de leur pouvoir : l’hacienda inefficace. Mon intervention dans cet atelier vise à démontrer que l'inefficacité de la grande propriété n'est pas aussi grande, si l’on considère la variété des haciendas qui existaient dans le Mexique prérévolutionnaire. Les apports de l'histoire régionale, en vogue depuis une trentaine d'années, nous montrent que s’il y avait des haciendas inefficaces, les campagnes mexicaines avaient expérimenté une transformation énorme dans des régions à forte pression démographique, là où il y avait un marché interne ou externe des dimensions importantes. J'essaie de montrer que cette perception est issue d'une approche qui, loin de favoriser les études scientifiques sur les campagnes mexicaines, privilégie une idéologie, celle de l'auteur de la législation en matière agraire : Andrés Molina Enríquez. Cet intellectuel, qui a été le principal défenseur d'une réforme agraire, tente de montrer l'inefficacité de l'hacienda tout en véhiculant un nationalisme libéral fondé sur la création d'une république de petits et de moyens propriétaires. Notre travail souhaite démontrer que le modèle de l’hacienda, construit par A. Molina Enríquez en 1909, a forgé une représentation erronée des campagnes mexicaines, entre les réformes libérales inscrites dans les leyes de desamortización de 1856, et la révolution qui se poursuit tout au long de la seconde décennie du XXème siècle. Nous nous interrogeons sur la thèse de l’inefficacité de la grande hacienda qui serait due à des propriétaires absents et indolents, provoquée par des marchés réduits et enfermés, par une technologie en retard et par une absence d’institutions efficientes pour insérer les campagnes mexicaines dans la voie de la modernisation. Bien que cette caractérisation de l’hacienda soit valable dans quelques régions mexicaines, nous affirmons ici que le Mexique a connu une importante transformation dans le dernier tiers du XIXème siècle, en particulier dans les régions d’expansion urbaine et de marchés interconnectés par le système ferroviaire développé durant le porfiriat1. Dans ces régions-là, l’hacienda n’est pas une exploitation inefficace. Elle apparaît en revanche comme une unité productive avec d’importantes avancées technologiques, avec des propriétaires intéressés par l’exploitation rationnelle et par les bénéfices commerciaux. 1 Porfiriat : époque du gouvernement de Porfirio Diaz (1877-1911). Régime qui, tout en respectant les formes constitutionnelles, est fondé sur le pouvoir personnel du chef et sur des compromis avec les différents groupes sociaux. 1. Le debat sur l'inefficacité de la grande propriété Depuis les travaux pionniers de Sergio de la Peña (1975) jusqu’aux plus récents de E. Semo (1998), la modernisation de l’agriculture mexicaine a été étudiée pour montrer que l’hacienda mexicaine était à la base de l’inefficacité dans les campagnes. De la même manière, depuis A. Molina Enríquez (1909) jusqu’à A. Knight (1996), l’hacienda inefficace et traditionnelle, fondée sur l’oppression et le peonaje, est l’image dominante. En effet, d’après ces analyses, l’hacienda, le système de la grande propriété, fonctionne selon un mécanisme coercitif et archaïque qui, loin de favoriser la croissance agraire, provoque un retard que seule une transformation violente telle que la révolution peut modifier. L’hacienda est alors responsable du retard dans les campagnes mexicaines. Ce système développe une économie plus proche des grandes unités féodales que des exploitations capitalistes modernes. Les grandes synthèses de l’histoire agraire mexicaine transmettent cette idée lorsqu’elles expliquent qu’à la base de la révolution mexicaine se trouvent les forts coûts sociaux d’un système d’hacienda qui s’empare des principales ressources, au détriment de l’économie des villages et des petits propriétaires. Ainsi, à la veille de la révolution, l’hacienda accapare 97% de la terre tandis que le groupe des propriétaires terriens, une élite de 847 propriétaires, représentent à peine 3% de la population2. Ce constat a engendré des débats sur la responsabilité de l’hacienda dans la révolution mexicaine comme on verra par la suite. L’hacienda n’est pas une bonne affaire : débat et traditions analytiques. Au XIXème siècle, le caractère dual des campagnes mexicaines s’est accentué. D’un côté, l’agriculture d’autosubsistance pratiquée dans la plupart des villages, des parcelles et des petites propriétés ; de l’autre côté, une agriculture commerciale pratiquée dans les haciendas, les plantations et dans quelques fermes. En effet, les propriétaires terriens, les fermiers et les métayers profitent d’une agriculture orientée vers le marché, approvisionnant aussi bien les secteurs urbains que les centres miniers et les marchés locaux. L’hacienda joue alors un rôle central ; elle contrôle la majeure partie de la production, tout comme la fixation des prix, l’accès aux crédits et aux circuits commerciaux, les ressources productives, etc. La présence des métayers et les locataires de l’hacienda, d’où émerge parfois la nouvelle classe des fermiers indépendants, représente une réponse efficace de l’hacienda aux risques climatiques, aux fluctuations du marché, à l’exploitation des terres marginales, à la mise en culture de nouvelles terres, à la protection des frontières qui empêchent l’expansion d’autres haciendas. Cette réponse entraine la formation de clientèles, élément central dans le fonctionnement des systèmes politiques d’Ancien régime3. Les fermiers ont une orientation clairement commerciale dans quelques zones comme El Bajío, le nord du Guerrero, la sierra Alta de l’Hidalgo, San José de Gracia ou sur le Plateau Central. Ils sont souvent propriétaires de leurs terres et pratiquent une agriculture fondée sur le 2 Rojas, 1991 : 218 ; Bellingeri in Cardoso ,1981 : 324 ; Buve, 1984 ; García de León in Semo,1988 : 79. García de León (1988) utilise les données de G. Magaña et il nous dit que plus des trois quarts du pays, presque 168 millions d’hectares, appartient aux hacendados (García, 1988 : 79). A. Córdova affirme que 97% des terres appartient aux hacendados at aux fermiers, 2% aux petits propriétaires et 1% aux villages et communautés (Córdova, 1981 : 16). Pour une critique de cet argument voir Meyer, 1986 ; Tortolero, 1995. 3 Voir Tortolero (2002a) et pour la comparaison Béaur (2002) et Actas (1997). système d’aide familiale et sur l’exploitation intensive des espaces cultivables 4. Les villages et le secteur traditionnel de l’agriculture sont moins sensibles aux demandes du marché. Comme l’indique Gibson (1967), dans l’agriculture du maïs, activité vitale pour les indigènes, l’influence de la tradition est forte et générale. Les villages préfèrent pratiquer des systèmes de culture qui assurent l’existence de la communauté et qui permettent les relations de complémentarité avec les haciendas, au lieu de les concurrencer dans le marché qu’elles dominent 5. La plupart des habitants de la communauté parlent des langues indigènes et gardent des terres pour maintenir leur forme locale de gouvernement, leur vie religieuse et leur subsistance communale et familiale. Leurs terres dans le centre du Mexique sont en général accaparées par les caciques et les élites locales qui se chargent de gouverner. Les membres de la communauté possèdent à peine les terres nécessaires à leur subsistance et doivent chercher un complément en tant que travailleurs saisonniers dans les haciendas (Tutino, 1986). Reprenons les étapes de la construction de cette image des campagnes mexicaines. Dans la première, apparaissent les intellectuels libéraux ou conservateurs de la fin du XIX ème et du début du XXème siècle, qui voient en l’hacienda un lieu de discorde. Pour les libéraux, l’hacienda n’est pas une bonne affaire, c’est une propriété de grande dimension mais inactive, avec des propriétaires absents, à l’écart de la modernité et des innovations (Molina Enríquez, 1909 ; Orozco, 1911 ; Cabrera, 1913). La communauté est avant tout un espace de relations sociales harmonieuses, de solidarité ethnique et de cohésion, mais aussi d’incapacité pour comprendre la notion de propriété privée, ce qui entraîne son exploitation par les criollos6, avides de terre au moment du désamortissement des biens des communautés. Les fermes, de leur côté, sont l’élément mobile. Entre l’hacienda inactive et la communauté compromise, le fermier représente le développement de la propriété petite ou moyenne, dont le succès est dû à l’agriculteur, le farmer des Etats-Unis. Le rêve libéral de transformer un pays d’haciendas en un pays de moyens et petits propriétaires comme leur voisin du nord s’est cristallisé dans le fermier. En revanche, les conservateurs défendent le régime d’hacienda et condamnent au contraire les communautés, désireuses de s’approprier les terres productives de l’hacienda. E. Rabasa par exemple se refuse à accepter trois hypothèses dominantes dans la décennie 1920 : celle de la misère agraire, celle de la très mauvaise distribution de la propriété territoriale, et celle du dénuement des miséreux. Il soutient que le système de la propriété communale se détériore peu et par conséquent l’hacienda n’est pas responsable de l’absorption des terrains communaux. En revanche, les villages ayant besoin de terres essaient de saisir celles de l’hacienda7. Toutefois, ces arguments ne portent guère parce que la révolution mexicaine impose la conception libérale. Entre 1920 et 1960, les études sur les campagnes mexicaines révèlent, de façon convaincante, que l’hacienda mexicaine est à l’origine de la révolution à cause de ses grands défauts, ainsi que le montrent les travaux de Robert Bruce Brinsmade (1916), E. Gruening (1928), F. Tannenbaum (1929), G. McCutchen Mc Bride (1953) et F. Chevalier (1956). 4 Knight (1996), Barragan (1994), Colin (2000). Déhouve (1995), Hude Hart (1995), De Vos (1995), Bracamonte (1995), Rus (1995), Chenaut (1995). Hamnett (1999 : 90-92) affirme que même si on trouve des nombreuses querelles dans les archives, motivées par les limites de parcelles, les conditions de travail et l’accès à l’eau, dans la réalité, l’hacienda et les villages se complètent plus qu’ils ne s’opposent. 6 Les criollos sont les blancs descendants des Européens nés dans les colonies espagnoles de l’Amérique. 7 Rabasa, 1986 : 306. 5 En effet, Brinsmade, ingénieur des mines né à New York en 1871 et vivant au Mexique depuis 1911, publie à New York en 1916, un ouvrage sur les problèmes agraires mexicains. Il s’y fait l’écho de Molina Enríquez et critique le système de l’hacienda, fondé sur l’oppression des péons, l’occupation de l’espace et l’injustice des impôts qui frappent les petits exploitants et non pas l’hacendado. Tannembaum (1929), quant à lui, signale que l’hacienda est une exploitation colonialiste qui cherche à s’emparer de l’espace, des hommes et des marchés. C’est lui, le premier, qui affirme qu’une élite d’hacendados est propriétaire d’à peu près tout le Mexique. Après lui, G. Mac Cutchen (1953) développe la thèse de Molina tout en signalant l’absentéisme des grands propriétaires et le manque de souci économique des exploitants qui recherchent plutôt le prestige. En Europe, Retinger (1926) est le premier à reprendre la thèse de Molina ; il souligne le caractère féodal des haciendas et leur manque d’intérêt pour une exploitation rationnelle. Ensuite l’admirable ouvrage de F.Chevalier (1956) arrive aux mêmes conclusions. Voyons ses propos : « Je me souvenais, bien sûr, de l’enseignement de Marc Bloch et de sa vision très large du Moyen Âge français et européen, ouverte aux rapprochements dans le temps et dans l’espace. Ainsi, écrivait-il, par comparaison avec le régime féodal, le régime seigneurial est « un type de sujétion paysanne, très différent de nature, qui prit naissance beaucoup plus tôt, dura beaucoup plus longtemps et fut à travers le monde, beaucoup plus répandu »8. N’y avait-il pas une sujétion paysanne par les nouveaux venus, maîtres du Mexique ? Ne trouvions-nous pas cette sujétion dans les encomiendas et haciendas mexicaines ? Il était arrivé d’ailleurs à Bloch de citer les haciendas américaines à propos du Moyen Âge en même temps que de se référer aux villas romaines. On ne s’étonnera donc pas que Marc Bloch ait pleinement approuvé mon thème de recherches sur les haciendas mexicaines aux XVIe-XVIIe siècles, le 25 septembre 1942, quand je le visitais à Bourg d’Hem avec l’archiviste de la Creuse. Il me citait même l’œuvre qu’il connaissait sur le Mexique rural et les haciendas d’un géographe américain, Mac Bride. Je le voyais pour la dernière fois avant sa mort héroïque de Résistant deux ans plus tard ». Cette thèse se répand en un temps où le Mexique vit une époque d’apogée, le miracle mexicain, associé à la mise en pratique d’une économie dans laquelle l’hacienda a finalement disparu. De plus, le pays révolutionnaire est un laboratoire qui attire beaucoup de spécialistes, surtout en matière agraire. Plus de dix-sept millions d’hectares ont été redistribués dans la seule période cardéniste de 1934 à 1940, c’est-à-dire plus que tout ce qui avait été fait auparavant 9. Le vieux rêve de Molina Enríquez, qui face à la diversité du Mexique en races, langues, coutumes, propose d’ancrer le nationalisme dans un pays de propriétaires, paraît être à portée grâce à la réforme agraire. Le miracle économique associé à la réforme agraire rend crédible la légende noire de l’hacienda inefficace. A la fin de cette période de croissance agraire, vers la fin des années soixante-dix, cette vision commence à se nuancer. Reconsidérer le passé mexicain n’est pas une tâche facile. Les travaux de Chevalier, Tannenbaum et McCutchen sont devenus des classiques. C’est alors que 8 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien. Édition critique préparée par Étienne Bloch. Préface de Jacques Le Goff, Paris, Armand Colin, 1993, p. 175 ; in Signos 17. 9 Citons a nouveau F. Chevalier qui dit : « D’autre part, la Révolution mexicaine était encore proche en 1946. Le Président Lázaro Cárdenas (1934-1940) avait généralisé la réforme agraire et l’ejido révolutionnaire. Il était très populaire dans le pays. Officiellement ‘la hacienda féodale’ représentait l’Ancien régime colonial. Elle méritait sans doute d’être approfondie par un chercheur venu de la Sorbonne, héritière de la Révolution française » ; in Signos 2007. surgissent des tendances diverses, que l’on peut classer, avec beaucoup de précautions, en fonction de leur approche du problème de l’hacienda, selon qu’elles soient fonctionnalistes, paternalistes, marxistes ou économistes. Les approches actuelles Les études fonctionnalistes caractérisent l’hacienda selon la fonction qu’elle occupe dans l’espace : mixte ou consacrée à l’élevage de bétail, aux céréales, et les haciendasplantations (sucrières, caféières, etc.). Dans ce type d’approche, dominent les monographies qui se pratiquent durant plus de deux décennies avec des résultats inégaux. Le projet cependant, ne réussit pas. Sur les plus de 8 000 haciendas qui existent, nous n’avons pas plus d’une centaine d’études qui en analysent le fonctionnement. En réalité, ces approximations servent plus à construire des typologies et à identifier les causes du développement qu’à accumuler des connaissances susceptibles de réfuter la légende noire10. Les études qui parlent des sociabilités, des liens qui soudent le personnel de l’hacienda et du paternalisme du propriétaire terrien, dans le cadre de l’économie morale des sociétés préindustrielles, ont également un poids important comme le montrent les travaux de Nickel (1989), Rendón (1989), et Guerra (1988). Pour eux, l’hacienda est plus un territoire d’accords que de conflits. Le peon, en échange de sa liberté, obtient une série de « prestations » qui lui assurent une meilleure condition que celle des travailleurs non liés à l’hacienda. La sphère d’étude a été circonscrite à la région de Puebla-Tlaxcala, Toluca et Yucatán. Malgré ces connaissances restreintes à une aire géographique, les études inspirées du marxisme ont essayé de faire le point à partir de données peu nombreuses ou de variables macro-économiques de fiabilité incertaine. Dans le premier cas, l’hacienda a été étudiée selon son articulation au développement du capitalisme, considérant les haciendas traditionnelles, transitionnelles et modernes 11. Le problème était qu’avec le modèle utilisé, il était impossible d’appliquer le paradigme galiléen de la quantification. Parler d’une campagne capitaliste à partir de l’étude de quelques haciendas n’avait aucun sens mais a fourni matière à discussion sur les modes de production durant plus d’une décennie12. Les variables macroéconomiques ont alors servi à colorer le vide du tableau. A partir de 1965, avec la publication de séries de statistiques sur l’économie porfirienne, des chercheurs comme Hansen (1971), Vernon (1965), Solís (1970) et Rozenzweig (1965), ont attribué à la chute des prix des principales exportations mexicaines, liées aux mauvaises années de récoltes, le rôle de variable expliquant la révolution. Tout en transférant l’origine agraire du mouvement vers le secteur exportation, ils ont soulevé le problème de l’organisation structurelle de l’agriculture autour d’haciendas incapables de répondre à la demande interne de nourriture que requiert la croissance démographique, et retenant la main d’œuvre, ce qui constitue un mécanisme négatif pour le marché du travail en gênant sa mobilité. Les historiens ont réagi différemment face à la constatation du retard dans les campagnes et à son corollaire, la révolution : augmentant le nombre de variables explicatives du mouvement révolutionnaire, déplaçant les causes du retard sur les facteurs institutionnels, élargissant le poids du facteur politique, situant le problème paysan dans le cadre régional et ainsi de suite. En effet, une des réponses à été 10 Tortolero (1996 : 151-178). Leal (1976, 1982). 12 Semo (1977) ; Sempat et al (1976). 11 d’augmenter le nombre de variables intervenant dans le mouvement et de souligner, comme le font Katz (1982), Knight (1986), Tutino (1986) et Hart (1990), qu’une série de transformations négatives dans le politique et l’économie du monde agraire ont provoqué l’explosion révolutionnaire. Une autre réponse a été de revoir les séries macroéconomiques, d’insérer les études monographiques dans la discussion sur le retard de l’économie mexicaine et de déplacer l’origine du soulèvement vers d’autres facteurs institutionnels et politiques. Ainsi par exemple, J. Coatsworth (1976) corrige les statistiques de production agricole pour la consommation intérieure publiées par le Colegio de México et donne à entendre que durant le porfiriat, l’hacienda avait bien répondu à cette demande en nourriture. De plus, l’auteur affirme que si l’on étudie vraiment avec attention les propriétaires terriens, on trouve qu’ils étaient très éloignés du propriétaire aristocrate, et qu’au contraire ils étaient ambitieux, investis dans leurs opérations, qu’ils essayaient de nouvelles récoltes et de nouvelles méthodes et cherchaient de nouveaux marchés 13. La recherche des causes du retard et de la protestation populaire conduisait à étudier les changements institutionnels et l’impact de la construction des chemins de fer, plutôt que l’inefficacité de l’hacienda. Le panorama s’élargit et le politique réapparaît avec une force surprenante. Pour montrer les bases d’interprétation erronées de l’argument agraire de la révolution, les historiens du politique mentionnent les études régionales et statistiques qui indiquent qu’à la veille de la révolution les villages de Morelos et de l’Oaxaca avaient conservé 60% de leurs terres14. Rejetant l’origine agraire du mouvement, de nouvelles thèses ont été proposées : la conséquence du jeu complexe d’acteurs du système politique, où les anciens acteurs rompent le pacte qui les lie au régime et où les acteurs modernes (les nouveaux citoyens suscités par la modernité) s’unissent pour moderniser la politique et le discours au peuple. Les campagnes mexicaines encadrées par le système d’hacienda n’ont été responsables ni de la révolution, ni du retard, ce que paraissent confirmer les études régionales récentes. Elles remplacent la recherche d’éléments commencée par les monographies, mais d’une manière différente, c’est-à-dire en augmentant le nombre de variables observées. La totalité doit être examinée par parties, pour ensuite observer le tout. Ainsi surgissent une série d’études régionales qui ont l’avantage d’étudier la mosaïque régionale dans son ensemble. Haciendas et marchés : l’approche régionale La géographie de cette histoire régionale est très variée, mais nous présentons ici seulement celle qui est en relation avec la croissance des plus importants marchés urbains. Ce choix s’appuie sur le fait que durant le régime porfiriste (1877-1911), le modèle de développement français a été adopté, dans un contexte de nationalisme moderne, cosmopolite et urbain qui voit dans la nation une construction homogène et occidentalisée, orientée vers le marché international, réglementée et organisée scientifiquement (Tenorio, 1998). Dans ce modèle urbain, il revient aux campagnes d’approvisionner les villes avec leurs produits frais et bon marché (Tortolero, 2002b). Dans cette logique, là où existe une pression démographique stimulant l’agriculture commerciale, l’hacienda doit s’adapter rapidement en transformant ses espaces et en se chargeant d’approvisionner des marchés plus larges. Ceci s’est produit dans les villes de Mexico, Guadalajara, Monterrey, Puebla, Guanajuato, Morelia et Veracruz, toutes villes 13 14 Coatsworth, 1990 : 88. Guerra, 1988 : 476. qui montrent un grand dynamisme démographique comme nous le voyons dans le tableau suivant. Tableau 1. Villes et populations au Mexique, 1852-1900 Villes 1852 Guadalajara 63 00 Guanajuato Ciudad de 170 000 México Monterrey 13 534 Morelia 25 000 Puebla 71 631 Veracruz 8 228 Mexique 7 661 919 Source: Boyer y Davies (1973) Ca. 1880 75 000 40 000 200 000 1895 83 870 39 337 339 935 1900 101 208 41 486 344 721 40 000 25 000 75 000 10 000 9 169 700 56 855 32 287 91 917 78 528 37 278 93 521 29 164 13 605 819 12 570 195 Dans le bassin de Mexico, par exemple à Chalco, réserve traditionnelle de la capitale, la thèse d’une hacienda inefficiente et traditionnelle selon Molina Enriquez n’est pas tenable (Tortolero, 1995). Ici, les élites agraires procèdent à la fin du XIXème siècle à des transformations qui ont été qualifiées, par similitude avec le modèle anglais, de révolution agricole ; elles ont touché les systèmes de propriété, les techniques de culture et l’attitude patronale. Voyons cela de plus près. 2. Innovation ou tradition : les cas de Chalco et de Morelos La région de Chalco La région de Chalco se trouve dans la partie orientale du bassin de Mexico, étalée sur une superficie de 191 280 hectares, vers la fin du XIXème siècle. Le paysage est dominé par trois systèmes : le lac, la vallée, et la montagne. Le lac forme un écosystème ; jusqu'en 1900, c’est un espace d'eaux douces d'environ dix mille hectares, limitrophe des villages de Chalco, Ayotla, Tlapizahua, San Lorenzo, San Mateo, Santa Catarina et San Juan. Il y a deux îles : Xico et Tlapacoya. C’est là, entre le lac et la courbe de niveau 2 300 m, que l'on trouve l'agriculture céréalière la plus avancée de la Vallée de Mexico et le meilleur maïs. En effet, E. Florescano nous montre comment, depuis l'époque coloniale, les propriétaires agricoles de Chalco jouissent d’un monopole céréalier, ils utilisent les terres fertiles de la vallée, l'eau des lacs et les transports par le réseau des canaux ; ce qui donne à cette zone des avantages incomparables. Sur les flancs des montagnes, les terres cultivables sont moins importantes, mais les ressources de la forêt deviennent un bien convoité. C’est là qu’on trouve le pic du Popocatepetl et Iztaccihuatl qui couronnent la Sierra Nevada, sans nul doute l'un des plus beaux paysages de tout le Haut Plateau15. Dans cette région la population s'est installée de façon à profiter des conditions géographiques. Nous observons un peuplement concentré dans les terrains plats, près du lac, des fleuves et des axes de communication. Cela entraîne de violentes disputes pour 15 Voici la description d'un voyageur français vers 1864 : « ...Au débouché des forêts de sapins que traverse la route depuis puente Texmelucan [on jouit d'un point de vue superbe]...le voyageur venant de Veracruz peut embrasser de là l'ensemble de la vallée de Mexico avec ses lacs, ses nombreux mamelons volcaniques et la ceinture des montagnes élevées. A partir de Venta de Cordova on s'engage dans la forêt… ». ANF.F17/2909. Exploration scientifique du Mexique. Commission créée par le Ministère de l’instruction publique. s'approprier cet espace. En revanche, le lac et la montagne sont très peu peuplés. La population se distribue de la façon suivante : Tableau 2. Population de Chalco par localités, durant le Porfiriat Localité 1879 % 1889/1893 % 16 Ranchos 159 0,3 236 0,39 Ranchería 221 0,4 450 0,7 Hameaux 1 346 2,5 3 816 6,0 Haciendas 2 602 4,8 2 192 3,45 Bourgs 4 077 7,5 5 627 17,22 Villes 7 047 13,0 7 093 11,15 Villages 38 850 71,5 38 842 61,09 Totaux 54 302 100 63 577 100 Source : Mirafuentes, 1879 ;Villada, 1893 et Recensement de 1900. 1900 715 1 226 % 1,08 1,86 3 209 8 639 8 290 43 793 65 872 4,88 13,12 12,58 66,48 100 Les haciendas et les ranchos sont peu peuplés. La population rurale réside en majorité dans les bourgs et les villages sur les terres restantes. Les cultures s'étalent sur les plaines et les terres défrichées des collines. Cet espace est, vers 1890, de 77 000 ha17. On pratique ici depuis plusieurs siècles, un des meilleurs systèmes de culture du maïs. En effet, Charles Gibson affirme que pendant l'époque coloniale l’hacienda la plus développée dans la production du maïs avait été formée à Chalco grâce à des conditions très favorables du sol et du climat18. Dans la période porfiriste (1877-1911), cette agriculture demeure la plus productive de l'Etat19. Ce sont les haciendas les exploitations les plus productives ; les ranchos et les villages suivent de très loin cette productivité. Dans le district, on trouve, vers 1890, 31 haciendas et 15 ranchos qui se partagent les sols les plus fertiles, les plaines près des rivières et des chemins. D'après M. García Luna, les haciendas occupent 140 229 ha, c’est-à-dire, les trois quarts de la surface totale du district. Même si ces chiffres ont été contestés, il est vrai que ces exploitations profitent de la plus grande partie de la surface cultivable. Les villages, témoins d'un peuplement concentré mais dépourvu des terres — celles-ci, convoitées par les haciendas —, tirent profit des ressources disponibles : leurs communaux, le travail dans les haciendas, la chasse, la pêche, le bois, et le commerce au moyen de pirogues et de mulets. En effet, Chalco est un passage naturel entre les terres chaudes et la ville de Mexico, il y a donc une circulation intense de marchandises transportées sur les voies d'eau. Les haciendas : innovation ou tradition 16 Ranchería c’est un ensemble de maisons sans statut de pueblo ou de congregación. Il peut s’agir aussi bien d’un hameau de rancheros indépendants que d’un hameau dépendant où habitent des fermiers ou des métayers d’une hacienda. Le rancho a plusieurs sens : 1. Case, abri plus ou moins provisoire, cabane au parc de bergers ; 2. Modeste exploitation indépendante ; 3. Local annexe à une hacienda. Un curé de la Nouvelle-Galice donnait une définition encore valable sous le porfiriat : « On appelle ranchos dans ces royaumes des Indes, des maisons rurales de peu d’apparat et de valeur, où vivent des hommes de moyenne condition et des pauvres qui cultivent les rares terres qu’ils possèdent ou qu’ils louent. Ils y sèment selon les possibilités de chacun, élèvent des animaux domestiques et du bétail, selon que leurs forces le leur permettent » (in Guerra, 1985 : 481). 17 Villada, 1893. 18 Gibson Ch., Los aztecas bajo el dominio español, 1519-1810, México, Siglo XXI, 1967, p. 336. 19 Tortolero A. « La estructura agraria durante el Porfiriato », in Miño Manuel (Coord.), Historia General del Estado de México, México, El Colegio Mexiquense, 1996. Nous avons montré ci-dessus la structure agraire dans la région de Chalco caractérisée par les grands domaines (31 haciendas), les communautés villageoises et les moyens propriétaires (15 ranchos). Quelles sont les caractéristiques de l'exploitation conduite dans les haciendas ? Sont-elles de grands domaines routiniers ou bien des exploitations modernes ? Pour répondre à la question nous avons déjà posé les termes du problème. Le cadre est en réalité bien plus complexe que ne l’ont dit les analyses de Molina Enríquez ; celles-ci ont prévalu jusqu'à l’ouverture des archives des haciendas, vers 1950. On a alors commencé à contester certaines de ses affirmations : l'absentéisme, l'endettement, le manque d'esprit d'entreprise, etc. Mais il restait l'idée d’une agriculture extensive. G.Mc Cutchen (1951), F. Tannembaum (1952) et beaucoup d'autres chercheurs ont repris ces idées au point d'écrire dans les grands ouvrages d'Histoire du Mexique que les haciendas vers la fin du XIXème pratiquaient une agriculture rudimentaire, la modernisation étant limitée aux haciendas de cultures d’exportation (coton, henequen, etc.). Selon un autre courant d'idées, une modernisation de l'agriculture avait commencé à la fin du XIXème siècle, au temps du porfiriat, mais les études pour le démontrer faisaient défaut, c’était plutôt un programme de recherche20. John Tutino a souligné dans un bref article trois faits qui montrent un changement dans l'agriculture de Chalco vers le milieu du XIXème siècle : l'introduction de nouvelles semences, l'intérêt pour les engrais et l'utilisation de nouveaux outils ; de plus, il faut des ouvrages d'irrigation pour répondre à l'augmentation de la consommation de produits laitiers21. On pourrait penser qu’il était encore trop tôt pour introduire ces innovations, des facteurs du progrès agricole des pays développés : machines, semences et engrais22. Ces trois facteurs unis au « savoir-faire » sont pour Gérard de Scorraille les principaux leviers du progrès agricole en Europe23. Nous croyons qu'on n'était pas loin d'avoir ce genre de préoccupations à Chalco, puisque les documents montrent deux décennies après, que les hacendados sont soucieux d’introduire ces innovations dans leurs haciendas. Cette volonté des hacendados, nous l'avons étudiée dans plusieurs cas. José Solórzano achète depuis 1880 des machines agricoles européennes, moissonneuses et batteuses, pour son hacienda de Chalco24. Dans ce cas, la mentalité patriarcale de l’hacendado n'est pas opposée à l'innovation, tout au contraire. Mais il y a une réflexion sur le rapport entre coût des machines et coût des travailleurs. Les frères Noriega, propriétaires des haciendas dans le nord du Chalco font de même. A la fin du siècle, ils ont un capital de 7 millions de pesos dont 4 302 500 sont consacrés aux exploitations agricoles du Chalco et du Tamaulipas. Ils sont le modèle des hacendados-entrepreneurs. Ils introduisent le chemin de fer entre 20 Coatsworth.J., Los origenes del atraso, México, Alianza Editorial, 1990 ; Meyer.J., Problemas campesinos y revueltas agrarias, México, SEP, 1973. 21 Ceci à une époque très révolue où les clivages entre conservateurs et libéraux, les disputes et guerres civiles paraissent conditionner les avis des chercheurs qui ne peuvent pas associer instabilité politique et croissance économique à travers des innovations. L'équation était donc : instabilité politique égal destruction de l'appareil économique. Voir Tutino, J., « Cambio social agrario y revolucion campesina en el México decimononico:el caso de Chalco » in Katz (ed) Revuelta, rebelion y revolucion:la lucha rural en el México del siglo XVI al siglo XX, México, ERA, 1990 pp. 94-134. 22 Voir une critique de Tutino dans Tortolero,2006 in Reguera. 23 Scorraille, G., 1986, pp. 78-85. 24 Tortolero A., « Hacendados y aperos agricolas: el caso de la hacienda de San Nicolas del moral en Chalco,1880-1914 », in Miño Manuel, Ed, Haciendas,pueblos y comunidades en los valles de México y Toluca,1521-1916, México, Conacult, 1991 et « Espacio,poblacion y tecnologia: la modernizacion de las haciendas en la region de Chalco durante el porfiriato » in Historia Mexicana, Mexico, El Colegio de Mexico, Vol.146, 1994. l’hacienda de Xico et celle de La Compañía et entre celles-ci et d’autres exploitations comme San Rafael et la zone céréalière d’Atlixco. Avec de gros investissements, ils assèchent le lac de Chalco pour construire une entreprise agricole moderne, la Negociación Agricola de Xico. Là ils changent les méthodes de culture en faisant venir d’Espagne l’agronome Mariano Gajón, comme directeur technique des cultures et des bois de l'hacienda de La Compañía. M. Gajón introduit dans l'hacienda un champ d’essai, 100 000 arbres fruitiers « tous importés d'Europe, d'Espagne et de France principalement », notamment 3 000 abricotiers, 1 000 amandiers, 500 noisetiers, 2 000 cerisiers, 3 000 pruniers, etc. ; plus de 100 000 plants forestiers et enfin des fourrages et des légumes. En définitive, nous trouvons dans les haciendas céréalières dans la région de Chalco, notamment les haciendas placées autour du lac et dans la vallée, une série d'innovations pendant le dernier tiers du siècle. L'idée d'une agriculture rudimentaire ne tient plus ; au contraire, on voit se dessiner des changements profonds. En effet, ces innovations se traduisent par l'introduction des chemins de fer, par l'utilisation de machines et de nouveaux outils agricoles, par le changement des méthodes de culture, par la construction d'ouvrages d'irrigation, par l'installation de nouvelles énergies motrices comme la vapeur et par l'innovation technique dans les moulins. Il faut souligner aussi que les hacendados soutiennent la création d'une Ecole Régionale d'Agriculture. Jusque là, il existe une seule Ecole Régionale, elle est située dans le Morelos, c'est-à-dire dans l'une des régions les plus productives de canne à sucre au niveau mondial. L'Ecole Régionale de Chalco ouvre ses portes en 1895 et réalise ses travaux pratiques dans l'hacienda La Compañía en utilisant ses machines modernes. Voilà donc « les leviers du progrès agricole » présents dans le bassin de Mexico à la même époque que dans les agricultures le plus modernes du monde. En effet, les embranchements des chemins de fer arrivent aux portes mêmes des haciendas. Les chemins de fer sillonnent la plaine, la montagne et en facilitent l’exploitation. Les haciendas qui sont desservies par les trains ont en général une production et une valeur fiscale plus grandes que celles des autres haciendas25. Les inventaires des haciendas montrent que l’outillage agricole se renouvelle : on introduit des charrues étrangères, des semeuses, des moissonneuses et des batteuses26. Ceci provoque le changement des méthodes de culture surtout en ce qui concerne le blé qui est la culture principale des haciendas. Le maïs, quant à lui, reste une agriculture traditionnelle pratiquée dans les autres exploitations. On élargit en même temps la surface irriguée ; les haciendas voisines du Lac de Chalco créent des canaux d’irrigation (203 kilomètres de canaux construits) pour utiliser les eaux du lac asséché. Un canal de seize kilomètres conduit les eaux du Lac de Chalco vers celui de Texcoco. Un autre de dix-huit kilomètres de long et douze mètres de large conduit l'eau des sources trouvées dans la partie sud du lac vers le lac de Xochimilco, il collecte aussi les eaux des pluies et des fontes de neiges provenant de la Sierra Nevada. Dans la partie nord de l'hacienda de Xico, traversant les villages de San Lucas, Tlapacoyan, Ayotla, et Tlapizahua, un autre canal long de quatorze kilomètres et large de huit mètres collecte les eaux des pluies saisonnières provenant des flancs des montagnes de Tlalmanalco, Gonzalez, la Compania, Zoquiapan pour les 25 Déjà en 1880 on trouvait intéressantes les descriptions faites par les hacendados voisins : « à l’heure actuelle on construit un chemin de fer dans l’hacienda La Compañía destiné à sortir le bois de la forêt de Río Frío et des montagnes boisées de l’Ixtaccihuatl ». (Gillow, 1880 : 357). Pour la construction du chemin de fer à Chalco on renvoie à Martínez et Tortolero 2000 : 123-145. 26 Notre échantillon s’étale sur plus d’une quarantaine d’inventaires des haciendas de la région. Dans l´hacienda La Compañía, par example on trouve en 1897, 198 charrues, 14 houes et 72 faucilles ; 3 cribleurs pour céréales, 1 semeuse à blé, 9 égreneuses, 2 moteurs à vapeur, 3 moissoneuses, 11 semeusses et 3 batteuses. Ainsi que 758 moutons, 347 bœuf de trait, 31 chevaux, 138 porcs, 94 mules de trait, 719 bovins et 89 mules de charge. ANMEX. Not. Juan M.Villela. déverser dans le Lac de Texcoco. Le reste des canaux forme un réseau de 154 kilomètres destiné à l'irrigation des terres et au transport des cultures27. L'assèchement du lac met fin à une relation millénaire entre les hommes et les lacs ; il inaugure l'ère de la grande hydraulique qui provoque un siècle de troubles écologiques28. Enfin, l’énergie de la vapeur fait fonctionner les moteurs des batteuses et des moulins. Dans la transformation des céréales, est introduit un nouveau système de mouture utilisant des cylindres, inventé à Budapest : il est installé au moulin de l’hacienda El Moral. Cet ensemble d’innovations constatées dans les haciendas proches du lac et de la plaine reflète l’importance que les hacendados accordent à la modernisation des techniques. Si comme le dit J. Santiesteban (1903), l'hacendado moderne doit préparer ses champs avec des charrues étrangères, semer avec des appareils, réaliser les travaux de culture avec les machines modernes, procéder à la coupe avec les moissonneuses et accomplir également le battage avec de grands appareils, alors il n'y a pas de doute : les hacendados de Chalco sont déjà des agriculteurs modernes à la fin du XIXème siècle. Santiesteban pouvait être satisfait 29. Les hacendados innovent pour les raisons suivantes. D’abord, le prestige lié aux machines. Les journaux d’agriculture publient des photos d’hacendados travaillant avec celles-ci. Ils sont membres des Sociétés d’Agriculture où l’on prône les avantages des machines ; l’acquisition de ces outils leur confère du prestige au sein des Sociétés, et auprès de leurs voisins. Très vite on recherche le prestige à travers l’imitation. On achète des machines comme les grands propriétaires en sachant que l’imitation donne la même appartenance sociale, différenciant ainsi les acheteurs des non-acheteurs. Enfin, du côté des hacendados, les appareils servent aussi à construire une image de prévoyance : face aux incertitudes liées au climat ou au manque de travailleurs, les machines sont une parade. Mais cette image de modernité ne doit pas cacher un paradoxe : vis-à-vis des travailleurs les machines permettent de maintenir la tradition. Les travailleurs doivent modérer leurs prétentions, continuer leur travail routinier avec de longues journées et des maigres salaires, autrement les machines peuvent prendre leur place dans cette économie. Voilà l’énorme pouvoir des machines. Ainsi, les hacendados se servent des innovations de plusieurs façons : soit comme moyen de limiter les demandes des travailleurs, soit comme moyen de faire travailler davantage leurs péons, soit enfin comme un vrai outil technique. Le rôle de l’État porfiriste dans l’innovation Nous ne sommes pas non plus partis de l’analyse qui met l’accent sur l’inefficacité des institutions. Celle-ci reproche à l’Etat porfiriste ne pas avoir établi une politique agraire qui stimule le développement économique et social des campagnes mexicaines, mais 27 Gaceta de Gobierno. T. XV (59) ; 21 de enero de 1903. Les hacendados irriguaient près de 15 000 hectares dans cette région, 19 000 hectares à Atlixco, principal centre ravitailleur de la ville de Puebla, et 10 000 à Morelos, deuxième région productrice de sucre de canne au niveau mondial. 28 F.Herin définit la grande hydraulique comme « un ensemble d'innovations technologiques qui contribuent au contrôle efficace et d'envergure des ressources hydrauliques » in Lemeunier et Pérez, 1990, p. 61. 29 Rappelons que l’invention des ces machines est récente. Voici la chronologie de quelques inventions : les charrues de fer de J. Deere datent de 1837 (Derry, 1977 : 989) ; le rouleau Crosskill date de 1841 ; la semeuse avait été inventée par Jethro Tull au XVIIIème mais progresse très lentement (Derry, 1977 : 990) ; la moissonneuse Mc Cormick avait été brevetée en 1834 et n’arrive en Hollande qu’en 1856 (Van Bath, 1960 : 3) ; les batteuses datent de 1784, inventées en Ecosse par Meikle, mais pratiquement utilisées jusqu’en 1860 en Californie (Derry, 1977: 992) ; le système de mouture à cylindres ne se développe en Europe qu’après 1840 (Sigaut, 1986 : 216) ; enfin, l’énergie de la vapeur ne trouve sa place que dans l’ouest des Etats-Unis vers 1885-1912 (Van Bath, 1960 : 6). On voit ainsi que les innovations avaient été diffusées en Europe vers la fin du XIXème et seulement dans une aire restreinte (Van Bath, 1976 : 25). une politique qui favorise les élites accaparant la richesse agraire 30. En réalité, l’Etat porfiriste a établi une politique contradictoire : d’un côté elle promeut une série de moyens qui sont à la base de la croissance économique dans les campagnes, et de l’autre côté, il est certain qu’elle contribue à une distribution inégale de la richesse agricole. Parmi les politiques de développement, la plus importante est celle de la privatisation de la propriété à travers la politique de colonisation et de délimitation des surfaces. Même quand l’objectif d’attirer les colons n’est pas atteint, il y a extension de la propriété nationale et développement de la propriété privée. En second lieu, les droits de propriété des eaux sont définis avec plus de précision et bien qu’il n’y ait pas une extension considérable des terres irrigables parce que les efforts de l’Etat dans ce domaine ne se concrétisent qu’en 1908, il y a du moins une carte des ressources hydrauliques. Le gouvernement pense qu’il revient aux particuliers de faire face aux problèmes de l’irrigation et pour cela il définit les droits de propriété et intervient en cas de conflit. En 1897, dans la Section de Développement, une agence chargée des concessions et des vérifications de l’eau est créée et en 1909. Cette section est divisée en trois commissions : la Commission d’inspection du fleuve Nazas, celle de l’Etude et de la réglementation des fleuves, et celle des Fleuves et Concessions. A partir de là, le gouvernement porfiriste prépare ce que son successeur révolutionnaire poursuivra en matière d’eaux, une politique centralisatrice qui est la base de l’extension des terres irrigables. En troisième lieu, l’Etat a établi les bases pour l’extension des systèmes de transport qui, comme les chemins de fer, sont à l’origine d’un marché interne de dimensions importantes. Les 19 000 kilomètres de voies ferrées et les 7 810 de voies secondaires, construites durant le porfiriat, développent un marché agricole croissant aussi bien intérieur qu’extérieur. En quatrième lieu, l’Etat assume d’autres fonctions, qui même si une certaine littérature les estime modestes (Garrabou, 2001), sont en réalité des éléments importants (Fernandez, 2001) : la création de services agronomiques, de centres d’enseignement et de recherche, la diffusion de nouvelles technologies, la clarification des systèmes d’autorisation (Tortolero, 1995). En effet, dans le Mexique porfiriste, les écoles pratiques d’agriculture (Morelos, Chalco, Chihuahua), les stations agronomiques, les stations expérimentales (Tabasco, San Luis Potosi, Chihuahua, Distrito Federal) se multiplient. Les 322 diplômés de l’Ecole Nationale d’Agriculture et Vétérinaire, entre 1856 et 1906, assument plusieurs responsabilités, parmi lesquelles 70 postes de travail dans l’administration centrale, la publication des bulletins et des périodiques d’agriculture, la création des écoles et des stations régionales d’agriculture31. Une Direction Générale des Statistiques est également créée en 1882 avec l’objectif de faire un cadastre des propriétés urbaines, agricoles et minières, et de faire un recensement agricole. A partir de 1893, l’Exposition Agricole de Coyoacán se tient tous les ans et le Mexique participe aux Expositions Internationales comme à Paris (1900) et à Saint Louis (Missouri, 1903). En 1882, une loi clarifie les droits de brevets d’invention, et on enregistre 1432 demandes de brevet, dont 90 sont destinées à l’agriculture. Enfin, dans les moments du déclin du régime, en 1908, est créée la Caisse des Prêts pour les Œuvres d’irrigation et d’Industrie, destinée à financer les dettes des propriétaires terriens, et à diffuser l’irrigation dans les grandes entreprises (Tortolero, 1995). 30 García de León, 1988 : 75. Tortolero, 1995. Pour une comparaison avec l’Espagne voir Garrabou, 2001, qui affirme qu’en 1882, 52 agronomes avaient un poste dans l’administration centrale tandis qu’en 1891 on en trouve 90 (Garrabou, 2001 : 220). 31 En réalité, l’Etat porfiriste a fait un énorme effort pour transformer l’environnement institutionnel, créant les bases pour développer l’investissement et stimuler la croissance économique. Au début du XIXème siècle, il n’existe pas de système légal stimulant les transactions et protégeant les droits de propriété, ni de marché des capitaux du fait des incessantes crises financières et des saisies, ni d’ouverture au commerce international, pas plus que d’une population lettrée intéressée au développement économique (Coatsworth et Tortella, 2002). Il est indéniable qu’avec le triomphe libéral, et concrètement durant le porfiriat, cette situation a beaucoup changé. Dans le domaine légal, en 1857, les codes et les tribunaux spéciaux sont supprimés car ils donnaient lieu à une multiplication confuse de lois et de pratiques légales imposant aux individus des démarches longues et coûteuses. Tout comme on légifère en matière de chemins de fer, mines et commerce, on définit avec plus de précision les droits de propriété des terres et des eaux en matière agraire. De leur côté, les capitaux ne sont plus effrayés par les saisies, les guerres impériales et les luttes internes. Le Mexique a connu entre 1825 et 1855, 48 changements de présidents et 111 de ministres, et de 1855 au porfiriat, 27 autres présidents32. Avec Diaz les investisseurs ne cessent de constater l’impressionnante stabilité du personnel politique 33. La population alphabétisée atteint 29% de la population totale en 1910, c’est-à-dire à peine un point en dessous de celui considéré comme nécessaire pour stimuler la croissance économique 34. Ceci encourage le commerce et l’investissement de capitaux dans le pays. Le commerce représente 4,6% du PIB en 1860 et il s’élève à 17,5% en 1910. Les investisseurs internationaux injectent les capitaux dans l’économie porfiriste pour quasiment 2 billions de dollars. En somme, tous ces moyens nous permettent de penser que la politique de l’Etat porfiriste n’est pas éloignée de celle de ses pairs européens quand on se réfère aux améliorations dans le cadre institutionnel et aux politiques de développement de l’agriculture dont les pièces-clé sont la clarification des droits de propriété en matière de terres et d’eaux, l’appui accordé à l’enseignement agricole et à l’extension agronomique, l’extension des terres irrigables et le crédit dans les campagnes. Il est clair que cette politique de développement est contradictoire parce qu’elle augmente la concentration et les efforts pour rendre plus rentables les grandes propriétés et ne profite pas à la petite propriété, ni à celle des indigènes, mais ceci n’est pas spécifique du Mexique et fait partie d’un processus observé dans plusieurs pays d’Europe35. La concentration de la propriété en Angleterre, Italie, Allemagne et Espagne est considérable, et cependant elle n’était pas responsable du manque de croissance dans les campagnes. On peut certes se demander quels sont les moyens efficaces d’action de l’Etat, mais on ne peut pas dire qu’il ait été le principal obstacle pour la croissance de l’agriculture et pour l’expansion du système capitaliste. Malgré tous ces changements dans l'agriculture mexicaine, la révolution mexicaine avec sa réforme agraire essaie de développer une autre voie pour le changement dans l´agriculture, une voie qui loin de bénéficier la grande exploitation, tente surtout de stimuler la paysannerie dépourvue de moyens pendant le porfiriat, comme on verra par la suite. 32 Coatsworth et Tortella, 2002 : 19. Voir Rapport des experts du Crédit Lyonnais en 1905 où l’on dit, « que le régime politique est depuis plus de 25 ans remarquablement stable; mais que l’homme qui a assuré cette stabilité est appelé a disparaitre ». AHCL.DEEF.73437/2. 34 D’après le recensement de 1910, 29 % de la population mexicaine pouvait lire et écrire, contre 16% seulement en 1900 (Pani, 1918, Recensement, 1910). En 1920 il y a une croissance d’un pour cent, on atteint donc le 30% de la population (Coatsworth et Tortella, 2002 : 34). On constate donc que dans le régime porfirien il y a une augmentation significative. 35 Garrabou, 2001 : 227. 33 3. La reforme agraire de la révolution mexicaine En effet, avec la révolution presque toutes les innovations des hacendados tels que les Noriega, basculent et ses anciens péons et les habitants des villages deviennent les exploitants des terres des haciendas. Certes, en mai 1913, les haciendas des Noriega sont envahies par la paysannerie, les bâtiments sont brulés et les champs ensemencés sont endommagés. Iñigo Noriega est obligé de sortir du Mexique en 1913, puisqu’il avait soutenu la contre-révolution de Félix Diaz, le neveu de Porfirio, désormais vaincu par les révolutionnaires. Ses haciendas sont gérées dans un Bureau de biens, placées sous la tutelle de l'Etat (Dirección General de Bienes Intervenidos). Ce Bureau s'occupe de négocier avec les révolutionnaires qui voulaient diviser l'hacienda et créer des lots, sous l’ancien modèle communal, les ejidos. Cet ainsi qu'on finit avec cet énorme patrimoine. La révolution avec sa réforme, fixée par les lois de 1915 et de 1917, créa les bases de destruction de l'hacienda porfiriste. A l'instar de la loi du 6 janvier 1915, dictée au profit de Luis Cabrera, celui qui envisage de donner des terres aux villageois, à travers une dotation ou bien une restitution. Luis Cabrera était sensible aux demandes des zapatistes qui dans leur Plan de Ayala de 1911 reflétaient les demandes des villageois. Suivant l'article 6 du Plan, les villageois possédant des titres pourront entrer immédiatement en possession des terres, des bois, des eaux, dont ils avaient pu être dépouillés, et ils conserveront ces biens les armes à la main. L'article 7 prévoyait l'attribution des biens communaux et des terres (ejidos, fundos, campos de labor) aux villages et aux habitants qui n'en avaient pas, par l’expropriation du tiers des grands domaines voisins, après l’indemnisation versée aux propriétaires. Quant aux ennemis du Plan, leurs biens seront nationalisés et le deux tiers du prix de la vente serviront à couvrir les frais de la guerre. On prévoit donc la restitution des terres aux communautés qui en ont été dépossédées et la dotation de terres au profit de celles qui n'en avaient pas. Voilà les maîtres mots du Plan de Ayala, que Luis Cabrera fait siens. Il rétablit de fait l'ancien droit des villages à posséder et à exploiter des terres communales et rompt avec les lois de 1856 qui n'envisageaient que la seule propriété individuelle, originaire du droit romain. S'inspirant du Plan de Ayala, la loi, mise au point par Luis Cabrera pour donner une base sociale à la faction révolutionnaire de V. Carranza, prévoyait d'octroyer des terres aux villages, soit par la restitution, soit par la dotation (restitución et dotación). La restitution avait lieu lorsque les villages pouvaient démontrer qu'ils avaient perdu leurs terres à la suite de l’application des lois de 1856. S'ils n'arrivaient pas à démontrer une telle dépossession, avec des documents officiels, alors on prévoyait la dotation à condition de démontrer, cette fois-ci, le manque de terres. A ce moment-là, il était donc très important de montrer grâce à des titres de propriété et à des documents du cadastre — s'il y en avait — l'extension des villages, de façon a donner tous les éléments nécessaires aux experts de la Commission Nationale Agraire pour qu’ils prononcent leur verdict, soit restitution, soit dotation36. La Constitution de 1917 fixe aussi la dotation et la restitution dans son article 27 et garantit deux principes. D'une part, la propriété des terres et des eaux revient originairement a la Nation, qui peut et doit en modifier la répartition ; d'autre part, la propriété du sous-sol appartient aussi à la nation, et elle est inaliénable et imprescriptible37. 36 Voir Tannembaum, 1952. Voici le texte de la Constitution : « La Nation aura a tout moment le droit d'imposer à la propriété privée les modalités que dicte l'intérêt public... dans ce but on dictera les mesures nécessaires pour le 37 Avec ces lois on a assisté a une réforme agraire qui dans la région de Chalco s’est déroulée tel qu’on le voit dans le tableau 3. Ce document nous montre qu'entre 1921 et 1956, les villages de Chalco se sont emparés, par dotation et par agrandissement, de 45 678 hectares, ce qui montre la transformation de la région. Avec la révolution nous assistons à la désintégration de la grande propriété et de ses projets de modernisation et, en revanche, le paysage agraire apparaît dès lors modifié et dominé par les villages et leurs ejidos. Les villages sont les nouveaux propriétaires des terres et la nouvelle organisation et distribution de l'espace devient favorable aux communautés. A Chalco, la répartition commence en 1921, avec la restitution de 232 hectares de terres non irriguées (temporal) au village de San Mateo Huitzilzingo. Entre 1921 et 1934, ce sont 39 423 hectares qui sont distribués aux villages ; c'est-à-dire la fraction la plus importante de la répartition agraire. Pendant la période cardenista, ils ont reçu seulement 11 571 ha, et entre 1941 et 1956, 2 348 ha à peine ont été distribués. Parmi ces terres, la majeure partie (27 757 ha) ce sont des terres non irriguées, avec 437 ha irriguées. Tableau 3. Distribution de terre dans les villages de Chalco, 1921-1956 Période 1921-1934 1935-1940 1941-1956 1921-1956 Com. 1 Confirmation 2684 Com. 2 Restitution 4980 Com. 47 10 Dotatión 31381 2631 1 2684 2 4980 57 34012 Com. 1 23 4 28 Agrandiss 378 8940 2348 11666 Totaux 39423 11571 2348 53342 Source: AHEM.CAM. L'ancienne hacienda qui s'étendait un peu partout au début du XXème siècle, a alors réduit sa présence dans la région et a presque disparu. Cela représente un changement très important. Après la révolution à Chalco, nous assistons d'une part, à l'effondrement de l'hacienda et des projets innovateurs et d'autre part, à un changement dans le paysage maintenant dominé par les villages et leurs ejidos. La nouvelle distribution des terres est plus équilibrée : les terres des communautés villageoises occupent 27,3% de la surface, les ejidos 26,6%, la petite propriété 13,1%, la superficie fédérale (celle de l’Etat) 12,6% et les haciendas 15.9%. Dans la région sucrière de Morelos, en 1910, l'hacienda occupe 56,34% de la surface totale, les biens communaux 25,66% et la petite propriété 18% (Diez, 1933 : CCXXI). Deux ans plus tard, les ingénieurs experts de la Commission Agraire estiment que les haciendas s'étalaient sur 309 698 ha, c'est a dire 63% de la surface totale de l'Etat, occupant les meilleurs terres, surtout la surface irriguée. Les villages, lorsqu'ils réussissent à garder leur communaux, c’est parce qu’il s’agit de terres situées sur des surfaces à forte pente, où l'on ne peut pas contrôler l'eau, là où la culture devient difficile. Les fermiers, rancheros, sont intégrés dans l'hacienda dans de terres périphériques et marginales. Dans cette région, les frères Noriega avaient vendu leur hacienda de Coahuixtla à Joaquín Araoz, au début du vingtième siècle. Cette opération s'est finalement avérée favorable aux frères Noriega puisque le premier village bénéficiaire de la réforme agraire à Morelos a été Anenecuilco — lieu de naissance d'Emiliano Zapata —, au détriment justement des terres de Coahuixtla. En 1920, Anenecuilco peut compter sur 600 ha et plus tard, en avril 1923, il fractionnement des latifundios, pour le développement de la petite propriété, pour la création de nouveaux centres agricoles avec la terre et les eaux qui leur seront indispensables... Les pueblos, rancherias et communautés qui manquent des terres et des eaux, ou qui n'en disposent pas en quantité suffisante pour les nécessités de leur population, auront le droit de les recevoir en don, en les prennant des propriétés immédiates, en respectant toujours la petite propriété... », in Mendieta et Nuñez, El problema agrario de México, México, 1926, pp. 133-138. reçoit 700 ha supplémentaires, provenant des anciennes terres de Coahuixtla et de l'hacienda Hospital. En 1936, le village d’Anenecuilco possédait déjà 4 105 ha, ce qui est une étendue plus représentative d'une hacienda sucrière que d'un village. Dans l'ensemble, et à partir de 1922, on assiste à une réforme agraire très vigoureuse dans l'Etat de Morelos. Entre 1922 et 1929, 25 668 membres d’un ejido (ejidatarios) ont profité d’une dotation de 208 5222 ha. Le but des révolutionnaires était de transformer la lutte armée en lutte judiciaire, devant les tribunaux, tout en procédant au démembrement des haciendas. La majeure partie des terres des haciendas ont été distribuées parmi les villageois, devenus ejidatarios. Cette superficie des ejidos occupe désormais 64% de la surface cultivée en 1930, et 80% en 1940. A Morelos, la réforme agraire est plus rapide et plus profonde que dans d'autres régions du Mexique, étant donné que la taille moyenne de lots de terres distribuées aux ejidos est de 9,3 ha. Quant aux haciendas, leurs anciens propriétaires les recouvrent en 1919, mais en tant que petites propriétés, avec des dégâts considérables. Les bâtiments, les usines de fabrication du sucre, les rigoles et les machines ont été en partie (ou intégralement) détruites. Si dans le recensement de 1910 on dénombrait 39 haciendas, en 1921 il n'existe plus que 5. Il y a eu 21 haciendas qui ont changé de statut et sont devenues des villes, des fermes ou des terres agrégées (résiduelles). Once haciendas ont tout simplement disparu. En 1940, il n'y a que trois haciendas qui ont résisté à la réforme agraire : Santa Clara, Tenango et Cuachichinola. L’essor de l'hacienda sucrière est désormais histoire passée. En voici la preuve. La production de canne à sucre du Morelos, en 1870, était de 9 912 tonnes ; en 1889, on atteint 20 615 tonnes et en 1908, le chiffre monte à 52 230 tonnes38. Une augmentation qui avait été le fruit de l'innovation technologique dans les haciendas ; le Morelos était classé parmi les régions de très haute productivité mondiale dans la production de sucre de canne39. L'élite des hacendados exploite cette richesse à l'instar des propriétaires Amor, qui possédaient 36 495 ha de terre dans leurs haciendas de San Gabriel, San Ignacio et Michapa. Les Araoz, qui étaient propriétaires de Coahuixtla et Treinta, avec leurs 21 607 ha ; il y avait aussi les Pasquel, qui étaient propriétaires de Miacatlán et Cocoyotla. Cette élite a été étudiée par J.Womack40, mais il y a eu depuis de nouvelles études et données sur, par exemple, Jorge Carmona, propriétaire de Chiconcuac, San Gaspar et San Vicente. Ce personnage habite, entre 1876 et le début du XX ème siècle, dans un quartier chic de Paris avec sa femme Dolores Arriaga, grâce aux bonnes affaires qu’il a faites avec ses haciendas du Morelos. Il demeure au 5 Avenue Hoche, ou il côtoie l'aristocratie parisienne 41. Il s'agit, en bref, d'une élite a part entière qui gère ses haciendas comme des entreprises. Avec la révolution et sa reforme agraire il n'en reste donc que cinq haciendas et la production de sucre, en 1930, n'atteint plus que 15 500 tonnes. La reforme agraire de la 38 Ruiz, 1937 : 134 et 271. Diez, 1919 : 14. Il explique que vers 1910, le Morelos était la troisième région au monde, de par sa production sucrière au kilomètre carré (10 635 k). Elle se plaçait derrière Hawai (56 332 k), Puerto Rico (31 315 k), et devant Java (10 504 k) et Cuba (10 010 k). 40 Womack note que vers 1908, il y avait 17 propriétaires d’exploitations sucrières qui contrôlaient plus du 25% de la surface de l’Etat du Morelos. La plus grande partie étant des terres très favorables pour la culture sucrière (Womack, 1972 : 48). 41 Bertie dit que, contrairement aux autres « notables mexicains » résidant en France, Carmona faisait preuve de « savoir-vivre » : « Malgré ses riches haciendas de San Gaspar et San Vicente, où il a aussi une grande raffinerie de sucre, fonctionnant avec les excellents appareils de Séraphin frères, M. Georges Carmona préfère le voisinage du Parc Monceau et des Champs-Elysées au chaos de montagnes, aux fourrés de palmiers, à la savane et aux forêts vierges » (Bertie, 1886 :149). Pour un portrait du personnage, voir Paz (1888) et Canales (2001). 39 révolution a induit la destruction des haciendas. En 1934, avec l'élection de Lázaro Cárdenas, on voit l'essor d'une organisation communautaire pour faire produire les raffineries sucrières (ingenios). On trouve aussi une agence qui gère les finances des coopératives sucrières, qui les régule et qui s’occupe du marché et du commerce (UNPASA, Unión Nacional de Productores de Azúcar, S.A.). On a aussi créé des usines telles que l'Ingenio Emiliano Zapata à Zacatepec. C’est ce qui est à l'origine du contrôle étatique des ingenios, moyennant le financement et l'administration. Peut-on dire que la réforme agraire de Chalco et du Morelos est l’image de ce qui s’est produit partout au Mexique, et que les grands patrimoines des hacendados ont été détruits avec la révolution ? La réponse est plutôt négative, au moins jusqu'en 1930. A cette datelà, on avait fait de réformes sur le 4% du total de la surface cultivée au Mexique42. C'est à cause de cela que le président P. E. Calles, sans nul doute chef des révolutionnaires avant la période de Cardenas, déclarait que la reforme agraire de la révolution avait échoue et qu'il fallait la relancer43. C'est bien cette situation qui se dégage du tableau 4 où l'on voit que la réforme agraire de la révolution n'est pas appliquée dans un certain nombre d’états, tels que Nayarit, Puebla, Quintana Roo, Tabasco, Tlaxcala, Colima, Chiapas, Distrito Federal, Baja California et Aguascalientes. Tableau 4. Dotations de terres par l’Etat, 1900-1940 (milliers d’hectares) Etat Aguascalientes Baja California Baja california Campeche Coahuila Colima Chiapas Chihuahua Disrito Federal Durango Guanajuato Guerrero Hidalgo Jalisco México Michoacán Morelos Nayarit Nuevo León Oaxaca Puebla Querétaro Quintana Roo San Luis Potosí 42 1900-1914 204 % Sur 89993 46.27 774 0.3 23611 981 12.13 0.5 739 8585 5233 10209 0.3 4.41 2.69 5.24 4326 3712 5122 200 2635 4370 2.22 1.9 2.63 0.1 1.35 2.24 1915-1934 77824 % 0.7 24694 270044 309087 24533 2244 1945414 23674 847011 224992 509966 473746 359391 521542 308017 225949 130097 160480 163987 63098 131864 14973 935863 0.22 2.46 2.81 0.22 0.02 17.72 0.21 7.71 2.04 4.64 4.31 3.27 4.75 2.8 2.05 1.18 1.46 1.49 0.57 1.2 0.13 8.52 1935-1940 121971 169234 24964 1472103 1051053 100683 30247 1281225 6762 1394661 636533 569203 266051 1020173 341083 1074750 66951 448956 674125 597866 389821 291264 433614 1752461 % 0.64 0.9 0.13 7.83 5.59 0.53 0.16 6.82 0.03 7.42 3.38 3.02 1.41 5.43 1.81 5.72 0.35 2.38 3.58 3.18 2.07 1.55 2.3 9.32 La reforme agraire n'est pas appliquée d'une façon immédiate. Les grandes fortunes essaient d'en empêcher la mise en route. Ceci explique qu'en Bolivie le nombre de paysans bénéficiaires ne soit que de 74,5% en 1977, 43% au Mexique en 1970 et 30% au Pérou en 1982 (Breton, dans Robledo et Lopez, 2007). 43 Haber, Razo et Maurer, 2003 : 287. Sinaloa Sonora Tabasco Tamaulipas Tlaxcala Veracruz Yucatán Zacatecas No especificada Total 7319 3.76 187728 1.71 619105 3.29 2635 1787 700 8192 697 8563 3908 194495 1.35 0.91 0.35 4.21 0.35 4.4 2 100 28970 204509 88706 552115 734000 784321 647304 0.26 1.86 0.8 5.03 6.68 7.14 5.89 100 460257 537476 98589 516750 520900 927073 890227 18786131 2.44 2.86 0.52 2.75 2.77 4.93 4.73 100 Source : EHM, 1990 : 19. Dans l'ensemble l'hacienda n’a pas été touchée avant 193044. Cette situation mérite plusieurs commentaires. Le premier est que dans quelques régions on trouve l'application du modèle de réforme agraire de Francisco « Pancho » Villa qui visait à administrer les haciendas prises par les révolutionnaires sans les distribuer parmi les villageois. Ceci est vrai dans le Sonora, mais aussi à Durango, à Zacatecas et dans une moindre mesure à San Luis Potosí45. Un second commentaire est que dans d'autres régions les révolutionnaires ont fait des alliances avec l'ancienne élite et en échange de la protection qu’ils pouvaient lui accorder, ils ont reçu d'importantes sommes d'argent 46. Ou alors, ils ont remplacé l'ancienne élite porfiriste en tant que nouveaux maîtres des haciendas47. Un troisième commentaire est que la situation économique d'après-guerre empêchait le démantèlement des haciendas qui étaient les seules exploitations rentables dans la campagne mexicaine, tel que nous l’avons montré grâce à l'exemple de Chalco48. Ceci explique la faible importance de la réforme agraire avant Cardenas. Si cette réforme prévoyait de fournir à tous les paysannes des terres, provenant surtout de l'expropriation de grands domaines, a vrai dire, jusqu'en 1935, la surface touchée par la réforme agraire était de 10,8 millions d'hectares dont 2,8 millions d'ha de terres cultivées. Elles avaient été distribuées entre 545 000 familles, soit une moyenne de 5 ha de terres par famille49. En revanche, dans la période de Cárdenas (1934-1940) la surface touchée a atteint de plus de 17 millions d'hectares, distribuées entre 814 537 paysans des ejidos. Le vieux rêve d'Andrés Molina Enríquez de fonder une nation, issue de la propriété de la terre, était alors à la portée de la main. 3. Conclusion 44 Le recensement de 1930 nous montre que 83% de la surface cultivable faisait partie des exploitations de plus de mille hectares. Ces exploitations appartenaient au 1,5% des agriculteurs. En outre, 12% de la surface concernait des exploitations disposant entre 101 et 1000 ha (Haber, Razo et Maurer, 2003 : 313). 45 Haber, Razo et Maurer, 2003 : 301. 46 Gruening, 1928 : 319. 47 Villa lui-même devient propriétaire de l’hacienda Canutillo ; A. Obregón devient exportateur de pois chiches et propriétaire terrien à Sonora ; P. E. Calles devient propriétaire d’exploitations sucrières à El Mante. Des hommes de second plan, tels le général Guadalupe Sánchez, à Veracruz, entre en possession d’exploitations sucrières à Córdoba, à Jalapa et à Orizaba. 48 C’est le point de vue d’Haber, Razo et Maurer, à partir des chiffres des exportations vers les USA du café, des bananes et des légumes de saison. Le Mexique augmente ses exportations et devient un exportateur net de sucre et de coton (Haber, Razo et Maurer, 2003 : 349). Seul le henequen (agave) diminue, mais ce n’est pas la faute des hacendados du Yucatan : la concurrence asiatique et africaine a déjà commencé. Le maïs, les haricots et les autres produits alimentaires ne semblent pas non plus subir des modifications sensibles. Il n’y a pas d’importations massives de ces produits, provenant des USA ; en revanche, le Mexique est un exportateur net des haricots. 49 AHCL. DEEF.73437.2.Mexico.1934. Dans la première moitié du XIXème siècle, les moyens existent pour faciliter la modernisation : le recouvrement de la dîme par l’Eglise se termine en 1833, la propriété corporative est supprimée en 1856, les privilèges ecclésiastiques et militaires disparaissent en 1857, le commerce est libéralisé entre 1790-1810 et donne une ouverture au commerce mondial, les limitations à l’immigration et les restrictions sur les importations de capitaux se terminent, les monopoles — comme celui du tabac — disparaissent vers 1850. De plus, avant le porfiriat, l’économie mexicaine ne dispose pas de moyens de transport, ni de moyens de communication essentiels, ni de personnel d’encadrement, ni de banques, ni de technologie. L’organisation économique subit l’inefficacité, les droits de propriété sont mal établis, et bien souvent non sanctionnés, et les mesures fiscales sont plus nocives qu’utiles car elles fragmentent les marchés et gaspillent l’argent public50. Avec le porfiriat, nous assistons à une rupture qui provoque des transformations profondes dans la structure économique et ceci permet une croissance économique qui dure plus de trois décennies. Dans les campagnes mexicaines, cette croissance est contradictoire, engendrant une économie duale. D’un côté, une économie commerciale entre les mains des propriétaires terriens et de quelques fermiers ; d’un autre côté, une économie d’autoconsommation dans les communautés. A l’intérieur même des haciendas, les contradictions sont flagrantes entre cette économie de marché et le système de travail fondé sur des relations d’assujettissement comme le peonaje. Si l’hacienda a su s’adapter aux marchés, innover, elle est en revanche responsable d’un retard dans son fonctionnement interne, où l’endettement et la « tienda de raya » (boutique à l’intérieur de l’hacienda, favorisant l’attachement de la main d’œuvre par le biais de l’endettement) sont des facteurs qui bloquent le passage à un système capitaliste parce qu’ils empêchent la libre circulation des marchandises, celle des travailleurs et celle de la monnaie. Pour résoudre cette contradiction, il est nécessaire d’attendre les effets de la révolution qui supprime les « tiendas de raya » et les monnaies privées, émet la petite monnaie nécessaire et désarticule l’hacienda par une réforme agraire qui ne réussit pas avant les années 1940. 50 Voir note 37.